Aventures au Matto Grosso/05

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René Julliard (p. 129-146).


CHAPITRE V

LA CHEVAUCHÉE FANTASTIQUE


O — Como vai frances… bon dias, passou bem ?[1] frances voltou…[2]

Quelques amis, des curieux, des indifférents sont là qui m’attendent au débarcadère de la petite crique et parmi eux (ô. surprise !) Meirelles, toujours pareil à lui-même et qui après m’avoir donné un « abraco »[3], m’entraîne vers la case pour me dire d’un ton placide :

— Deux jours plus tard et nous partions sans vous, tout est prêt.

Fort heureusement, je suis arrivé à temps et quoique très las, tout à la fièvre de ce nouveau et grand départ, après une toilette rapide, je fais et défais mes bagages essayant de caser dans un espace restreint tout ce que je juge nécessaire au voyage. C’est-à-dire l’indispensable.

J’astique avec soin le colt et la carabine, vérifie l’état des munitions, le fil du sabre d’abatis, place mes papiers d’identité dans un petit sac imperméable, les sous-vêtements de rechange dans les fontes avec une brosse à dents, du dentifrice, une savonnette et un rasoir, la boussole dans le gousset, un tube de comprimés d’athébrine pour prévenir la fièvre, dans la poche….

Encore trente-six heures à attendre avant de pouvoir plier le hamac et la moustiquaire pour embarquer à bord d’une des deux pirogues qui doivent nous conduire jusqu’à une plage ouvrant une brèche dans la masse dense de la forêt, de l’autre côté de la rivière, dans un territoire inhabité et plein d’embûches, à quatre cents kilomètres de ce point de débarquement, plus à l’ouest, presque en droite ligne, Sao Domingo, notre objectif, d’où nous partirons enfin pour la Serra du Roncador, au cœur du Matto Grosso, chez les Indiens Chavantes.

Pablo vient me rendre visite, il me dit qu’il a laissé son camion pour pouvoir accompagner l’expédition et m’apprend (décidément c’est le jour des surprises) que Manoel veut à toute force l’imiter et partir avec nous. Je parierais volontiers que la belle Sayança est pour quelque chose dans cette décision qui contraste fort avec les habitudes de Manoel. Peut-être chagrin d’amour…

Sayança ne me paraissait pas tellement commode. A moins qu’un soupirant de poids soit entré en lice et que Manoel ne tienne pas à l’affronter. Il préfère changer d’air, je comprends ça, avec les mœurs du pays, risques pour risques, il préfère le moindre.

Les heures passent une à une, fébriles, les selles, les couvertures, harnais, licol, mors, caisses de verroterie, de munitions, de fusées éclairantes et de matériel divers, sacs de farine, de riz et de viande sèche, du sucre, du sel et du café, des bâches et des ponchos, quelques lampes à pétrole… tout cela s’amoncelle sur la berge en un bric-à-brac invraisemblable qui, finalement, s’ordonne et prend péniblement place dans les pirogues sur lesquelles nous allons embarquer. Évidemment, notre expédition n’a rien d’une caravane publicitaire, c’est une expédition qui vit sur le pays, organisée uniquement par des gens du pays (sauf moi) et qui se passe volontiers de radio, de médecin, de pharmacie compliquée, d’armes ultra-modernes, de lits de camp et de matériel de camping en corne ou en aluminium, de boîtes de conserves, de champagne pour les grandes occasions… non, rien de tout cela.

C’est peut-être moins romantique mais certainement plus pratique. Les armes sont réduites à un colt calibre 32 ou 38, à une carabine Winchester 22 ou 44 et à un sabre d’abatis (par tête de pipe, cela s’entend).

Elles ne sont guère reluisantes d’ailleurs mais elles fonctionnent à peu près bien et tirent presque juste. Il suffit de prendre l’habitude du dérèglement de tir pour faire de superbes cartons.

Les vivres, comme je l’ai déjà mentionné, se composent essentiellement de farine et de viande sèche, la pharmacie d’un kilogramme de coton hydrophile, de quelques bandes à pansement dans une boite stérilisée, d’alcool à 90° et de tubes de comprimés d’athébrine contre la malaria.

