Aventures au Matto Grosso/04

La bibliothèque libre.
René Julliard (p. 97-Ill.).


CHAPITRE IV

L’ENFER DU DIAMANT


2 OCTOBRE… huit heures du matin, par temps clair avec trente degrés à l’ombre.

Manoel s’affaire aux derniers préparatifs de notre voyage chez les chercheurs de diamants et entasse les sacs de vivres, les armes et les ponchos, dans une étroite pirogue longue de sept mètres, creusée au feu, puis taillée à la hache dans un tronc de « sucupira » et que les indigènes appellent « uba ».

Une femme, Sayança, nous accompagne. Elle connaît parfaitement la région et va nous guider de rivières en rivières, jusqu’au Rio das Garcas, partout où l’homme fouille la terre et lave le sable à la recherche du charbon maudit.

Drapée dans un pagne d’étoffe légère, le visage à peine variolé, de splendides cheveux noirs descendant jusqu’aux hanches, une peau mate et chaude, des yeux légèrement bridés, d’un laconisme exaspérant, Cayança, panaché africano-sino-européen, n’est pas sans attraits. Son pagne est un poème, fort décent d’ailleurs, mais aux combinaisons multiples. Il se transforme à l’occasion en maillot de bain inédit et suggestif, épousant parfaitement les formes d’un corps sculptural, évitant les complications gênantes du rhabillage ; une bonne odeur de chien mouillé est le seul inconvénient notoire de l’opération. Pour la pluie, les pans rabattus sur la tête au détriment de l’ensemble forment capuchon ; aux heures des repas, un petit carré découpé dans le bas, sert de filtre à café. Sayança est, comme on le voit, une femme pratique et agréable, chose qui n’est pas sans émouvoir la paresse chronique de Manoel qui s’accommoderait fort bien d’une épouse de la sorte.

Manoel, comme il se doit, est pieds nus, son chapeau de feutre sert à recueillir l’eau de la toilette et celle des repas, d’ailleurs le chapeau vaut le pagne et les jours de fête au village, les femmes dansent sur ses larges bords ; exercice chorégraphique du plus haut intérêt qui suscita toujours mon admiration.

Quant à la pirogue, elle se révèle d’une instabilité redoutable ; péniblement tassé dans un coin, entre deux sacs et une caisse, je regarde d’un œil mélancolique les berges du Rio, prévoyant le moment où, après avoir fait naufrage, nous devrons les atteindre. Mais la sûreté de pagaie dont fait preuve la belle aux cheveux longs me rassure. Accroupie à l’avant, avec une ardeur silencieuse, Sayança plonge dans l’eau verte, une courte rame jamais défaillante, cependant que Manoel s’épuisant à suivre la cadence, tout en protestant à grand renfort de jurons, scande son effort de râles attendrissants.

Criques brûlées, étroites lagunes à la végétation luxuriante, paysage cent fois répété, jamais renouvelé, chaque coude de rivière apporte ses inévitables perspectives tourmentées d’arceaux et de branches blafardes qui griffent la nappe lisse du courant.

Des singes criards et minuscules gambadent et pirouettent, des perroquets éternels rouspéteurs jacassent et jettent à la volée leur cri rauque. Le soir, alors que le rio se teinte de mille nuages empourprés, les frondaisons de la forêt vierge prennent du relief, les bruits sont pleins de terreur. Quelques feux dansent et se reflètent sur la courbe blême d’une plage.

— « Garimpeiros »[1], dit tout à coup Sayança.

Deux hamacs, un four de terre noire, des calebasses et au travers du toit de la cahute, le ciel et ses étoiles. Je suis clans la maison d’un chercheur de diamants.

L’homme est très vieux, son visage hâlé, brûlé par le soleil, est crevassé de rides, ses joues sont creuses et lors qu’il rit, on voit le trou noir de sa bouche édentée. Sa barbe courte et frisottante est blanche comme ses cheveux, mais le corps est encore svelte et musclé.

Il ne sait pas très bien quel est son nom : on l’a toujours appelé Canario. Il ne s’inquiète pas outre mesure des formalités de son état-civil et roulé dans son poncho, après avoir bu une large rasade de ma bouteille « d’agardente », il raconte ses histoires qui n’ontt rien de merveilleux ni de poétique, qui n’évoquent en rien les belles légendes que racontent certains voyageurs, car il n’est plus question de paillettes rutilantes sur des fonds sableux ni de diamants énormes, ni de fortunes miraculeuses, mais de beaucoup de travail pénible, de misère, et de souffrance pour gagner une poignée de farine et assurer sa subsistance en croyant à la venue de jours meilleurs.

Sa femme est assise sur une peau de puma ; elle pré pare de la « faroffa », un mélange de farine de manioc et de viande séchée au soleil qui est l’ordinaire habituel des chercheurs de diamants et de tous les habitants de ces régions désolées.

C’est une vieille femme laide, avec un goitre et des seins flasques, qui branle la tête en parlant toute seule.

Sayança racle du tabac dans une feuille de maïs et roule un gros cigare qu’elle attache ensuite avec une ficelle.

Manoel dort déjà, il n’a jamais autant travaillé. Le foyer, qui éclaire par intermittence, donne à sa barbe des reflets cuivrés.

Dans des berceaux tressés à l’indienne, suspendus aux branches du toit, deux gamins font semblant de dormir et nous épient avec leurs grands yeux noirs.

De la viande, enfilée dans des lanières d’écorce, sèche à la fumée du feu.

— C’est dur, dit Canario qui à ma prière raconte sa vie.

