Avec le feu/18

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Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 295-302).

CHAPITRE XVIII

Je connais une femme qui marche assez bien, mais qui boite dès qu’on la regarde.
MONTESQUIEU, Lettres persanes.


Laure fermait les yeux dans la lumière de sa lampe, mais elle ne dormait pas. Sur la table de nuit traînait la mince liasse des lettres de Robert déjà feuilletées.

De les avoir tenues, ces lettres sans amour, un frisson lui restait aux doigts.

Frileusement elle s’absorbait dans le sentiment de sa chasteté, se fondait dans l’innocence de son lit blanc ; et c’était pour elle une jouissance aiguë, délicate, de se sentir vierge sous la caresse des draps. Une hautaine parenté d’âme la fiançait ainsi à celui qui, devant la vie, hésitait, se refusait.

Il voulait l’impossible, elle avait sa chimère.


L’idée des contacts n’éveillait en elle qu’une crainte ; elle sentait que la femme s’y blesse, y perd sa forme native et cesse d’être sa propre méditation ; instinctivement elle se révoltait contre la destinée utilitaire de son sexe ; spirituelle et jolie sous ses cheveux serrés aux tempes comme deux plaques d’or, elle ambitionnait encore d’échapper aux fatalités de la chair ; après tant de siècles d’esclavage traditionnel et d’adoration fausse, l’amour ne flattait pas son amour-propre. Elle se sentait en possession de soi et se complaisait à cet orgueil d’être.

Des impressions vécues et des livres elle n’avait gardé qu’un affolement sans infirmité religieuse ; des crises de sa nature nerveuse et des écarts de son imagination, elle n’avait retenu que ce qui exalte, ce qui renforce la personnalité et l’élève à la conscience morale par seul souci de noblesse et de beauté. Elle ne connaissait pas les petites terreurs, les faibles prières, la peur du péché, la lèpre des bigoteries ; elle ignorait l’hypnose des plaies et du cœur sanglant ; cependant elle aimait le chant des églises, leur luxe de pierre et jusqu’à la hauteur de leurs flèches ; un prélude de Bach lui semblait contenir plus de foi et de vertu que cinq dizaines de chapelet. Mais elle ne riait pas sottement de tels exercices apaisants, s’expliquait les formules mécaniques nécessaires aux âmes distraites, dégageait le son spirituel des oraisons chuchotées sur la tablette des prie-dieu par des femmes douloureuses. Elle savait les appels, les sanglots, les prostrations de la solitude et le besoin d’en sortir, de desceller les pierres du cachot intérieur par quelque élan vers l’ineffable. D’esprit audacieux, ignorante des timidités acquises, elle s’égarait parfois en excès d’inquiétude vite tempérés par une santé naturelle et la franchise de son caractère. Avec cela des bizarreries : le spectacle d’un être dégradé par le vice ou l’alcool lui répugnait plus qu’un crime aigu. —La bassesse de pensée, la crapule, la mollesse fétide étaient à ses yeux les seuls motifs de mésestime et constituaient pour elle une sorte de mofette morale, un air irrespirable.


Dans le recueillement de sa couche, elle pensait à l’enfant égaré ramené par M. Vignon, un soir de givre, au hasard de ses rencontres ; elle se rappelait avec complaisance les traits clairement taillés de celui qui ne ressemblait pas aux autres et qui l’avait séduite par son air d’aventure.

Elle l’avait connu d’intentions hautes, rebuté par quelques heurts, cachant ses émotions et jouant au terrible, le cœur déjà crispé d’un noir lierre ; elle aurait pu le fixer à son foyer, triompher de lui, l’épanouir : elle ne l’avait pas voulu et restait, lui semblait-il, responsable de son destin. Maintenant elle le sentait parti, sans retour possible, éloigné à cause d’elle et par elle, en grande peine à cause de tout, libre, lui — vraiment trop libre —, sans attaches, à la dérive après la chute de toutes les étoiles, incapable de trouver sa voie. Elle le voyait flottant, quelque temps amusé aux aspects des rives, attardé aux méandres, mais déjà pénétré, lourd comme une éponge, imbibé de la douleur du monde.

