Aventures de Pisitrate Caxton/Partie 02

La bibliothèque libre.
Traduction par Édouard Sheffter.
Hachette (p. 27-57).


DEUXIÈME PARTIE.


CHAPITRE PREMIER

À douze ans, je me trouvai le plus fort de l’école préparatoire où l’on m’avait envoyé. Comme j’avais épuisé tout l’oxygène de la science contenue dans ce petit récipient, mes parents cherchèrent un endroit où je pusse respirer plus à l’aise. Durant les deux dernières années que j’avais passées à cette école, mon amour pour l’étude était revenu ; mais c’était un amour vigoureux, actif, éveillé, stimulé par la rivalité, et animé par le désir de l’emporter dans la lutte.

Mon père ne cherchait plus à mettre un frein à mes aspirations intellectuelles. Il respectait trop la science pour ne pas désirer de me voir devenir un savant, quoiqu’il m’eût dit plus d’une fois avec une certaine tristesse :

« Rendez-vous maître des livres, mais ne souffrez pas qu’ils se rendent maîtres de vous. Lisez pour vivre, ne vivez pas pour lire. C’est assez d’un esclave de la lampe pour une maison, il ne faut pas que mon esclavage devienne héréditaire. »

Mon père se mit alors à chercher un collège convenable ; et la réputation de l’Institut philhellénique arriva jusqu’à lui. Cette maison était dirigée par le docteur Herman.

Or, ce docteur Herman était fils d’un maître de musique allemand qui s’était fixé en Angleterre. Il avait achevé son éducation à l’université de Bonn ; mais trouvant que la science était une drogue trop commune sur le marché allemand pour en tirer le prix auquel il estimait la sienne, et étant d’ailleurs attaché à l’Angleterre pour ses théories de liberté politique, il se décida à y fonder une école qu’il destina à devenir le commencement d’une ère nouvelle dans l’histoire de l’esprit humain.

Le docteur Herman fut un des premiers de ces maîtres d’une éducation nouvelle, qui depuis se sont merveilleusement multipliés parmi nous, et qui eussent peut-être dangereusement ébranlé les fondements de nos grandes institutions classiques, si ces dernières n’avaient sagement et prudemment emprunté quelques-unes des bonnes choses qui se trouvaient mêlées parmi les idées creuses et chimériques de leurs adversaires.

Le docteur Herman avait écrit un grand nombre de savants ouvrages contre toutes les méthodes d’éducation préexistantes. Celui qui avait fait le plus de bruit s’attaquait à l’infâme tromperie des syllabaires.

« Jamais le père du mensonge ne brassa de déception plus menteuse, plus trompeuse et plus embarrassante que celle par laquelle nous abusons les clairs instincts de la vérité dans nos détestables systèmes d’épellation. » Tel était l’exorde de ce fameux traité. « Prenez, par exemple, le monosyllabe RAT. Quel front ne faut-il pas avoir pour dire à un enfant r, a, t, font rat ? c’est-à-dire que trois sons formant un ensemble tout autre, autre dans chaque détail et autre dans le tout, équivalent à un pauvre petit monosyllabe, que l’enfant apprendrait à épeler rien qu’à le regarder, si vous disiez la vérité pure ? Comment trois sons qui sonnent à l’oreille err, a, té, peuvent-ils composer le son rat ? Ne composent-ils pas plutôt le son erraté ? Comment peut-il subsister, ce système fondé sur une fausseté si monstrueuse que le sens de l’ouïe suffit seul pour le réfuter ? Faut-il s’étonner ensuite que l’ABC soit le désespoir des mères ? »

Par cet exemple, le lecteur doit voir que le docteur Herman commençait par le commencement. Il prenait bravement le taureau par les cornes. Du reste, se fondant sur un large éclectisme, il avait combiné ensemble toutes les inventions nouvelles pour tirer sa jeune idée. Il avait pris la détente à Hofwyl, acheté la bourre d’Hamilton, emprunté les capsules de Bell et de Lancaster. Il avait bourré sa jeune idée de toutes les manières possibles et avec toutes les baguettes imaginables. Il s’était servi de toutes sortes de bourres dures et tendres ; il l’avait bourrée avec des images explicatives ! il l’avait bourrée avec le système monitorial ! mais je doute fort qu’il soit parvenu à envoyer sa jeune idée un pouce plus loin qu’avec un vieux fusil à silex.

Cependant le docteur Herman faisait réellement apprendre une grande quantité de choses trop négligées dans les écoles. Outre le latin et le grec, il enseignait presque toutes ces sciences qu’on comprend de nos jours sous la dénomination de connaissances utiles ; il employait des professeurs de chimie, de génie civil et militaire, et d’histoire naturelle ; il tenait beaucoup à l’arithmétique et à la physique élémentaire ; il mêlait les exercices gymnastiques aux jeux des récréations, de sorte que si la jeune idée n’allait pas plus loin, elle éparpillait au moins ses plombs dans un cercle plus vaste, et un enfant ne pouvait rester cinq ans dans la maison sans y apprendre quelque chose, ce qu’on ne peut dire de toutes les institutions.

Il apprenait du moins à se servir de ses yeux, de ses oreilles et de ses membres ; l’ordre, la propreté, le travail, entraient dans ses habitudes ; la maison plaisait aux mamans et contentait les papas ; et le docteur Herman comptait plus de cent élèves à l’époque dont je parle.

Lorsque ce digne homme avait commencé le métier de maître de pension, il avait proclamé l’éloignement le plus complet pour le système barbare des punitions corporelles. Mais, hélas ! à mesure que son établissement voyait s’accroître le nombre de ses élèves, il avait peu à peu rétracté ses idées ennemies des verges. Malgré lui, peut-être, il en était venu à cette conclusion, qu’il existe des sources cachées qui ne peuvent être découvertes qu’au moyen des rameaux de la baguette divinatoire. Et une fois qu’il eut remarqué combien il était plus facile de faire aller la machine de son petit gouvernement avec la verge régulatrice, à mesure qu’il devint plus riche, plus paresseux et plus gros, l’Institut Philhellénique marcha aussi bien qu’un sabot, que l’application perpétuelle du fouet maintient en un mouvement continuel de rotation.

Je crois que la réputation de l’école ne souffrit aucunement de cette déplorable apostasie de son chef ; au contraire, elle n’en parut que plus anglaise et plus orthodoxe, moins étrangère et moins hérétique. Elle était au zénith de sa renommée, lorsque, par une belle matinée, je fus déposé devant sa porte hospitalière avec tous mes effets soigneusement arrangés dans ma malle, qui contenait aussi un grand plumcake (gâteau fait de raisins de Corinthe).

Parmi les divers caprices du docteur Herman, il y en avait un auquel il était resté plus fidèle qu’à ceux des articles de son credo relatifs aux châtiments anticorporels. Et c’était pour cela que brillaient, sur le fronton de son académie, ces mots imposants en grandes capitales dorées : Institut Philhellénique. Il appartenait à cette fameuse classe de savants qui font aujourd’hui la guerre à nos mythologies populaires et bouleversent tous les souvenirs que nous attachons aux noms de l’histoire ancienne qui nous sont familiers. En un mot, il cherchait à rétablir, dans sa pureté scolastique, l’orthographe mutilée des noms grecs. Il s’indignait vivement de ce qu’on apprenait aux petits garçons à confondre Zeus avec Jupiter, Arès avec Mars, Artémis avec Diane, les divinités grecques avec les divinités romaines ; et il insistait si rigoureusement sut la distinction qu’il fallait toujours faite entre ces deux séries de personnages, que ses interrogatoires contradictoires nous les faisaient toujours confondre.

