Aventures au Matto Grosso/01

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René Julliard (p. 13-41).


CHAPITRE PREMIER


IL faisait bon, ce soir-là.

La lumière des buildings s’éteignait par étage, marquant la désertion soudaine des bureaux aux grandes baies vitrées et amovibles. Les phonographes des magasins de la « rua d’Ouvidor », qui débitaient à longueur de journée les rythmes en vogue, se taisaient soudain.

Les bruits de la rue étaient ceux du soir. La rumeur des gens qui se hâtaient vers leur domicile ou ailleurs emplissait l’air d’une animation joyeuse. Les tramways hérissés de grappes humaines accrochées en un équilibre invraisemblable sur les marchepieds roulaient à petite allure entre le flot ininterrompu des voitures américaines, tonitruantes de klaxons musicaux et inattendus qui rageaient aux embouteillages, accompagnant d’une atroce cacophonie leur coulée flamboyante du reflet de gigantesques enseignes lumineuses.

Les cinémas et les théâtres de la Cinelandia s’illuminaient de couleurs vives. On entendait parfois la clochette d’une ambulance du « Pronto soccoro » [1]) qui, à toute allure, fonçait dans la cohue.

Ce soir-là, j’étais assis en compagnie de quelques amis à la terrasse d’un petit café niché sous les piliers de marbre noir qui soutenaient un édifice de vingt étages et formaient une galerie couverte au croisement de l’Avenida Rio Branco et de la rua Santa Luzia.

Nous regardions en silence la grande fuite de la ville vers les faubourgs, goûtant alors davantage la quiétude envahissante, ouvrant de grands yeux jamais rassasiés à cette vie si différente de celle des dernières années, dont le luxe insolent nous faisait avoir honte de nos costumes râpés et étriqués d’Européens en déroute.

C’était l’heure à laquelle les « morros » qui cernent et découpent Rio de Janeiro s’éveillaient de leur torpeur, piqués de mille feux de bois qui ourlaient la ligne des frondaisons irrégulières couvrant le sommet des collines. L’heure à laquelle les noirs, enfin libérés de l’esclavage laborieux qui les occupait dans la grande cité, faisaient résonner les tam-tam tendus de peaux de chat et préparaient de mystérieuses « macumbas »[2] aux sarabandes échevelées.

Parfois, nous nous glissions dans les sentiers étroits qui mènent au cœur de ces étranges quartiers nègres où quelques feux épars accentuaient le relief des murs de torchis grouillant de cancrelas, hérissés de bambous énormes qui soutenaient les toitures croulantes, des cases escaladant le flanc des collines étagées, dominant parfois les gratte-ciel ou croupissant à leur ombre.

Sur des placettes herbeuses, des corps noirs et luisants avançaient pas à pas, trébuchant, très las, puis soudain bondissaient, tournaient follement, pliant sur leurs genoux jusqu’à toucher la terre, se relevant avec de grands cris de délivrance, tordus et frémissants pendant que les tambours sonores scandaient un rythme monocorde que les assistants reprenaient en chœur d’une voix rauque, et pendant que d’autres, fiévreux, se joignaient par couples aux danseurs qui mimaient des scènes d’amour impudiques et vibrantes.

— Samba… sambahahaha
— Oh Samba !
— Mes maitres blancs, ceci est la samba.
— Un peu de joie,
— Un soupçon de tristesse,
— La samba,
— C’est le chant d’une race
— Pleine de mélancolie
— Qui a la peau couleur de la nuit,
— Mais a l’âme couleur du jour…

Tapis dans les fourrés, harcelés par les moustiques, nous assistions pendant des heures aux danses de la « favelle » [3], cette mecque du vagabondage, rongés par le rythme obsédant et frénétique qui nous faisait entrevoir le Brésil tel que nous l’imaginions, nous donnant aussi l’impression d’être vraiment des hommes dans un siècle humain.

Ce soir-là, il n’y eut pas de fugue vers les collines. La fraicheur régnant sous les arcades était extraordinaire en cette saison. Les fauteuils en osier profonds et confortables, les demis de bière brune établissaient une ambiance propre à l’éclosion de discussions passionnées.

Et de quoi pouvions-nous parler, sinon de départ vers les terres demeurées vierges de l’intérieur brésilien :

Milles cruseiros que tu ne pars pas, insistait Tad Schulzt, rédacteur au Brazil Herald de Rio.

Milles cruseiros que je pars, soutenais-je… Ce grand garçon aux joues creuses m’ennuyait considérablement et pour rien au monde je n’aurais voulu lui donner raison.

— All right…

Une solide poignée de mains scella, aux yeux des personnes présentes à l’épilogue de notre entretien, cet engagement effronté qui allait être le point de départ de ma plus belle aventure.

Solennel, Tad se dressa à demi sur son siège, et, levant sa chope de bière :

— Je bois, dit-il… je bois à la santé qui nous est chère de ce vieux fou. Et, souhaitons-lui tous bonne chance.

Ils burent. Je trouvai la chose ridicule et emphatique, mais portai tout de même un toast à ma propre santé.

— Soyons fair play, reprit Tad. Buvons aux Chavantes, ces joyeux massacreurs, démocrates invétérés, et souhaitons-leur aussi bonne chance, car ils méritent leur liberté. A tes adversaires, Ray…

Je levai mon verre sans conviction et trouvai la pilule amère.

