Avec le feu/19

La bibliothèque libre.
Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 303-320).

CHAPITRE XIX

Merci pour votre photographie, j’en ai une que j’aime mieux.
PROSPER MÉRIMÉE


Robert écrivait à Meyrargues.

« Marseille, 21 février.

« Cher ami,

« Je suis parti et j’ai bien fait. La couleur de Paris me devenait insupportable : j’avais besoin de voir autre chose. À Paris j’étais mécontent de moi-même, c’est-à-dire du monde ; j’aurais voulu changer la physionomie des rues et donner à ce peuple une âme : celle des jours où l’histoire est arrivée. Vous m’avez trouvé une excuse.

« Je ne vous dirai rien du voyage jusqu’à Avignon, car j’ai dormi toute la nuit. Mais ce réveil en Provence : une illumination intérieure !

« J’avais encore dans les os l’humidité de Paris et sa boue à mes souliers, brusquement je me réveillais dans une autre atmosphère. Le train filait le long d’une route blanche où passaient de grands mulets aux colliers cornus, ces colliers héraldiques que vous connaissez ; des oliviers noueux au feuillage cendré mouvementaient la plaine ; j’aimais aussi la flamme sombre des cyprès qui bordaient les champs, les collines pierreuses couvertes d’une végétation rabougrie aux tons de lichens d’un vert usé, les bicoques sèches aux toits plats et les enclos des fermes, les vergers où de capricieux amandiers secouaient déjà leurs fleurs de papier. Je sentais confusément que là commençait une autre terre.

« Avant d’arriver à Marseille, parmi des éboulements de roches blanches, je vis briller au loin la Méditerranée et j’en reçus dans les yeux la flamme d’un miroir doublant le ciel.

« Je me sentais léger d’effleurer ces aspects dans la course du train, j’avais en moi le sentiment de l’espace : je vous devais ce bonheur.

« À Marseille, je marchai longtemps par les rues populeuses et chantantes sous les platanes, je me plongeai dans le bruit et dans la foule, je respirai la ville inconnue. Il me semble que je pourrais vous parler longtemps de ces quais où toutes les races semblent avoir pris rendezvous devant l’éventaire des marchandes de coquillages. Ah ! comme de là j’embrassais le monde, et quels élans vers des contrées toujours plus lointaines je suspendais aux cordages des navires en partance, et quels rêves je mêlais aux haletantes fumées des yachts !

« Au débarqué d’un transatlantique, j’ai senti l’odeur de la Chine.

« Le soir, j’ai rôdé dans les quartiers sales pour ma contrition. Je suis rentré à l’hôtel, les tempes encore bourdonnantes, et j’ai bien dormi dans un mauvais lit.

« Ce matin, je vous écris ces mots au bureau télégraphique de la gare, dans le couloir, vous savez, près du buffet. À deux heures, je serai à Toulon. J’aurais dû partir hier soir ; vous me pardonnerez de ne l’avoir pas fait. Je n’oublie pas ma mission.

« Votre

« ROBERT. »



« Toulon, 24 février.

« La commission est faite. Tous ces braves gens vous remercient cordialement, et moi de même.

« Plus encore que pour l’augmentation de leurs salaires, ils luttent pour la gestion de leur caisse de retraite, et je crois qu’ils auront gain de cause. Il y a là pour eux une question de dignité.

« Six mille grévistes étaient réunis hier soir au préau des écoles et dans la cour.

« Je me suis retrempé parmi eux ; j’ai serré leurs rudes mains ; au contact de la réalité j’ai oublié mes ennuis de Paris, et le plus grand, vous le savez, celui d’être inactuel. Dans la circonstance, je pourrai, je crois, rendre quelques services aux ouvriers des Forges et Chantiers. Je m’y emploie de mon mieux. Ils veulent publier un état de leurs revendications et de la situation qui leur est faite, sous forme d’une lettre circulaire adressée aux syndicats ouvriers. Je suis chargé d’en équilibrer la rédaction.

« L’acte d’Émile Henry n’est pas compris ici ; par contre Vaillant y est populaire. Ils disent qu’il fallait s’attaquer aux puissants : à Dupuy, à Raynal, au Président. Ils croient que ces fonctionnaires sont puissants. Ils n’ont pas la superstition des engins perfectionnés ; ils estiment qu’un homme résolu à mettre lui-même le feu aux poudres avec un tison ferait le coup qu’il voudrait, que tout ça du reste n’est pas sérieux et ne profite qu’à la réaction.