« Quoi ! disait-il avec son accent allemand à quelque nouvel élève arrivé d’un collège où l’on suivait l’ancien système, qu’entendez-vous par cette traduction de Zeus en Jupiter ? Ce dieu de l’Olympe, amoureux, irascible, qui entasse les nuages, ressemble-t-il le moins du monde au grave, solennel et moral Jupiter Optimus Maximus du Capitole romain ? un dieu, monsieur Simpkins, qui se serait révolté à l’idée de courir après une innocente Fraulein, déguisé en cygne ou en taureau ! Je vous fais cette question une fois pour toutes, monsieur Simpkins. »

M. Simpkins avait soin d’être d’accord avec le docteur. « Et comment avez-vous pu, reprenait gravement le docteur Herman, en se tournant vers un autre élève coupable, comment avez-vous pu traduire l’Arès d’Homère par l’audacieux vulgarisme de Mars ? Arès, monsieur Jones, qui hurlait aussi fort que dix mille hommes lorsqu’il était blessé, ou comme vous hurlerez si je vous rattrape à l’appeler encore Mars ! Arès, dont le corps couvrait sept plethra de terrain ; Arès, l’exterminateur, avec le Mars ou Mavors, que les Romains volèrent aux Sabins ! Mars, le solennel et calme protecteur de Rome ! Monsieur Jones, monsieur Jones, vous devriez rougir de votre erreur. »

Puis, s’enthousiasmant et se lançant de plus en plus dans les gutturales de la prononciation allemande, le bon docteur levait ses mains, aux doigts desquelles brillaient deux grosses bagues, et s’écriait :

« Et toi ! et toi, Aphrodité ; toi dont les saisons fêtèrent la naissance ! toi qui cachas Adonis dans un coffre et le changeas ensuite en anémone ; toi être appelé Vénus par ce petit morveux de Budderfield ! Vénus, qui présidait aux vergers et aux funérailles, et aux cloaques puants ! Vénus Cloacina, ô mein Gott ! Approchez, monsieur Budderfield, il faut que je vous fouette pour cela ; oui, il le faut, petit drôle ! »

Comme notre précepteur philhellène appliquait son purisme archéologique à tous les noms propres grecs, il n’était pas probable que mon malheureux nom de baptême lui échapperait. Aussi, lorsque, la première fois que je signai mon devoir, j’écrivis Pisistrate Caxton, de ma plus belle ronde, il s’écria avec mépris :

« Et l’on appelle votre papa un savant ! Votre nom est grec, monsieur, et vous aurez la bonté de l’écrire Peisistratos, avec un epsilon et un omicron, en ayant soin de mettre toujours, les points sur les i. Que pouvez-vous espérer devenir, monsieur Caxton, si vous ne donnez pas à votre beau nom l’attention qui lui est due ? Ach ! ach ! Ne me montrez plus de ces odieuses corruptions. Mein Gott ! Pi lorsque le nom est Pei ! »

La première fois que j’écrivis à mon père, en lui insinuant modestement que j’étais à court d’espèces, qu’une crosse à balle me ferait grand plaisir, et que la déesse favorite des petits garçons (Grecs ou Romains, n’importe) était Diva Moneta, je me sentis pénétré d’un orgueil tout classique en signant Votre affectionné Peisistratos. Le courrier suivant apporta un triste éteignoir à mon triomphe scolastique. La lettre était ainsi conçue :

« Mon cher fils,

« Je préfère mes vieilles Connaissances Thucydide et Pisistrate à Thoukydidès et Peisistratos. Horace m’est familier, mais je ne connais Horatius que joint à Coclès. Pisistrate peut jouer à la balle, mais je ne trouve aucune autorité qui me permette de supposer que ce jeu ait été connu de Peisistratos. Je serais trop heureux de vous envoyer une drachme ; mais je ne possède aucune pièce de monnaie qui ait eu cours à Athènes au temps où Pisistrate s’y épelait Peisistratos.

« Votre affectionné père,
« A. Caxton. »

Ce fut là vraiment le premier embarras pratique produit par ce triste anachronisme, que mon père avait si prophétiquement déploré. Il n’y a rien de tel que l’expérience pour prouver l’importance d’un compromis en ce monde. Je continuai à mettre Peisistratos au bas de mes devoirs, et une seconde lettre signée Pisistrate fut suivie de l’envoi d’une crosse à balle.


CHAPITRE II.

J’avais à peu près seize ans lorsque, arrivant à la maison pour les vacances, je trouvai le frère de ma mère installé au foyer domestique. L’oncle Jack, comme on l’appelait familièrement, était un joyeux compagnon, un enthousiaste à la langue dorée, un grand discoureur qui avait dépensé trois petites fortunes à essayer d’en faire une grande.

L’oncle Jack était un grand spéculateur ; mais, dans ses spéculations, il affectait toujours de ne pas penser à lui-même. C’était toujours le bien de ses semblables qu’il avait à cœur, et qui peut compter sur ses semblables dans ce monde ingrat ? À son entrée en majorité, il avait hérité six mille livres sterling de son grand-père maternel. Il trouva alors que ses semblables étaient les victimes de leurs tailleurs. Ces neuvièmes d’hommes allongeaient notoirement leurs fractions d’êtres, en demandant des sommes neuf fois trop considérables pour les vêtements que la civilisation et peut-être un changement de climat nous rendent plus nécessaires qu’aux Pictes, nos ancêtres. Ce fut donc par pure philanthropie que l’oncle Jack fonda une Grande compagnie nationale et bienfaisante pour la confection des vêtements, laquelle entreprit de fournir au public des pantalons du meilleur drap de Saxe, à sept schellings six pence la paire ; des habits superfins à une livre dix-huit schellings, et des gilets à tant la douzaine. Tout cela devait être fait à la vapeur. Ces coquins de tailleurs allaient donc être jetés bas, et l’humanité habillée ; et les philanthropes (mais c’était là une considération secondaire) devaient toucher, en récompense, un revenu de trente pour cent. Malgré la charité évidente qui présidait à ce projet chrétien, et les calculs irréfragables sur lesquels il était basé, cette compagnie mourut victime de l’ignorance et de l’ingratitude de ses semblables. Et tout ce qui resta des six mille livres de Jack fut un cinquante-quatrième de la propriété d’une petite machine à vapeur, un grand assortiment de pantalons tout confectionnés, et les engagements des directeurs.

Alors l’oncle Jack disparut et se mit à voyager. Le même esprit de philantropie qui avait caractérisé les spéculations de sa bourse l’accompagna partout. L’oncle Jack avait un penchant naturel pour tous les peuples opprimés. Si quelque tribu, race ou nation, se trouvait abaissée dans le monde, l’oncle Jack se jetait lourdement dans l’autre plateau de la balance pour la remettre en équilibre. L’oncle Jack avait le nez fourré dans toutes les affaires des Polonais, des Grecs, qui se battaient alors contre les Turcs, des Mexicains et des Espagnols. Dieu me préserve de te railler, pauvre oncle Jack, à cause de tes généreuses prédilections pour les infortunés ! Tout ce que je veux dire, c’est que, lorsqu’une nation est dans le malheur, il y a toujours quelque tripoteur qui en profite. La cause polonaise, la cause grecque, la cause mexicaine et la cause espagnole, sont nécessairement mêlées à des emprunts et à des souscriptions. Ces patriotes continentaux, lorsqu’ils saisissent l’épée d’une main, essayent généralement d’introduire l’autre jusqu’au fond des goussets de leurs voisins. L’oncle Jack alla en Grèce, de là en Espagne, et de là au Mexique. Nul doute qu’il n’ait été d’une grande utilité à ces populations affligées, car il en revint avec trois mille livres, preuve irréfutable de leur gratitude.

Peu de temps après parut le prospectus d’une Nouvelle, grande et bienfaisante compagnie nationale d’assurances pour les classes industrieuses. Cet inappréciable document, après avoir démontré les bienfaits immenses que des habitudes de prévoyance produisaient pour la société ; après avoir fait ressortir l’infamie du tarif des primes exigées par les compagnies existantes, et leur inapplicabilité aux besoins de l’honnête artisan ; après avoir déclaré que les plus pures intentions de bienfaisance envers leurs semblables, et les plus purs désirs de moraliser la société, avaient seuls poussé les directeurs à fonder une nouvelle compagnie basée sur les principes et les calculs les plus sages et les plus modérés, cet inappréciable document démontrait encore que les actionnaires devaient compter sur un bénéfice de vingt-quatre et demi pour cent au minimum.

La compagnie commença sous les plus heureux auspices ; on prit pour président un archevêque, à la condition qu’il ne ferait que prêter son nom à la société. L’oncle Jack, plus euphoniquement désigné sous le nom du célèbre philanthrope Jones Tibbets, esq., reçut le titre de secrétaire honoraire ; et le capital fut fixé à deux millions de livres. Mais telle était l’imbécillité des classes industrieuses, et elles virent si peu le bénéfice qu’il y avait à souscrire pour dix pence par semaine, depuis l’âge de vingt et un ans jusqu’à celui de cinquante, afin de s’assurer pour cette époque un revenu annuel de dix-huit livres, que la compagnie s’évanouit en fumée, et avec elle les trois mille livres de l’oncle Jack.

Pendant trois ans, on ne le vit plus, on n’entendit même plus parler de lui. Son existence demeura si obscure, qu’à la mort d’une tante qui lui laissa une petite ferme dans la Cornouailles, il fallut faire annoncer que « si John Jones Fibbets, esq., s’adressait à MM. Blunt et Tin, Lothbury, entre dix et quatre heures, il lui serait fait communication d’une affaire qui l’intéressait. » Lorsqu’un prestidigitateur dit qu’il va faire paraître l’as de pique que vous avez secrètement caché sous votre pied, cette carte se montre aussitôt sur la table ; ainsi l’oncle Jack reparut soudain, à la suite de cette annonce.