Dès qu’il sut marcher, son père lui enseigna l’art difficile de repérer les bonnes terres et de distinguer dans le gravier lavé le diamant du cristal de roche ou de la pierre roulée. Puis, le père est mort au cours d’une chasse au léopard, Oanario a hérité du matériel de garimage, acheté une autre pirogue et couru sur les rivières. Il avait alors quinze ans. Il a trouvé un bon placer, s’y est installé. Le placer était riche et Canario a gagné de l’argent, mais • comme il était jeune, d’autres sont venus qui l’ont roué de coups pour mieux le voler et l’ont abandonné sur une plage déserte. Il s’est cramponné à une épave qui filait sur la rivière et avec ses mains a pagayé pendant plusieurs jours en suivant le courant, harcelé par les crocodiles qui essayaient de la happer et attendaient la défaillance qui l’aurait obligé à lâcher prise et à se laisser couler dans la rivière. Des Indiens l’ont recueilli. Un poisson-tigre, au passage, l’avait mordu, arrachant un gros morceau de la chair du mollet. L’os était à nu… un sorcier l’a soigné. Lorsqu’il a été rétabli, il a tué un homme pour obtenir le matériel nécessaire à la prospection, puis il a recommencé à courir les rivières.

La chance… il a cru l’avoir : un gros caillou d’une vingtaine de carats… mais qui avait une faille et des points noirs ; on ne lui en a donné qu’une misère, alors qu’il se croyait déjà très riche.

Tout de même, avec son argent il est allé au village chercher une femme parce que, tout seul la nuit sur les plages, ce n’est pas drôle et qu’avec ce satané climat, le temps paraît bien long.

Un de ses amis était sans crédit, tué par les fièvres, incapable de travailler. Parce que c’était un ami, il a payé le crédit et pris la femme. C’est la coutume, pas d’église ni de mairie (les liaisons durent ce que dure la chance du prospecteur).

Quant aux enfants, ils vont parfois à l’école, lorsque le village est proche et qu’il y a une école, mais ils apprennent toujours à chercher le diamant avant de savoir lire ou écrire. L’instruction est le cadet de leurs soucis, leur vie est dure mais simple, et ils ne l’encombrent pas de philosophie.

Lorsque quelqu’un meurt, on le dépose dans un trou de la plage, quelque temps après, un orage efface le tumulus et balaie la croix, on ne sait plus où est la tombe, il y a seulement un peu plus de travail. Les jours fériés n’existent pas dans le calendrier du « garimpeiro » ; toute la famille travaille sans arrêt tant que le soleil éclaire la rivière.

Canario, pour sa part, est aidé par le compagnon de sa fille et les gamins qui sont nés de cette union. Il y a loin du placer de Canario au village. Chaque semaine, sa femme prend la pirogue, et, en compagnie du plus jeune des fils, remonte le courant pour aller au ravitaillement.

Les repas ne sont guère variés : la pêche et la chasse n’apportent qu’un faible appoint, car Canario n’a pas de carabine et puis, d’ailleurs, les munitions sont trop chères. La première chose achetée par le « garimpeiro » est cependant un colt de bonne marque et de gros calibre. Pour le reste, ça ne presse jamais.

Avant de manger il faut pouvoir se défendre. Aventuriers, hors la loi, évadés de bagnes et de centrales sont autant de dangers qui valent tous les fauves de la forêt et tous les Indiens encore insoumis. Ils sont là pour le diamant, et si la chance ne les favorise pas, ils l’aident un peu et ne s’inquiètent pas des conséquences. La seule justice est la loi du plus fort ou celle du plus malin, le revolver remplace l’avocat, sauvegarde pour les uns, instrument de travail pour les autres, lorsqu’on n’a plus rien à perdre, ou risque tout et si l’affaire fait un peu de bruit, on prend le large. Les mémoires sont courtes.

Ils partent à n’importe quelle condition, me dit Canario, pour des placers dont personne ne voudrait, La police ne s’avisera jamais d’aller les chercher. Mais ils n’aiment pas le travail, ils se lassent et cherchent l’occasion de perpétrer un mauvais coup. Elle arrive, car il est difficile au chercheur heureux de cacher son succès. Lorsque, par miracle, on découvre du beau diamant, le secret serait une torture qui ne serait même pas payée par le prix de la trouvaille. Le village est en liesse, on danse, on boit aux frais de l’heureux chercheur, les revolvers partent tout seuls. Les cris d’allégresse vont réveiller le « capangueiro » [2] qui se précipite, examine la pierre avec sa myopie spéculative d’homme d’affaire avisé. Il calcule rapidement le crédit accordé à l’heureux propriétaire, le déduit de la valeur approximative du diamant et paye. Aussitôt le « garimpeiro » met un billet de cinq cents cruseiros dans le canon de son revolver et décharge le barillet suivant le rituel des chercheurs de diamants.

Le bruit des détonations répercutées de placers en placers annonce à ceux qui peinent que l’un de leurs frères de misère a eu la grande chance de sa vie, la première, sans doute la dernière.

Les chercheurs s’arrêtent un instant et posent leur tamis sur le sable, ils lèvent la tête suivant l’écho de la fusillade, devinent l’endroit de la rivière d’où partent les détonations et se replongent avec une ardeur nouvelle dans leur travail.

« Mais vale un gosto que seis vintems[3]… > dit un proverbe des chercheurs de diamants.

Lui a trouvé, pourquoi pas moi ? L’espoir est la dernière des choses à mourir. Ils baissent la tête et cherchent fiévreusement, car chacun croit être le prochain élu.

Autour du triomphateur de cette journée mémorable qui prend vite place dans la légende, les autres se réunissent et cherchent à grapiller un peu de la fortune qui lui échoit. Ils essaient de lui vendre tout ce qu’ils possèdent, le foulard vert qu’il aimait tant, les bottes à soufflets, la carabine à répétition… on flatte les instincts et les désirs de l’homme qu’affole cette fortune subite.

Tous boivent et s’affalent ivres morts. Il paye. Ce jour là, personne ne travaille au village. L’alcool de cannes à sucre coule à flots.

Les femmes, comme les moustiques un jour de pluie, se précipitent et se donnent à l’emporte-pièce, encouragées par les maris qui oublient leur jalousie et dignement s’absentent.

Seul dans une case, le vainqueur du sort voit lui apparaître, comme dans un songe, de femmes qui l’emmènent dans un paradis qu’il n’osait imaginer. Au matin, lors qu’il se réveille épuisé des excès de la veille, la bouche pâteuse, il fait le compte de l’argent qui lui reste, jette un regard haineux sur le fleuve qui coule, drainant avec lui les rêves de ceux qui n’ont pas eu « a sorte grande »[4] et jurant qu’on ne l’y reprendra plus, selle son cheval et s’apprête à fuir la région maudite.

