Avec le feu/15

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Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 229-243).

CHAPITRE XV

C’est une singulière idée, n’est-ce pas, que de s’occuper d’un compositeur de symphonies.
BERLIOZ


En entrant dans la rue des Martyrs, passé le boulevard Rochechouart, Meyrargues vit de loin le cabinet de travail de M. Vignon éclairé d’une flamme de lampe. Les bruits de la ville et les vols d’oiseaux noirs s’arrêtaient à cette vitre. Il regarda la fenêtre haute aux clartés clignotantes, et plus agile, heureux de sa mission, monta chez le veilleur du phare.

Mme Vignon l’accueillit avec la réserve flatteuse qui lui était habituelle. Le musicien courut à sa rencontre :

— Fini, vous savez, fini.

— Quoi donc ?

— Le troisième acte, naturellement… je veux dire le remaniement, un rude travail.

— Et c’est de votre faute, monsieur Meyrargues.

— Laure veut dire grâce à vous.

— Comment ?

— Vous ne vous souvenez plus de rien, étonnant garçon ! Vous jetez comme cela la maison à bas, un salut, demi-tour, et n’y pensez plus. La dernière fois que vous avez entendu le final du troisième acte et l’incantation, vous m’aviez fait des critiques.

— Des réflexions d’amateur.

— Du dilettantisme révolutionnaire, comme toujours, dit Laure en rajustant les cheveux de sa mère.

— Quelle audace, mon enfant ! mais, tais-toi donc, mâtine, tu emploies des expressions trop fortes.

— Sur le moment j’étais très rétif.

— Vous m’avez assis ; c’est le mot.

— Et puis, j’y ai repensé. Vous aviez raison. J’ai resserré la scène ; cela va beaucoup mieux.

— Vous m’étonnez.

M. Vignon se frotta les mains.

— Vous serez content. Mais n’allez plus dire que je suis entêté. Je fais ce que vous voulez, phénomène !

— Nous verrons bien.

À table, la conversation continua. M. Vignon mangea bien, parla beaucoup, en vieil enthousiaste assez exclusif.

Meyrargues n’était point sans remarquer les taquineries de Laure, malicieuse et contente de se trouver à côté de lui, chez elle, sur son terrain ; mais, contre son ordinaire, il se défendait mal, cédait, se montrait triste, un peu résigné et conciliant. Sa belle figure d’homme fatigué semblait ennoblie d’un deuil.

Laure s’en aperçut sur une réplique abandonnée. Elle en fut impressionnée, et, vivement, s’enquit de Robert ; car elle savait l’affection que Meyrargues lui portait.

Cette question, et plus encore le ton de sympathie soudaine sur lequel elle fut faite, ouvrirent les yeux de Meyrargues. Ses soupçons se confirmaient. Un singulier malaise d’amour-propre le fit pâlir et balbutier :

— Robert ?… Il est vrai que vous m’aviez recommandé de l’amener ce soir…

Laure observait son trouble et s’y trompa. Un horrible soupçon la fit tressaillir.

— Quand l’avez-vous vu ?… Je veux dire : l’avez-vous vu depuis lundi ?

— J’ai reçu une lettre de lui ce matin, une lettre d’hier soir… rien de grave.

Elle respira.

À vrai dire, elle ne savait rien des intentions précises de Robert ; mais elle le sentait acharné à son propre malheur, épris de sa destruction ; et cela l’inquiétait d’autant qu’elle s’attribuait une influence sur lui.

Elle en venait à regretter d’avoir été si franche et si dure, si peu secourable à l’enfant qui l’implorait.

De son côté, Meyrargues ignorait la folle démarche de Robert près de la jeune fille. Il n’avait pas été question de cela dans leur promenade au cimetière. Les réflexions échangées chez Brandal, la susceptibilité de Robert et l’attitude de Laure étaient ses seuls indices. Averti cependant par son instinct, il avait observé une réserve prudente ; et quand il crut avoir surpris le secret de la musicienne, il éprouva une joie arrière à noter les battements plus vifs de son cœur qu’il croyait froid. Alors il ne manqua point de flatter, quoi qu’il lui en coûtât, la préférence naïve qui la portait vers l’absent. Il ne le fit point par désintéressement ou noble souci, et pas même par calcul, mais parce qu’il était naturellement assez fin. Renonçant au premier rôle, il se trouvait plus près d’elle dans celui du confident.