Ce fut avec une inconcevable satisfaction que le nouveau propriétaire s’établit dans son confortable chez soi. La ferme, d’environ deux cents acres d’étendue, était dans les meilleures conditions possibles, et, sauf une ou deux préparations chimiques qui, bien que basées sur les plus sûrs principes de la science, gâtèrent à l’oncle Jack trente acres de sarrasin, dont les épis poussèrent maigres et tachetés comme s’ils avaient eu la petite vérole ; sauf cela, dis-je, l’oncle Jack prospéra pendant les deux premières années.

Mais malheureusement il découvrit un jour une mine de charbon dans un magnifique champ de turneps suédois. La semaine suivante, la maison fut pleine d’ingénieurs et de naturalistes ; et, au bout d’un mois, parut un prospectus rédigé dans le meilleur style de mon oncle, style que la pratique avait beaucoup amélioré. Ce prospectus annonçait la Grande compagnie nationale antimonopoliste du charbon, instituée en faveur des petits ménages contre le monopole monstre des entrepôts de charbons de Londres.

« Une veine du plus beau charbon vient d’être découverte dans les propriétés du célèbre philanthrope John Jones Tibbets, esq. Cette nouvelle mine ayant été éprouvée, d’une manière satisfaisante, par l’éminent ingénieur Gilles Compass, esq., promet un champ inépuisable à l’énergie des hommes de bonne volonté et aux richesses des capitalistes. On a calculé que les meilleurs charbons pourront être livrés à l’embouchure de la Tamise à 18 sch. la charge, ce qui ne donnera pas moins de 48 pour cent aux actionnaires. — Actions de 50 liv., payables en cinq versements. Capital demandé : un million. Adresser sans retard les demandes d’actions à MM. Blunt et Tin, agents, Lothbury. »

Il y avait là quelque chose de tangible pour les actionnaires de l’oncle Jack ; il y avait de la terre, il y avait une mine, il y avait du charbon, et les actionnaires apportèrent leurs capitaux. L’oncle Jack était si persuadé que sa fortune allait être faite, et il avait en outre un si grand désir de participer à la gloire de ruiner le monopole monstre des entrepôts de Londres, qu’il refusa une somme très-considérable qu’on lui offrit pour sa propriété, demeura principal actionnaire et s’établit à Londres, où il prit voiture et donna des dîners à ses collègues de la compagnie.

Pendant trois années entières la compagnie fut florissante, et toute l’exploitation resta sous la direction de l’éminent ingénieur, Gilles Compass. Ce monsieur payait régulièrement 20 pour cent aux actionnaires, et les actions s’étaient élevées à plus de cent pour cent lorsqu’un beau matin, au moment où l’on s’y attendait le moins, Gilles Compass, esq., se retira aux États-Unis, qui offraient un champ plus vaste à un génie comme le sien. On découvrit alors que, depuis plus d’un an, la mine s’était changée en une grande fosse pleine d’eau, et que M. Compass avait payé les actionnaires sur leur propre capital.

Cette fois, mon oncle eut la satisfaction de se ruiner en très-bonne compagnie. Trois docteurs en théologie, deux membres des Communes, un lord écossais et un directeur de la compagnie des Indes étaient tous dans la même barque… la barque qui avait coulé bas avec la mine de charbon, au fond de la grande fosse pleine d’eau !

Ce fut aussitôt après cet événement que l’oncle Jack, plein de confiance et le cœur joyeux comme toujours, se rappela Mme Caxton, sa sœur, et, ne sachant plus où dîner, songea à reposer ses membres sous le trabs citrea de mon père, que l’ingénieux W. S. Landor croit devoir traduire par mahogon.

Vous n’avez jamais vu plus charmant homme que l’oncle Jack. Les gros hommes sont tous plus populaires que les maigres. Il y a quelque chose d’agréable et de jovial dans l’aspect d’une figure ronde. Quelle conspiration pourrait réussir avec un chef maigre, au visage famélique, comme Cassius ? Si les patriotes romains avaient eu parmi eux un oncle Jack, ils n’auraient peut-être jamais fourni à Shakspeare ce sujet de tragédie. L’oncle Jack était dodu comme une perdrix ; il n’était pas lourd, ni corpulent, ni obèse, ni vastus, ce qui, au dire de Cicéron, déplaît en un orateur ; mais toute sa peau était confortablement remplie. Le temps n’avait pas gravé sur son front de cristal ou d’airain plus de rides que sur l’Océan. Toutes les lignes de son corps étaient convexes et arrondies, son sourire des plus aimables, son regard si franc ! Même sa manière de se frotter ses mains blanches et potelées, des mains tout anglaises, avait quelque chose d’attrayant et de débonnaire, quelque chose qui vous inspirait une confiance trompeuse, et vous ne pouviez refuser de remettre votre argent en des mains si prévenantes. C’était vraiment à lui qu’on pouvait pleinement appliquer cette expression : Sedem animæ in extremis digitis habet, « le siège de son âme est dans l’extrémité de ses doigts. »

Les critiques disent que peu d’hommes réunissent, à un égal degré de perfection, les facultés de l’imagination et les facultés mathématiques. « Heureux, s’écrie Schiller, celui qui joint la chaleur de l’enthousiaste aux lumières de l’homme du monde ! » Lumières et chaleur, l’oncle Jack avait tout. Il formait une symphonie parfaite d’enthousiasme charmant et de calcul convaincant. Dans les Acharnenses, Dicéopole dit à l’auditoire, en présentant un personnage nommé Nicarque : « Il est petit, je l’avoue, mais il n’y a rien de perdu en lui ; tout ce qui n’est pas sottise est malice. » En parodiant ce compliment équivoque, je puis dire, bien que l’oncle Jack ne fût pas un géant, qu’il n’y avait rien de perdu en lui.

Il eût été également cher au philanthrope Howard et au mathématicien Cocker. L’oncle Jack était avenant aussi : il avait le teint blanc et fleuri, avec une petite bouche garnie de bonnes dents ; il ne portait pas de favoris, mais se rasait aussi ras que s’il s’était agi de tondre une de ses grandes compagnies nationales. Ses cheveux, jadis d’un blond hardi, commençaient à grisonner, ce qui augmentait la respectabilité de son extérieur ; il les portait plats sur les côtés et relevés en toupet sur le front. M. Squills disait que les organes de la constructivité et de l’idéalisme étaient prodigieusement développés chez lui, et ces bosses donnaient une grande largeur à son front.

L’oncle Jack était de belle taille, environ cinq pieds huit pouces, la taille qui convient aux hommes d’action. Il portait un habit de drap noir orné de boutons dorés représentant une couronne et une ancre. À distance ces boutons ressemblaient à ceux de la maison du roi, et lui donnaient l’air d’en faire partie. Il mettait toujours une cravate blanche non empesée et un jabot piqué d’une épingle en diamant. Cette épingle lui fournissait occasion de placer quelques observations sur certaines mines du Mexique, qu’il avait un désir violent, mais jusqu’alors non satisfait, de voir exploitées par une grande compagnie nationale de Bretons unis. Son gilet du matin était de couleur chamois pâle, celui du soir de velours brodé, et il y rattachait divers projets d’associations pour le perfectionnement des manufactures indigènes. Son pantalon du matin était de cette couleur vulgairement appelée papier brouillard. Il ne portait jamais de bottes, il les trouvait peu propres pour l’exercice, mais des guêtres grises et des souliers à bouts carrés. La chaîne de sa montre était garnie d’une grande quantité de cachets sur chacun desquels était gravée la devise de quelqu’une des compagnies défuntes, et l’on pouvait leur trouver de la ressemblance avec les chevelures scalpées que portaient les Iroquois aborigènes. L’oncle Jack avait aussi nourri des desseins philanthropiques contre cette peuplade, car il avait voulu la convertir au christianisme de l’église épiscopale anglaise, et en même temps profiter de ces relations pour troquer des bibles, de l’eau-de-vie et de la poudre à canon contre des peaux de castor.

Il n’est pas étonnant que l’oncle Jack ait gagné mon cœur. Il y avait bien longtemps qu’il avait gagné celui de ma mère, le jour où il lui avait persuadé de lui céder la grande poupée, présent de sa marraine, pour en faire une loterie au profit des ramoneurs. Elle répétait souvent : « Cela lui ressemble bien !… il est si bon ! » Le billet de loterie coûtait six pence ; il y en eut vingt de vendus ; la poupée avait coûté deux livres. Personne ne s’y laissa prendre, et la pauvre poupée (elle avait de si jolis yeux bleus !) s’en alla pour le quart de sa valeur. Mais Jack disait qu’on ne pouvait se figurer tout le bien que ces dix schellings avaient fait aux ramoneurs.