« Chavantes, Chavantes » … ce nom résonnait désagréablement à mes oreilles. Il m’était familier cependant, mais combien de légendes se rattachaient à lui. Après tout, étaient-ce bien des légendes, ces nouvelles colportées de bouche à oreille, des fins fonds de la brousse, apportant au monde civilisé un message de haine et de mort, une déclaration de guerre permanente ?

Après tout, qu’importait ? N’allais-je pas moi-même, sous peine de perdre la face, « dans les plus brefs délais », suivant les termes du pari, vérifier ces allégations et partir en compagnie d’une expédition brésilienne qui préparait sous le couvert, une incursion en territoire interdit afin de tenter la pacification des intouchables qui le hantent ?

— « Intouchables », « tueurs du Matto Grosso », redoutable réputation gaillardement justifiée depuis plus de trois cents ans et qui, obligeamment, se rappelait aux gens incrédules par les échos qui, à intervalles réguliers et en caractères énormes, endeuillaient les colonnes des périodiques brésiliens.

— Territoire maudit, qui vit disparaître le Colonel anglais Fawcett, son fils et leur ami Rimmels sans que jamais personne ne vienne expliquer le mystère de leur disparition. Un seul homme, Horace Fusoni, envoyé spécial de l’United Press, tenta de soulever un coin du voile de légende qui couvrait cette disparition. Il était accompagné de quinze hommes. Un beau jour, à grand fracas publicitaire, il franchit le Rubicon, en l’occurrence le Rio das Mortes, à la recherche du Dieu blanc qui, aux dires des légendes indiennes, règne dans la Serra du Roncador.

Horace Fusoni disparut, à son tour ; son expédition est définitivement considérée comme perdue.

D’autres encore, dont l’histoire n’a pas retenu le nom, sont partis, attirés vers ces terres redoutables. Que sont-ils devenus ?

Sans doute ont-ils subi le sort de Pimentel Barbosa, ingénieur brésilien qui, accompagné de sept hommes, prit la route du territoire interdit et dont les ossements, retrouvés en partie par notre expédition, reposent aujourd’hui à Sao Domingo, humble bourgade de pionniers, située sur la rive droite du Rio das Mortes.

Leur tombe est modeste. Elle voisine avec celles des prospecteurs attirés par l’or et le diamant abondant en cet endroit, avec celles des « fazeinderos » qui commencèrent à défricher au feu et à la hache des centaines d’hectares de forêt pour les couvrir ensuite de plantations d’ananas ou de manioc. Cabanes incendiées, champs ravagés, serviteurs disparus, femmes assassinées, puis finalement, au détour d’une piste, la horde silencieuse des indiens Chavantes brandissant leur arme de prédilection, la « borduna »…

Celle-ci fut la dernière vision de tous ceux-là…

Leurs cadavres aux os brisés ont été découverts par hasard et tous ces morts, et tout ce sang, ont établi une barrière solide entre le territoire interdit et les territoires soumis.

Pionniers et prospecteurs évitent les abords de ce pays inhospitalier. Quant aux Indiens qui vivaient sur les terres avoisinantes, ils ont dû émigrer ailleurs, ne trouvant pas davantage grâce devant leurs congénères farouchement hostiles à tout contact étranger.

On raconte que les femmes de certaines tribus n’auront pas assez de toute leur vie pour pleurer, suivant la coutume, leurs morts.

On évalue à vingt mille le nombre d’indiens Chavantes vivant dans les terres du Roncador. Leur territoire est grand comme la France, limité au nord par la Serra du Roncador, à l’est par le Rio das Mortes, en plein cœur du Matto Grosso. Ils veulent vivre en paix, loin de toute ingérence et jusqu’à présent, ils ont fort bien réussi, créant autour d’eux cette légende pleine de terreur qui les assure du respect de chacun.

De toute manière, la responsabilité de cet état de choses revient exclusivement aux blancs qui, à l’époque, colonisèrent le Brésil et c’est à la trahison de ceux-ci que nous devons aujourd’hui de déplorer les morts qui ornent le tableau de chasse des indiens Chavantes.

En effet, les Indiens sont sur le sentier de la guerre de manière permanente depuis l’année 1765, date à laquelle Tristào da Cunha, alors gouverneur de l’État de Goyaz, fut chargé par José Carvalho è Mello, marquis de Pombal et ministre de Sa Majesté très catholique Joseph Ier du Portugal, de pacifier les « sauvages » qui infestaient la colonie du Brésil et de les rattacher à la couronne portugaise.

Les Chavantes erraient en liberté au nord de Goyaz en compagnie des indiens Cayapos, qui furent par la suite totalement anéantis par les envahisseurs. Quoique guerriers, les Chavantes se soumirent de fort bonne grâce aux avances du gouverneur Tristào Da Cunha qui les invita à goûter aux charmes de la civilisation d’antan entre les murs de son fief, la vieille capitale Goyaz, aujourd’hui déchue au profit de Goyana.

Par milliers, les Indiens se rendirent à son invitation et le malheureux gouverneur, qui ne s’attendait certes point à un tel afflux, les vit festoyer et liquider en quelques jours les stocks de vivres de sa ville avec un redoutable appétit qui laissait mal présager des jours à venir, car les Chavantes se considéraient comme invités, et suivant leurs propres coutumes, s’étaient imtallés avec une certaine désinvolture !