Le « capangueiro » qui a tout prévu et ne tient pas à perdre un travailleur marqué par la chance, lui jette dans les jambes la plus belle fille du pays qui lui croque à belles dents son dernier argent.

Et le soir même, le « garimpeiro » emprunte quelques sous pour racheter son matériel offert à des amis, ou alors, s’il a résisté aux charmes de la belle, il selle son cheval et se prépare à affronter des centaines de kilomètres dans la jungle et les pampas jusqu’à la ville voisine.

Le chemin est long, les accidents arrivent vite, panthères, pumas, loups rouges, serpents,… autant de bonnes excuses pour expliquer un meurtre qu’il est difficile de découvrir sur des ossements épars au milieu d’une piste.

Crime ou accident ? Les gens s’en moquent, et veulent ignorer le drame. Certes, il y a d’autres procédés de brigandage :

— Nous avons des acheteurs, soupire Canario. Ils arrivent dans de beaux canots, bien habillés, bien armés, avec des cadeaux pour la femme et les enfants, mais ce sont des requins. Ils réalisent d’énormes bénéfices sur notre dos. Et puis de toute manière, même si l’on va à la ville, après la vente, les plaisirs ne nous lâchent plus, on a tellement peiné pour gagner cet argent qu’il est naturel de regagner le temps perdu et d’en jouir un grand coup. Après, ma foi, lorsqu’il ne reste rien, on retourne au placer et la vie recommence.

Il faut attendre parfois vingt ans pour avoir à nouveau la joie d’une découverte… on l’attend encore jusqu’à son dernier souffle et l’on crève comme un chien misérable avec, dans le délire encore, des mots d’espoir. C’est dur, répète Canario.

Le matin est beau sur la rivière, la fraicheur agréable. Une odeur forte monte de la forêt avec le soleil d’un rouge sang. Le concert habituel des oiseaux et des insectes sert de fond encore au tableau de la brousse qui s’éveille.

De l’eau jusqu’aux mollets, un pantalon de toile grise retroussé, torse nu, un poignard à la ceinture, Canario accroupi sur la berge racle avec une palette le centre d’une sorte de cible formée par le tas de graviers qu’il vient de renverser sur le sable après l’avoir lavé et passé à la « bateia »[5]. Cette cible, m’explique-t-il, est le résultat du mouvement giratoire et continu imprimé au tamis (ainsi qu’un autre simultanément ascendant et descendant) qui au cours du tamisage place d’une manière presque parfaite les pierres les plus lourdes au centre du grillage et les autres à l’entour. Suivant leur poids et leur qualité, ces pierres ont une couleur plus ou moins foncée, c’est ce qui s’appelle le « cascalho », ou encore les « formas » et leur nom diffère suivant la forme et la couleur, c’est ainsi qui’il y a l’ « ovo de pombo », ou œuf de pigeon qui est du quartz roulé, « feijao preto » ou haricot noir qui est du jaspe, « pretinha » ou turmaline, « ferragem » ou rutile ; « feijao vermelho » ou haricot rouge… ces pierres accompagnent toujours le diamant et révèlent sa présence à un œil averti. La précieuse gemme étant la plus lourde se trouve toujours au centre de la cible formée par le tamisage.

L’œil de Canario est excellent, les années ne l’ont pas usé et il ne lui faut pas longtemps pour constater qu’il n’y a pas le moindre « chibin »[6] dans le nouvel apport de terres lavées.

Sylvio, le compagnon de sa fille, pioche dans un tas de terre diamantifère extraite, au fur et à mesure des besoins, d’une carrière ouverte au flanc des hauteurs avoisinantes. Il remplit une cupule de bois que l’aîné des gamins porte à son grand-père. Canario renverse celle-ci dans la « bateia » et avec un mouvement régulier de va-et-vient, le vieux « garimpeiro » agite le tamis lourd de terre rouge. Le courant se teinte de traînées, le mouvement ne ralentit pas un seul instant, toujours aussi régulier, la terre va au fil de l’eau, puis les traînées pâlissent : il ne reste plus que du gravier.

Canario soulève le tamis ruisselant et d’un mouvement sec, le retourne et le plaque sur le tas formé par les lavages précédents.

La cible est là, parfaite : noir de jais, marron, cristal sale, les teintes s’unissent et se fondent à la limite des cercles en un délicat ton-sur-ton.

Le soleil monte toujours plus haut derrière la forêt. Il n’y a plus de brumes sur les eaux du rio, mais le scintillement de milliards de paillettes mordorées dans les criques. Lent et glauque, le courant creuse des remous.

Canario racle, fouille, aplanit, brouille le tas et recommence, sans fièvre. Les heures passent n’apportant au chercheur que pierres roulées et cristal… les gestes sont mécaniques, la chaleur et la réverbération deviennent insoutenables. Le tube de bois appelé « picua », dans lequel les prospecteurs mettent leurs trouvailles, reste vide, pendu à la ceinture de Canario qui ne semble pas s’en inquiéter outre mesure. Question d’habitude peut-être, mais voici trois mois qui’il n’a rien trouvé. La terre est riche pourtant, pas de chance, voilà tout.

Assis sur le sable, Canario, Sylvio et le gamin puisent à pleines mains dans un sac de farine et décortiquent des lamelles de viande séchées au soleil. Je m’associe et mange avec eux.

Dans la cahute, la femme plume un canard pris à la résine des pièges que les enfants vont tendre à la tombée du jour.

Sayança fume son éternel cigare attaché avec une ficelle. Ses yeux regardent je ne sais quoi. La fille de Canario a disparu. Manoel aussi, avec ma carabine. A intervalles réguliers, les détonations roulent sur la rivière.

— Sayança… nous partons ce soir.

— Si senhor… vamos.