Ma mère aimait l’oncle Jack, c’était tout naturel ! mais mon père l’aimait tout autant, et c’était là une grande preuve de la puissance séductrice de mon oncle. Cependant il est à remarquer que, lorsqu’un savant vivant dans la retraite s’intéresse une fois à un homme actif qui vit dans le monde, il est beaucoup plus porté à l’admirer que tout autre. Sa sympathie pour un tel compagnon satisfait à la fois sa curiosité et son indolence ; il peut voyager avec lui, faire des projets avec lui, combattre avec lui, passer avec lui par toutes les aventures dont ses livres parlent si éloquemment, et tout cela sans sortir de sa bergère. Mon père disait qu’il lui semblait écouter Ulysse quand il écoutait l’oncle Jack. L’oncle Jack, lui aussi, avait été en Grèce et en Asie Mineure ; il avait traversé les champs où fut Troie, mangé des figues à Marathon, chassé le lièvre dans le Péloponnèse, et bu trois pintes de bière brune sur le sommet de la grande pyramide.

Aussi l’oncle Jack était comme un livre de renseignements pour mon père. Parfois il le regardait réellement comme un livre et le prenait avec lui après dîner, comme il eût pris un volume de Dodwell ou de Pausanias. Je crois que les savants qui ne sortent jamais de leur retraite n’en sont pas moins une race éminemment curieuse, affairée, active, quand on les comprend bien. Le vieux Burton disait de lui-même : « Quoique je vive enfermé comme un collégien et que je mène une existence de moine séquestré des bruits et des embarras du monde, j’entends et je vois ce qui se fait au-dehors, comment les autres courent, chevauchent, se tourmentent et s’échinent à la ville et à la campagne. »

Cette citation prouve suffisamment que les savants sont naturellement les hommes du monde les plus actifs ; seulement, tandis que leurs têtes conspirent avec Auguste, combattent avec Jules César, traversent les mers avec Colomb, ou changent la face du globe avec Alexandre, Attila ou Mahomet, il existe une attraction mystérieuse (que les progrès du mesmérisme nous expliqueront sans doute bientôt à la satisfaction de la science) entre la partie extrême, antipodienne du corps humain, appelée dans la Vulgate le siège de l’honneur, et le cuir rembourré d’un fauteuil à bras. La science descend, d’une manière ou d’une autre, dans cette partie où elle fut d’abord introduite, et y produit une pesanteur de plomb qui neutralise ces vives émotions du cerveau, lesquelles pourraient, sans cela, rendre ces savants trop volatils et trop agiles pour la sécurité de l’ordre établi. J’abandonne cette conjecture à l’examen des médecins expérimentalistes.

J’étais encore plus charmé que mon père de l’oncle Jack. Il savait une foule de tours amusants, était adroit comme un sorcier, faisait danser le hornpipe à un trousseau de clefs, et, si vous lui donniez une demi-couronne, vous étiez sûr qu’il vous la changeait en un demi-penny. Seulement il était moins habile à changer un demi-penny en demi-couronne.

Nous faisions ensemble de longues promenades, et, au milieu de la conversation la plus divertissante, mon oncle exerçait toujours son esprit observateur. Il s’arrêtait pour examiner la nature du sol, et remplissait mes poches (pas les siennes) de grosses mottes d’argile, de pierres, de gravois, pour les analyser à son retour, au moyen d’un appareil de chimie qu’il avait emprunté à M. Squills. Il restait une heure devant la porte d’une chaumière, à admirer les petites filles qui tressaient de la paille ; puis il entrait dans les fermes voisines, cherchant à insinuer la possibilité de l’établissement d’une association nationale pour tresser la paille. Mais toute cette fécondité d’intelligence était, hélas ! inutilement versée sur la terre ingrate où l’oncle Jack était tombé. Aucun propriétaire ne voulut croire que le bien de ses ancêtres fût riche en minéraux ; aucun fermier ne voulut entendre parler d’une association pour tresser la paille. Et de même qu’un ogre, après avoir dévasté le pays environnant, commence à jeter un coup d’œil affamé sur ses propres petits enfants, ainsi la bouche de l’oncle Jack, longtemps privée de morceaux délicats et légitimes, commençait à avoir envie d’un morceau de mon pauvre père.


CHAPITRE III.

Nous vivions, à cette époque, d’une manière qu’on peut appeler respectable, pour des gens qui n’avaient aucune prétention au luxe. Tout près d’un gros village s’élevait une maison carrée de briques rouges, qui datait du temps de la reine Anne. Sur le faîte de la maison régnait une balustrade ; pourquoi ? Dieu le sait ; car personne, si ce n’est le gros chat Ralph, n’allait se promener sur les plombs. Quoi qu’il en soit, il y en avait une, comme cela se voit souvent aux maisons du temps d’Élisabeth, et même du temps de Victoria. Chacun des petits piliers de cette balustrade était surmonté d’une boule. Il y avait, au milieu de la façade, une architrave de forme triangulaire, sous laquelle était une niche, probablement destinée à une statue absente. Au-dessous de cette niche, on voyait, encadrée de pilastres sculptés, la fenêtre de la petite chambre de ma mère ; et au-dessous de cette fenêtre, une très-belle porte, accompagnée d’un portique en saillie, s’ouvrait sur un escalier de six marches. Toutes les fenêtres avaient de petits carreaux dans des châssis épais, et des encadrements de pierre, de manière que la maison avait un air de solidité et d’aisance ; rien de trop surchargé d’ornements, rien de trop nu non plus.

La maison était un peu en arrière de la porte du jardin, qui était grande et flanquée de deux piliers surmontés de vases. On pouvait dire que, par les temps de pluie, la traversée était un peu longue pour arriver à la voiture ; mais comme nous nous passions de voiture, cette objection n’était pas fondée.

À droite de la maison, l’enclos contenait une petite pelouse, un ermitage entouré de lauriers, un bassin carré, une modeste serre et une demi-douzaine de plates-bandes de résédas, d’héliotropes, de roses, d’œillets barbus et autres. À gauche s’étendait le potager, abrité par des espaliers qui produisaient les meilleures pommes du voisinage, et sillonné par trois sentiers tortueux et sablés, dont le plus reculé avait pour limite un mur exposé au midi, et contre lequel mûrissaient au soleil des pêches, des poires et des brugnons dont je me rappelle encore la saveur délicieuse. Ce sentier était la promenade habituelle de mon père. Il le parcourait les jours de beau temps, un livre à la main, s’arrêtant souvent, le cher homme ! pour prendre une note au crayon, gesticuler, ou parler tout seul. Lorsqu’il n’était pas dans son cabinet, ma mère était sûre de le trouver là. Dans ses déambulations, comme il appelait ses promenades, il avait ordinairement un compagnon si extraordinaire, qu’en le spécifiant je m’attends à une explosion de rires incrédules ou méprisants. Cependant j’atteste et je proteste que c’est la stricte vérité, et non une exagération de romancier.

Il était arrivé, un jour, que ma mère avait entraîné M. Caxton à aller au marché avec elle. En passant sur la pelouse, ils trouvèrent plusieurs petits garçons occupés à lapider un canard estropié. Ce canard devait être porté au marché, lorsqu’on découvrit qu’il était non-seulement estropié, mais encore dyspepsique ; peut-être que le pauvre animal avait avalé quelque herbe nuisible à son appareil ganglionique. Quoi qu’il en soit, la mère de famille avait déclaré que le canard n’était bon à rien ; et, sur la demande de ses enfants, elle le leur avait abandonné, pour qu’en s’amusant avec lui ils ne songeassent pas à jouer quelque mauvais tour. Ma mère dit qu’elle n’avait jamais auparavant vu son mari dans un tel état d’irritation. Il dispersa les gamins, délivra le canard, l’emporta à la maison, le mit dans un panier près du feu, le nourrit et le médicamenta jusqu’à ce qu’il fût guéri. On le lâcha alors dans le bassin carré. Mais, ô surprise ! le canard reconnut son bienfaiteur ; et toutes les fois que mon père dépassait le seuil de la porte, il sortait du bassin en battant des ailes, gagnait la pelouse, et clopinait après lui jusqu’au sentier des pêches. Je dis clopinait, parce qu’il ne recouvra jamais complètement l’usage de la patte gauche. Tantôt il s’arrêtait, regardant gravement les déambulations de son maître ; tantôt il se promenait à côté de lui, et, à tout événement, ne le quittait pas avant d’avoir reçu sa nourriture des propres mains de M. Caxton, lorsqu’il avait fini sa promenade. Nasillant alors de pacifiques adieux, la nymphe se retirait sur son élément naturel.