L’intérêt qu’il témoignait à Robert ne le desservit point ; il eut vite regagné tout le terrain perdu. La sonate passionnée s’effaça de l’esprit de la jeune fille ; elle retrouvait son ami, semblable à lui-même, d’une correction mondaine aisée et d’un ton égal, sceptique autant que conciliant, incapable, semblait-il, d’un mouvement hardi. Elle en arrivait à lui pardonner l’inconséquence d’une heure et lui conservait sa confiance.

L’intérêt qu’ils portaient à l’aventureux Robert les rapprochait. Leur causerie en contrepoint sous les lyrismes du vieillard, entretien discret, à mots couverts, en prenait un accent affectueux.

Pendant ce temps, Mme Vignon s’occupait du service, glissait silencieusement, sur ses pantoufles de feutre, de la salle à manger à la cuisine, et, lorsqu’elle tendait les plats d’un geste rond, son visage décoloré, encadré par deux coques de cheveux poudrés à l’ancienne, s’inondait d’un bon sourire comme d’une eau molle éclaircissant ses rides.

Le dîner s’acheva.

Meyrargues, le premier, réclama une audition de la scène modifiée.

— Elle vous est due, dit M. Vignon.

Alors commença une véritable séance de déchiffrage sur le papier encore humide de la partition chargée, raturée, zébrée de grands coups de crayon bleu.

Le piano dessinait les traits, mais restait inefficace à colorer les accords.

On voyait alors M. Vignon, chauffé d’une belle animation, s’escrimer de l’archet sur son vieux violon de bois jaune et renforcer les crescendos de la voix.

Meyrargues, à la fin, laissa tomber froidement en manière de critique :

— Il faudrait voir ça à l’orchestre.

Mme Vignon le regarda avec terreur ; Laure se renversa à demi sur le tabouret tournant du piano, et M. Vignon fronça le sourcil devant une attaque si imprévue.

— Les parties sont là, sur le papier, dit-il sèchement, je les entends toutes. Est-ce que tu les entends, toi, Laure ?

— Oui, père.

— Tenez, écoutez cet effet de cors avec les bois graves sous les chanterelles.

— J’entends bien… mais enfin nous pourrions marquer le quatuor. Accordez-moi le quatuor. Il me semble que je verrai mieux ensuite les effets de timbre. Mme Vignon intervint :

— Y pensez-vous, monsieur Meyrargues ? Un quatuor, cela nous coûterait au moins quarante francs par soirée pour avoir quelque chose d’honnête.

— D’ailleurs le quatuor serait insuffisant, remarqua Laure avec compétence ; c’est le quintette à cordes qu’il faudrait, avec deux violons à la première partie.

— Évidemment, dit M. Vignon. Une affaire de trois louis en pure perte. Vous avez des idées singulières, mon bon.

— Je vous en prie, monsieur Vignon, laissez-moi commander les violons.

M. Vignon ne se fâcha pas. Cependant il n’écoutait rien, professait qu’on ne pénètre une partition qu’à la lecture, intérieurement.

— Je n’ai jamais entendu à l’orchestre les œuvres de Moussorgski — le Verlaine de la musique —, on ne les joue pas ; eh bien, cela sonne pour moi aussi net que du Schumann. Est-ce que vous avez besoin de voir jouer une tragédie de Racine ?

Mais, en dépit de sa verve hostile, la tentation s’insinuait en lui, et Meyrargues n’avait pas de peine à ébrécher ses raisons tranchantes. Il se débattait. À la fin, il crut avoir trouvé une défaite honorable.

