Aventures au Matto Grosso/02

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René Julliard (p. 43-61).


CHAPITRE II

LE CALVAIRE SOUS LA PLUIE


DE mon carnet de route…

22 septembre, quelque part entre l’État de Goyaz et celui du Matto Grosso…

— Buenas francesinho…[1]

— Buenas…

Au travers de la moustiquaire, je reconnais Pablo, notre chauffeur, qui se penche vers moi, avec, sur son visage olivâtre, les marques de la rude fatigue qui, cette après-midi, nous a tous cloués sur nos hamacs comme des infirmes dans leurs chaises-longues.

Pablo veut une cigarette. Je la lui tends avec effort, en soulevant précautionneusement un pan de la moustiquaire.

— Quando vamos embora ? [2]

Pablo esquisse un geste vague, il n’en sait rien ; il n’en savent jamais rien d’ailleurs car les départs, pour les gens de sa race, sont assujettis à la plus haute fantaisie ; le temps ne compte pas, l’usage du calendrier n’a pas encore franchi les frontières de ces régions perdues et un solide fatalisme habite le cœur de ses habitants. Pablo est assis sur un sac de viande sèche, à côté de mon hamac, insensible aux piqûres des moustiques innombrables.

« Garde ta crasse, m’avait-il conseillé, c’est le remède le plus efficace contre ces bestioles… elis estao danados. »[3]

Pablo tire de pénibles bouffées de la cigarette dont le tabac humide ne prend pas, un peu comme les bougies de notre moteur qui, sans doute grippées, depuis deux jours restent muettes.

Sacrée panne…

Nous avons élevé le camp en bordure de la piste, dans la clairière taillée au machete à même une muraille haute de dix mètres, inextricable, compacte, élastique, formée de l’enchevêtrement de milliers d’arbustes épineux, de lianes et de palmiers nains qui croupissent à l’ombre des grands arbres, les rivant les uns aux autres comme des géants prisonniers d’une immense toile d’araignée.

Depuis Goyana, nous avons parcouru trois cents kilomètres, roulant à petite allure en direction de Léopoldina, à la frontière du Matto Grosso, lieu du rendez-vous fixé par Meirelles.

Trois cents kilomètres que j’indique d’un trait rouge sur la carte de la région en essayant de situer le lieu de notre camp. La piste que nous avons empruntée n’est pas même tracée. Comment le serait-elle, d’ailleurs ?

Ravinée en diable, étroite de deux mètres, disparaissant sous des étendues d’eau sans fin, taillée à la hache dans la végétation barbare, comme une blessure dont les lèvres cherchent obstinément à se joindre et s’agrippent l’une à l’autre de toute la force bourgeonnante des pousses qui s’enlacent et forment une voûte prête à crouler sur la piste, comme pour mieux l’accaparer et en effacer à jamais la timide trace.

Dès le départ, passagers à la fortune du pot, six hommes s’accrochaient avec une belle fureur aux caisses composant la cargaison hétéroclite du camion, faisant corps avec elles, luttant pour résister aux cahots qui, à chaque instant, menaçaient de les précipiter par-dessus bord, guettant le sifflement rageur des branches tendues comme la corde d’un arc qui giflaient à la volée la carrosserie du camion, menaçant de décapiter le premier des six malheureux qui eût osé lever la tête pour reprendre haleine… j’étais avec eux !

Seul, je crois, de nous tous, Pablo dans sa cabine étroite s’amusait comme un fou, trouvant la chose drôle, fonçant un peu à l’aveuglette dans un brouillard glauque, secoué de bonds énormes qu’il ponctuait de hourras sauvages, l’âme héroïque, son âme de métis inculte et sans malice qui imaginait vaincre la grande forêt, terreur de ses ancêtres, et la réduire à sa merci, accroché à son volant comme les autres à leurs caisses.

— Voici Pablo, notre meilleur chauffeur, c’est lui qui, une fois par mois, à la bonne saison, assure la liaison avec Léopoldina, m’avait dit au départ de Goyana le chef du Service de Protection aux Indiens. Depuis notre départ de Goyana, Pablo s’efforçait de faire mon éducation de broussard. C’était un maître en la matière.