Manoel est revenu de la chasse bredouille, mais tout le chargeur de ma carabine y est passé. Puis nous sommes partis, laissant Canario et sa famille à leur solitude, à leurs espoirs.

La pirogue a repris le fil du courant.

Pendant trois jours nous avons descendu le rio, vu les mêmes placers avec les mêmes peines. Parfois aussi des croix de bois sur une plage, près de cahutes abandonnées. Des jalons délimitent le placer et personne ne s’avise d’enfreindre la consigne qui veut que toute propriété jalonnée soit respectée, même si son propriétaire est malade ou parti en voyage pour un temps indéterminé. Parfois cependant quelques bandits franchissent les limites et s’installent, bravant la loi du Iynch sommaire et implacable qui punit de tels forfaits.

— Sayança… dépêchons-nous…

— Si, senor… Manoel vamos de pressa rapaz…

La « corrutela », le village des chercheurs de diamants, est loin de la rivière. Autrefois il y avait à sa place la forêt vierge et hostile. Un jour, un homme égaré a trouvé une belle pierre, presque à fleur de terre, ça commence toujours comme ça. L’histoire rapidement colportée a fait le tour de l’État et des caravanes de prospecteurs se sont organisées, suivies de toute une population mercantile qui a pour charge essentielle de les exploiter. Ce fut la ruée et à brève échéance la désillusion.

Les aventuriers s’en revinrent, d’autres restèrent, accrochés à un espoir que rien ne pourrait expliquer. A l’époque des pluies, lorsque les terrains d’exploitation sont inondé, les « garimpeiros » partent chercher un travail plus prosaïque dans les fermes ou les villages voisins, ils vagabondent quelques mois, impatients de reprendre le tamis et enfin, fidèlement, à la bonne saison, reviennent à leur hantise.

Des gamins traînent dans la boue des ruisseaux avec de petits cochons noirs et grognons. Les femmes sont belles ou laides, on ne sait jamais. Les hommes sont au travail. Quelques mulets paissent entre les cabanes de palmiers, le monde est loin, l’ennui pèse.

Dans l’unique boutique de la « corrutela », je suis allé boire un verre en compagnie du « capangueiro » que Manoel vient de me présenter.

Un grand gaillard avantageux avec des bottes molles, une chemise à carreaux et un beau feutre orné de rubans multicolores. Un colt bat sa cuisse, son adresse est proverbiale : être ami de Rafaelo est un sauf-conduit dans les placers.

Étrange bonhomme en vérité, brave garçon et crapule, sachant adroitement profiter des circonstances et criant sur les toits des aventures à la Tartarin. Le fait est qu’il avance de l’argent aux prospecteurs en détresse à des conditions toutes particulières. L’emprunteur s’engage à travailler tant qu’il n’aura pas remboursé l’intégralité de la somme et Rafaelo reçoit quatre-vingts pour cent de la vente des pierres récoltées. Le malheureux emprunteur passe des années, parfois toute sa vie à payer ses dettes sans cesse croissantes. Il n’arrive d’ailleurs jamais à se libérer complètement : il est dans un état proche de l’esclavage parce qu’inconditionnellement à la merci de Rafaelo.

C’est une loi acceptée par tous et respectée, appuyée d’arguments convaincants. Celui qui tenterait de s’y dérober s’attirerait les foudres du village tout entier, en sus de celles de Rafaelo, fort suffisantes du reste puisqu’elles tiennent à une exécution sommaire.

Lorsque le prospecteur endetté est maître d’une jeune et jolie femme, la question prend une autre tournure et Rafaelo admet alors dans une certaine mesure des circonstances atténuantes, c’est-à-dire qu’il consent à ce que le règlement de la dette soit effectué en nature.

Il accapare la femme et le prospecteur s’en va tenter ailleurs la chance. Rafaelo, vite lassé des charmes procurés par sa nouvelle épouse, cherche alors un placement avantageux qui généralement le rembourse au centuple des frais qu’il a engagés pour le mari et c’est pourquoi il affectionne ce genre d’affaire : il loue la femme aux prospecteurs de passage et l’installe dans une case gentiment meublée d’un hamac à deux places et d’une cruche d’eau, ou alors il la vend au prix fort aux amateurs éclairés, ses confrères « capangueiros ».

Fort heureusement, les prospecteurs qui veulent évite1· les griffes de Rafaelo peuvent travailler à « meia-pracca »[7], ce que nous appellerions en Europe à mi-fruits. C’est-à-dire que le « garimpeiro » s’entend avec le propriétaire d’un terrain diamantifère et en échange de la nourriture et du matériel, s’engage à partager équitablement le produit de la vente de ses trouvailles. Il peut aussi travailler sur un terrain de l’État et donner de vingt à trente pour cent sur la valeur des pierres récoltées à celui qui lui assure sa subsistance matérielle. Mais il se trouve que tous les bons terrains sont aux mains de gens du type de Rafaelo et c’est vraiment à contre-cœur que les « garimpeiros » se réfugient dans ces dernières ressources, car même travaillant pour Rafaelo, ils espèrent gagner suffisamment d’argent pour se libérer de leur dette et assurer leur avenir.

Rafaelo d’ailleurs éprouve un souverain mépris à l’égard de ces méthodes qu’il juge improductives pour les propriétaires de terrain, et avec une fierté naïve il me montre une dizaine de pierres translucides et sans éclat.

— Il y en a, me dit-il, pour cent mille cruseiros (soit pour un peu plus qu’un million de francs).

Après avoir soigneusement rangé cette petite fortune dans un sac de toile pendu à son cou, il m’emmène visiter le terrain d’exploitation qui est à quelques kilomètres du village. De petits cochons courent entre nos bottes, nous enjambons des canaux étroits, cloisonnés de poutres comme des galeries de mines à ciel ouvert. Quelques arbres étiques et tourmentés sans aucun feuillage semblent avoir été soufflés par un bombardement et sont agrippés au flanc d’énormes excavations dans lesquelles croupit une eau jaunâtre et nauséabonde.