Le gouverneur s’alarma. Il n’y avait alors guère de communications entre les villes et souvent les vivres manquaient… Ils manquèrent très vite à Goyaz. Ce fut la disette ; les colons menacèrent de se révolter, si ces sauvages emplumés continuaient à manger le riz de leurs enfants. Quant aux sauvages, lorsqu’ils estimaient leur ration par trop parcimonieuse, ils pillaient les boutiques au grand dam des propriétaires et se gavaient à peu de frais. Tristào da Cunha manda alors un messager prévenir les troupes portugaises de venir expulser en hâte ces redoutables convives… et un beau matin, les troupes du royaume arrivèrent, flammes au vent, pour mettre bon ordre et rassurer les mécontents. Mais les annales de l’époque racontent que, pour procéder au renvoi des invités, la soldatesque s’y prit de telle manière qu’une bonne moitié des Chavantes fut massacrée sur place et les autres boutés hors des murs de la ville à la pointe des piques…

Fort outrés, les Indiens se retirèrent très loin dans l’intérieur des terres (mais pour n’en plus sortir), et l’histoire de cette trahison. transmise et embellie de générations en générations, fit conserver aux Chavantes une haine tenace à l’égard des blancs en même temps qu’établir des frontières à juste titre réputées infranchissables.

En tout cas, partageant avec moi une existence hautement fantaisiste de bohème contemplative, mes amis ne s’illusionnaient guère quant au résultat du pari engagé avec Tad.

— Partira… partira pas, ricanaient les faces hilares au-dessus de leurs demis de bière bru.ne.

— Partira, assurais-je furieux.

Rien ne m’autorisait encore à m’engager de la sorte, mais poussé par l’esprit de contradiction qui forme l’essentiel de mon caractère et, justement parce que les gens sensés ou sceptiques s’accordaient à juger la chose impossible, je certifiais que mon départ chez les Chavantes était imminent. Ignorant encore les moyens propres à séduire le chef de l’expédition en partance, je laissais à mon étoile et aux jours à venir le soin de régler la question.

Ce fut Tad, d’ailleurs, qui, avec une suffisance hargneuse d’aventurier pantouflard commença à parler des Indiens et à réveiller en moi les velléités d’aventures qui sommeillaient depuis bon nombre d’années. J’étais venu au Brésil avec le secret espoir de pouvoir un jour m’en foncer dans les terres amazoniennes demeurées inexplorées. L’argent, hélas, manquait pour mettre ce beau projet à exécution. Il me fallait attendre une opportunité, et mes jours se passaient à l’espérer.

Aux dires de Tad, l’intérieur brésilien était truffé d’Indiens et de hors la loi, pétaradant des coups de feux qui se distribuaient avec une générosité abusive dans les villages de prospecteurs.

— Voyez Rio de Janeiro, s’exclamait-il pathétiquement … et, à deux heures d’avion de cette avenue plantée de gratte-ciel, ronflant du bruit de milliers de moteurs, essayez d’imaginer les forêts, les pampas désertiques, les colonnes d’hommes qui partent chercher la fortune et tombent sur une embuscade…

— Les démons rouges et hurlants qui pillent, tuent, incendient…

— Les Winchesters crachotantes, puis muettes, submergées par le flot sauvage, les chevaux : qui fuient, les survivants perdus dans un désert morne, agonisant sous le soleil implacable, traqués par les fauves…

— A quelques heures de Rio de Janeiro, dans un siècle de bombe atomique et de super-civilisation…

Nous écoutions religieusement ces évocations dithyrambiques, rêvant à ces terres demeurées blanches sur les cartes brésiliennes, aux Indiens qui les peuplent, à l’or et au diamant que roulent ses rivières…

Nous avions vingt ans, nos ainés peut-être trente… L’idée de pouvoir un jour fuir le littoral où nous végétions sans espoir, à la recherche de cette aventure que décrivait si bien Tad, nous donnait la force de rester à Rio et d’aller de l’avant.

Chaque soir, Tad s’exaltait, tendait ses bras maigres pour raconter ses histoires avec des accents de prophète touché par la grâce divine.

Son corps efflanqué tressaillant d’aise, il extirpait de ses poches des coupures de journaux toujours très récentes qu’il dénichait je ne sais où et lisait à haute voix. Nous connaissions bien d’ailleurs ce genre d’article exploité avec bonheur par de nombreux hebdomadaires européens qui se souciaient fort peu de la véracité de leurs informations et comblaient, au gré de leur fantaisie, les rivières de rochers d’or… (pourvu que ces rivières aient un nom sud-américain quelque peu romanesque). Ils enflammaient les imaginations juvéniles à grands coups de manchettes mirobolantes, et nous les découpions précieusement, avant notre départ, pour les coller sur un carnet où nous établissions des itinéraires fantastiques, couvrant les cartes de petits drapeaux avec des mines sérieuses de stratèges en chambre. Ce sont ces articles qui causèrent la mort de Jacques, quand, les poumons troués par la froidure des camps de concentration, voulant à tout prix gagner très vite l’argent nécessaire à son traitement, il tâta de la contrebande de parfums, puis partit à Cuyaba, dans l’État du Matto Grosso, à la recherche de cet « or » qui emplissait les colonnes de journaux.

Il revint déçu, miné par les fièvres… son mal empira, et il s’en fut agoniser dans un sanatorium des environs de Rio. Ce sont ces articles qui perdirent dans les forêts bon nombre de nos amis de rencontre qui venaient à notre petit café et nous regardaient avec un air de profond mépris.

— Comment, semblaient-ils dire, vous êtes encore là au lieu de partir là-bas ?

Ils désignaient un point très vague par-dessus les toits de la ville, et « là-bas », parce qu’ils l’avaient lu dans les journaux, c’était la richesse immédiate, certaine. Après ça, ils disparaissaient.