À l’exception du cabinet favori de ma mère, les principaux appartements, c’est-à-dire le cabinet d’étude, la salle à manger, et le grand salon qui ne servait que dans les grandes occasions, regardaient le midi. Des hêtres, des sapins, des peupliers géants et quelques chênes s’élevaient derrière la maison, et l’entouraient même de toutes parts, à l’exception du côté du midi ; de sorte qu’elle était bien abritée contre les froids de l’hiver et les chaleurs de l’été.

Notre principal domestique, en dignité et en rang, était Mme Primmins, dame de compagnie, gouvernante de la maison, et dictateur tyrannique de tout l’établissement. Deux autres filles, un jardinier et un valet de pied, composaient le reste de la maison.

Mon père n’avait d’autres terres que quelques prairies qu’il affermait. Son revenu consistait dans l’intérêt de 15 000 livres placées partie en 3 %, partie sur hypothèque ; et ce revenu suffisait toujours aux dépenses de ma mère et de Mme Primmins, à la satisfaction de la manie bouquinière de mon père, et aux frais de mon éducation. Il permettait même d’offrir quelquefois le dîner, et plus souvent le thé à nos voisins.

Ma bonne mère prétendait que notre société était très-choisie. Elle se composait principalement du ministre et de sa famille, de deux vieilles filles qui se donnaient de grands airs, d’un monsieur qui avait été au service de la compagnie des Indes orientales, et qui demeurait dans une grande maison blanche sur le sommet de la colline ; d’environ une demi-douzaine de squires, ou propriétaires campagnards, avec leurs femmes et enfants, et de M. Squills, toujours célibataire. Une fois l’an, on échangeait des cartes, et des dîners aussi, avec certains aristocrates qui inspiraient à ma mère un respect mêlé d’effroi, quoique, de son propre avis, ce fussent les meilleures personnes du monde. Elle étalait toujours leurs cartes à la partie la plus en vue de la glace qui surmontait la cheminée de son beau salon.

Vous voyez donc que notre position était très-honorable, et qu’elle prouvait le bon état de nos finances, et la distinction de notre généalogie, sur laquelle je m’étendrai davantage plus tard. À présent je me contente de dire, à ce sujet, que même les plus fiers des gentillâtres du voisinage ne parlaient jamais de nous que comme d’une très-ancienne famille. Mais tout ce que mon père disait de ses ancêtres était à l’honneur de William Caxton, bourgeois et imprimeur sous le règne d’Édouard IV : Clarum et venerabile nomen ! un ancêtre dont un homme de lettres pouvait être fier à juste titre.

« Heus ! s’écria mon père en s’arrêtant tout à coup et levant les yeux de dessus les colloques d’Érasme, salve multum, jucundissime. »

L’oncle Jack n’était pas fort savant, mais il savait assez de latin pour répondre : « Salve tantumdem, mi frater. »

Mon père sourit d’un air approbateur.

« Je vois que vous comprenez la vraie urbanité, ou politesse, comme nous disons. Il est de bon goût de traiter de frère le mari de sa sœur. Érasme recommande cette formule dans son premier chapitre intitulé : Salutandi formulæ. Et le fait est, ajouta mon père d’un air rêveur, qu’il n’y a pas loin de la politesse à l’affection. Mon auteur observe en cet endroit qu’il est poli de saluer en quelques petites infirmités de notre nature. Nous devrions saluer ceux qui bâillent, qui ont le hoquet, qui éternuent ou qui toussent ; et cela évidemment à cause de l’intérêt que nous prenons à leur santé ; car ils pourraient se disloquer la mâchoire en bâillant ; le hoquet est quelquefois un symptôme de maladie grave ; l’éternuement est dangereux pour les petites veines de la tête ; et la toux est une affection de la trachée-artère, des bronches, des poumons ou des ganglions.

— C’est très-vrai. Les Turcs saluent toujours celui qui éternue, et le peuple turc est remarquablement poli, dit l’oncle Jack. Mais, mon cher frère, j’étais justement occupé à admirer vos pommiers. Je n’en ai jamais vu de plus beaux. Je suis grand connaisseur en fait de pommes, et, en causant avec ma sœur, j’ai trouvé que vous en tiriez peu de profit. C’est bien dommage. On pourrait établir un verger à cidre dans ce comté. Vous pouvez reprendre les terres que vous avez louées ; vous pouvez même en louer d’autres pour arriver à un total de cent acres. Vous pouvez planter une pommeraie sur une très-grande échelle. Je viens de faire tous les calculs ; cela saute aux yeux. Prenez 40 arbres par acre, c’est la moyenne d’usage ; mettons l’arbre à 1 sch. 6 d. ; 4 000 arbres pour 100 acres font 300 livres. Estimons le travail du labour et des tranchées à 10 liv. par acre, cela fait 1 000 liv. pour 100 acres ; pavez les fonds des trous pour empêcher la racine pivotante de s’enfoncer dans un terrain mauvais ; oh ! vous voyez que je suis attentif aux moindres détails et je l’ai toujours été ; pavez-les de cailloux et de gravois, à 6 pence par trou ; cela fait 100 liv. pour les 4 000 arbres des 100 acres ; ajoutez à cela le revenu de la terre à 30 sch. l’acre, ou 150 liv. ; combien fait le total ? »

Ici l’oncle Jack se mit à compter les items sur ses doigts avec une grande rapidité :

Arbres 300 liv.
Travail 1000
Pavement des trous 100
Revenu de la terre 150
Total 1550 liv.

« Voilà votre dépense. Notez-la. Passons aux bénéfices. Les vergers du pays de Kent rapportent 100 liv. par acre, quelques-uns jusqu’à 150 liv. ; mais soyons modérés, disons seulement 50 liv. par acre, ce qui porte à 5 000 liv., sur un capital de 1 550 liv., votre produit brut annuel… 5 000 liv. par an ! Songez à cela, frère Caxton. Déduisez 10 pour 100 ou 500 liv. pour gages du jardinier, engrais, etc. ; il vous restera 4 500 liv. de bénéfice net. Votre fortune est faite, l’homme ; elle est faite, et je vous en félicite. »

Et l’oncle Jack se frottait les mains.

« Dieu me bénisse ! père, s’écria vivement le jeune Pisistrate, qui avait écouté avec ravissement toutes les syllabes et tous les chiffres de ce séduisant calcul ; quoi ! nous serions aussi riches que le squire Rollick, et vous pourriez avoir une meute pour chasser le renard !

— Et acheter une grande bibliothèque, ajouta l’oncle Jack, qui renforça ses tentations par cet argument puisé dans sa connaissance plus profonde de la nature humaine. La collection de mon ami l’archevêque est à vendre. »

Mon père prit haleine lentement et promena doucement ses regards de l’un à l’autre, puis, mettant sa main gauche sur ma tête, tandis que de la droite il levait son Érasme vers l’oncle Jack, il dit d’un ton de reproche :

« Voyez combien il est facile de semer dans un jeune cœur la convoitise et l’avidité. Ah ! frère !

— Vous êtes trop sévère, monsieur. Voyez comme le cher enfant baisse la tête. Eh ! c’est l’enthousiasme naturel à son âge, le joyeux espoir nourri par l’imagination, comme dit le poète. Vous n’allez pas, à cause de ce beau garçon, laisser échapper une si certaine occasion de fortune, sans même l’examiner un peu. Car, remarquez-le, vous formez une pépinière de pommiers ; chaque année vous faites de nouvelles greffes et augmentez votre plantation, louant, achetant même, pourquoi pas ? quelques pièces de terre. Mon Dieu ! monsieur, en vingt ans vous pouvez avoir rempli la moitié du comté ; mais mettons que vous vous arrêtiez à 2 000 acres ; eh bien ! le bénéfice net serait de 90 000 liv. par an. Le revenu d’un duc… d’un duc !… et il n’y a qu’à vouloir.

— Mais attendez, dis-je modestement ; les arbres ne grandissent pas en un an. Je me rappelle le jour où notre dernier pommier fut planté, il y a cinq ans ; il avait alors trois ans, et, l’automne dernier, il n’a produit encore qu’un demi-boisseau de pommes.