Né dans la forêt, d’un père prospecteur et d’une mère indienne, tout gosse, il lisait à livre ouvert les pistes, le ciel, les arbres et les empreintes ; il savait harnacher un cheval, soigner les piqûres de bambous venimeux, éviter les fauves aquatiques, terrestres et volants[4], marcher pieds nus sur la rocaille ardente, parcourir des centaines de kilomètres en pleine jungle, se nourrissant d’une poignée de farine, buvant l’eau fraiche des lianes géantes, guidé par son flair d’homme des bois.

Il ne savait ni lire ni écrire, mais pouvait, comme pas un, distinguer à dix pas le serpent lové dans un trou et choisir sans hésiter le fruit comestible entre mille vénéneux. Au hasard d’une halte, Pablo me tirait par la manche, désignant une empreinte sur l’humus…

— Cette nuit, des « caetetus »[5] sont venus se vautrer ici. Ils reviendront demain, parce qu’ils sont en chasse, disait-il avec conviction. Parfois un « veado » au pelage fauve, plein de grâce et d’agilité, bondissait au travers de la piste. C’eût été une cible facile, mais Pablo laissait sa carabine accolée à un tronc d’arbre.

— Pourquoi tirer ? tu n’as pas faim ? nous avons de la viande sèche. Lorsqu’il n’y en aura plus. nous pourrons chasser.

— Regarde, disait-il encore, l’écorce de cet arbre ressemble au cuir des crocodiles, le bois est très dur, l’humidité ne le ronge pas et les fourmis non plus, il est bon pour construire un rancho, on l’appelle « jacare ». Celui-ci est un « folia larga », ses feuilles remplacent les assiettes et lorsqu’on les coud ensemble avec des herbes, on peut faire des sacs pour mettre la viande sèche, des bourses à eau ou encore couvrir le toit des abris lorsqu’il pleut… Regarde cet autre dont les feuilles sont râpeuses, c’est un « licha » ; il sert à lustrer les jarres de glaise, les crosses de fusil ou à râper les callosités des pieds et de la main. Chaque jour, Pablo m’apprenait à mieux connaître la forêt, à la voir avec des yeux d’indigène, à l’aimer pour ses ressources, à la redouter pour ses colères et ses dangers, mais il m’apprenait aussi, comme s’il avait charge de factotum, à me méfier par principe des gens que j’allais être appelé à rencontrer, de tous les gens…

— Surtout, me disait-il, tire le premier, n’hésite pas, même si tu dois te tromper, sinon c’est l’autre qui te tuera sans remords !…

Et montrant d’un signe de tête les hommes qui nous accompagnaient, il cracha par terre avec mépris…

— « Sao bandidos vagabundos… cuidado com elis[6].

En fait de bandits, ils ressemblaient plutôt à de lugubres fêtards revenant d’un bal masqué. Une bouteille d’alcool hâtivement passée de mains en mains, dégouttait sur leurs gueules hirsutes et patibulaires. Ils suçaient avidement le goulot, juraient, puis replongeaient sous un tas de ponchons de laine grisâtre, hérissés de canons de carabines et de feutres délavés. Juchés ainsi sur le camion, ils formaient un amas de bottes uniformément maculées de boue gluante, de vêtements sans nom ravaudés au fil blanc avec de larges déchirures qui montraient une peau noire ou bistrée souvent teintée par la malaria de jaune sale. Ils étaient sanglés de ceintures-cartouchières soigneusement entretenues, luisantes de balles, lourdes du colt de fort calibre et de bonne marque, indispensable pour appliquer ou imposer des règles de vie en commun et qui, chez ces hommes rudes, est le symbole de leur indépendance.

Au bivouac du soir, je les voyais graisser leurs armes, racler la boue de leurs bottes, toujours silencieux avec des mouvements lents ; noirs ou mulâtres, répondant à des prénoms compliqués, n’avouant aucune profession rentable, avec pour tout bagage un matériel rudimentaire de prospection. Si j’essayais d’approfondir les raisons de leur départ de Goyana, Pablo me racontait aussitôt (car il les connaissait bien) des histoires de meurtres ou de vol et je me souvenais alors du délégué de police d’une petite ville de l’intérieur qui m’avoua un soir avec découragement :