Rafaelo marche très vite. J’ai quelque peine à suivre sa marche. Le paysage devient d’une sauvagerie rarement égalée, la terre semble avoir été bouleversée par un cyclone : partout des trous, des remblais, des tranchées, de brusques éboulis.

Des centaines de canaux découpent en lotissements irréguliers le champ d’exploitation, chauffés à blanc par un soleil sans nuages qui en fait autant de miroirs qui brûlent les yeux.

— C’est là, dit Rafaelo…

Dans chaque trou, un homme accroupi. Dans chaque tranchée, des bras armés de pioches qui peinent, partout des hommes.

Le travail est celui de Canario et de tous les chercheurs de la région, la « bateia » s’appelle maintenant « peinera », mais la méthode primitive est la même. Seul le cadre change, c’est celui du « monchào »[8].

Pas de rivières, pas d’oiseaux. De la forêt, il ne reste que des troncs calcinés, des racines enchevêtrées, le soleil ardent donne un caractère de travaux forcés à l’exploitation de ces terres infernales.

Tout est livide avec de grandes rayures grisâtres.

Noirs vêtus des guenilles sans nom d’une misère impossible à décrire et qui feraient la joie de producteurs de films en quête de figurants, métis, Indiens hâves et nus, Chinois, blancs qui n’ont plus de la race que des traits décharnés et amaigris.

C’est une confusion inouïe d’hommes à peine dignes de ce nom que la barbe, la boue et le jaune de la fièvre re couvrent d’un vernis uniforme.

Il ne manque qu’une dizaine de gardes-chiourmes armés de fouets pour nous transporter au temps des galères et aux périodes les plus reculées de l’esclavage.

— Leur faire gagner de l’argent ? dit Rafaelo. Pour quoi ? Dès qu’ils en ont, ils vont le dépenser à la ville et reviennent ici implorer une pelle et un tamis. Moi, je ne fais pas de dépenses inutiles et bientôt je pourrai vivre tranquillement du fruit de mon travail.

Quand je vous disais que Rafaelo est un garçon à la page.

La nuit tombe sur l’enfer du diamant, les noirs harassés se plongent dans l’eau jaune des canaux et, leur tamis sur la tête, rentrent au village. Ils ne parlent pas, un rêve intérieur berce mal leur souffrance.

Meia pracca… Rafaelo et Cie… les prospecteurs peuvent travailler toute leur vie, jamais la fortune ne leur sourira. Ils restent parce qu’ils croient à la chance, ce sont des joueurs viciés, de mauvais joueurs, car ils s’acharnent : leur roulette est leur tamis et leur casino à ciel ouvert. Quant au croupier… c’est Rafaelo.

« Les jeux sont faits, Messieurs, rien ne va plus… »

A l’entrée du village, une Indienne d’une dizaine d’années attendait Rafaelo. Elle lui a parlé dans un dialecte indien, du garani, je crois. Rafaelo a souri, passé une main distraite sur les seins minuscules de l’enfant indifférente à peine vêtue d’une bande d’écorce entre les cuisses, puis il me regarde avec un grand sourire inspiré et d’un geste large de grand seigneur en mal d’aumônes…

— Prends-la, dit-il. C’est un cadeau qu’un ami m’envoie de loin… passe la nuit à la « corrutela » ; demain je te donnerai des chevaux.

— D’où vient cette fille ?

— Mon ami l’a recueillie dans un village abandonné, puis l’a expédiée jusqu’ici escortée par ses « peàos »[9]. Elle vient de très loin, par là-bas…

Rafaelo désigne de sa main tendue le moutonnement de la forêt vierge que dorent les derniers rayons d’i, n soleil pâle.

—… et puis, continue-t-il… on pourra jouer au poker, ça me changera un peu, il y a si longtemps que je n’ai pas touché aux cartes.

— D’accord, Rafaelo… je reste.

 

J’avais flairé le piège hier au soir, mais l’animal m’a tout de même possédé en beauté, je pars au petit jour, la tête basse, tel un renard que la poule aurait pris, après avoir perdu mon dernier argent et forl marri de l’aventure.

— Ate luego amigo…

Rafaelo est là qui me salue de son feutre avec un large sourire ; j’éperonne ma monture et en compagnie de quelques métis, laissant Manoel et Sayança retourner à Leopoldina, avec la pirogue, je cingle vers l’ouest en direction de Xavantina, sur la rive droite du Rio das Mortes, à trois jours de cheval de Barra-Cuyabana.

Trois jours de chevauchée sans histoire, le long d’une piste passable qui serpente dans une pampa sans bornes, parsemée de bouquets d’arbustes étiques.

La réception de Xavantina est chaleureusement désagréable. Il a plu toute a journée et des nuages de moucherons et de fourmis ailées se fourrent dans le nez, la bouche, les oreilles et les yeux, occasionnant des éternuements et des contorsions à n’en plus finir. Des « murissocas » énormes et bourdonnantes se mêlent à la fête et ont tôt fait de boursoufler les épidermes de cloques blanches et sensibles ; leur dard acéré traverse facilement la toile de nos chemises et de nos pantalons. C’est à ne pas y croire, ces moutstiques sont infernaux.

Je réussis cependant à trouver un répit très relatif dans la grande case fraiche et accueillante que le Docteur Roxa, chef du poste de Xavantina, m’invite à partager avec lui.

Ouf… sans m’embarrasser de formalités, je m’affale dans un hamac installé aux poutres maitresses de la cabane et avec un soupir de satisfaction me laisse aller avec un doux balancement.

Roxane doit pas avoir plus de trente ans. Il ne paraît quarante, peut-être est-ce à cause de la barbe abondante qui hérisse ses joues creuses ou bien de son teint hâve et cadavérique qui souligne encore davantage la lassitude des traits précocement marqués par ce rude climat.

Les uns après les autres, des hommes qui se ressemblent comme des frères viennent me souhaiter la bienvenue : barbus, débraillés, solidement armés, vêtus de loques innommables et jaunis par la fièvre. Ce sont des fonctionnaires sans état-civil ni référence, puisque ayant oublié volontairement leur passé pour se ranger sous l’étendard des pionniers de la Fondation du Brésil Central.