— Quel garçon intelligent cela nous fait ! c’est une bonne tête. Oh ! il fera honneur à sa grande fortune, frère, dit l’oncle Jack d’un air approbateur. Vous avez raison, mon ami. Mais, en attendant, nous pouvons planter le terrain de groseilliers, d’oignons et de choux, comme on fait dans le pays de Kent. Néanmoins, je crains que nous ne devions renoncer à une partie des bénéfices pour diminuer nos dépenses, attendu que nous ne sommes pas de grands capitalistes. Écoutez donc, Pisistrate… Regardez-le, frère ; malgré l’air simple que vous lui voyez là, je crois qu’il est né avec une cuiller d’argent dans la bouche… Écoutez : passons aux mystères de la spéculation. Votre père achètera les terres sans bruit, et alors presto ! nous lançons un prospectus et nous fondons une compagnie. Des compagnies peuvent attendre cinq ans un dividende ; cependant la valeur des actions augmente tous les ans. Votre père prend, disons-nous, 50 actions de 50 liv. chacune, en ne faisant qu’un versement de 2 liv. par action. Il vend 35 actions à 100 pour 100. Il garde les 15 autres, et sa fortune est faite ; seulement, elle n’est pas tout à fait aussi considérable que s’il avait gardé toute l’affaire entre les mains. Que dites-vous maintenant, frère Caxton ? Visne edere pomum ? comme nous disions au collège.

— Je n’ai pas besoin d’un schelling de plus que ce que je possède, dit mon père d’un ton résolu. Ma femme ne m’en aimerait pas plus ; mes repas ne m’en profiteraient pas davantage ; mon fils serait probablement moitié moins robuste et dix fois moins laborieux, et…

— Mais, interrompit opiniâtrement l’oncle Jack, qui avait réservé pour la fin son grand argument, le bien que vous feriez à l’État ! la voie du progrès où vous pousseriez les productions naturelles de votre pays ! le cidre sain et bienfaisant que vous mettriez à la portée des classes laborieuses ! S’il ne s’était agi que de vous, est-ce que j’aurais tant insisté ? est-ce que j’insisterais encore ? cela est-il dans mon caractère ? Mais il s’agit du peuple ! il s’agit de l’humanité ! il s’agit de nos semblables ! Eh ! monsieur, l’Angleterre ne pourrait exister si des hommes comme vous n’étaient pas un peu philanthrope et spéculateurs !

Papæ ! s’écria mon père, penser que l’Angleterre ne peut exister si Austin Caxton ne devient marchand de pommes ! Mon cher Jack, écoutez-moi. Vous me rappelez un des Colloques de ce livre ; attendez un peu… le voici : Pamphagus et Coclès. Coclès reconnaît, à la proéminence remarquable de son nez, un ami qui avait été absent pendant plusieurs années. Pamphagus réplique, un peu fâché, qu’il n’est pas honteux de son nez. « Honteux ! non certes, dit Coclès ; je n’ai jamais vu de nez qui pût servir à tant d’usages divers ! — Ah ! reprend Pamphagus, dont la curiosité était piquée, des usages ! et quels usages ? » Là-dessus, lepidissime frater, Coclès, avec une éloquence aussi entraînante que la vôtre, passe en revue une longue liste des usages auxquels peut servir un aussi vaste développement de cet organe. Si la cave est profonde, il peut aspirer le vin, comme la trompe d’un éléphant ; si le soufflet est égaré, il peut allumer le feu ; si la lampe est trop éblouissante, il peut servir d’écran ; il peut devenir le porte-voix d’un héraut, sonner le signal du combat, servir de coin pour fendre le bois, de pioche pour fouiller la terre, de faux pour moissonner, de grappin à bord d’un navire ; jusqu’à ce que Pamphagus s’écrie enfin : « Heureux coquin que je suis ! et j’ignorais auparavant l’utilité du meuble que je portais partout avec moi ! »

Mon père s’arrêta et essaya de siffler ; mais cet effort d’harmonie ne lui réussit pas, et il ajouta en souriant :

« Il en est de même de mes pommes, frère Jack. Laissez-les à leur destination naturelle de remplir des tartes et des chaussons. »

L’oncle Jack parut d’abord un peu troublé ; mais il se mit bientôt à rire avec sa cordialité habituelle, en voyant qu’il n’avait pas encore touché le côté faible de mon père. J’avoue que mon vénéré père grandit dans mon estime après cet entretien ; et je commençai à voir qu’un homme pouvait n’être pas tout à fait privé de sens commun, tout en étant un savant. Le fait est que, soit que la visite de l’oncle Jack agît comme un stimulant bienfaisant sur les facultés relâchées de mon père, soit que, devenu plus grand et plus raisonnable, je commençasse à mieux comprendre son caractère, je date de ces vacances le commencement de l’intimité plus familière et plus tendre qui a toujours, depuis, existé entre lui et moi. Souvent je renonçais aux excursions lointaines en compagnie de l’oncle Jack, ou au plaisir d’une partie de crosse avec les enfants du village, ou à une partie de pêche dans les étangs réservés du squire Rollick, pour une tranquille promenade avec mon père le long du mur aux pêchers ; parfois silencieux et déjà rêvant à l’avenir, tandis qu’il s’occupait du passé ; mais amplement récompensé lorsque, suspendant sa lecture, il me révélait des trésors de science variée et rendue amusante par ses bizarres commentaires et cette satire socratique qui n’était imparfaite que parce que l’esprit n’y devenait jamais méchant. Par moments, il était vraiment éloquent ; tirant de ses vieux livres quelque sentiment héroïque, il redressait son corps courbé, et ses yeux lançaient des éclairs, et vous voyiez alors qu’il n’avait pas été d’abord exclusivement fait et marqué pour la réclusion et l’obscurité où ses jours innocents s’écoulaient alors en paix.


CHAPITRE IV.

« Ma parole ! monsieur, le comté se perd. Nos opinions ne sont représentées ni dans le parlement ni hors du parlement. Le Mercure du comté a tourné casaque : qu’il soit maudit ! Et maintenant nous n’avons pas un seul journal pour exprimer les opinions des honnêtes gens de ce comté ! »

Ce discours était prononcé à l’occasion d’un des rares dîners que M. et Mme Caxton donnaient aux grands du voisinage ; et celui qui le prononçait n’était rien moins que le squire Rollick de Rollick-Hall, président des sessions trimestrielles.

J’avoue (car on me permit, ce jour-là, pour la première fois, non-seulement de dîner avec les invités, mais encore de rester après les dames, à cause de mon âge et de la promesse que j’avais faite de m’abstenir de tout excès), j’avoue, dis-je, que moi, pauvre innocent, je fus fort en peine de deviner quel intérêt soudain pouvait faire dresser les oreilles à l’oncle Jack, à la mention du journal du comté, comme un cheval de bataille dresse les siennes au son du tambour, et pourquoi il franchit aussitôt l’intervalle qui le séparait du squire Rollick. Mais ce n’était pas à un gamin de mon âge à sonder les intentions d’un homme aussi profond. On ne pêche pas le saumon soupçonneux avec une épingle recourbée garnie d’un ver, comme on pêcherait un vairon ; ou, pour me servir d’une comparaison plus relevée, on ne pouvait pas dire de lui ce que saint Grégoire disait du Jourdain, « qu’un agneau le passerait facilement à gué. »

« Pas un journal du comté pour soutenir les droits de… ! »

Ici mon oncle s’arrêta comme embarrassé et me murmura à l’oreille :

« Quelle est son opinion ?

— Je n’en sais rien, » répondis-je.

L’oncle Jack prit intuitivement dans sa mémoire la phrase qui lui venait à la bouche, et ajouta avec une intonation nasale : « Les droits de nos infortunés semblables ! »

Mon père se gratta les sourcils avec l’index, comme c’était son habitude lorsqu’il ne savait à quoi s’en tenir. Le reste de la compagnie regardait en silence.

« Infortunés semblables ! répéta M. Rollick ; allons donc ! »

Évidemment l’oncle Jack s’était fourvoyé. Il revint prudemment sur ses pas :

« Je veux dire nos respectables semblables. »

Puis il lui vint soudain à l’esprit qu’un Mercure de province devait naturellement représenter l’intérêt agricole, et que si M. Rollick envoyait le Mercure au diable, c’est qu’il était sans doute un de ceux qui commençaient déjà à appeler l’intérêt agricole un vampire. Ravi de cette prétendue découverte et croyant être dans la bonne voie, l’oncle Jack se monta et débita toutes les sottises[1] qui furent depuis débitées à Covent-Garden et dans la salle du Commerce.

« Oui, respectables semblables, hommes de capital et de spéculation ! Car que sont ces squires campagnards en comparaison de nos riches marchands ? Qu’est-ce que cet intérêt agricole qui prétend être le soutien du pays ?