— Je ne peux pas réduire mon instrumentation ; cela se tient tout ; elle est une et indivisible, comme la Révolution. Votre idée de quatuor seul est une imagination de chef de musique. Il nous faut tout l’orchestre ou rien.

— Va pour tout l’orchestre !

Du coup le bonnet de Mme Vignon pencha sur l’oreille.

— Ce n’est pas raisonnable, monsieur Meyrargues… où voulez-vous que nous le logions ?

— Nous le mettrons dans l’escalier, ma bonne, tonna M. Vignon : les cuivres au sixième et la batterie sur les toits.

Meyrargues caressait son grand menton avec une placidité narquoise.

— Nous pourrions, si vous le vouliez, avoir l’orchestre et la salle.

— Un orchestre et une salle ! Savez-vous ce que c’est qu’une salle ? Il n’y en a pas trois dans Paris. Berlioz leur préférait la forêt de Bade plus sonore et d’une meilleure sonorité. Naturellement nous ne parlons pas de la maison de Meyerbeer, ni du pied-à-terre de Boïeldieu.

C’est ainsi que M. Vignon désignait l’Opéra et l’Opéra-Comique.

Il continuait, lancé :

— Vous alliez peut-être m’offrir la salle à manger du Continental ou le hall du Casino de Paris ?… Et les chanteurs ? Avez-vous des chanteurs ? Et les chœurs ? Ne dites donc pas de bêtises.

Il tapait du poing sur sa partition rebondie, et sa face rosé de petit notaire rasé s’embellissait de colère et d’enthousiasme.

— Il y a tout cela ici, dans l’écriture : il suffit de savoir lire.

— Admettons que je sois un âne et que je n’aie pas d’oreille…

— Le malheureux, tu l’entends, Laure ! Meyrargues à son tour se mit à crier. Mme Vignon restait confondue.

— Mais vous demandez l’impossible, c’est révoltant !… Je suis certain qu’il y a des chefs d’orchestre…

— Des buses ! hurla M. Vignon.

— Et même des compositeurs…

— Des savetiers !

— Qui seraient incapables de comprendre une partition à la lecture. On admirera votre style, parbleu ! le moindre batteur de mesure, le premier sot venu, dira : C’est de l’écriture artiste…

— De l’écriture artiste, ma femme !

— Mais l’entendre, là, sous le front, ce qu’on appelle entendre !

— Mon pauvre ami, c’est clair comme du solfège. Ne discutons pas.

Et d’une voix calmée, évasive, M. Vignon ajouta :

— Encore une chose… Avez-vous un chef d’orchestre ?…

« Ah, le vieil original, pensa Meyrargues épanoui, je le tiens ! »

— Vous ne répondez pas. Comprenez donc qu’il ne faut pas amoindrir le miracle… ou bien laissons dormir ces feuilles, il s’embrouillait, hésitait.

— Enfin, je suis bien tranquille : le jour où l’on voudra réveiller la princesse, elle sera là. Il y suffira d’un coup de baguette. Mais vous n’avez pas de baguette… Alors ne parlons plus de rien.

Et, sur ce mot, M. Vignon jeta son archet.

— Nous aurons une baguette… et vous la cueillerez.

— Allez, je vous écoute… Non ! maintenant vous m’amusez !…

— Quel malin plaisir trouvez-vous à torturer mon père ? à nous torturer tous ?

— Laisse donc, mignonne ; tu vois bien que nous plaisantons ; paroles en l’air que tout cela.

Comme pour éprouver Meyrargues il ajouta :

— Ce sont des concerts en Espagne.

— Rien de plus sérieux.

Et Meyrargues leur montra la lettre du secrétaire de la Double-Croche.

Il la commenta.

— Eh bien ? qu’est-ce que cela veut dire, qu’est-ce que cela prouve ? Que vous allez mettre l’armorial du Gaulois et L’Annuaire des châteaux en ébullition, pour organiser une contrefaçon des concerts Colonne ou Lamoureux, avec les mêmes éléments — et vous en fausses notes.