— Sur dix hommes, quatre sont des hors la loi ; s’il fallait procéder à leur arrestation nos prisons ne suffiraient plus et d’ailleurs, à quoi bon… l’administration pénitentiaire menace faillite et il est préférable de les voir partir encore plus loin, même de les encourager au départ ; croyez-moi, c’est préférable pour le repos des honnêtes gens et nous avons ainsi une paix relative, car nos policiers ne s’aventurent jamais à les chercher là bas…

Dans la cabine du camion, à côté de Pablo, il y avait un petit vieux, trafiquant de peaux à Saô José de l’Araguaia qui s’était installé d’autorité sur les coussins de cuir parce que tracassé par une crise de malaria. Il grelottait continuellement et serait mort en chemin s’il lui avait fallu subir les secousses infligées à ceux qui s’accrochaient à la cargaison. Il ne différait en rien des autres hommes mais était affligé d’un goître monstrueux qui cascadait sur sa poitrine et le forçait à prendre des airs bizarres pour regarder de côté.

Tu vois le goitre de ce vieux, me disait Pablo d’un ton doctoral… si tu ne mets pas de l’iode dans ton eau, tu auras le même dans six mois.

Pablo avait raison. A chaque étape du voyage, j’eus l’occasion d’admirer de splendides goitres, tant chez les hommes que chez les femmes.

— Quand partons-nous, Pablo ?

Encore un geste vague. Décidément, ce n’est pas pour aujourd’hui. Je ronge mon frein, impatient d’action, décidé à en finir au plus vite avec cette piste interminable qui, depuis Goyana, ne fait que se répéter.

Une seule fois nous roulâmes dans un paysage aux perspectives éclaircies. La piste se coulait dans une minuscule vallée encadrée de collines noircies par les incendies de défrichage. Quelques « fazendas » mettaient une note humaine dans cette solitude. Des pauvres hères travaillaient dans les champs de cannes à sucre, hérissés de mousses sauvages ; d’autres, demi-nus, conduisaient d’antiques attelages aux roues énormes de bois plein qui creusaient des ornières profondes, au pas lent d’une douzaine de zébus maigres et noirs. Des gauchos à cheval, enroulés dans leurs ponchos comme des berbères dans leurs burnous, la carabine en travers de la selle, un large sombrero sur le visage, surveillaient des troupeaux de zébus qui paissaient une herbe dure. Quelques cases, toutes semblables dans leur uniforme de crasse et de misère, de minuscules carrés de manioc ou d’ananas, parfois, au bord de la piste, une paillote croulante, des gosses qui traînent dans les flasques, une femme enceinte, tremblante de fièvre, jetant un regard éperdu et furtif au camion qui passe.

Franchies ces terres, ce fut à nouveau le fouillis hostile ; le camion qui retrouve la piste un instant perdue, encastrée entre deux murailles abruptes, s’y engage et, pour la conserver, lutte avec des cahots énormes de bulldozer et puis soudain, l’arrêt brutal, la panne.

Que pouvons-nous faire maintenant, sinon espérer un miracle de là part de Pablo qui passe des heures à farfouiller dans le moteur rebelle ; ou attendre l’arrivée d’un secours… lequel ? d’où ?

Il fait chaud, quarante-cinq degrés à l’ombre, je crois. Une température de bouilloire avec tous les quarts d’heure des trombes d’eaux qui transforment la forêt en marécage malsain. Le moindre mouvement de mon corps nu fait aussitôt ruisseler une sueur forte qui sent le cadavre. Inerte, les yeux vagues sur le plafond crevé de branches monstrueuses, j’essaie d’échapper à la fournaise pour me souvenir de l’agréable fraicheur de notre petit café à Rio de Janeiro. Il est si loin le petit café, tellement agréable, maintenant que j’en rêve et que je ne m’y morfonds plus…

Les hommes ont allumé un grand feu pour mettre en fuite les moustiques vorace$ qui butent en aveugle dans la gaze des moustiquaires et cherchent tenacement la faille, l’interstice possible par lequel ils pourraient pénétrer dans nos frêles abris et festoyer à nos frais. Comme un tonnerre dans la grande paix de cette fin d’après midi, des grognements inarticulés, des branches brisées avec fracas font bondir Pablo et dresser l’oreille aux hommes rassemblés autour du feu.

