Avec le feu/20

La bibliothèque libre.
Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 321-340).

CHAPITRE XX


Il fait noir, enfant, voleur d’étincelles.
TRISTAN CORBIÈRE, Les Amours Jaunes.


Robert cessa d’écrire à Meyrargues.

Des choses obscures lui devenaient évidentes. Assez de mots, se dit-il, leur bonheur ne saurait être le mien ; maintenant nos chemins se séparent. Il renonça aux conflits passionnels et s’éloigna aussi de l’activité sociale, car il avait compris que son but n’était pas celui de tous.

Il ne songeait pas à se modérer mais ne voulait pas se mentir ; et, loin de ses amis, négligeant Paris, les journaux et l’agitation du temps, la folie du sacrifice de soi-même ou des autres lui apparaissait.

Il abjura donc son idée fixe et fut effrayé du vide qu’elle laissait en lui.

Pour un temps encore c’était la table rase, une conscience blanche et déchirée, mordue par la ponce de la critique solitaire. Quelles empreintes nouvelles s’y graveraient ? quelle doctrine ? Au christianisme ostensible du monde, quelle formule opposer, qui ne fût point un drapeau de combat ? Pas même l’individualisme d’un Meyrargues, instinctivement hostile, à sa manière apitoyée, et pas même le trop vieux stoïcisme insuffisant à son besoin de souffrir. Alors il attendait, se retirait en lui-même, mûrissait sa transformation dernière, et recevait d’un cœur simple les reflets de nature.

Nice le retenait, le berçait, l’imprégnait d’une sérénité solaire.

Beau pays où l’âme se dilate pour retomber à ses tristesses ! Il y avait la sensation et le spectacle d’une foule venue là vers sa fin, y apportant ses maladies et ses faiblesses. Les express y touchaient de tous les points du monde à la première station de l’Orient. Les privilégiés, les désespérés, les amants et les phtisiques y versaient comme dans une cité sainte, en quelque Béna-rès où la mort même est un salut. Oh, ces pèlerinages vers le soleil ! la médecine abdiquant réclamant le miracle ! Et combien la foi y contribuait sans doute, car une malignité endémique enfiévrait en réalité le sanatorium universel.


Robert s’y soignait aussi.

Sur la jetée, de deux à trois, le ciment tiède veloutait sa marche au long du quai célèbre où fraternisaient des races hautaines, dans la douceur et le pessimisme des affections lentes. Les chaises et les doubles bancs s’emplissaient d’une foule aux jolies coiffures, aux étoffes soyeuses, caquetante, alanguie. Les équipages et les fauteuils roulants stationnaient devant le kiosque à musique. C’était l’heure des journaux et du baromètre.

Au bord du flot vibrant, dans le souffle d’Afrique avivant les pommettes d’une santé artificielle, passait le défilé des élégances de cire aux veines délicates sous l’abat-jour des soies fleuries ; des luxes vrais et meurtris s’y frôlaient ; et sans doute aussi des fourrures trop russes, des bagues brésiliennes, des escarpins levantins, la quincaillerie dorée des filles belges et viennoises aux lèvres mouillées de fard, aux chignons maïs tordus en conque : une agréable foire.

En contraste à cet apparat, le vieux Nice offrait ses tuiles brûlées et ses pierres blanches : à l’embouchure du tortueux Paillon, la petite rivière clownesque sautillante jusqu’aux galets de la grève, des bugadières troublaient l’eau de leurs lessives.

Robert s’arrêtait à les regarder.

Les vieilles aux têtes latines nouées d’un mouchoir sous le menton, les jeunes aux dents fraîches, aux yeux curieux, lointains, d’une autre caste. Elles offraient aux promeneurs lustrés le spectacle pittoresque de leur servitude. Accroupies dans leurs cassettes, elles essoraient les dessous de dentelles, battaient les draps de toile fine, faisaient mousser sous leur poing des sueurs privilégiées.

Mais une victoire éclatait aussi dans leurs cheveux roux quand elles levaient les linges nitides dans le déclin du soleil. Alors, la taille redressée, les fesses aux talons, les seins en poupe, elles avaient aussi des lignes, et leur peau de fruit doré trouait la misère de leurs loques.

Des mioches cabriolaient sur le talus du quai géométrique.