Leur mission est de défricher et mettre en valeur le Far West brésilien, d’établir des voies de communication et d’entretenir des relations cordiales avec les tribus indiennes qui rôdent dans les parages.

— Braves garçons, me dit Roxa, un peu têtes folles, le revolver facile, mais des hommes sur lesquels on peut compter. Ils se sont pris à leur travail comme d’autres à la hantise du diamant. Parfois le cafard les travaille … alors je leur donne quelques jours de congé ; malheureusement ils reviennent tous avec des maladies vénériennes pas toujours très faciles à soigner dans ce bled. Que voulez-vous… ici, ça manque de femmes. J’ai trente hommes avec moi, la saison des pluies nous coupe de tout contact avec le monde pendant des mois, j’ai beau interdire l’alcool… ce sont des êtres sensibles qui ne rêvent que jupons et bagarres, et les sens sont aiguisés par ce climat du diable… Un jour, une femme est venue à Xavantina, l’épouse du Colonel Vanique, chef de l’expédition Roncador Xingu. Elle était nouvellement mariée et voulait suivre son époux… trois mois plus tard elle se suicidait d’une balle dans le ventre.

Roxa se tait. Il allume une cigarette à la braise du feu qui rougeoie entre deux grosses pierres et me tend le « chimarào » plein d’une infusion brûlante appelée maté. Le maté est une boisson typiquement sud-américaine qui peut se boire chaude ou glacée, mais en suivant certains rites immuables. Le maté se boit dans le chimarào et le chimarào est une calebasse en forme de poire, quelquefois richement plaquée de ciselures d’or ou d’argent massif (en la circonstance de cuivre) et dans l’embouchure de laquelle on introduit une paille de métal prolongée d’une passoire minuscule qui plonge dans la bouillie verdâtre de l’infusion.

Je tiens la calebasse entre mes deux mains et aspire longuement. C’est une tisane pas tellement désagréable qui serait certainement meilleure sucrée, mais le sucre (comme le sel) est ici une denrée très rare et très chère. La calebasse réchauffe les mains engourdies par les froids de l’aube, lorsqu’on bivouaque dans la pampa, et les « caboclos »[10] de la région l’appellent « cuia » ; quant au tube de métal, c’est la « bomba » >.

— Doctor, doctor… olhe so a cobra…[11].

Quelques hommes fort excités viennent de faire irruption dans la case et déposent aux pieds de Rixa un serpent d’une douzaine de mètres et de trois palmes de diamètre. La tête du reptile est broyée, sanguinolente et le ventre ouvert dans toute sa longueur zébré de coups de sabre.

— Nous l’avons tué à cinq « leguas » d’ici, expliquent les hommes avec fierté. Humberto voulait le ramener vivant et nous l’avions pris au lasso mais dans la pirogue, ses contorsions menaçaient de nous faire chavirer alors on a décidé de le tuer et de lui retirer la peau. Nous l’avons attaché à un arbre après lui avoir déchargé dans la gueule tout le barillet d’un colt de calibre trente-deux… mais l’animal avait la peau dure. On s’est mis à huit pour l’étirer et ensuite le dépouiller, il a gigoté comme un beau diable et nous a envoyés promener les quatre fers en l’air. Finalement nous avons réussi à l’achever et quand on lui a ouvert le ventre, on a trouvé deux tortues, à l’intérieur, des « tracajas ».

— Dépouillez-le maintenant, ordonne Roxa et se tournant vers moi, il m’explique :

— C’est un « sucuri ». Certains atteignent quinze et dix huit mètres. Ils s’embusquent dans les branches surplombant la rivière et se laissent tomber sur les pirogues qui passent. Naturellement, avec leur poids, la pirogue chavire, alors ils saisissent un homme entre leurs anneaux et l’emmènent avec eux dans les profondeurs de la rivière. Un rameur de l’expédition Roncador Xingu a été saisi de cette manière par un serpent qui, fort heureusement, n’était pas très gros puisqu’il faisait à peine sept mètres !… mais tout de même ses camarades ont dû batailler pendant plus d’une demi-heure pour le libérer de l’emprise du reptile. Si l’homme avait été seul, il aurait été perdu.

— Mais je pensais que le boa africain était un des plus gros reptiles…

— Je sais, sourit Roxa… seulement les zoologues n’ont peut-être jamais vu de « sucuri », c’est une erreur à corriger. On doit bien ça à notre serpent de rivière… il fait assez souvent parler de lui.

Roxa est parti chercher des chevaux pour faire une visite à ses plantations.

— Vous verrez ce travail, m’a-t-il dit d’un air heureux.

Dans un coin de la case, un râtelier d’armes fort rustique groupe tous les modèles de fusil, des origines à nos jours, c’est un vrai musée. Des piles de caisses de munitions cerclées de fer forment un véritable arsenal à côté d’instruments agricoles, tels que pelles, pioches et pics. Des sièges et des tables de cuir ou de peau sont couvertes d’esquisses, de schémas d’urbanisme, de plans inachevés et de rapports. Les parois de la case, qui affecte une forme pyramidale, offrent un curieux mélange de peinture surréaliste, de crânes, de peaux sommairement tannées, de mille trophées de chasse qui attestent la sûreté de tir du propriétaire de la case en même temps que ses goüts artistiques… car Roxa m’a avoué avoir uu faible pour la peinture. Ses dessins sont d’ailleurs nettement influencés par le style des statuettes précolombiennes et des tatouages de certaines tribus indiennes en voie de disparition.

Par terre, d’énormes melons d’eau, des bananes, pesant chacune au moins deux kilogrammes, des fruits tropicaux des plus connus aux plus bizarres voisinent dans un fouillis fantastique avec des paniers en osier pleins d’œufs de canards sauvages ou de tortue. Une énorme lampe à huile est suspendue à un câble au-dessus d’un lit de camp surmonté d’une moustiquaire verte. Quelques livres trainent aussi, surtout des ouvrages de géographie et des traités de peinture. Pas un seul roman, à peine un mémento d’histoire du Brésil et des brochures sur Karl Marx.