« J’ai essayé de les distraire de leurs idées démocratiques ; j’ai voulu leur faire comprendre que l’ennemi était justement cette classe moyenne qui s’interpose entre les chocs éventuels et rend toute poussée populaire inefficace. Mais comme la plupart d’entre eux n’aspirent qu’à s’élever jusqu’à la médiocrité bourgeoise et ne rêvent pas plus haut, comme tout ce qui dépasse le niveau moyen et se détache de l’ensemble leur paraît entaché d’aristocratie, mes raisons tirées d’une autre morale ne les ont pas touchés.

« Adieu, cher, et merci encore pour eux, pour moi.

« ROBERT. »


« P.-S. — La rade de Toulon s’étale comme une immense cuve d’indigo pleine au ras bord. Le quai, promenade et embarcadère, où toutes les rues aboutissent, a de la couleur et du cri avec ses tentes avancées, ses cafés militaires, son badigeonnage cru, ses canots parés. Brandal y trouverait une harmonie dissonante de drapeau tricolore. Le mistral y souffle furieusement. Les monstrueux cuirassés, qu’un cigare de torpille ferait sauter, se prennent au sérieux en attendant.

« Je vous parlerai demain de la ville. Ce soir j’ai rendez-vous à la Bourse du travail où l’on organise un concert au bénéfice des grévistes.

« R. »



« Toulon, 26 février.

« Cher ami,

« Décommandez Toulon aux estomacs délicats. C’est la ville moccote, encore tout aux Cosaques, et un peu aux nègres.

« Le militarisme s’y manifeste avec exubérance. Les marsouins et les matelots y font la police des rues.

« Quand ils passent par bandes déployées, bras dessus bras dessous, barrant les rues en chaîne serrée et gueulant leurs chansons de vin, on n’a que le temps de se garer pour éviter un tel bétail — et dans le tas les pacifiques petits Bretons sont les plus enragés.

« Je vous écris en sortant du spectacle, et quel spectacle !

« Dans la rotonde du plus chic café de la ville, tous les consommateurs en cercle, debout sur leurs chaises, sur les tables, hurlaient, Sifflaient ; par terre des femmes se battaient — les captives des banquettes —, ruées comme des chiennes à la viandée : droit sur l’escalier et très pâle, miné de fièvre, l’œil allumé, un lieutenant barbu, retour du pays noir, leur jetait, après boire, les monnaies de son gousset.

« Dans un fouillis de chairs et d’étoffes, parmi le sable et les crachats, elles s’étouffaient, s’écrasaient, se bousculaient, se griffaient et balayaient le sol de leurs tignasses. Une grande rousse, montrant des cuisses de parfaite cavale, happait les piécettes qu’elle arrachait aux plus faibles. De sa bouche elle avait fait une tirelire.

« Des brassées de drapeaux franco-russes tapissaient les glaces ; une odeur de rut et de patriotisme se mêlait aux breuvages. C’était une scène…

« Je sortis écœuré. On aime ça ou on ne l’aime pas.

« Les Toulonnais ne s’en plaignent pas, au contraire. Il paraît qu’il existe ici une petite caste de voyous cocardiers dont toute l’industrie est d’entraîner les soldats et les marins à de faciles bordées dont ceux-ci reviennent délestés, allégés de leur paye qui n’est pas allée tout aux tavernes et aux filles.


« 1er mars.

« Une journée de lumière pleine. Aux Sablettes, j’ai mâché des feuilles d’eucalyptus. De retour à Toulon, j’ai traversé le quartier du Chapeau-Rouge. Quels bouges hurlants ! Quelles horreurs parquées !

« Et voilà ce dont ils rêvent dans les nuits du tropique ! Ah, pauvre chair !

« Jean Morand goûterait cette marinade, dites-vous ; il la propose à ses lecteurs et l’assaisonne de mots épicés ; c’est que nous n’avons pas le cœur placé de même : pour moi cela sent le vomi ; mais tous les goûts sont dans la nature — ou inversement.

« Je suis heureux d’apprendre que Marchand a terminé son Ève aux fruits mûrs bien à temps pour le Salon. Ainsi s’expliquent son silence et son absence : il travaillait. Je vis son ébauche il y a trois mois ; le sujet lui convenait bien, et ce sont les jambes de Mariette. Il ira loin. Et vous ? Vous ne me dites rien de vos projets.

« Je voudrais que vous fussiez avec moi. Le papier ne m’inspire pas.

« Reçu le livre rare et feuilleté avec un plaisir double en pensant que vous avez pu le communiquer à notre ami inconnu et qu’il eut l’occasion de s’y approfondir en d’autres colloques que ceux de l’énervante instruction. Un tel roman de conscience semble le seul, en effet, qui convienne à la cellule d’un révolté ; c’est un beau miroir, encore qu’on ne l’ait pas promené sur la grand’route.