Plus loin, devant le portique de la poissonnerie, des mariniers flâneurs, assis aux bordages de leurs canots tirés à sec, fumaient de rudes tabacs sardes, humaient le temps, lézardaient ; d’autres étalaient sur les cailloux de vagues requins à la mâchoire crénelée. — Venez voir, clamaient-ils, le grand coquin de la mer !  —L’embrun avait durci leur cuir, une odeur de poisson fumé et d’huile frite les boucanait ; et l’imagination de Robert aimait à leur prêter des âmes robustes de flibustiers, en dépit des sous qu’ils quémandaient.

Nice fut’pour Robert un parfait résumé du monde. Des aspects inaperçus dans la ronronnante et laborieuse allure parisienne l’y retinrent. Laissé sur cette côte, il avait la sensation d’y toucher un des points d’arrivage de l’humanité où la foule se bigarre, comme sur les paquebots, de rapprochements imprévus ; il avait l’occasion d’y apprécier la variété des choses. Mais cela ne le passionnait pas autrement. Cependant il se laissait vivre, sans devoir et sans animation, curieux, frileux, encore.


Le marché aux fleurs l’attirait dès le matin. Il y flânait.

Ces étals — lys, violettes, œillets charnus, rosés et tubéreuses —l’illuminaient d’un sourire tendre ; cette senteur diluée de magnolias, de vanille et de citrons avait pour lui la force d’une philosophie. Il ne se reprochait plus rien : fini de souffrir bêtement.

Le long du cours Saleya bourdonnaient autour de lui les invites des marchandes, le pourchassement des porteuses ; une mansuétude le frôlait avec les Génoises aux tailles massives ; il suivait d’un œil amusé les gamines en savates balançant sur leur tête maigre la manne des étrangères en carrick, débordante d’une opulente moisson. Le marché aux poissons le voyait passer, tel un Alcibiade sous les portiques de la sereine Hellade, sensible aux humidités des fruits de mer, attentif aux luisants des algues et des écailles. Il aimait le débraillé des marinières, leur accent coloré, leur corpulence épanouie, trônante parmi les émanations iodées du fumier marin.


Dans ces heures bénies de désœuvrement, les plus actives qu’il eût moralement vécues, il échappait aux enseignements, aux prédications, aux mirages, il s’évadait de l’humanité inquiète, se rapprochait d’un autre état ; après la vie traversée, touchée dans sa profondeur, il allait enfin se posséder : plus de serments arrachés, plus de credo, plus d’évangiles ; véritablement lui-même, en dehors des sociétés, des coteries et des groupes, des hypocrisies et des songes, dans la sublimité du renoncement à l’avenir, dans l’ivresse de la jouissance totale et toujours présente. — Ah ! n’être plus que le rayon traînant sur la mer étalée, la force du monde, l’éternité, le tout !


Les ombres de Paris s’estompèrent, se perdirent. Son amour s’éthérisait, n’était plus qu’une exaltation spirituelle ; sa volonté s’infinisait, se perdait, s’identifiait à la rougeur des couchants, au poudroiement des azurs tièdes, à l’éclat diamantaire des étoiles.

À Nice, il prenait conscience de son but et de sa fin parmi les dénouements de tant de destinées. Les blessures de son âme trop sensible se cicatrisaient. Passé le temps où la lecture d’un journal ou d’un discours officiel l’enfiévrait d’indignation ! Plus d’efforts douloureux et vains, plus de colères et de réconciliations, plus de ridicules : du calme, le sommeil sans rêves.

La ville lui plaisait comme reposoir et comme halte, dénuée de tout autre caractère.

La foi nécessaire aux révoltes l’avait abandonné ; il guérissait de l’espérance chronique : il sentait le bonheur éternel des pierres au soleil.

Et des jours passèrent ainsi, coupés de promenades, de lectures et de rêveries.


Les cafés et leurs orchestres viennois, les promenoirs attitrés du Casino et de la Jetée, encore qu’il s’en dégageât la lourde tristesse des lieux de plaisir, affichaient un train trop carnavalesque et bousculé pour qu’il s’y attardât. Il mangeait dans des restaurants de la vieille ville avec les portefaix et les nervi, et surprenait en ses sensibilités obscures l’âme ruffiane de la cité.

Les livres de Meyrargues ? il ne les ouvrait guère, à l’exception d’un seul — celui de Herzen.

Les imaginations du précurseur nihiliste, sa philosophie de l’histoire, son esprit alerte et implacable le charmaient, l’intriguaient, élargissaient son propre rêve comme une pluie de météores dans la nuit chaude.