— Vous verrez, on reviendra riches…

Ils rêvaient de buildings, de femmes à fourrures et de voitures aérodynamiques. Ce sont ces manchettes, criminelles autant qu’inconscientes, enfantées par des journalistes en chambre, armés d’un ciseau et d’un pot de colle qui donnèrent une orientation à la grande fuite européenne d’après-guerre, à l’armée du désastre… comme je dois l’avouer, ils nous la donnèrent à nous tous qui avions adopté le genre « démobilisé écœuré ».

Combien de fois disaient ceux que nous voyions revenir des enfers de l’intérieur brésilien, ceux qui pouvaient revenir, avec leurs yeux enfin ouverts aux réalités :

— A mon retour à Paris… j’irai à « leur » bureau, « leur » casser la gueule… bande de salopards !…

Et ils pleuraient de rage, cherchant en vain sur les cartes les noms de ces villages où l’or sortait de terre et que situaient si bien les reporters anonymes…

Anonymes, évidemment, comme l’étaient d’ailleurs tous les autres articles à sensation qui rappelaient fâcheusement par leur tenue les journaux à chantage, à scandales … qui savaient si bien exploiter l’inlassable crédulité humaine.

Notre bande était une mixture de gens aux nationalités diverses, dont les éléments aussi dissemblables que la poire et le couteau, se rivaient les uns aux autres, par le besoin maladif qu’ils éprouvaient de se confier à une âme charitable pour bâtir des châteaux en Espagne, et, trouver les dix ou quinze cruseiros nécessaires à leur subsistance d’un jour. Un plat de riz parfois, des bananes plus souvent formaient l’ordinaire de ces émigrants de troisième qui passaient leurs nuits à la belle étoile et leurs journées à courir les bureaux de placement.

Des postiers, des coiffeurs, des chauffeurs, des gens aux professions très vagues qui se présentaient en masse, alors que le Brésil réclamait des bras pour travailler sa terre, des techniciens pour monter des usines…

— Vous arrivez trop tard, disaient nos anciens installés à la tête d’importantes compagnies… en 1914… Oui, c’était bien ici… maintenant, les temps sont durs… (Ils avaient un grand geste, toujours le même)… et puis vous êtes trop nombreux.

Ils étaient trop, en effet, mais j’aimerais pouvoir vous présenter plus en détail tous ceux que j’ai connus et vous raconter comment ils finirent leur carrière d’aventuriers en herbe au point d’en vomir et de tout abandonner pour rentrer au bercail et croupir dans n’importe quelle sinécure … même administrative, puis répondre au grand Bernanos…

— Oui, nous nous sommes expatriés… nous sommes partis bien loin chercher un bonheur qui était à notre porte, parce qu’après tout, le pays le plus beau, le plus riche est celui qui nous vit naitre…

Chaque jour, Tad présidant aux débats, nous entretenions avec une insistance maladive le désir d’évasion qui, au départ d’Europe, nous animait, rejetons d’une époque qui n’enfanta que des bâtards dépourvus du cran et du dynamisme nécessaires à la réalisation de leurs projets, nous consolant les uns les autres de nos déboires successifs, tant et si bien que j’en arrive à croire que, si nous ne nous étions jamais rencontrés, aucun de nous n’aurait eu le cran ni le stimulant nécessaires pour réaliser en solitaire, dans la mesure de ses possibilités, ses rêves.

Il y avait d’abord Roger, un Belge terriblement joueur qui se désespérait de ne pas obtenir son visa permanent, car il était sous le coup d’un arrêté d’expulsion qui mena­çait de réduire à néant ses prétentions de trafiquant de peaux de serpents.

Rimbaud, un Parisien bâtardé de Normand qui, avec sa gouaille et ses cravates invariablement nouées sur la même diagonale, essayait de séduire les dames mûres en mal d’affection pour leur soutirer l’argent nécessaire à l’exploitation d’un comptoir de verroterie sur l’Amazone.

Saravai, un Juif hongrois qui fabriquait des lotions capillaires dans sa chambre d’hôtel. Renvoyé pour atteinte aux bonnes mœurs, il devint mystique, jura de porter capuche et de convertir les Indiens.

Perrachi, un déserteur sicilien qui mélangeait les essences de parfum à de l’eau dentifrice, falsifiait les étiquettes et vendait très cher la mixture à ses amis de rencontre, économisant sou par sou, pour monter une entreprise de transport dans les États les plus dépourvus du Brésil.

Ahmed, un Égyptien, ex-champion de boxe, le nez cancéreux, les oreilles écrasées, traînant sa carrure lasse de bistro en bistro, couvert de dettes, toujours à l’afffût d’un verre, avec, dans ses poches, des photos qui lui rappelaient ses lendemains de victoire et dans une petite valise, des cravates et des montres qu’il vendait à la sauvette.

Johnny, un Écossais perpétuellement ivre, vivant à l’ombre d’Ahmed, qui voulait fouiller les ruines du Venezuela, découvrir un temple du soleil dont il possédait les plans et vider les souterrains des trésors qui les encom­braient. Il passait son temps à la bibliothèque municipale où il lisait avidement de vieux manuscrits, arrachant et volant les pages qui pouvaient servir de documents pour ses projets. Il vendait aussi des timbres de correspondance sur lesquels, grâce à un procédé connu de lui seul, il parvenait à effacer l’encre des cachets.