En hâte, pressentant quelque dérivatif, je me lève, enfile les bottes et, la carabine à la main, m’engage à la suite de Pablo qui déjà se coule dans la forêt, de l’autre côté de la piste et disparait. A mon tour, je suis happé par les branches flexibles, hérissées d’épines acérées ; qui ouvrent de larges déchirures dans ma chemise ; je m’enlise par endroit, trébuche ailleurs, nous avançons l’un derrière l’autre, en silence, nous rapprochant davantage du vacarme qui parfois cesse, remplacé par de petits cris plaintifs et essouflés à peine perceptibles.

Pablo est à quelques mètres devant moi. Je le vois qui rampe sur les genoux dans une sorte de coulée étroite. Il s’arrête, observe un instant, épaule sa Winchester, fait feu, bondit aussitôt dans une étroite clairière dont le centre est occupé par l’amas fantastique de racines enchevêtrées d’un arbre foudroyé.

Entre les racines, au ras de terre, il y a un trou… En hâte, Pablo coupe quelques branches et les installe devant l’orifice de la tanière, croisées comme un grillage. J’escalade les racines, maintiens les piquets solidement enfoncés cependant que Pablo engage un rameau fourni dans le trou qui semble très profond.

— Français, attention !… crie Pablo.

En même temps, je sens les piquets plier, mes bras font force pour se maintenir. Un groin baveux, armé de défenses courtes, fouine rageusement la terre, cherche à saisir les branches pour les briser… Presque à bout portant, Pablo décharge son revolver entre les deux yeux de la bête qui s’écroule, foudroyée, puis il continue à fouiller la tanière avec son rameau… C’est le silence, je lâche les piquets, rejoins Pablo, l’aide à tirer l’animal (un superbe « caetetu » d’au moins cent cinquante livres) pour le ficeler sur une branche.

Un grognement nous fait sursauter. Je n’ai que le temps de bondir sur les racines et de grimper au plus haut de l’enchevêtrement. Une masse noire fonce sur Pablo qui tombe habilement et se roule pour échapper à l’attaque d’un second porc sauvage sorti de je ne sais où. Furieusement, par deux fois, la bête laboure la terre de son boutoir, à quelques centimètres de la hanche de Pablo qui, abrité par le tronc d’un babassus, essaie de se relever.

Installé hors d’atteinte de l’animal, je tire deux coups, le blesse, il trébuche. Pablo fait feu à son tour, l’achève. La scène n’a pas duré vingt secondes, le chauffeur est assez pâle, rageur…

— J’avais oublié la femelle, murmure-t-il piteux.

Nous reprenons la coulée, nous frayant un passage à coups de sabre d’abatis, le dos meurtri par la lourde perche qui balance les deux « caetetus » solidement ficelés par les pattes, au rythme saccadé et chancelant de notre marche. C’est l’heure indécise mais brève du crépuscule tropical ; les profondeurs glauques de la forêt me donnent l’impression de naviguer dans un aquarium. Des singes criards et minuscules nous observent avec intérêt, peureusement groupés à la cime des cocotiers qui se balancent. Des toucans râlent. Des myriades de fourmis ailées emplissent les yeux, les oreilles, les narines. La perche est lourde, les deux porcs ont une odeur fauve, un peu écœurante. Soudain, c’est la nuit. Le froid me glace, le feu de camp nous oriente, les hommes n’ont pas bronché. Ils jettent un regard bref sur notre chasse. Le thermomètre indique une différence de température de 23°.

Un tapir, tué par Sylvio, mijote dans sa peau, à même le brasier, avec son groin en forme de trompe. Nous dépeçons les caetetus et les meilleurs morceaux, enfilés sur des branches élaguées, sont mis à boucaner sur les treillis de branches vertes. Le reste est laissé en pâture aux fourmis rouges. Le repas du soir est expédié en vitesse. Deux poignées de farine de manioc que chacun tire d’une main graisseuse d’un sac et jette à la volée dans sa bouche ouverte, une large tranche de tapir, une tasse de café amer. C’est fini.

Je plonge dans le hamac et m’y recroqueville, un noir gratte sa guitare, une grande lassitude m’envahit. De quoi seront faits mes lendemains ?