Il savait que l’ancien ami de Bakounine affectionnait le séjour de Nice. « J’avais moins de répugnance pour Nice que pour tout autre endroit, a-t-il dit. C’est le paisible monastère où je m’éloigne du monde tant que nous n’avons plus besoin l’un de l’autre. Je crie au monde : adieu. Il m’a assez tourmenté, je ne lui en veux pas, il n’est pas coupable, mais je n’ai plus ni la force, ni le désir de partager ses jeux cruels, son insipide repos. »

Ce mort rencontré lui fut un ami, un ami sans défauts, hormis un peu d’exubérance. Il rechercha sa maison sans la trouver, mais son enquête le mit en rapport avec un vieux franc-maçon pour qui Blanqui et Garibaldi, deux Niçois, étaient les colonnes d’Hercule de la Révolution.

Ce vieillard avait des souvenirs. Ils les époussetèrent. Ensemble ils firent l’ascension du Château, pérégrinèrent au « cœur de Gambetta ». Mais Robert se lassa de lui à cause de son bavardage philanthropique vernissant un fonds jacobin assez sec et casse-noisette : il croyait à la « sainte guillotine » et l’Incorruptible était son dieu.

Robert retourna au Jérémie russe. Chez un marchand d’estampes, il acquit une de ses photographies, jaunie, presque effacée ; il put le voir déjà lourd de cet embonpoint que donnent les maladies de cœur, mais encore viril, le front haut et solide, avec une douceur bouddhique dans le regard. Il se le figura plus jeune, les pieds dans le sang des barricades de Juin, lançant l’anathème fameux :


« Périsse le monde qui étouffe l’homme nouveau, qui l’empêche de vivre, qui empêche l’avènement de l’avenir — c’est superbe ! Et ainsi :

« Vive le chaos et la destruction !

« Vive la mort !

« Place à l’avenir ! »


Mais comment concilier la sauvage énergie de ce barbare avec telles autres pensées de sa maturité, sinon par un ardent amour de la vérité et par un clairvoyant génie qui ne voulait pas être dupe ? Comme lui, Robert pouvait cesser de s’indigner et de maudire, professer à son exemple un suffisant dédain. Celui-là avait vu qu’il n’y a personne ; las de crier dans le désert et sentant bien que le peuple n’est pas prêt, mal résigné aux pédagogies, il s’était tu après les paroles définitives. Mais il avait attendu ?… Oui, parce qu’il ne faut pas trop s’avancer dans la vie pour pouvoir en sortir. Cependant il avait renoncé à souffrir et à se fâcher ; par pudeur il n’avait pas voulu être un éternel homme public, « car, à la longue, il entre dans cette manière beaucoup de cabotinage, et parce que, dans les rôles tragiques longtemps soutenus, perce à la fin une certaine lâcheté ». Son esprit critique avait eu des exigences.

« Par peur de connaître la vérité, disait-il, tu préféreras peut-être la souffrance à l’examen ; la souffrance distrait, occupe, console… oui, console et surtout, comme toute occupation, elle empêche l’homme de pénétrer profondément dans la vie. »

Robert lisait encore, sous les pins, les yeux caressés de la lumière marine par-delà les îles et les promontoires, la conscience fouillée :

« Dès que l’homme veut s’affranchir il commence à crier pour ne pas entendre les voix qui retentissent dans son intérieur ; il est triste, il court se distraire ; il n’a rien à faire, il invente une occupation : par haine de la solitude, il se lie avec tous, il lit tout, il s’intéresse aux affaires des autres, enfin il se marie à la hâte. Le voilà dans un port ; la paix de la famille et la guerre de la famille ne laisseront pas beaucoup de place à la pensée : il ne convient pas, pour ainsi dire, à un père de famille de penser beaucoup ; il ne doit pas en avoir le loisir. Celui à qui la vie de famille aussi fait faux bon, s’enivre de toutes sortes de narcotiques : de vin, de numismatique, de cartes, de courses, de femmes, d’avarice, de bienfaisance ; il donne dans le mysticisme, se fait jésuite, s’impose des travaux énormes, et ils lui semblent encore plus légers que la vérité qui dort en lui et qui le menace. Dans cette crainte de l’investigation qui pourrait bien nous convaincre de la nullité de ce que nous cherchons, dans cette préoccupation artificielle, dans ces malheurs postiches, et, de plus, compliquant chaque pas par des difficultés imaginaires, nous traversons la vie à moitié endormis, sans avoir clairement conscience de nous-mêmes et nous mourons dans un brouillard d’absurdités et de balivernes. »

Robert fermait le livre.