Alfred, un Américain en vadrouille, avec un goût prononcé pour les cravates à Pin-up-girl, les gins naturels, gueulant par-dessus les toits son amour de la démocratie et de l’exotisme, rêvant aux fabriques de crocodile en conserve qu’il voulait installer sur les fleuves du Matto Grosso.

Sanders, un apatride qui vendait des chocolats glacés dans une petite voiture jaune qu’il poussait sur les plages et se souciait fort peu de nos discussions, nous considérant même avec l’indulgence permise aux gens sensés lorsqu’ils ont affaire à des fous, et le raisonnable, à son sens, était de jeter des regards éperdus aux jeunes Brésiliennes qui venaient prendre leur café du soir aux tables voisines, ou alors de préparer les plans de l’exploitation en commun d’une ferme modèle dans l’état de Rio Grande do Sul.

Et enfin, Carlos, un bon gros joufflu, la lippe moqueuse, le crâne précocement dégarni, qui voyait les choses d’un œil plus placide et dont l’avis faisait poids dans nos conversations. Son expérience de la forêt était chose admise dans notre petite communauté. Au début des hostilités mondiales, il était parti dans l’État de Minas chercher la fortune dans les mines de cristal de roche dont la production, fort appréciée par les compagnies nord-américaines, édifia en quelques mois, pour certains propriétaires de terrains, des fortunes impressionnantes.

Malheureusement pour Carlos, si deux années de féroce labeur lui permirent d’envisager l’avenir sous un jour plus aimable, son retour au monde civilisé s’avéra une catastrophe, car, comme dans les histoires héroïques qui enchantèrent notre jeunesse d’entre deux guerres, il trouva sur sa route un vilain avisé qui le délesta sans façon de son pécule.

A la fin de l’année 1945, on vit arriver Carlos à Rio de Janeiro, vêtu de loques immondes, miné par les fièvres et la dysenterie.

— Vous m’en reparlerez de la forêt et de vos aventures, dit-il en manière d’épilogue au récit de ses pérégrinations. Pour moi, c’est fini et bien fini !… Heureux de m’en être tiré avec la vie sauve.

Mais, quelques mois plus tard, il était à nouveau tenaillé par le démon de l’aventure et s’accrochait au projet de Sanders, prévoyant notre fortune à tous et à brève échéance. En deux ans, ses joues reprirent l’enflure qui leur était familière, son teint jaune devint cireux, mais, à son grand désespoir, ses cheveux ne repoussèrent jamais plus.

Quant à son amertume, elle se traduisait assez souvent par les discours de tempérance dont il nous accablait.

Dernier arrivé de la collection, laissé en panne aux Antilles par un journal qui fit faillite à mon arrivée à Port of Spain, je réussis à débarquer à Rio de Janeiro et liai connaissance avec ces jeunes gens en dormant comme eux sur les bancs de la place Tiradente et sur le sable des plages de Copacabana et Ipanema.

Je fis en leur compagnie le bilan de la situation qui n’avait rien de particulièrement drôle : sans travail, sans argent, ne parlant pas un traitre mot de portugais, sans amis ni relations, avec pour tout bien un appareil photographique accidenté qui consentait à prendre des clichés à condition de serrer avec un mouchoir les charnières de la boîte mal ajustée, pour éviter le voile du négatif.

Muni de maigres références de journaliste, je représentais, je crois, le type parfait du bonhomme qui se cherche et attend l’inspiration sans se fatiguer… quoique fermement convaincu de réaliser un jour mes projets d’exploration. Or, quelques jours après cette soirée mémorable de septembre 1946, l’inspiration vint à moi sous la forme d’un aimable directeur d’agence de presse internationale qui, mis au courant de mes projets, les trouva sensés et me promit son aide si je parvenais à me faire admettre au sein de l’expédition en partance pour le territoire des Chavantes.

Les dieux semblaient me favoriser. Je bénissais l’emballement qui me fit souscrire au pari de Tad et me forçait à prendre aujourd’hui une décision enfin raisonnable. Je dus cependant très vite déchanter, car je me heurtai d’emblée à de sérieuses oppositions de la part des autorités compétentes qui faillirent réduire à néant mes prétentions.

Il est beau d’avoir la foi, plus difficile de la faire admettre aux gens indispensables à l’exécution de vos projets ; je serrais les dents, bien décidé à vaincre l’obstination de messieurs les fonctionnaires et saisir ma chance par le licol.

Commencèrent donc la période d’antichambre, les attentes vaines, les refus polis, les sourires glacés ou ironiques, les poignées de main indifférentes, l’ennui que reflètent les yeux d’un visage qui semble pourtant marquer le plus vif intérêt à votre requête, l’envie folle de tout briser et réveiller certaines personnes de leur apathie.

A vrai dire, ma situation d’étranger ne favorisait en rien l’affaire qui se corsait par surcroît, à mon désavantage, de mon ignorance totale du portugais. Allez donc séduire les gens, en petit nègre, avec une mimique épuisante, un carnet et un crayon à la main pour dessiner ce que l’on ne peut exprimer !

Et ce n’était pas tout ; affligé d’une incurable timidité, quoique parfois saisi des élans téméraires propres aux gens de cette espèce, je devais encore m’affubler d’une paire de moustaches — fort heureusement, la nature me dota d’un abondant système pileux dès mon plus jeune âge — et d’une paire de lunettes, destinées à me vieillir, car souvent l’on ne me prenait guère au sérieux ; il est vrai que je n’étais même pas majeur — autre inconvénient primordial — puisque j’avais alors seulement dix-neuf ans.

C’était assez pour abattre un mulet, tout abandonner et me laisser à nouveau glisser dans une agréable bohème. Je m’obstinai.