Avant de partir, nous allons déjeuner dans une case voisine qui sert de réfectoire. Un noir athlétique, dont les muscles superbes feraient le bonheur des rapins de Montparnasse, nous sert un rôti d’antilope avec des patates douces et des racines de manioc cuites à l’eau. Du maïs grillé à l’indienne dans ses feuilles vertes complète ce repas de pur style broussard et nous enfourchons nos montures pour nous rendre au lieu des plantations futures de Xavantina.

Deux heures de petit trot, d’abord la pampa, ensuite la forêt de plus en plus dense, enfin une large éclaircie…

— C’est là, dit Roxa.

J’ai toujours imaginé l’enfer de Dante dans un pareil décor. Je reste immobile sur ma selle et mes yeux courent sans pouvoir se fixer sur des centaines d’hectares incendiés couverts d’une épaisseur incroyable d’humus et de cendres.

Des troncs gigantesques tordus, enchevêtrés, hérissés de racines larvaires étirées et figées comme des doigts immenses griffent de l’eau noire, sinistrement noire, sans reflet et sans vie dans laquelle on coule jusqu’aux hanches, les bottes glissant sur une vase gazeuse et fétide : une eau lourde de détritus, grouillante de reptiles qui strient la vase comme des flèches.

Je suis descendu de cheval et j’avance derrière Roxa, déjà transformé en charbonnier, mon cœur seul battant dans le silence lourd qui plane. Tout est noir, d’un deuil sinistre. La masse toute proche de la forêt vibrante de sève contraste violemment avec la vision de ce cimetière forestier qui, au crépuscule, évoque avec ses grands arbres foudroyés les ruines d’une cathédrale.

L’arceau des branches calcinées, les colonnades frêles et torsadées des lianes vivaces qui sortent de la pourriture ou tombent du ciel pour étreindre ces morts, les soutenir et les ranimer…

Les lourds piliers des baobabs, les dalles noires et bitumeuses de l’eau stagnante…

Le voyageur somnolant sur sa monture et débouchant de la forêt verdoyante imaginerait apercevoir sous un ciel implacablement azuré la forêt pétrifiée des génies de son enfance.

Seuls, minuscules dans ce cataclysme, torse nu, deux hommes travaillant à la hache élaguent les troncs et dégagent les racines, s’acharnant à une besogne dont je ne comprends guère l’utilité. Le fer sonne creux sur le bois, comme la frappe d’un glas.

— Oui, je sais, dit Roxa… quand on n’est pas habitué, ça fait quelque chose de voir la forêt dans cet état-là. Nous l’avons incendiée il y a quelques semaines pour mieux défricher, nous attendons du matériel mécanique… ça fait deux ans qu’on nous le promet. Et pour l’instant, les hommes essaient de faire de leur mieux. Là nous planterons du maïs… du manioc… là des patates douces, des pamplemousses…

Sa main dessine des mystérieuses arabesques qui délimitent des carrés ql1e son imagination voit déjà fleurir. Il ne comprend donc pas.

C’est peut-être moi qui ne le comprends pas.

C’est un bâtisseur, il est de la trempe de ces hommes qui font des empires.

De ceux que n’importe quel pays au monde considère comme de doux illuminés, sans leur accorder le moindre crédit, parce qu’ils ont la foi.

Et cependant, sans eux, qu’en serait-il du monde ?

A quelques kilomètres de ces lieux, Roxa me montre un champ étroit et sec sur lequel une douzaine d’hommes se penchent, mollement armés de houes en bois de fer.

Les sillons sont indécis, tourmentés de pousses sauvages qu’il faut arracher à chaque instant et qui toujours repoussent, étouffant la levée des tiges nutritives. Cette terre primitivement asservie à la culture appartient encore à la forêt, son emprise est tangible et un jour, les hommes devront bien se lasser ou alors lutter contre elle avec des armes autres que leurs bras ou leur volonté.

Un vieux ne fait rien. Il est assis auprès d’un feu et surveille la cuisson du riz qui bout dans une marmite.

— Je les ai engagés pour quelques mois, me dit Roxa… mais ils ne nous aident pas beaucoup. Ce sont des errants qu’anime la hantise du diamant. Ils arrivent de Manaus, de Belem, de Bahia, toujours à pied, parcourant des distances incroyables, seuls ou en caravanes, mal armés, peu vêtus, se nourrissant d’herbes et de racines.

Ils travaillent trois jours d’un côté, un mois de l’autre, essayant de gagner quelque argent pour s’acheter le matériel de prospection. Ils passent, mais rien ne demeure. Ils ne créent pas, ce sont des joueurs… Ils courent les forêts, mais n’ouvrent pas des routes ou des pistes que d’autres pourraient utiliser après eux. A peine des coulées comme des fauves, des coulées qui se referment sur leur passage des villages de torchis qui s’écroulent et dispa1·aissent à la première pluie…

Ils ne font rien de durable… « diamant »… hors la pierre maudite rien ne compte pour eux. Leur itinéraire d’ailleurs est presque toujours circulaire ; ils se bornent à suivre les rumeurs propageant les bruits de la découverte d’un filon ou d’un placer… alors c’est la ruée.

Toujours de nouvelles terres, jamais le souci de s’établir, ils ignorent la famille, sont analphabètes, malades : presque tous tuberculeux ou syphilitiques parce que dépourvus d’assistance sociale et médicale.

Ce sont des nomades sans avenir qui veulent s’enrichir vite.

Il nous faudrait pouvoir fixer ces gens-là, leur donner une raison de demeurer, de construire, d’espérer… mais ils retournent toujours à leur rivière, un sac de toile en bandoulière, travaillant à laver le sable comme des forcenés, de l’aube à la nuit, parfois même à la lueur d’une lampe à pétrole… pour ne pas perdre de temps et aller plus vite… ne pas laisser passer la fortune avec leur chance.

Roxa se tait. Les hommes fredonnent dans les champs de vieilles mélopées d’esclaves… ils travaillent mollement, sans courage. Ils n’ont même pas levé la tête à notre arrivée.