« À cette heure, pensait-il, un autre lit ces lignes. Comment les comprend-il ?… Allons, il ne s’agit pas de lui, mais de moi. Notre rôle n’est plus le même ; le sien est tout tracé, le mien commence. »

Alors il tirait de sa poche le portrait du précurseur, usé, lavé par le temps ; il regardait la physionomie puissante et douce de son guide, cette énergie tempérée d’ironie, cette compassion secrète, cette expression achevée de la figure slave non sans ressemblance avec l’effigie impériale d’un autre Alexandre.

Médecin de mon doute, murmurait-il, où m’entraînes-tu ? Que me conseilleras-tu après m’avoir guéri de l’espérance et du désespoir ? J’entends que nous souffrons d’un monde moribond qui se survit, et que nous devons d’abord l’enterrer — mais le moyen d’agir ? Il y a là une terrible pesanteur, cela passe nos forces. Et que ferons-nous si nos convictions sont inapplicables ? Quelle est cette révolte que tu nous prêches ?

Et peut-être égaré, Robert concluait :

— C’est la bonne nouvelle de la mort !

Après quelque méditation de cette sorte, il s’en revenait vers sa chambre du quartier pauvre, calme et souriant, pénétré d’héroïsme, prêt à l’action comme naguère. Ce qu’il pourrait dire, sa plus neuve vision du monde, sa crise personnelle, il en avait lu l’exposé, le diagnostic magistral. Point de redites inefficaces. Il lui restait cependant quelque chose à faire : donner l’exemple, oser la rupture sans éclat, sans théâtre, par détachement, sans phrases. Là était la révolte définitive, le dédain suprême. La douleur universelle dont il frissonnait comme d’une fièvre, c’était en lui-même qu’il pouvait délibérément la nier et l’éteindre. Oh ! maintenant il le comprenait, dans ce seul acte de volonté, dans cet élan surhumain, toute la renaissance d’avenir était contenue.

Le philosophe lui enseignait sans doute une attitude plus résignée et non moins dédaigneuse ! mais Robert avait-il « outre la mer au loin, les montagnes, la verdure bruyante et le climat chaud, les rapports individuels nécessaires au bonheur, et l’assurance d’un bien profond indépendant de n’importe quel événement » ? — Non, tout cela était rompu, et il se devait à lui-même de sortir du marché.

Un livre libérateur, vraiment !


Un jour, dans des conditions meilleures, un être pareil à lui, lui-même, car les combinaisons de nature sont limitées, reviendrait, renaîtrait ; une tâche possible s’indiquerait ; il se réveillerait jeune et fervent, actuel. Et s’il aimait, on l’aimerait peut-être, et s’il parlait, on le comprendrait, et s’il voulait agir, il arriverait à l’heure, avant qu’un autre eût pris sa place ; car il n’oubliait pas son « autre » resté là-bas, dans la cellule froide au bord de la Seine. Oui, celui-là encore le doublait… Robert n’y pensait pas sans une espèce de jalousie.

Cependant, il ne s’était pas laissé distancer ; en quelques semaines il avait été plus loin, au-delà, et sur cette plage bénie, dans une atmosphère apaisée, il avait compris la beauté du silence et la bonté de la mort.

Un soir, il prit le train pour Monte-Carlo. Il revit les jardins étages, les hôtels clairs, les restaurants brillants et la maison du Hasard. Il se retrouva parmi la foule des rastas et des princes authentiques. Dans le coudoiement du dernier tournant, dans l’enivrement du grand tourbillon, aux accords d’une marche wagnérienne, amplifiés par les cuivres de l’orchestre, il s’éleva à l’indifférence suprême, à la parfaite lumière.

Comme il se sentait souple et dispos, éternel, bienveillant envers tout et tous ! Quelle aisance de mouvements il apportait dans ces salons fatals ! D’ailleurs, là comme dans la vie, tout n’était que jeu, ironie du sort, déraison, caprices, négation du vouloir et des mérites, chances et sourires. Les barrières tombaient, les conditions sociales s’effaçaient devant la petite machine tournante. Et cela balançait la rotation du monde.