Après tout, je ne risquais qu’un coup de pied au cul à force d’entêtement ou alors l’abdication par usure des gens qu’affrontaient mes tumultueuses requêtes. J’opinais pour la seconde solution qui aurait justifié cette fière devise « Le monde est aux audacieux », mais la qualité de journaliste dont je m’affublais comme représentant de l’agence de Presse, au lieu de faire sérieux, comme je l’espérais, fit repousser à nouveau mes offres avec terreur.

— Journaliste … étranger … ah non, pas de journalistes, s’écriaient avec ensemble les personnes sollicitées. Ce sont toujours ces gens-là qui causent des ennuis, ils s’imaginent en voyage d’agrément dans les réserves du Canada ou des États-Unis et n’ont aucune notion du danger, alors que le moindre geste déplacé peut irriter les Indiens et attirer les foudres de la tribu sur l’expédition … heureux qui sortirait alors vivant de l’aventure… ah non, pas de journalistes !…

Prétextant le caractère secret de sa mission, le chef de l’expédition m’opposait un refus courtois mais décisif. J’étais censé ignorer le véritable but du voyage, qui, présentant un caractère semi-officiel, risquait de s’attirer, en cas d’échec, de vives critiques de la part des journaux de Rio. C’est ainsi que ma présence, indésirable parce que professionnellement intéressée, pouvait aussi suspendre la redoutable épée de Damoclès de la critique sur la réputation du Service de Protection aux Indiens.

Parallèlement à l’avance des troupes de choc de la Fondation du Brésil Central, qui défrichent et créent des voies de communication dans l’intérieur brésilien, le Service de Protection aux Indiens, sous la présidence du Général Rondon, est chargé d’assurer la bonne entente des pionniers avec les Indiens rencontrés au cours de la pénétration dans les territoires inexplorés, et, en même temps, veiller à ce que des importuns ne déclenchent par leur maladresse la rebellion des tribus soumises.

L’expédition à laquelle j’aspirais de participer était organisée par ce service qui, depuis de nombreuses années, s’efforçait de pacifier les Chavantes et semblait vouloir porter un coup décisif au prestige des intouchables avec cette nouvelle tentative dirigée par un de ses inspecteurs, Francisco Meirelles.

J’en étais là de mes essais de départ, c’est-à-dire acculé à une impasse, lorsqu’un jour, un peu comme dans les histoires de fée, je rencontrais une comtesse italienne qui m’indiqua affablement la voie propre à la réalisation de mes projets. Nos anciens avaient raison qui affirmaient que la femme est la clef de toutes les réussites. Cette comtesse donc était intimement liée à un ministre en fonction, au portefeuille vague mais honorifique… Ce fut par son truchement et muni d’une recommandation impérative que je pus enfin admettre la po&sibilité du départ.

— Per deus… un appareil photographique !… il emporte « una machina » !… mais c’est de la folie, il veut nous faire massacrer, ragea Meirelles, qui se décida tout de même à céder à mes raisons et à celles du ministre.

— Croyez-vous que les Chavantes soient des modèles d’exposition ? « sào pelados no duro … puxa ».

Je dus humblement promettre de ne pas emporter d’ampoules au magnésium et de rester sage comme une image à ses côtés, sans risquer le moindre geste, quoi qu’il arrive.

— Souvenez-vous, me dit encore Meirelles, notre devise est « Morrer si necessario for, matar nunca »[4].

Puis, comme pour s’excuser :

— Ces Indiens sont tellement susceptibles, un rien les effraie, ce sont de grands enfants qu’il ne faut ni brusquer, ni contrarier.

— Adios… atè breve se deus quiser.

— Adios…

Francisco Meirelles s’en va dans les couloirs obscurs des bureaux du Service de Protection aux Indiens, traînant sa jambe brisée au cours d’un accident de cheval, étonnamment alerte, le visage basané, moustachu, avec de grands yeux cernés, flottant dans ses vêtements trop amples…

Il m’a donné rendez-vous à trois mille kilomètres de Rio de Janeiro, à Léopoldina plus exacten1ent, humble bourgade de trafiquants et de prospecteurs, sur la rive droite du Rio Araguaya.

Quand ? Il n’en savait rien au juste. Je devais l’attendre là-bas. L’avion militaire devant me conduire à Goyana décollait trois jours plus tard de l’aéroport Santos Dumont. J’avais vaincu.

Le départ certain, restait à résoudre la question d’équipement qui n’était pas précisément celle posée à la veille d’un camping en forêt de Fontainebleau. L’aide financière de l’agence, fort chiche, me permit à peine de faire face aux premiers achats indispensables, à savoir : une paire de bottes de cuir souple, un chapeau de feutre malléable en diable, réfractaire à la pluie comme au soleil, autrement pratique que le légendaire casque colonial cher à nos explorateurs, des éperons en étoile de taille colossale et une cravache en nerf de zébu.

Les mille cruseiros du pari — car je dois reconnaître que Tad s’inclina et paya — m’aidèrent à séduire un vieux sacripant, portier dans un bouge de la Lapa[5], qui, pour la modique somme de cinq cents cruseiros, consentit à se séparer à mon profit d’un Colt calibre 38 accompagné d’une pleine valise de balles cachées sous le sommier de son grabat, en prévision de quelque siège policier.