« Je sais gré à l’auteur d’avoir formulé des choses que je sentais et d’avoir dit ou à peu près, entre mille traits : C’est dans la manière dont nous réfléchissons les choses que se montre notre indépendance.

« À ce point de vue, le suicide, s’il était voulu et non forcé, ne serait-il pas la réflexion la plus hostile ?

« Un mot d’amitié encore.

« ROBERT. »



« Monte-Carlo, le 3 mars.

« Cher ami,

« Les grévistes pensaient qu’un article de Rochefort leur serait de quelque utilité, en intéressant le public à leur cause ; je voulais vous écrire à ce sujet ; mais un journal du littoral nous informa que le vieux sagittaire, trompant les brouillards de son exil, avait été vu au tir aux pigeons de Monaco. Je partis à sa recherche pour le « taper » d’une chronique en faveur de ces braves gens qui s’étonnent encore de l’indifférence de la presse à leur égard.

« Dans le train, une famille anglaise parlait de Rochefort, et le père de la poussinée — un vieux coq gallois aux méplats rouge-brique — gloussait cocassement le mot démagogue.

« Arrivée à Monte-Carlo par la pluie. Un brouillard de perle enveloppe la côte, les promontoires déchirés, les roches rouges, les baies délicieuses et donne à ces sites de soleil une grâce irréelle.

« Tout m’amuse dans cette équipée, car je suis parti, par humeur autant que par devoir, au premier prétexte.

« Monte-Carlo ! c’est un cri de gamin gentiment groomé, une voix de tête qui nous invite avec un écart de quinte augmentée — sol, ré dièse, si — : ascenseur !

« Dans l’ascenseur, une dame aux longues dents proteste contre le prix demandé : « Le prince peut faire cela ; il n’a pas besoin ! »

« Voici la terrasse et les jardins : un décor admirable ! du battant neuf et des femmes de luxe parmi les palmes et sous les verrières des restaurants ! des perles plus nombreuses que les grains de mil…

« Ce Casino ! un Moulin-Rouge en beauté, du Charles Garnier toujours composite, moins baroque tout de même que notre Opéra.

« Entrerai-je ? Il paraît que Rochefort est au trente-et-quarante : c’est mon excuse.

« Des ors, vous comprenez, petite poussière sous les raclettes. Solennité, recueillement, un mystère — des huissiers comme des bedeaux : Chapeau ! J’entends qu’il s’agit du culte de l’Objet Suprême. Malgré le gala, cela sent la terre sèche, la foule et la passion.

« Sous les longues chaînes des lustres, autour des tables, c’est un peuple groupé, agglutiné, pénétré de la même émotion, un peuple inspiré pendant la messe jaune.

« Ils jouent, ils s’affranchissent, et, tant que durera le charme, ils flotteront au-dessus des calculs ordinaires, plus braves et risquant enfin quelque chose ; ils oublieront le prix de l’argent, ils auront vaincu l’illusion sociale et s’évaderont de leur condition fixe. C’est à la fois la révélation d’un état bienheureux, un spectacle philosophique, une leçon de nihilisme… et j’y découvre un sens séduisant, malgré tout.

« Pauvres grévistes, que nous voilà loin de votre vertu !

« Mais comment ces «jouisseurs» n’excitent-ils pas mon mépris ? C’est qu’ils osent et qu’ils gagent sans compter — la plupart leur or, quelques-uns leur vie.

« Je ne puis avoir le courage de telles réflexions qu’avec vous. Il s’y mêle du blasphème ! Je le sens, je m’en accuse. Cependant j’étais calme et patient observateur, curieux et désintéressé, quand elles se sont formulées à mon esprit.

« Comment ai-je vu passer sur ces faces passionnées, illuminées ou froidement tragiques, l’expression sublime de la liberté ?

« Ils jouent par amour de l’argent — sans doute… mais dans cet amour-là il entre du mépris. Quelle réduction de tous les efforts, quelle négation de tout ! Sensation essentielle que je transpose en d’autres modes, secret de victoires : le hasard formidable et beau comme le chaos… Ironie, principe de la Révolution…

« Une idée me hante : Mirabeau était joueur.

« Et pendant ces moralités, ce temps perdu, ces conclusions mutiles où s’inscrit ma pauvreté, tourne la roulette rouge et noire des destinées. La chance se rit des combinaisons et des volontés, égalise les conditions, passe aussi son râteau sur le sable humain.

« Ces jeux ne me tentaient pas, mais j’en caressais le sens destructeur, et, durant un quart d’heure, assis sur un des divans écartés, je me berçai de quelques rêvasseries. Ce fut mon oraison mentale à l’entrée du temple païen.