— Prétend ! s’écria le squire Rollick ; il est bien réellement le soutien du pays ; et quant à ces fripons de manufacturiers qui ont acheté le Mercure

— Acheté le Mercure, les misérables ! reprit l’oncle Jack qui venait enfin de trouver la voie. Soyez-en sûr, monsieur, cela fait partie d’un diabolique système de corruption qu’il faut dénoncer courageusement… Oui, comme je disais, qu’est-ce que cet intérêt agricole qu’ils veulent ruiner ? qu’ils prétendent si gorgé ? qu’ils appellent un vampire ? eux qui sont les vraies sangsues, ces venimeux manufacturocrates !… Nos semblables, monsieur ! Je puis bien appeler nos infortunés semblables les membres de cette classe souffrante dont vous êtes vous-même un des ornements ! Que peut-il y avoir de plus digne de nos efforts et de nos secours qu’un gentilhomme campagnard, comme vous, qui, avec un revenu nominal de… mettons cinq mille livres, est obligé d’entretenir son établissement, de payer la taxe des chiens, de soutenir le peuple par la taxe des pauvres, l’Église par la dîme, la justice, les prisons, les avoués et les huissiers par la contribution locale, et les chemins par les droits de péage ? tandis qu’il est ruiné par les hypothèques, les juifs et les douaires, qu’il a des cadets à pourvoir, des dépenses énormes à faire pour l’exploitation de ses bois, pour les engrais de sa ferme-modèle et l’élève des gros bœufs dont chaque livre de viande lui coûte cinq livres sterling de tourteaux ! Et puis les procès nécessaires pour maintenir ses droits ; les braconniers, les gardes-chasse, les voleurs de moutons et de chiens, les bedeaux, les inspecteurs, les jardiniers et l’intendant, cette canaille nécessaire ! Ah ! si jamais il y a eu quelqu’un que nous puissions vraiment appeler notre infortuné semblable, c’est bien un gentilhomme campagnard chargé d’un grand domaine ! »

Mon père prenait évidemment tout cela pour une excellente raillerie, car je voyais, aux commissures de ses lèvres, qu’il riait intérieurement.

Le squire Rollick, qui avait interrompu cette harangue par plusieurs exclamations d’assentiment, particulièrement aux mots de taxe des pauvres, dîme, contribution locale, hypothèques et braconniers, passa alors la bouteille à l’oncle Jack et lui dit poliment :

« Il y a beaucoup de vrai dans vos paroles, monsieur Tibbets. L’intérêt agricole approche de sa ruine, et quand il sera ruiné, je ne donnerais pas ça pour la vieille Angleterre ! » Et M. Rollick fit claquer le doigt avec le pouce. « Mais qu’y a-t-il à faire… à faire pour le Comté ? C’est là le diable !

— J’allais y arriver, reprit l’oncle Jack. Vous dites que vous n’avez pas un seul journal pour défendre votre cause et attaquer vos ennemis ?

— Non, depuis que les whigs ont acheté le Mercure.

— Eh ! bon Dieu ! monsieur Rollick, comment pouvez-vous supposer que justice vous sera rendue, si, en un temps pareil, vous négligez la presse ? La presse, monsieur, c’est… c’est l’air que nous respirons ! Ce qui vous manque, c’est un grand journal national, non, pas national, mais provincial, hebdomadaire, des propriétaires ; un journal qui soit constamment et libéralement soutenu par le parti puissant dont l’existence est en péril. Sans une telle feuille, vous êtes perdus, vous êtes morts, éteints, défunts, ensevelis vivants ; avec une telle feuille bien conduite, bien rédigée par un homme du monde, par un homme d’éducation, d’expérience pratique dans l’agriculture, qui connaisse bien la nature humaine, les mines, les céréales, les engrais, les assurances, les actes du parlement, les expositions de bétail, l’état des partis et les véritables intérêts de la société… avec un tel homme et une telle feuille, rien ne vous résistera. Mais il faut que cela se fasse par souscription, par association, par coopération, par une grands société provinciale, bienfaisante, agricole et antinovatrice !

— Ma foi ! monsieur, vous avez raison, dit M. Rollick en se frappant la cuisse, et, dès demain, je vais voir notre lord lieutenant. Il faut que son fils aîné triomphe aux élections de ce comté.

— Il triomphera si vous encouragez la presse et si vous fondez un journal, » dit l’oncle Jack en se frottant les mains. Puis les ayant étendues doucement, il les ramena peu à peu vers lui, comme s’il enfermait déjà dans ce cercle aérien les confiantes guinées de la compagnie non encore née.

Le bonheur réside toujours plus dans l’espoir que dans la possession ; et j’ose dire que l’oncle Jack éprouvait en ce moment, circum præcordia et par tout son corps de cinq pieds huit pouces, à l’éclat anticipé de la déesse Moneta, un ravissement, plus délicieux que s’il avait joui, depuis dix ans, de la bourse du roi Crésus.

« Je ne pensais pas que l’oncle Jack fût tory, » dis-je à mon ? père le lendemain.

Mon père, qui s’occupait fort peu de politique, ouvrit de grands yeux.

« Êtes-vous whig ou tory, papa ?

— Hum ! fit mon père, il y a fort à dire sur les deux faces de la question. Vous savez, mon fils, que Mme Primmins a plusieurs moules pour notre beurre ; elle nous le sert tantôt sous la forme d’une couronne, tantôt avec l’empreinte plus populaire d’une vache. Tout cela est parfait pour les gens qui veulent donner au beurre une forme qui leur plaît, ou faire preuve d’habileté ; pour nous, contentons-nous de beurrer notre pain, de dire nos grâces et de payer la crémière. Comprenez-vous ?

— Pas du tout.

— Alors votre homonyme Pisistrate était plus fin que vous… Maintenant donnons à manger au canard… Où est votre oncle ?

— Il a emprunté la jument de M. Squills, et il est allé avec le squire Rollick faire visite au lord dont ils ont parlé.

— Oh ! oh ! reprit mon père, frère Jack est allé chercher un moule pour son beurre. »

En effet, l’oncle Jack joua si bien son jeu en cette occasion, et fit au lord lieutenant, avec lequel il eut un entretien particulier, un si beau prospectus et des calculs si minutieux, que, avant la fin de mes vacances, il était installé en un charmant bureau, au chef-lieu du comté, avec un appartement au-dessus et un traitement de cinq cents livres par an, pour soutenir la cause de ses infortunés semblables, les gentilshommes, squires, grands et petits fermiers, abonnés à la Nouvelle gazette hebdomadaire, agricole et antinovatrice des propriétaires du comté de… En tête de ce journal, l’oncle Jack fit graver une couronne supportée par un roseau et une houlette, avec cette devise : • pro rege jex grege.

Tel fut le moule que l’oncle Jack adopta pour son beurre.


CHAPITRE V.

Il me sembla avoir fait un grand bond dans la vie lorsque je rentrai au collège. Je ne me sentais plus enfant. L’oncle Jack, avec l’argent de sa propre bourse, m’avait fait cadeau de ma première paire de bottes à la Wellington ; j’avais tant flatté ma mère, qu’elle avait ajouté de petites basques à des vestes jusqu’alors écourtées ; mes collets de chemise, accoutumés à retomber et à pendre comme des oreilles d’épagneul des deux côtés de mon cou, se redressèrent alors en oreilles de terrier, entourés d’une circonvallation de baleine, de bougran et de soie noire. J’avais près de dix-sept ans, et je me donnais les airs d’un homme.

Observons ici que cette crise dans la vie de l’adolescent, qui change le petit Sistry en M. Pisistrate, ou en Pisistrate Caxton, esq., que cette crise pendant laquelle nous nous arrogeons, avec le consentement tacite de nos aînés, le titre si longtemps envié de jeune homme, nous paraît toujours un élan et un bond. Nous ne remarquons pas les préparations graduelles qui nous y conduisent ; nous ne nous souvenons que d’une époque distincte où tous les signes et symptômes ont éclaté au milieu d’une commune effervescence : les bottes à la Wellington, le frac, le col, le duvet sur la lèvre supérieure, les envies de rasoir, les rêveries sur les jeunes demoiselles, et une nouvelle espèce de sentiment poétique.

Je commençai à lire des choses sérieuses, à comprendre ce que je lisais, et à jeter quelques regards inquiets sur l’avenir, avec l’idée vague que j’avais une place à conquérir dans le monde, et qu’on ne peut rien conquérir sans travail persévérant. J’arrivai ainsi à dix-sept ans, et j’étais le premier de ma classe lorsque je reçus les deux lettres que voici :


I
D’Augustin Caxton, esq.
Mon cher fils,

J’ai fait savoir au docteur Herman que vous ne retournerez plus chez lui après les vacances prochaines. Vous êtes d’âge maintenant à songer aux embrassements de notre alma mater[2], et aussi, je pense, assez studieux pour espérer les honneurs qu’elle accorde à ses plus dignes enfants. Vous êtes déjà admis au collège de la Trinité, et je me figure retrouver en vous l’image de ma jeunesse. Je vous vois errer dans ces magnifiques jardins qu’arrosent les méandres du Cam ; et, vous confondant avec moi, je rappelle à ma mémoire les rêves qui me hantaient alors que les carillons des cloches vibraient sur les ondes paisibles. Verum secretumque Μουσεῖον, quam multa dictatis, quam multa invenitis ! Là, dans cet illustre collège, à moins que cette génération n’ait dégénéré, vous vous mesurerez avec de jeunes géants. Vous verrez ceux qui, dans la magistrature, dans l’Église, dans l’État, ou dans les tranquilles cloîtres de la science, sont destinés à devenir les grands hommes de votre époque. Il ne vous est pas défendu d’aspirer à prendre rang parmi eux ; celui qui, dans sa jeunesse, peut mépriser le plaisir et aimer les jours laborieux, doit placer haut son ambition.