— Possible. Aussi bien, je n’envisage pas toutes les conséquences du projet, dit Meyrargues, mais l’instrument à vous offrir. Il ne tient qu’à vous d’en tirer les plus beaux accords.

— Pour votre plaisir et celui de vos amis ?

— Pour notre joie commune.

— En effet, ce sera très amusant, dit Laure soudain conciliée : avoir un orchestre à soi comme un grand orgue, un orchestre de gens chics dont on peut jouer… une chapelle.

— Les gens chics me gâtent la chapelle, dit M. Vignon. Car enfin, si j’acceptais votre proposition, je voudrais pouvoir utiliser l’instrument que vous m’offrez, non seulement pour notre plaisir, comme vous dites, mais aussi pour mon travail. Et de quel droit irais-je m’imposer à votre société élégante, exiger de vos amateurs un travail fini, l’attention, l’exactitude, le métier précis dont j’ai besoin ?

— Mes amis sont de bonne noblesse, dit Meyrargues en souriant, ils aiment à servir — du reste nous aurons des mercenaires. Acceptez… donnez à ces gens une utilité.

— Le coquin !

M. Vignon ne se rendait pas encore, demandait le temps de la réflexion ; mais on voyait que la proposition le flattait, le touchait à l’endroit sensible.

Meyrargues le pressant dans une escrime adroite finit par lui arracher son consentement. Ils convinrent d’aller ensemble, le samedi suivant, au Comité.

— Je vous laisse la responsabilité de tout ; je ne sais point faire de compliments, je suis un rustique. Vous allez me couvrir de ridicule ; enfin, c’est votre affaire… mais je veux arriver dans votre société de plain-pied. Vous le voyez, mon cher enfant, je vous cède encore, vous faites de moi ce que vous voulez.

Et M. Vignon ajouta en se renversant sur sa chaise, l’œil brillant, le front haut :

— Il est étonnant ce gaillard-là !

— Entendu, comptez sur moi… d’ailleurs, tous ces messieurs vous connaissent de nom et de réputation. Ils seront trop flattés, pensez donc !… C’est une aubaine pour eux, une vraie chance.

M. Vignon en convint avec un orgueil simple et touchant, en homme conscient de sa valeur.

— D’ailleurs, disait-il, pour se donner une dernière excuse, il est bien entendu que la chose reste entre nous… pas de presse, hein ! pas de réclame !… ne me lancez pas dans les ennuis.

Laure et sa mère cachaient mal leur satisfaction.

— Aurais-tu pensé cela ?

— M. Meyrargues est un homme si adroit, un si précieux ami !

Meyrargues recevait leurs attentions et leurs sourires en simplicité, n’acceptant leur encens que pour l’offrir au maître, plus heureux du plaisir qu’il faisait que des éloges dont on le gratifiait.

Cependant Laure, après les compliments et les projets, redevenait soucieuse ; ses yeux attentifs aux iris profonds reflétaient d’obscurs lointains, et des silences graves coupaient ses effusions. Certaines paroles gênées de Meyrargues en réponse à des questions précises lui avaient laissé deviner le péril où se trouvait Robert et les vraies causes de son absence. Elle y pensait. D’autre part, Meyrargues ne jouissait pas complètement du bonheur qu’il avait apporté. Il voyait quels nuages passaient sur le front de la jeune fille et l’explication qu’il s’en donnait n’était pas sans le mortifier.

Pouvaient-ils s’expliquer nettement ? Quelles paroles eussent accordé ces deux êtres d’élite ? Un tiers était entre eux ; une peur enveloppante, faite de tout le mystère du dehors, les isolait.

Ils avaient beau s’absorber dans la paix du foyer, quand leurs regards, échappant à l’attrait des visages familiers où tout est lucide, s’égaraient sur la vitre noire, ils sentaient que l’énigme était là, derrière le mur de la nuit, dans la profondeur de Paris d’où montait une rumeur de fiacres et de foule, sourde et puissante comme une respiration de marée.