Valise et balles coûtèrent cent cruseiros de supplément, mais je pouvais à mon tour soutenir un siège avec quelques chances de succès. Une carabine à répétition calibre 22 (cadeau prévoyant de la comtesse) compléta l’armement. Je possédais déjà l’indispensable sabre d’abattis brésilien communément appelé « Machete » dans une belle gaine de cuir avec un stylet de bonne trempe.

L’habillement fut improvisé avec les vieilles choses que l’on déniche toujours dans les placards de chers vieux bons amis. Une chemise à carreaux verts et rouges qui appartint à feu un fermier du Parana, un pantalon de cheval renforcé de cuir, relique d’une famille aristocrate dont le grand-oncle était colonel, des chaussettes dont aucune ne formait la paire avec une semblable, et des fontes d’officier de cavalerie pour enfouir toutes ces choses que je sauvais ainsi définitivement de la moisissure dans laquelle elles se morfondaient.

J’achetai en même temps que de nombreux rouleaux de pellicules pour mon appareil photographique sommairement rafistolé, des tubes de comprimés d’athébrine destinés à prévenir la fièvre et jugeant mes préparatifs achevés de façon satisfaisante, laissai le reste au petit bonheur comptant bien sur la prévoyance du chef de l’expédition.

Par ailleurs, mon livre de comptes ne mentionna jamais le détail des libations copieuses qui célébrèrent mon départ.

L’apéritif d’adieu fut émouvant. On vit Tad m’étreindre — sans doute avec satisfaction, car le chenapan paya sa dette avec une célérité bizarre et les yeux noirs de certaine secrétaire de rédaction y étaient sûrement pour quelque chose (car il est vrai que les absents ont toujours tort).

On vit aussi Carlos, sérieux comme un pape, m’offrir le hamac et la moustiquaire qui abritèrent ses rêves de prospecteur de cristal de roche. Honorables et ultimes vestiges de son aventure.

J’avais oublié ce détail d’équipement. Oubli qui eût pu me coûter très cher et l’attention de Carlos me toucha au plus haut point.

Johnny, doucement ivre, flanqué de Ahmed qui approuvait par d’énergiques dodelinements de la tête, proposait déjà de partir à ma recherche, cependant qu’Alfred, avec un sens remarquable de la publicité, me conseillait de photographier un Chavante domestiqué dégustant une bouteille de bière.

Sanders nota sur un carnet les étapes probables du voyage et me demanda d’étudier avec soin la qualité des terres et l’étendue des pâturages, me chargeant aussi de relever la latitude et la longitude des lieux qui, à mon sens, seraient les plus propices à l’installation de ses fermes modèles.

Au bureau de l’agence, un plaisantin tendit ma place de crêpe noir et je dus supporter patiemment le cortège attendrissant des recommandations amicales et les habituelles exclamations qui me remémoraient le défilé de condoléance qui couronna l’enterrement de mon grand-père.

— Mourir si jeune … un si brave garçon … pensez, il n’en reviendra pas, on dit que … on dit qu’ils … Et enfin l’inévitable finale « Il est fou à lier ».

Prévenant à l’extrême, le rédacteur en chef s’inquiète de ma biographie, alerte le photographe … je pose pour la postérité, on me demande des signatures. Le moment vint de régler mes dettes.

— Tu comprends, on ne sait jamais, disait-on, mi-sérieux, mi-goguenard.

Les vœux les plus affectueux furent portés à ma santé et les yeux des participants s’humectèrent de cette douce larme bovine qui suinte communicativement lorsqu’on serre sur son cœur l’ami très cher appelé à disparaitre.

Je partis enfin, auréolé d’une légende enviée, drainant avec moi les rêves les plus dorés de ceux qui restaient au petit café, dans les fauteuils en osier profonds et confortables… voyant leurs yeux fixés à la semelle de mes bottes ou sur la boucle de mon ceinturon comme s’ils eussent voulu pouvoir se cacher dans celles-là ou s’accrocher à celui-ci pour m’accompagner.

 

17 septembre… j’avais dit au portier de l’hôtel de me réveiller à cinq heures, l’avion partant à sept. Il le fit à trois et j’arrivai à l’aéroport à quatre heures sonnantes, dans un hall désert, sous l’œil étonné des balayeurs qui ne pouvaient comprendre semblable précipitation.

Assis sur un banc de marbre, recroquevillé sur moi-même dans une désespérante solitude, je fis un rapide examen de conscience et m’aperçus alors que j’avais la frousse. Envolée l’excitation préludant au départ, je me sentis livré au plus noir des destins, repassant en esprit les listes macabres de mes prédécesseurs et l’aventure récente d’un jeune explorateur brésilien[6] qui, après avoir participé à trois expéditions, vint mourir à Léopoldina, tué par la malaria.

L’impression ressentie à l’évocation de toutes ces histoires s’assimilait assez bien avec celle qui me clouait à la carlingue, avec mes compagnons d’armes, avant les sauts du régiment, lorsque, soldat parachutiste de deuxième classe, j’avais envie de plonger dans la fraîcheur grisante du vide et en même temps de rester rivé au fer de la carlingue.

— … le cœur qui manque, l’odeur de ferraille et d’électricité qui prend à la gorge, provoque cette contraction stomacale qui fait croire à un vomissement immédiat, la sueur froide qui coule du double casque, suit les ravines du visage, cerne les yeux, les pique, forme un lac à la fossette du menton pour couler ensuite goutte à goutte, comme un tuyau crevé, sur le parachute ventral, tout près de la poignée rouge de secours…

… L’adjudant qui hurle et se démène pour encourager ses hommes, l’avion qui tangue, la lumière rouge sur le petit cadran près de la porte d’éjection, la verte… la volonté de ne pas être lâche, de sauter, le piétinement de la file qui se raccourcit, la porte béante, le vide et le saut tout de même puisqu’il le faut et pour en finir.