Notre petite troupe ne manque d’ailleurs pas de chien. Les dix « caboclos » qui nous accompagnent se ressemblent comme des frères… barbes, chapeaux de feutre ou de paille (informes, crasseux), chemise en loques avec de larges déchirures, pantalon en guenille, pieds nus avec des épidermes allant du café au lait très clair au noir d’ébène, ce n’est plus une expédition, c’est une compagnie de la bandeira espagnole en vadrouille, avec ses races multiples, ses têtes brûlées et ses dialectes différents.

Le dernier engagé vient du Chili, cet autre, taciturne, le visage vérolé, est un déserteur péruvien. Gaudino est le guide assermenté de l’expédition, mais il a la conscience lourde et son visage noir, perpétuellement inquiet lui donne un air de conspirateur. Il y a même un Indien de la tribu des Parecis qui vient de l’Amazonie et n’a pas besoin de boussole pour se diriger dans la forêt…

Noirs, métis, Indiens portent en bandoulière un petit sac de toile avec quelques mètres de corde de tabac, des feuilles de maïs pour rouler des cigarettes, une tranche de viande sèche et quelques poignées de farine avec de la mélasse de canne à sucre (rapadura), une énorme cartouchière leur serre la taille, avec un colt et un coupe-coupe. Un peu moins tape à l’œil, mais certainement aussi efficace, leur arme favorite, un court stylet sans garde mais effilé comme un rasoir qu’ils portent entre la chemise et le pantalon, le manche de cuir émergeant seul.

Meirelles est chaussé de bottes à soufflets, avec un pantalon bouffant style gaucho et une veste-chemise retenue à la taille par la cartouchière qui supporte le poids d’un colt calibre 48.

— Alors, me dit-il en souriant… content ?

— Très content…

Et comme je m’étonne de le voir si calme, il me désigne le cadre de notre embarquement et me dit :

— Ça fait plus de dix ans que je vis avec ça.

Quant à moi, je suis un peu nerveux, mais je m’excuse moi-même de cette nervosité, car je suis très satisfait de mon humble personne. Je me sens l’âme héroïque, je suis l’auteur, l’acteur, et mon propre spectateur et puis, que voulez-vous, si je ne suis pas né le jour de la St-Modeste, sans être non plus le type du « monsieur moi-même », je donnerais assez cher pour être vu de quelques personnes qui, dès ma naissance, plaignirent ma digne mère d’avoir enfanté un rejeton du diable. J’étais fou, disait-t-on.

Avouez que ce n’était guère flatteur pour mon père. A force de m’entendre corner la chose dans les oreilles, je pris plaisir à confirmer ces ragots scandalisés et après avoir crié « mort aux bourgeois », farouchement, pendant plus de quinze ans, aujourd’hui, c’est mon jour de gloire.

Bottes, pantalon de cheval, chemise à carreaux, chapeau de feutre, foulard à pois vert autour du cou, le revolver sur la cuisse, pouvoir se promener ainsi accoutré sans être ridicule, s’asseoir dans une taverne et lire sur la cloison « Prière de ne pas tirer sur les bouteilles » sans s’étonner, voir des gens se couper la gorge sans crier au meurtre, et bien, je vous assure, ça vous fait homme.

— Prêt, Français ?…

— Prêt.

— Allons… atè a volta se deuo quiser…

Deux pirogues, douze hommes, dix chevaux, deux mulets vont affronter un itinéraire qui prévoit mille huit cents kilomètres de rivières plus neuf cents kilomètres de pampas désertiques et de forêts vierges.

Nous quittons Leopoldina avec un quelque chose pas très drôle dans le larynx. Sur la berge, toute la population est là, qui pousse des hourras et tire des coups de feu pour saluer notre départ.

— Atè luego amigos…

— Atè a volta se deuo quiser…

— Adios…

Adieu Leopoldina. Le courant est dur, le soleil étincelle sur la rivière, nos pirogues sont chargées à ras-bord et le moindre mouvement menace de nous précipiter dans les flots.