Cette solitude morale est exaspérante. Les ombres qui se découpent sur la moustiquaire baragouinent un jargon incompréhensible que j’ai infiniment de peine à saisir et qui m’éloigne davantage d’elles. Leur présence est tangible comme l’est celle des arbres, mais je ne la sens pas.

L’homme à la guitare chante une merveilleuse mélopée empreinte de mélancolie, scandée par Pablo qui tambourine sur une caisse vide et par les autres qui frottent des bois verts avec un son aigre. Musique primitive qui retourne à ses origines et chante le drame d’une race et de son esclavage. C’est la chanson de la mer qui roule ses vagues à l’infini, des lourdes rames qui frappent l’eau, du cliquetis des chaînes sur les écoutillee, des coups sourds de cravache zébrant les dos penchés. C’est la complainte du vieil esclave fatigué à son maitre blanc ; je la saisis par bribes, elle m’atteint profondément, telle est sa portée dans ce cadre :

— Blanc, admire ces champs, ce monde de coton,

— Mais n’oublie pas, ô maitre, que tout ça n’est pas né tout seul.

— Blanc, admire ces champs, ces terres…

— Mais tu oublies le dur travail de ce nègre déjà vieux.

— Tu sais, maître blanc, d’où viennent les étoffes de deuil, les étoffes blanches pour les mariages, le drap de tes drapeaux pour les soldats et pour la guerre ?

— Le vieux nègre a travaillé

— Jour et nuit, nuit et jour…

— Tirant de la terre froide, coton encore coton

— Pour ton bébé bientôt devenir maître.

L’homme s’est tu. Les loups rouges qui hantent les forêts de Goyaz hurlent à la mort, accompagnés par la plainte ininterrompue des cigales qui chantent à perdre haleine, jusqu’à éclater, m’a dit un vieux noir.

Elles forment un fond sonore qui maintenant fait partie de nos nuits et ne trouble d’aucune manière le silence profond de la jungle.

Le brasier meurt. Lentement, sans fumée, un orage gronde, les loups se sont tus. Parfois, on entend un cri rauque, inhumain.

— Pablo, quand partons-nous ?

— Bientôt, Français…

Serait-ce une plaisanterie ?

Non, miracle, nous allons partir, nous partons. Dès mon réveil, à l’aube, j’entendais bien Pablo trifouiller le moteur avec un acharnement remarquable et lui donner de brefs accès de toux. Maintenant, laqué de cambouis, il m’annonce joyeusement :

— Nous partons, vite, dépêche-toi !…

Les hommes lèvent le camp, rassemblent le matériel. Quelques tisons noircis marquent à peine notre passage. Demain, la forêt aura tout effacé, déjà pleine des signes avant-coureurs de sa renaissance, avec les branches taillées et saignantes de sève cicatrisante, les lianes enlacées dans une étreinte reptilienne tissent un filet tendu au ras du sol qui fait trébucher et s’étaler de tout son long dans l’humus nauséabond.

La pluie ne cesse pas. Depuis l’aube, elle tombe à grandes rafales régulières. Le vent souffle en ouragan, bien haut par-dessus nos têtes. Nous avons étendu des bâches huilées et les ponchos de laine brute. Il fait froid. Le camion se faufile dans un étroit tunnel et sursautant, patinant, geignant, se couvre de la boue des geysers que soulèvent ses pneus.

A chaque instant, il faut stopper, dégager les roues de leur gaine poisseuse, les enchaîner, combler les ornières de fagots, de bois vert ou de pierres plates, construire des passerelles emportées par les courant tumultueux nés de la pluie qui ne cesse pas une seule minute. Des arbres abattus par la foudre barrent la route, les troncs sont lourds, plient comme des fétus les barres de fer que nous glissons sous eux pour les arracher à l’étreinte de la boue. Attelés à des cordes pour tenter de les faire glisser et dégager la piste, les hommes ahannent désespérément, les mains en sang, le corps frissonnant au contact de milliers de petites bêtes qui se glissent dans les vêtements et pataugent dans la sueur. Le camion avance centimètre par centimètre, à la force des bras, sur des ponts improvisés avec des madriers taillés grossièrement à la hache et des soutiens qui plient comme pour se rompre et nous précipiter dans des bourbiers profonds.