Sacrée frousse. Influence de la nuit qui pèse encore sur Rio de Janeiro, de ces lumières qui cernent les découpures superbes de la baie et me font presque regretter la quiétude d’une vie hautement civilisée.

L’aérodrome s’anime, les moteurs se dégourdissent et ronflent, les gens arrivent en foule, accompagnés de parents ou d’amis, ils s’étreignent en silence avant de se séparer. Ceux qui restent, font adieu de la main à ceux qui partent.

Le soleil levant déchire la brume qui cerne le Pain de Sucre, celle qui, tenace, s’accroche aux bras du Christ Rédempteur aux proportions gigantesques, élevé au sommet du pic de Corcovado. Mon cafard se dissipe avec les premiers rayons qui illuminent la verrière immense de l’aérodrome. Je suis heureux, car c’est le départ, et qu’y a-t-il de plus beau au monde qu’une arrivée ou un départ ? que la fièvre qui les précède ou qui les suit ?

La grande aiguille du cadran de l’horloge marque sept heures…

— Aeroporto Santos Dumont… viageantes do avion militar queiram occupar o seus lugar… boa viagem… nasille le haut-parleur du hall qui nous annonce le départ et indique le portillon, donnant accès aux pistes d’envol.

— A caminho, dit le pilote…

— Vamos, répond le radio…

Le DC 4 de l’armée de l’air brésilienne prend de la hauteur. Buildings et palaces s’amenuisent, il ne reste plus rien au-dessous de nous qu’une nappe mouvante et immatérielle de brumes matinales qui s’effilochent et qui découvrent par accroc, après la mer, des terres en friche d’une platitude désespérante. De larges plaques noircies mangent le vert-de-gris d’une maigre végétation. Des colonnes de fumée montent très haut dans le ciel pour s’étaler en nuages aux reflets de pourpre, des langues de feux rongent le bistre des terres, partout des brasiers gigantesques, œuvre de l’homme qui attaque une nature ingrate, l’incendie pour mieux la défricher, pour aller plus vite, et dont les efforts dans ces immensités semblent vains.

Le radio vient à moi. Il regarde un instant par le hublot, embrasse le panorama tout entier et murmure avec ferveur, comme pour justifier à mes yeux d’étranger la désolation des terres que nous survolons…

— Notre œuvre est de longue haleine, mais qu’importe le temps, qu’importe la lutte lorsqu’elle est riche d’avenir. Les pionniers ont foi en l’avenir, ce sont des Brésiliens. Ces plaques noires, un jour, refleuriront sous la poussée de milliers de plantes domestiquées… Notre pays est grand et riche…

Des maisonnettes distantes les unes des autres de plusieurs centaines de kilomètres, ridiculement petites, sur prennent dans la monotonie des terres qui s’étendent jus qu’à l’infini sans aucun relief.

On s’effraie à imaginer l’existence des gens qui les habitent. Quelquefois, on aperçoit un village sans nom sur les cartes toujours imprécises de la région, au centre d’un lacis rougeâtre de chemins muletiers, tout près de larges étendues vert tendre compartimentées par les méandres plus foncés de la végétation qui borde les rivières et en dessine le cours dans ses moindres détails.

— Nous allons arriver à Goyana, annonce tard dans l’après-midi le pilote… attachez vos ceintures.

Première étape du voyage, récemment promue au rang de capitale de l’état de Goyaz, appelée, aux dires de certains, à prendre un essor considérable et à détrôner Rio de Janeiro comme capitale administrative du pays tout entier, Goyana, un instant aperçue sous l’aile de notre Douglas qui vire bas pour amorcer un virage et se poser sur l’étroite piste de l’aérodrome, m’apparaît comme une ville récemment soufflée par un ouragan dévastateur dont seul l’impeccable et grandiose tracé des avenues et des jardins demeurerait intact. Excepté une rangée de maisons basses, une place avec des bosquets et le palais du gouverneur, je ne vois rien pour justifier sa réputation de capitale en gestation qui, soudain, semble manquer des fonds nécessaires à l’achèvement de sa croissance.

Comme les vieilles choses abandonnées, Goyana est couvert d’une poussière rouge et impalpable qui, à la saison des pluies, se transforme en boue épaisse rendant difficile toute circulation, sinon à cheval ou par avion.

Le chef du Service de Protection aux Indiens des bureaux de Goyana vient m’attendre à la descente d’avion avec une superbe limousine dont les coussins de cuir sont couverts d’épaisses toisons de mouton teintées en orange. Nous roulons deux cents mètres, arrêt, hôtel.

— Vous êtes arrivé, me dit l’aimable personnage, demain nous aviserons pour continuer votre voyage en direction de Léopoldina. Buenas noite e ate manha se deus quiser…[7]

— Buenas… ate manha…

L’hôtel est vaste, désert, silencieux. J’ai l’impression d’être le seul locataire et comme, le soir, il y a panne d’électricité, je dîne à la chandelle en compagnie de quelques gaillards taciturnes aux larges sombreros de feutre.

  1. Secours d’urgence.
  2. Sorcellerie indigène.
  3. Village des collines.
  4. Mourir s’il le faut, tuer, jamais.
  5. Bas-quartiers de Rio de Janeiro.
  6. Hermano Ribeiro da Silva.
  7. A demain, si Dieu le veut.