« À six heures, je repris le chemin de Nice sans avoir vu le démagogue.

« Mes pensées à Paris.

« ROBERT. »


« P.-S. — Une dépêche me touche à l’hôtel : « Rochefort inutile. Merci. Grève terminée après entrevue. Avons satisfaction. »


« Nice, -le jeudi 8 mars.

« Vous le voulez, cher ami, et je n’ai rien à vous refuser : je resterai encore un temps à Nice.

« La ville me plaît à demi, ville d’hôtels, de fleuristes et de confiseurs. Suivant votre conseil, je vais chercher à m’y intéresser aux aspects et aux gens.

« La question sociale est ici remplacée par la question climatérique — et vous m’en proposez l’étude. Vous voulez que je vous parle de la pluie et du beau temps. Je ne sais pas voir, et moins encore rendre légèrement les choses passantes.

« J’ai des sensations de lecture — je vis sur l’autre rive — et vous voulez que je vous entretienne du quai des Anglais. J’aimerais mieux me promener avec vous dans la vieille ville qui sent la courtisane et la pommade.

« Enfin !

« Hier, à la caserne des pompiers de la rue des Ponchettes on inscrivait les enfants pauvres pour une distribution de vêtements ; c’était une queue de misère, un étalage de guenilles grouillantes au clair soleil. Les agents organisaient l’inscription, empêchaient le débordement et l’invasion du bureau, avec force bourrades aux femmes et aux mioches. Les promeneurs égarés de Rauba Capeu stationnaient curieux devant ce spectacle en dehors du guide.

« Voulez-vous quelques gestes du côté peuple ? Le reste est aux vignettes de mode. Une vieille négresse, appuyée sur un haut manche nu de parapluie, tendait le cou vers les petits blancs crasseux ; une Italienne au foulard vert équilibrait sur sa tête une corbeille de lessive et passait comme dans Homère ; un cordier étirait ses chanvres sous les palmiers ; des pêcheurs séchaient leurs traînes sur le galet de la plage. Voilà, me disais-je, la vie éternelle ! — une vie latine qui m’était neuve. De blanches mouettes au bec vorace se balançaient, se poursuivaient, s’envolaient et se posaient par bandes, dessinant des courbes fantasques, égratignant la mer plane d’un coup d’aile au hasard de leurs arabesques. Le soleil me pénétrait d’une sensation égoïste de bain. J’écoutais les piailleries des marmailles saines et leurs rondes mêlées aux cris des mouettes. Une brise saline, légère, aromatique, gonflait ma poitrine.

« Imaginez cela, vous serez avec moi… J’avais honte de mon bonheur.

« Écrivez.

« ROBERT. »


« Nice, 15 mars.

« Cher,

« Excusez mon silence : je deviens si résigné… Il faudra que j’essaye des voyages. J’ai gagné des sommes au jeu. Je vous renvoie ce que vous m’aviez avancé.

« Le philosophe russe m’a guéri d’une agitation douloureuse qui était encore de l’espérance ; j’ai pénétré un peu plus profondément en moi-même : je ne souffre plus. Il a des mots qui cautérisent. Avant lui, Stirner avait dit la lutte de l’homme libre contre les libérateurs de l’humanité ; mais il n’a pas cette effusion personnelle.

« Herzen fut vraiment un homme admirable, le représentant des plus nobles énergies et de la pensée la plus affranchie, avec un charme, une élégance, un style à lui particulier, qui affaiblissent l’écriture de ceux qui l’ont suivi. J’aime à penser qu’il a respiré cette atmosphère de Nice : l’odeur des fleurs et de la mort.


« 16 mars.

« Vous m’aviez recommandé le jardin de Cimiez pour ses aras, ses rosés et ses fauves ; j’y suis allé et j’en rapporte un éblouissement, non tant du jardin, trop bizarre et bazar, que de l’horizon découvert au long de la montée : ces alpes d’herbe rase dans le couchant ; au fond la mer fumante en flamme bleue de soufre… Un site adorable ! Et l’heure s’y accordait à mes pensées.

« J’ai assisté au repas des fauves : un cheval écorché coupé par quartiers, une boucherie pitoyable. L’ours blanc eut la tête qu’on lui jeta dans son bassin ; il la happa, se hissa sur le bord avec un étirement de son corps serpentin, paresseux et musclé sous la fourrure trop large, et de son ongle adroit il fit jaillir l’œil du cheval.

« Je suis redescendu par la vieille route qui traverse les arènes guère plus grandes qu’un cirque forain.

« Avec vous.

« ROBERT. »