Dans la cabine, le trafiquant de peaux vomit, tordu par son mal. Pablo se démène comme un beau diable, insultant les hommes qui ne se pressent pas assez à son gré. Puis, c’est un lac, dont on ne peut préciser la superficie, qui s’étale bêtement au beau milieu de la piste, envahissant la végétation, perdu dans l’infini des broussailles. Impossible de contourner l’obstacle ou d’établir un pont, il faut passer.

Un éclaireur annonce deux mètres de profondeur d’eau, mais il a découvert une sorte de gué qui nous permettra de franchir le lac, à condition de transborder la cargaison pour ne pas la noyer.

La piste est coupée sur trente mètres, presque en ligne droite, avec seulement une courbe raide qui nous cache la limite du lac. Nous quittons nos vêtements, et déchargeons le camion, caisse par caisse. La pluie fait mal où elle frappe, avec ses gouttes lourdes, épaisses…

En file indienne, avec sur la tête des charges de quarante kilos, grelottant de froid, les pieds crispés sur un fond vaseux, glissant, hérissé. de brindilles qui déchirent et coupent, le corps tendu, tâtonnant, de l’eau jusqu’au menton (une eau pleine du fourmillement d’une vie intense, grouillante, qui frôle, se joue sur nos mollets, sur nos ventres), nous allons lentement, le nez dans l’échine du prédécesseur, dans un équilibre osé…

La tension des muscles qui cherchent à mordre la terre fluide provoque des crampes lancinantes et de longs arrêts. Puis, le sol monte, presque en pente douce, nous émergeons, entassons les caisses et repartons.

Cinq, dix voyages, je ne sais pas, je ne sais plus, je suis crevé.

La nuit va tomber. Il faut activer. Mes pieds sont en sang. Pablo entretient le moteur…

— Terminé ! hurle un noir à l’adresse de Pablo après que nous ayons, dans un dernier voyage, déménagé les · armes et nos vêtements. Le moteur tourne à plein gaz, nous avançons dans l’eau pour mieux voir et encourager Pablo qui, cette fois, ne plaisante pas.

La machine fonce dans un épanouissement de gerbes d’eau sale, danse un instant, reprend son aplomb, fonce à nouveau. Le moteur hoquette, l’eau grimpe sur le siège… dix mètres, cinq, trois, deux… ça y est. Le camion rue pour se dégager d’une ornière. Dans un dernier sursaut il grimpe sur la berge ; emporté par la vitesse acquise, il perd sa direction, fonce sur un homme, le plaque sur un talus herbeux, et s’arrête à temps pour ne pas le transformer en bouillie.

L’homme s’en tire avec une jambe cassée. Après lui avoir confectionné une gouttière, nous le hissons entre deux caisses, attaché comme un vulgaire colis, couvert d’une cape, geignant comme une fillette. Not1s repartons. A chaque cahot, maintenant, l’homme hurle comme un damné. Parfois une bête furtive s’éblouit aux phares, s’affole et disparaît. Les heures sont longues à passer. Soudain, nouvel arrêt, un peu brusque celui-là, puisque le camion réussit un superbe tête-à-queue. Une partie de la cargaison dégringole, nous avec, ainsi que le blessé attaché entre ses caisses, qui a perdu connaissance.

Nous sommes tous barbol1illés d’une mélasse gluante et douce qui n’est autre que celle qui nous a fait déraper et qui forme une couche d’au moins cinquante centimètres. Ce sont des mangues tombées, avec la pluie, des arbres qui bordent la piste. On y patauge jusqu’aux genoux. On s’en met plein les dents, car la faim nous tenaille. C’est filandreux, avec une odeur de cire et vite écœurant. Une ridelle a été cassée. Tant bien que mal, Pablo essaie de réparer avec du fil de fer, mais de toute manière, il est trop tard pour que nous puissions penser à repartir.