Par endroits, des zones pluvieuses stagnent sur le fleuve et lorsque nous les traversons, une avalanche de gouttes énormes trempe notre pirogue et nous fait grelotter. L’embarcation qui nous précède a disparu dans la brume. Le matériel est recouvert d’épais ponchos de laine brute. On distingue très mal à cinq mètres ; l’eau est noire, les racines tourmentées des arbres qui forment sur la berge an mur infranchissable, apparaissent très vaguement et créent de dangereux remous.

Des épaves dérivent entre deux eaux et heurtent la coque comme des boutoirs, nous précipitant les uns sur les autres. Les brumes franchies, un soleil éclatant rôtit nos épidermes et rend insupportable la réverbération. Des envolées de gros oiseaux blancs nous dépassent. Le spectacle familier des berges du Rio Araguaya n’émeut plus personne avec l’inévitable défilé de ses murailles croulantes de lianes épineuses, ses arbres géants pleins d’une vie intense et mystérieuse.

Deux heures plus tard, nous abordons une berge glissante comme une planche savonnée qui fait apprécier à chacun de nous la mollesse d’une épaisseur de boue nauséabonde. L’empreinte de nos bottes efface celle des reptiles et des oiseaux. Un squelette de crocodile achève de jaunir. Nous profitons de cette courte halte, pendant laquelle les « caboclos » vont chercher les chevaux, qui nous suivent par voie de terre, pour préparer les paquetages et vider les pirogues.

Soudain, un coup de feu éclate et un noir tombe, les mains sur son ventre. Il a perdu connaissance et lâche le fusil qu’il venait d’armer et qui a buté malencontreusement sur une souche, occasionnant la décharge de l’arme. La plaie est un trou noir et fétide grand comme une pièce de cent sous. Il n’y a rien à faire. Après un bandage sommaire, plutôt par acquit de conscience et parce que l’Indien Karaja, qui nous a guidés jusqu’ici, va retourner à Leopoldina, nous embarquons le blessé dans une pirogue et il s’en va au fil de l’eau, geignant faiblement.

Nous ne sommes plus que onze, et augurons assez mal de l’avenir. La consternation règne sur tous les visages.

Soucieux, Meirelles s’approche.

— A propos, me dit-il, ce n’est pas le moment de piquer une crise d’appendicite ou autre chose semblable. Tout ce que l’on pourra faire pour vous, c’est vous aider à vous résigner ou abréger vos souffrances d’une balle de colt. Nous ne pouvons compter que sur les moyens du bord qui, vous le savez, sont assez réduits. Pas de médecins à moins de mille kilomètres d’ici, c’est-à-dire deux semaines de cheval. Il est impossible de détacher des hommes pour accompagner un blessé éventuel : ce serait un jeu d’enfant pour les Indiens de les massacrer. Les plaies gangrènent vite, la pourriture fait plus de chemin en dix minutes que nos meilleurs chevaux en dix heures, le corps enfle comme une outre et se décompoee de suite. Alors on creuse un trou en hâte au bord de la piste, on vous y dépose pieds nus, avec sur la tête un mouchoir, un léger tumulus de pierres plates, des branches tressées en croix… les fauves rôderont vite, griffant la terre et les pierres jusqu’à déterrer votre cadavre et s’en repaitre, laissant les os épars, nettoyés aussitôt par les fourmis rouges…

— Brrr… c’est gai… me voilà averti.

— Croyez-vous que le blessé s’en tirera…

— Dans de pareilles conditions une blessure au ventre ne pardonne pas, me répond Meirelles.

Les chevaux sont arrivés, le camp rapidement installé prend une allure de kermesse, le soleil n’est plus, les flammes du foyer donnent aux êtres et aux choses un relief inquiétant.