Nous retournons lentement vers le village, car Roxa a voulu me suivre à pied, trainant sa monture par le licol.

— Vous comprenez, dit-il en manière de réponse à ma muette interrogation, j’ai besoin de fatiguer le corps pour lutter contre mes sens, je veux éviter l’insomnie et chaque jour je fais de longues promenades… après ça je dors comme une brute sans penser à rien.

A notre arrivée au village, une surprise peu commune m’attend, une jeune noire est couchée dans mon hamac et l’histoire ne serait pas tellement désagréable si la femme en question n’était en train d’agoniser. Son crâne n’est plus qu’une plaie, les cheveux adhèrent encore par endroit aux lèvres de coupures profondes et purulentes qui mettent l’os à nu et dégagent une odeur pestilentielle.

C’est Joaquin, un « caboclo » de Xavantina, qui était allé chasser aux environs un troupeau d’antilopes, qui l’a ramassée sur une piste où elle délirait après être tombée, inconsciente, du cheval qui l’amenait au village.

Par recoupement, Roxa arrive à reconstituer l’histoire, aidé par les plaintes de la malheureuse qui se débat contre d’invisibles agresseurs. Elle habitait avec son mari, sa mère et ses enfants une cabane au bord de la rivière. Les Chavantes sont arrivés, ils ont massacré toute la famille et pillé la maison. Laissée pour morte et unique survivante, la jeune femme a réussi à se hisser sur un cheval et à se diriger vers Xavantina. Mais terrassée par la fièvre, elle tomba de cheval et il est probable que si Joaquin ne l’eût découverte, les fauves l’auraient rapidement achevée. Les plaies de la pauvre femme sont, m’assure Roxa, vraiment celles causées par la « borduna » chavante et je ne peux résister au désir que d’aucuns trouveront morbide de photographier le crâne et ses blessures.

J’ai aidé Roxa de mon mieux à couper les cheveux de Maria (tel est le nom de la blessée) et à désinfecter les plaies qui grouillent de vermine. La fièvre n’est pas tombée.

Les hommes qui m’ont accompagné à Xavantina repartent demain pour Barra Cuyabana, à la confluence du Rio das Garcas et de l’Araguaya. Je vais partir avec eux pour rejoindre au plus tôt Leopoldina. Meirelles maintenant ne tardera pas à arriver pour préparer l’expédition.

Pour notre souper d’adieu, Roxa fait abattre par ses hommes un superbe zebu et me convie à participer au « churrasco ».

Nous sommes une vingtaine rassemblés autour du grand feu sur lequel rôtissent les abats de zébu et d’énormes quartiers de viande saignante. Une bonne odeur s’élève bientôt et les hommes piquent de la pointe de leur poignard le morceau de leur choix. La viande ainsi grillée a une saveur délicieuse et je mords à belles dents la chair tendre dégouttante de jus noir en puisant à pleine main dans un sac de farine de manioc, complément indispensable au festin. Nous mangeons debout, en silence, affamés, écrasant de nos mains pleines de graisse les moustiques toujours aussi voraces.

— Surtout, me recommanda Roxa entre deux bouchées, soyez prudent lorsque vous serez en territoire Chavantes. On ne voit jamais venir ces bougres-là, ils profitent habilement du moindre accident de terrain et rarement leur flèche manque le but. Ces Indiens sont certainement les plus féroces du Brésil et je doute qu’un jour on parvienne à les dompter.

— Sûr, approuvent quelques hommes qui, au cours de leur existence aventureuse, ont eu maille à partir avec les Chavantes…

— Moi, renchérit un autre avec force, je me souviens d’avoir assisté au massacre de deux prêtres qui avaient installé leur bivouac sur une petite ile déboisée près du Bananal en compagnie d’un troisième larron qui parvint à s’échapper et appartenait à l’ordre des salésiens… le père Hippolyte Chovelon, une belle canaille d’ailleurs, qui a quitté la robe pour devenir trafiquant et a réalisé bon nombre d’abus de confiance dans la région. Il n’est guère aimé, c’est dommage qu’il ait échappé au massacre. Donc, ce jour-là je revenais de la pêche lorsque j’ai senti l’Indien… ces bougres-là, quand on en a l’habitude, on les sent à dix kilomètres. Je naviguais doucement dans ma pirogue et j’ai vu les Chavantes à deux cents mètres de ma cachette sous des arceaux feuillus, qui attaquaient les missionnaires qui, n’étant pas armés, levaient des crucifix en faisant des signes de paix. Les Indiens sont venus sur eux et les ont tués à coups de borduna. Chevelon s’est sauvé à la nage, les Indiens ont lancé des flèches, mais lui a plongé et ils ne l’ont plus vu et comme ils ont peur de l’eau, ils n’ont pas insisté. Ils ont pillé le camp et laissé leurs « bordunas » auprès du cadavre des deux pères… si par hasard vous passez près du Bananal, vous verrez un petit tumulus de pierre. Ils sont là-dessous.

Les appétits sont maintenant calmés. La fraicheur du soir est agréable et ne serait-ce la présence des moustiques qui, décidément, apprécient mon sang d’Européen, je pourrais goûter en paix la douceur du crépuscule.

— Demain, votre route sera longue, me dit Roxa.

— Bien longue.

— Si un jour vous passez par ici, revenez me voir, vous verrez mes plantations.

— Certo ... voltarei un dia ...[12]

Demain ma route sera longue, mais après Leopoldina, elle sera plus longue encore. A moins que ...

L’avenir décidera.

 
 


Femme Javahé peignant son mari pour l’aruana.
(chap. III)




Type d’Indien Karaja.
(Chap. VII)



  1. Placers.
  2. Acheteur de diamant et usurier.
  3. Mieux vaut l’espoir que six sous.
  4. La grande chance.
  5. Tamis.
  6. Diamant minuscule d’utilité industrielle.
  7. Au pourcentage de 50%.
  8. Exploitation du diamant dans les collines.
  9. Domestiques.
  10. Habitant la région.
  11. Regardez le serpent.
  12. Certainement, je reviendrai.