Elle illustrait sa compassion de métaphores tragiques. Des vers de Rimbaud chantaient à son oreille.

Elle évoqua encore avec orgueil, et non sans un plaisir cruel, le dédaigneux qui l’avait implorée, se pénétra de l’amertume de sa bouche que nul fruit n’avait adoucie. Elle aurait pu être sa consolation. Quelle idée ! Pour combien de temps ? Et ensuite ? Après l’épisode fatal eût-elle retrouvé cette fierté qui était sa force ? Sans doute elle eût goûté quelque joie à se dévouer. Mais pourquoi se dévouer ? Il ne faut pas. Une autre avait tenté l’épreuve inutile. Et pourtant cette fille était de celles qui plaisent et qui attachent, jouet précieux, le délassement du guerrier… Meyrargues lui trouvait une âme fondante.

Par comparaison, Laure doutait d’elle-même. Son apparente vaillance et la conscience nette qu’elle avait de l’antagonisme des sexes cachaient une timidité secrète, la peur de n’être pas assez forte autant qu’un manque de vocation amoureuse.

Elle s’étonnait cependant que Robert pût écrire à Meyrargues sur le ton amical, sans ironie et de confiance ; elle s’inquiétait de cette indifférence, s’alarmait de cette camaraderie. Comment n’avait-il pas vu que Meyrargues était son rival ? Renonçait-il aussi son amour et la jalousie ? S’effaçait-il devant un autre, et pourquoi ? — Fi ! le lâche qui ne sait pas vouloir !

Alors elle revenait à Meyrargues, l’appréciait à sa valeur, le détestait avec trop d’insistance : moins scrupuleux celui-là, plus politique, sans préjugés et vraiment adroit, disant les choses et les voulant, hardi, de cette audace que donnent l’argent et l’expérience, peut-être sincère — un homme.

Qu’elle était heureuse et fière de penser que jamais elle ne serait à lui, malgré sa fortune, son nom, ses talents ! Ces avantages la flattaient pourtant.

Mais qu’avait-elle besoin de l’opposer à Robert ? Ni l’un, ni l’autre. Elle ne les diviserait pas en se prononçant, malgré ses préférences secrètes.


Les mille réflexions de sa veillée de conscience palpitaient, stériles, dans le silence de la chambre — une chambre sévère, presque monacale, sans autre luxe que le lit de cuivre et le miroir de métal ajouré. La petite lampe fanfreluchée épandait sur les couvertures sa flamme filtrée d’un satin vert, et l’huile s’y consumait avec un rongement imperceptible d’insecte.

Elle reprit la brève correspondance et la relut, la dégusta lentement, à petites gorgées, comme un roman sans intrigues ; elle en prolongeait les phrases d’une marge ; elle en peuplait sa nuit d’images et d’hallucinations lucides.

À mesure qu’elle avançait dans sa lecture, il lui semblait que son ami s’éloignait et qu’elle ne le reverrait plus.

La distance indiquée du seul cachet de la poste se précisait. C’était un long chemin dévalant, une perspective qu’il animait.

À mi-côte s’ouvrait une auberge parmi des bosquets et des treilles ; et dans cette auberge il y avait une chambre carrelée avec une table de noyer couverte de mouches — une table et deux chaises. Sur la cheminée de bois peint une grappe de raisin mordue attirait les guêpes d’automne. Entrerait-il dans cette guinguette ?… Non, il passait.

Elle se tenait debout sur la colline de platanes élancés ; elle se voyait, vêtue de noir dans le crépuscule ardent, toute simple en sa robe évasée, avec un petit mouchoir sec tamponné dans sa main nerveuse. Il se retournait, il lui souriait, il l’appelait trois fois par son nom, Laure !… avec une douceur insistante et profonde comme le son des canzone de Pétrarque : Laure, gentil rameau où s’appuierait mon flanc !…

Il s’arrêtait ; il était près d’elle soudain ; il la regardait, il regardait ses yeux comme deux lumières qui vont disparaître ; il attendait un geste, un tremblement des lèvres, un seul mot. Et ce mot, même en rêve, elle ne sut pas le dire, car ce n’eût été qu’une parole de pitié.