Nous dévorons en silence quelques tranches de viande sèche passées au feu, les mâchoires forcent pour assouplir et ruminer la viande racornie. Du riz cuit dans une grande bouilloire. Nous puisons avec les mains dans le récipient et malaxons des boulettes pour accompagner la viande. Les appétits calmés, après le café, le camp s’en dort. Des loups hurlent, parfois un perroquet s’affole et bute dans les fourrés. De la clairière voisine, les chevaux, les pattes entravées, hennissent aux étoiles…

Je me réveille soudain en sursaut…

— Vamos rapaz esta na hora…[4]

Pablo vient d’entrouvrir ma moustiquaire. L’aube pointe déjà, la brousse est silencieuse mais les eaux revivent du froissement de milliers d’ailes qui les griffent à la recherche de leur proie.

Le feu attisé flambe : tout est humide alentour, glacé. Le café brûlant vient à point nous ravigoter.

Si mes souvenirs sont exacts, nous sommes aujourd’hui le douze octobre. Le soleil brille enfin dans un ciel limpide, il fait bon maintenant, tout à l’heure on crèvera de chaleur. Les chevaux sont amenés et rapidement harnachés. Le mien est fauve, je l’appelle aussitôt « Clairon », monte en selle et m’aperçois qu’il est assez rétif et surtout très nerveux. Je le caresse de mon mieux et tâche de m’en faire un ami. Mais comprend-il le français ?

Mon voisin immédiat est Duke, un noir sympathique et méticuleux qui prend un soin extrême du banjo pend à sa selle et passe son temps à écraser à coups de cravache les énormes guêpes qui viennent, avec une prédilection toute particulière, trottiner sur mes omoplates. Gaudino conduit la marche, après Gaudino vient Meirelles perdu dans ses pensées, puis Pablo qui fredonne des sambas. Manoel est en queue et mal réveillé, peste contre les deux mulets qu’il a pour mission de surveiller et qui sont chargés de tout le matériel.

Nous allons au petit trot. Aussi loin que la vue s’étende c’est le « serrado », cette pampa typiquement brésilienne parsemée de maigres bouquets d’arbres qui se ressemblent tous, avec des buissons épineux qui marquent les pattes de nos chevaux de zébrures sanglantes. L’herbe est rare, coupante comme un rasoir, avec des éclats métalliques.

Pas d’oiseaux, pas de fleurs, seulement de temps à autre quelques troupeaux d’antilopes qui fuient à notre approche.

Les chevaux ruent sous les piqûres d’énores guêpes qui les harcèlent, hennissant de douleur, ils menacent de s’emballer. Je calme Clairon de mon mieux et promène sur son pelage ruisselant de sueur des rameaux feuillus. Mais ces sales bestioles reviennent toujours, ivres de sang, d’une hardiesse étourdissante, s’inscrustant sur les poils du cheval comme des tiques. Je souffre pour ma monture qui tremble sous l’élancement des terribles aiguillons et, au risque d’être désarçonné, me livre à un combat épique pour la soulager.

Le soleil maintenant très haut dans le ciel, brûle.

Combien ont rêvé de semblables chevauchées dans la pampa (un peu comme au cinéma), la carabine au travers de la selle et le poncho sur les épaules ? Combien différente est la réalité ! Bien vite commence le désenchantement : l’ennui, la fatigue d’abord, la soif ensuite, puis la faim, la faim surtout, car farine et viande sèche sont rationnées. Sans doute en prévoyance de sombres événements.

Adieux beaux rêves, adieu cow-boy, chevauchée héroïque…

Le ventre creux, le dos voûté, tu chemines en silence et comme tout le monde, au lieu de gigot rôti dans sa graisse, tu mâches et tu remâches une viande sans saveur accompagnée d’une farine pailleuse, caillouteuse, abominable.

Le gibier à poils ou à plumes est rare dans la pampa. De toute manière il faudrait avoir le temps de le chasser et des munitions à gaspiller. Ce qui n’est pas notre cas.

A dix heures du soir, après avoir fait cent dix kilomètres (ce qui sera la moyenne journalière de notre chevauchée) nous arrivons à une cabane de trafiquant de peaux, relais des solitaires — très rares — qui s’aventurent dans cette région, objectif des incursions indiennes qui, à chacun de leurs passages migratoires, la brûlent après l’avoir pillée, mais que l’infatigable ténacité de son propriétaire fait renaitre de ses cendres.