Dans la même soirée, il fut riche et pauvre sans émotion, riche encore sans vanité ; il sentit ses doublures se gonfler et se dégonfler d’or et de papiers froufroutants, il nargua la fortune qui lui fut favorable, étonna la galerie par son audace. On pointait ses coups, on suivait son jeu ; les croupiers attendaient ses mises et voyaient se défaire leurs rouleaux et leurs liasses. Il semblait avoir un secret pour commander au hasard — la vraie combinaison. On l’admirait comme un jeune dieu. Des femmes se frôlaient à lui, lui souriaient de toute leur chair ; et des monnaies qu’il leur abandonnait des bas de soie se remplirent.

Il sortit à onze heures sur la promesse des croupiers, adressée à lui comme une flatterie, que le jeu recommencerait le lendemain.

Il ne se souciait pas d’y participer.

Après la cohue du vestiaire, dans la caresse des martres, des chinchillas, des renards bleus, des velours et des peluches, parmi des regards complaisants et des lumières de parures, il se mêla une dernière fois à la foule soyeuse et nuancée de l’atrium, alluma une cigarette et s’éloigna.


Le sable des allées criait sous ses pas, des eaux murmuraient parmi les massifs, la nuit était douce, ambrée, pleine d’une poussière de lune. Il s’égara voluptueusement dans les jardins.

Vers minuit, il prit le chemin qui longe la côte jusqu’à Menton, et marcha longtemps parmi les bosquets de jasmins et de citronniers. Il vit s’éteindre derrière lui les dernières flammes terriennes ; seuls les feux colorés des yachts luisaient encore dans l’ombre des criques comme des yeux de loups.

Il s’assit sur la roche, parmi les tamaris d’une baie, devant la Méditerranée scintillante et vivante dans sa robe d’étoiles et de phosphores : il goûtait son triomphe, sa soirée, son destin, s’enivrait à la coupe universelle, s’anéantissait dans la béatitude des choses ; la respiration du large gonflait ses poumons ; il était l’élément libre, la mer !

Une plume de coq noir, ramassée en chemin, frissonnait à son feutre.

Mais un frétillement de cailloux et de feuilles dans les arbustes épineux lui fit retourner la tête. Une toison frôla ses genoux ; un souffle chaud, une langue humide adoucirent sa main. C’était un chien perdu, une pauvre bête malade, chassée, suant la mort et la peur, toute rampante, chair vive et pelée, un de ces caniches sordides qui s’attachent parfois aux pas des noctambules, escomptant d’un œil furtif un attendrissement ou un oubli. Il le flatta. La bête frissonnante s’aplatissait, se traînait, poussait des gémissements heureux, se pelotonnait dans la poussière, avec la joie craintive de sa déchéance accueillie, caressée encore. Après les coups, les plaies, l’animal croyait encore à la pitié. Robert le tint longtemps blotti dans ses genoux avec une tendresse infinie. Des larmes profondes mouillaient ses yeux : il se pleurait au contact de cette chair blessée. Il brossait le poil du chien, le peignait de ses doigts compatissants, le choyait comme font les vieilles filles, essuyait ses yeux chassieux à la soie des billets de banque :

— Le bon toutou, le bichon qui a chaud à son museau, à sa petite truffe, il est fatigué le bon chien… viens, viens, nous deux !

Il se leva, résolu, et le chien le suivit. Il l’entraînait, lui parlait, se baissait encore pour le caresser ; et la bête confiante se roulait sur le dos, grognait de plaisir, se frottait au cuir des souliers, éternuait le nez dans ses pattes, offrait son ventre tiède à la main amie.

Robert se rapprocha du bord. Le chien gênait sa marche, vaguement inquiet à cause de la mer qui grondait et riait sous la roche creuse.

— Oui, le Bon chien ! viens là !… là… partons ! Nous ne les verrons plus, les masques méchants… nous allons dormir, quitter la vieille terre… hein ! veux-tu ?…

Et le chien jappait, excité, camarade.

Alors il le prit dans ses bras, le serra sur la chaleur de son cœur, comme s’il étreignait toute la souffrance vivante.

— Toi aussi, toi ! chair aimante et blessée, tu finiras par devenir toi-même !

D’un dernier regard il inscrivit en son âme l’horizon lunaire, la profondeur mariée du ciel et de la mer, aspira d’un souffle d’ascension la douceur du printemps sensuel comme une bouffée de cassolettes, et prenant son élan, d’un mouvement hardi, il plongea.

Toutes les sirènes de la mer chantaient avec les brises retenues dans les orangers en fleurs, un parfum nuptial montait de la terre, et des éclats d’astres brisés fusaient dans la nuit d’amour.