Nous installons le camp à tâtons, chacun creusant sa place dans l’épaisse végétation, à coups de sabre d’abatis. J’avise dans l’obscurité deux arbres suffisamment rapprochés pour que je puisse y tendre mon hamac. Ils sont solides, quoique dépourvus de feuilles. J’installe la moustiquaire, le hamac, défais mes bottes, allume une cigarette, et m’affale avec un soupir voluptueux pour me retrouver aussitôt par terre, les côtes endolories, empêtré dans la moustiquaire crevée et le hamac renversé, un arbre sur les jambes, un autre en guise de traversin. Je jure, j’essaie de me relever, je pousse un hurlement qui réveille le camp, sort le blessé de sa torpeur, affole les perroquets. Pablo accorut avec sa carabine, il allume les phares du camion. Secoué de grands frissons, je hur1e toujours. Je m’entends hurler sans pouvoir m’arrêter. C’est malgré moi. Je ne peux pas me taire. Je sens un grouillement énorme sur mon cou, mon visage. Je vois des trainées brunes sur ma poitrine. Des trainées qui raclent comme une coulée de lave incandescente pourrait sans doute le faire. Je crois bien avoir perdu connaissance.

Quelques claques, un verre de « cachassa », Pablo est penché sur moi, J’ai la fièvre, je le sens. Je tremble nerveusement et commence à gémir, le corps brillant comme soumis aux étincelles d’une forge.

— Ce sont des fourmis rouges, m’explique laconiquement Pablo. Tu avais installé ton hamac à deux arbres creux et bourrés jusqu’à la gueule de ces bestioles. La prochaine fois, tape les troncs avec ton sabre pour voir comment ils chantent…

Je me sens enfler. Si ça continue, j’éclate. Je suis presque aveugle, les yeux couverts de bourrelets débordant des paupières, mes doigts gourds râpent mon visage tuméfié. La fièvre me dessèche la gorge. On me transporte dans le hamac installé par Pablo, mais la moustiquaire est inutilisable.

Je n’arrive pas à dormir et suis en mesure d’apprécier la douceur des nuits tropicales. La lune argentée, le ciel constellé d’étoiles… Comme si les fourmis rouges ne suffisaient pas à me dégoûter de ce romantisme bon marché, voici des moustiques qui se précipitent en bataillons serrés sur ma pauvre chair meurtrie qui en a vraiment marre, avec un vrombissement inexorable et exaspérant. Je trouve encore la force de résister, la vaine prétention d’accepter le combat contre un ennemi invisible, imbattable, acharné, qui, tel le phénix, renait de ses cendres… car plus j’en écrase, plus il en vient. Comme si la brousse tout entière mobilisait ses bataillons pour m’ôter à jamais le goût des aventures.

Je m’énerve, je rugis, je me démène, je les écrase par paquets, je me couvre de leur sang et du mien, tant et si bien que je me trouve à nouveau dans les épines, pleurant de rage cette fois, car je ne sens plus la douleur, ou, du moins, il me semble ne plus la sentir.

Des tiques rongent mes doigts de pieds, s’installent et pondent sans que je puisse faire le moindre geste pour les extirper.

Des arraignées velues qui me semblent énormes me bavent des fils d’argent sur la figure, des carapatos s’installent à leur aise sur mes pectoraux et sous mes aisselles. Tout le petit monde infâme et parasite de cette maudite jungle se donne rendez-vous ce soir sur mon épiderme, dans une conspiration sordide. Cette sacrée nuit semble ne jamais devoir se terminer, je suis mort de sommeil. La tiédeur de cloaque du réservoir d’eau n’arrive pas à cicatriser les plaies qui me couvrent des pieds à la tête et déjà gangrènent.

Heureux paysans de nos calmes campagnes, lits moelleux et profonds, draps parfumés à la lavande, confort bourgeois hier méprisé, aujourd’hui regretté, parlez-moi d’aventures…

L’aube pointe, en même temps que mes paupières tuméfiées s’ouvrent à la vie. Le café est tiède, la fièvre ne me quitte pas, je m’installe dans le camion à côté du blessé.

— Tu as eu ton baptême de la forêt, ironise Pablo.

Si seulement je pouvais lui casser la figure… mais je m’endors comme une brute je ne sais combien d’heures, pour me réveiller à Leopoldina.

Le Rio roule des eaux lourdes, le ciel est bas, la pluie a cessé, mais la malaria vient avec les nuées de mous tiques qui stagnent au-dessus des mares. Je descends du camion comme un automate, l’enflure a disparu, une grande lassitude me coupe les jambes.

  1. Abréviation familière de bonjour.
  2. Quand partons-nous ?
  3. « Ils sont damnés ».
  4. Vampires.
  5. Sangliers sauvages.
  6. Ce sont du bandits vagabonds, attention à eux.