Il obéit on ne sait à quel mobile, car il est seul habitant d’une portion de terres incultes dont la superficie égale au moins celle de dix départements français, sinon plus.

On n’y trouve d’ailleurs rien à manger ni à boire. mais c’est un relais tout de même, parce qu’il est coutume de s’y arrêter et que l’on y échange des nouvelles.

Les « caboclos » s’installent aux environs de la cabane. Le trafiquant nous offre une place auprès de son feu et nous causons.

Petit, barbu, très maigre, ne payant pas de mine, mais possédant une bonne fortune à Rio de Janeiro, depuis trente ans, Sandro s’aventure aux quatre coins du Matto Grosso pour acheter des peaux, aussi bien chez les fermiers et les chercheurs de diamants que chez les Indiens dont il parle le dialecte. Il négocie ensuite les cuirs de pumas, de crocodiles ou d’antilopes à Leopoldina où, une fois par an, il va se ravitailler en vivres et en munitions. Les bénéfices de la vente sont appréciables : Sandro pourrait, s’il le désirait, se retirer des affaires, mais cette vie aventureuse est sa raison d’être. Il la continuera jusqu’à sa mort. Nous lui apprenons l’accident survenu à notre porteur et il hoche la tête.

— La vie n’est pas de roses ici, étranger, dit-il en s’adressant à moi. Vous écrivez, moi, si je savais écrire, j’aurais beaucoup de choses à raconter. J’aime cette terre pourtant. On y crève facilement et sans remède… c’est un moyen de sélection comme un autre, seuls les forts ont le droit de vivre… ma femme (car j’étais marié) est morte dans cette cabane, il y a bien longtemps, j’étais presque un gamin, j’avais votre âge, dix-neuf ans… mettant au monde mon fils, un jour que j’étais parti à la chasse. Les femmes accouchent toutes seules chez nous… je ne sais pas ce qui s’est passé. A mon retour à la maison, je les ai trouvés tous les deux encore unis par le cordon.Ils étaient morts…

— Tiens, Meirelles, au fait… tu sais que la Maria est morte ?

— Quand ?

— Oh, il y a quelques mois. Je suis passé à leur ferme pour voir les peaux qu’ils vendent et leur acheter un peu de sel parce que je n’en avais plus. Le Pedro m’a raconté qu’elle était allée chercher du miel dans la forêt avec sa nièce et qu’elle a voulu monter sur une grosse branche pour cueillir une belle ruche… la branche a cassé, elle est tombée ; la nièce est venue avertir les hommes à la « fazenda » ; lorsqu’ils sont arrivés, elle agonisait.

— Pas de chance, la Maria…

— Ni le Pedro. Le voilà seul maintenant.

Tard dans la nuit, un Indien Javahé en marche pour les campements d’été de sa tribu, s’arrête à la case pour demander du tabac. Sandro lui en donne un demi-mètre et reçoit en échange un superbe cuir « d’onca pintada » (panthère mouchetée). Assez grand, les épaules chargées d’une lourde hotte dans laquelle (parmi un bric-à-brac de flèches et de poteries) se prélasse un bébé de quelques mois, le Javahé est nu, à l’exception d’un pagne d’écorce qui lui ceint une partie des reins. Il parle un dialecte guttural, auquel Sandro répond avec aisance. Au matin, il nous quitte d’un pas souple malgré la charge qui aurait ployé un fort des halles, son arc et ses flèches dans la main droite et vissée à ses lèvres, une pipe, cadeau de Sandro, bourrée d’un tabac âcre dont l’odeur persiste alors que l’homme a déjà disparu dans la pampa, derrière les bouquets d’arbres épineux.

Nous sellons nos chevaux et faisons nos adieux au solitaire qui tend sur un treillage de bambous, pour l’exposer au soleil, la peau encore fraiche de la panthère dont l’odeur fait renâcler les chevaux.