Votre oncle Jack dit qu’il fait des merveilles avec son journal, quoique M. Rollick grogne et déclare qu’il est plein de théories incompréhensibles pour les fermiers. L’oncle Jack, en réplique, prétend qu’il se crée un auditoire à lui, qu’il ne s’adresse pas à un public déjà existant, et se plaint de ce que son génie soit enfoui dans une ville de province. C’est réellement un très-habile homme, et j’ose dire qu’il aurait du succès à Londres. Il vient souvent dîner et coucher chez nous, et repart le lendemain matin. Son énergie est merveilleuse et contagieuse.

Pourrez-vous croire qu’il a réussi à allumer la flamme de ma vanité, en ne cessant de tisonner à la grille ? Métaphore à part, je m’occupe de recueillir toutes mes notes, et je m’étonne de voir combien facilement elles se rangent avec méthode, sous forme de chapitres et de livres. Je ne puis m’empêcher de sourire en ajoutant que je crois être sur la voie de devenir auteur ; et je souris encore davantage lorsque je pense qu’il a fallu votre oncle Jack pour m’inspirer une ambition si haute. Pourtant, j’ai lu quelques passages de mon livre à votre mère, et elle m’a dit : C’est d’une grande beauté ; aussi cela m’encourage. Votre mère a beaucoup de bon sens, quoique je ne veuille pas dire qu’elle ait beaucoup d’instruction… il est étonnant qu’elle n’en ait pas plus, si l’on considère que Pic de la Mirandole n’était rien auprès de son père. Cependant il est mort, ce cher grand homme, sans jamais avoir fait imprimer une ligne ; tandis que moi… positivement, je rougis en songeant à ma témérité.

Adieu, mon fils ; employez pour le mieux le temps qui vous reste à passer à l’institut philhellénique. Un esprit bien nourri est le véritable panthéisme. Partout où il y a savoir, il y a Dieu. Ce n’est que dans les recoins de notre cerveau qui restent vides, que le vice trouve à se loger. S’il vient frapper à votre porte, mon fils, tâchez de pouvoir lui dire : « Il n’y a pas de place pour Votre Seigneurie… passez outre. »

Votre affectionné père,
A. Caxton.


II
De Madame Caxton.
Mon très-cher Sisty,

Vous revenez à la maison !… Mon cœur est si plein de cette pensée, qu’il me semble impossible de vous écrire autre chose. Cher enfant, vous revenez à la maison ; vous en avez fini avec l’école, vous en avez fini avec les étrangers, vous êtes à nous, vous êtes de nouveau notre fils ! Vous êtes à moi, comme vous étiez à moi dans votre berceau, dans votre chambre d’enfant et dans le jardin, Sisty, où nous nous jetions des marguerites !

Vous rirez de moi lorsque je vous dirai qu’aussitôt que j’appris que vous reveniez à la maison pour de bon, je me glissai hors de l’appartement et courus à mon tiroir, où vous savez que je garde tous mes trésors ! Il y a là votre petit bonnet que j’avais fait moi-même, et votre pauvre petite jaquette de nankin que vous étiez si fier de ne plus mettre… oh ! et beaucoup d’autres reliques du temps où vous étiez le petit Sisty, et où je n’étais pas cette froide et cérémonieuse mère, connue vous m’appelez maintenant, mais bien votre chère maman. Je les embrassai, Sisty, en me disant que mon petit enfant me revenait ! j’étais si folle, que j’oubliais toutes les longues années qui se sont écoulées, et m’imaginais que je pourrais encore vous porter dans mes bras et vous apprendre doucement à dire : « Dieu vous bénisse, papa ! » Ah ! j’écris maintenant entre le rire et les larmes. Vous ne pouvez être ce que vous étiez ; mais vous êtes toujours mon cher fils, le fils de votre père, ce que j’ai de plus cher au monde, après ce père.

Je suis si heureuse que vous reveniez bientôt ! Venez tandis que votre père est chaudement occupé de son livre, tandis que vous pouvez l’encourager en son travail et l’y maintenir. Car, pourquoi ne serait-il pas grand et célèbre ? Pourquoi tout le monde ne l’admirerait-il pas autant que nous ? Vous savez combien j’ai toujours été fière de lui ; mais je désire que tout le monde sache pourquoi j’en étais si fière. Et pourtant, après tout, ce n’est pas uniquement parce qu’il est si sage et si savant… mais aussi parce qu’il est si bon, parce qu’il a un grand et noble cœur. Il faut que le cœur se montre dans le livre aussi bien que la science : car, quoiqu’il soit plein de choses que je ne comprends pas, à chaque instant j’y rencontre quelque chose que je comprends… et il me semble alors que ce cœur parle à tout l’univers.

Votre oncle a entrepris de faire publier le livre, et votre père ira avec lui à Londres pour cela, dès que le premier volume sera achevé.

Tout le monde se porte bien, excepté la pauvre Mme Jones, qui a une forte fièvre. Primmins lui fait porter un charme contre ce mal, et Mme Jones affirme qu’elle se trouve déjà beaucoup mieux. On ne peut nier qu’il n’y ait beaucoup de vrai dans ces sortes de choses, quoiqu’elles paraissent tout à fait contraires à la raison. En effet, votre père dit : « Pourquoi pas ? un charme doit être accompagné d’un ardent désir de réussite de la part de celui qui le fait ; et qu’est-ce que le magnétisme, sinon un désir ? » Je ne comprends pas bien cela ; mais, comme dans tout ce que dit votre père, il y a un autre sens que celui qui saute aux yeux, j’en suis bien sûre.

Plus que trois semaines jusqu’aux vacances, et puis plus d’école, Sisty… plus d’école ! Je vais faire remettre à neuf votre chambre, et elle sera si jolie ! On vient pour cela demain.

Le canard se porte tout à fait bien, et je crois réellement qu’il ne boite plus tant.

Dieu vous garde, cher, cher enfant !

Votre affectionnée et heureuse mère,
K. C.

L’intervalle qui s’écoula entre ces lettres et la matinée où je devais retourner à la maison me parut comme un de ces longs jours pleins d’inquiétudes et de rêves, que j’avais passés, enfant, dans mon lit de malade. Je fis machinalement mes devoirs ; je composai une ode grecque pour mes adieux à l’Institut philhellénique. Le docteur Herman déclara que j’avais fait un chef-d’œuvre ; mais mon père, à qui je l’envoyai triomphant, me la retourna avec une lettre en mauvais anglais, qui parodiait tous mes barbarismes grecs en les imitant dans ma langue maternelle. J’avalai néanmoins ce poireau, et me consolai en pensant qu’après avoir passé six ans à apprendre à mal écrire le grec, je n’aurais plus aucune occasion de me servir d’un si précieux talent.

C’est ainsi qu’arriva le dernier jour. Alors je visitai seul, avec une sorte de douce mélancolie, chacun des lieux qui m’étaient familiers : la caverne de voleurs que nous avions creusée en hiver, et défendue à six contre toute la police du petit royaume ; la place près de l’enceinte où j’avais combattu mon premier combat ; le vieux tronc de hêtre sous lequel je m’asseyais pour lire les lettres de chez moi ! Avec mon couteau, riche de six lames (outre un tire-bouchon, un tire-bouton et un taille-plume), je sculptai mon nom en grandes capitales sur mon pupitre.

La nuit vint, la cloche sonna, et nous nous rendîmes dans nos chambres. J’ouvris la fenêtre et regardai dehors. Je vis les étoiles et cherchai quelle pouvait être la mienne, celle qui devait conduire à la célébrité et à la fortune le jeune homme entrant dans le monde. L’espoir et l’ambition remplissaient mon cœur, et pourtant la mélancolie les accompagnait. Ah ! lecteurs, lequel d’entre vous pourrait se rappeler toutes les pensées douces et tristes, tous les regrets du passé, regrets contenus et presque ignorés, tous ces vagues désirs de l’avenir, qui changent le plus grossier d’entre nous en poète, la veille du jour où nous sortons définitivement de l’enfance et du collège ?


  1. M. Cobden dit dans un de ses discours : « En commençant nous débitons par des sottises. » (Note de l’auteur.)
  2. L’université.