Très lentement, au-dessus de l’horizon, s’élève la masse sombre de la forêt, nous chevauchons toute la journée, le ciel se couvre d’énormes nuages chargés d’électricité. Des éclairs strient la nuit qui tombe soudain. Nous montons le camp à l’aveuglette. Le vent souffle avec furie. Impossible de tendre les hamacs ou d’allumer un feu. Après avoir rongé un peu de viande crue et avalé un peu de farine, nous couchons sur les selles accolées à des arbres, emmitouflés dans les ponchos, serrés les uns sur les autres. Sous les rafales glaciales du vent, les chevaux entravés, énervés par l’orage hennissent. Puis, il pleut a gros paquets. L’eau tombe toute la nuit comme d’une déchirure, meurtrissant le corps partout où elle frappe.

Nouvelle aube, nouveau départ. Nous partons trempés comme de jeunes chiens et chevauchons sans flamme sur la piste transformée en patinoire. Je suis harassé, sale, barbu, mal à l’aise.

Nous essayons de forcer la marche sur un terrain détrempé. Par endroits, les chevaux traversent de véritables lacs, il faut se hisser sur les selles et maintenir le paquetage. La farine est humide, la viande verdit : chose plus grave, mon appareil photographique, tombé dans la boue, est à peu près inutilisable.

La faim se fait sentir avec une insistance déplacée. Je mange un peu de farine, mais la digestion me cause des douleurs d’estomac intolérables.

D’énormes poissons se prélassent dans une rivière dont les eaux limpides laissent apercevoir le fond sableux couvert par plaques d’une végétation chevelue. Le courant quoique invisible est violent, nos montures traversent la rivière avec difficulté, elles hésitent, perdent le gué, ruent pour se dégager de l’étreinte des herbes, s’enfoncent dans les trous, s’affolent de l’approche de crocodiles toujours à l’affût de viande fraiche. Pablo tire sur un museau qui s’approche outrageusement de sa monture. Le saurien se retourne, découvre un ventre vernissé de blanc, fouette l’eau de sa queue et disparait.

Hennissant et tremblant, les chevaux prennent enfin pied sur l’autre berge et escaladent une pente abrupte, manquant de nous désarçonner. Le matériel est dans un état pitoyable.

Puis, c’est la forêt, abrupte, hostile.

Les chevaux trébuchent et s’agenouillent les uns après les autres dans le bourbier ; éperons et cravaches ne les animent plus. Clairon, docile à ma voix, se laisse guider ; penché sur son encolure, je l’encourage doucement. Les caboclos ont sorti les sabres d’abatis de leur gaine de cuir. Ils ouvrent une piste dans la forêt à grands coups méthodiques et avancent mètre par mètre. Il pleut toujours.

En un instant, nous sommes prisonniers de la végétation qui nous cerne de toutes parts, ruisselante de lianes moussues, avec d’immenses floraisons de palmiers nains et de bambous énormes et épineux.

Pas une éclaircie. Tout est sombre et silencieux. Il est presque midi et c’est encore l’obscurité. L’humus sert de couvercle à des « arroyos » croupissants, des racines monstrueuses se tordent, figées au-dessus du sol comme dans des convulsions.

Les chevaux s’effondrent dans des trous de vase et renâclent pour continuer de l’avant, les hommes hurlent pour se donner du courage, injurient les montures, se dressent sur leurs étriers et à grands coups de sabre décapitent les branches.

Ceux qui vont à pied coupent à la base des bambous de vingt centimètres de diamètre, avec des épines noires et acérées. Il fait une chaleur atroce, la sueur ruisselle, des insectes tombent de la voûte en même temps que de lourds paquets de lianes qui chutent sur nos épaules, manquent de nous assommer et nous enveloppent d’un filet élastique.

Partout de l’eau, des vapeurs semblent sortir du vert sombre et fuser au-dessus des frondaisons happées par d’invisibles courants d’air. Il n’y a pas de vie possible ici, sauf, peut-être, pour les serpents qui glissent à une vitesse vertigineuse et dont on n’aperçoit que l’étirement jaunâtre.

Pablo tue une énorme araignée crabe, aux pattes velues, il l’embroche avec son sabre, la brandit sur sa tête (après lui avoir coupé une patte comme amulette), la rejette (immonde, grosse comme un fond d’assiette) dans la vase où elle coule aussitôt avec des bulles.

— Vamos, rapaz, crie Meirelles[5].

— Vamos, répondent les hommes en taillant de plus belle dans la forêt qui nous livre passage comme à regret.

Les bêtes ont le ventre en sang. Clairon trébuche et menace de me laisser en panne ; je frappe avec la cravache aux endroits les plus sensibles, las de creuser de mes éperons ses flancs qui halètent…

Il faut en sortir, il le faut. Et Clairon, ranimé, menace de s’emballer, il fonce dans les fourrés, se frotte aux arbres pour se débarrasser de moi, essaie de se rouler par terre.

Il ne pleut plus, il tombe une bruine visqueuse qui se mêle à la sueur. Des moustiques attaquent, on se gifle à la volée, on hurle fou de douleur ou de rage, des milliers de dards pénétrant à la fois les chairs. Les branches épineuses mettent nos vêtements en lambeaux. Le cuir des selles, celui des bottes sont écorchés comme au contact de fils de fer barbelés.

Un énorme sucuri de huit à neuf mètres glisse d’un arbre. Meirelles tire, mais le reptile a déjà disparu.

Nous avançons avec plus de précautions, scrutant au-dessus de nos têtes les frondaisons sournoises, appréhendant la chute de quelque corps mou et visqueux qui aurait tôt fait de nous broyer.

Mais bientôt la forêt s’éclaircit, par endroits on voit le ciel…

Un toucan au gros bec s’affaire à piqueter un tronc ; des envolées de « piricitis »[6] bruyants et minuscules suivent un couple de « garibas »[7] qui se démène ·avec une mimique amusante.

— Ouf, dit Meirelles…

— Ouf, dis-je, en écho…

Devant nous la pampa s’étend à nouveau, à peine limitée par les découpures bleuâtres de la Serra de Sao Domingo. Nous essayons sans grand espoir de forcer les chevaux qui sont à bout et se trainent péniblement, mais ils se refusent à sentir l’écurie toute proche et n’accélèrent pas leur trot. Nous arrivons enfin, affamés, exténués, travaillés par la fièvre et la dysenterie, le corps ardent de piqûres, couvert d’ulcères.

Nous avons fait les trois cent quatre-vingts kilomètres du parcours en trois jours, voyageant sans arrêt de l’aube à la nuit : à cheval et dans des conditions pareilles, c’est presque un record.

En attendant le repas du soir dans une case minuscule qui doit compléter la douzaine d’habitations qui forment Sao Domingo, j’en profite pour m’épouiller des colonies de parasites qui ont pris pension sur mon épiderme et je regrette sérieusement l’absence d’une jeune et dévouée Indienne Karaja, qui aurait trouvé à cette besogne, tout en m’apportant le réconfort de son aide, une succulent supplément à son petit déjeuner. Le hamac installé, le cheval débridé, paissant en paix dans le bois, tout à mon épouillage, je n’entends pas Meirelles qui m’appelle pour déjeuner et je sombre dans un profond sommeil.

Le matin est bien vite arrivé, la journée s’est écoulée comme à regret. Les hommes préparent des embarcations pour le départ du lendemain, je traine dans le village désert.

Le soir, il y a bal en notre honneur. Les tambours résonnent, les chants s’élèvent et les « caboclos » ayant au bras des femmes de couleur dansent avec frénésie.

Je suis allé me coucher tôt. Je suis crevé.

Demain il faut partir encore…

  1. Comment ça va, Français, bonjour, tout est bien ?
  2. Le Français est de retour.
  3. Accolade.
  4. Allons, garçon, c’est l’heure.
  5. Allons, garçons.
  6. Petit perroquet vert.
  7. Singes.