Aventures de Pisitrate Caxton/Partie 03

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Traduction par Édouard Sheffter.
Hachette (p. 58-92).


TROISIÈME PARTIE.


CHAPITRE PREMIER.

Ce fut dans l’après-midi d’un beau jour d’été que la voiture me déposa devant la porte de mon père. Mme Primmins accourut pour me recevoir, et je n’échappai à la vive étreinte de sa main amie que pour être serré dans les bras de ma mère.

Dès que cette plus tendre des mères fut bien convaincue que je ne mourais pas de faim (j’avais dîné deux heures auparavant chez le docteur Herman), elle me conduisit doucement, à travers le jardin, vers le berceau.

« Vous trouverez votre père si content ! dit-elle en essuyant une larme. Son frère est avec lui. »

Je m’arrêtai. Son frère ! Le lecteur le croira-t-il ? je n’avais jamais entendu dire qu’il eût un frère, tellement on parlait peu, devant moi, des affaires de famille. « Son frère ! dis-je. Ai-je donc un oncle Caxton comme j’ai un oncle Jack ?

— Oui, mon ami, » répondit ma mère. Et elle ajouta : « Votre père et lui n’étaient pas aussi bons amis qu’ils auraient dû l’être, et le capitaine a vécu loin de son pays. Mais ils sont maintenant tout à fait réconciliés, Dieu merci ! » Nous n’eûmes pas le temps d’en dire davantage. Nous étions arrivés au berceau, où était dressée une table couverte de vins et de fruits. On était au dessert. Les convives étaient mon père, l’oncle Jack, M. Squills, et un personnage grand, maigre, boutonné jusqu’au menton, droit, martial, majestueux, imposant, et qui paraissait digne de trouver place dans le Livre de Chevalerie de mon illustre ancêtre.

Tout le monde se leva lorsque j’entrai ; mais mon pauvre père, qui était toujours lent en ses mouvements, fut le dernier à me faire accueil. L’oncle Jack m’avait laissé sur les doigts la profonde empreinte de sa grande bague à cachet ; M. Squills m’avait tapé sur l’épaule en me disant que j’avais merveilleusement grandi ; mon parent nouvellement trouvé m’avait dit avec une grande dignité : « Monsieur mon neveu, donnez-moi votre main, je suis le capitaine de Caxton ; » et le canard familier lui-même avait retiré son bec de dessous son aile pour le frotter doucement contre mes jambes, ce qui était sa façon habituelle de saluer, avant que mon père, mettant sa blanche main sur mon front, et me contemplant avec une inexprimable douceur, m’eût dit : « De plus en plus ressemblant à votre mère ! Dieu vous bénisse ! »

Une chaise avait été laissée vide pour moi entre mon père et son frère, Je me hâtai de m’y asseoir, car je tremblais, j’étais rouge, j’étouffais presque, tant m’avait affecté la tendresse extraordinaire de mon père. En ce moment même j’eus conscience de ma nouvelle position. Je n’étais plus un écolier venant passer de courtes vacances à la maison ; j’étais de retour sous le toit paternel pour devenir moi-même un de ses supports. J’étais enfin un homme, ayant le privilège d’aider ou de consoler ces êtres si chers, qui jusqu’alors m’avaient élevé et soigné sans retour de ma part. C’est un moment très-grave dans notre vie que celui où nous rentrons à la maison pour de bon. La maison nous semble différente de ce qu’elle était. Auparavant nous n’étions, après tout, qu’une sorte de passager accueilli, choyé, fêté, à cause du peu de durée de notre heureuse liberté. Mais lorsqu’on revient à la maison pour de bon, qu’on est sorti de l’école et de l’enfance, on n’est plus un hôte de passage ni un enfant. On partage la vie de tous les jours, avec ses soucis et ses devoirs, on entre dans les confidences de la maison. N’est-ce pas, ami lecteur ? Aussi j’aurais pu cacher mon visage dans mes mains et pleurer !

Malgré sa simplicité et ses distractions, mon père avait de temps en temps des moments où il pénétrait au fond des cœurs ; et je crois vraiment qu’il lisait tout ce qui se passait dans le mien, aussi facilement que si ç’avait été du grec. Il me passa doucement le bras autour de la taille, et me dit tout bas : « Chut ! » puis, élevant la voix, il ajouta : « Frère Roland, il ne faut pas oublier de répondre à Jack.

— Frère Austin, répliqua le capitaine d’un ton solennel, monsieur Jack, si je puis prendre la liberté de l’appeler ainsi…

— Vous le pouvez, en vérité ! s’écria l’oncle Jack.

— Monsieur, reprit le capitaine en saluant, c’est une familiarité dont je suis honoré… J’allais dire que monsieur Jack s’était retiré du terrain.

— Loin de là, dit Squills en laissant tomber une poudre effervescente dans une mixture chimique qu’il avait préparée avec une grande attention, et qui se composait de xérès et de jus de limon ; loin de là ! M. Tibbets dont, soit dit en passant, l’organe de la combativité est très-développé, disait que…

— C’est un crime et une honte insigne, reprit l’oncle Jack, qu’en plein dix-neuvième siècle, un homme tel que mon ami le capitaine Caxton…

— De Caxton, monsieur Jack !

— De Caxton… distingué par ses talents militaires et son illustre naissance, un héros issu de héros, après avoir servi tant d’années et avec tant d’éclat dans les armées de Sa Majesté, ne soit qu’un capitaine à la demi-solde. Cela provient, dis-je, de l’infâme système de vénalité qui met en vente les honneurs, comme sous l’empire romain… »

Mon père dressa les oreilles ; mais l’oncle Jack continua avant que mon père eût réuni les forces nécessaires pour l’interruption qu’il méditait :

« Un système auquel, avec un peu d’effort, un peu d’union, il serait si facile de mettre fin. Oui, monsieur… » Et l’oncle Jack, frappant du poing sur la table, fit sauter deux cerises au nez du capitaine de Caxton… « Oui, monsieur, j’ose dire que je mettrais l’armée sur un tout autre pied. Si les officiers les plus pauvres et les plus méritants, comme le capitaine de Caxton, formaient, ainsi que je disais tout à l’heure, une grande association antiaristocratique, chacun payant une petite somme par trimestre, nous réaliserions un capital suffisant pour surenchérir sur tous ces individus sans mérite, et alors chaque homme de mérite aurait une chance honnête d’avancement.

— Pardieu ! monsieur, dit Squills, il y a quelque chose de grand dans cette idée. Qu’en pensez-vous, capitaine ?

— Je ne suis pas de votre avis, monsieur, répliqua très-sérieusement le capitaine ; il n’y a qu’une seule source d’honneurs dans les monarchies. Ce serait une atteinte au premier devoir du soldat, le respect pour son souverain.

— Mais au contraire, dit M. Squils, ce serait toujours aux souverains qu’on devrait son avancement.

— L’honneur ! poursuivit en rougissant le capitaine, sans tenir compte de cette spirituelle interruption ; voilà la récompense du soldat. Que m’importe qu’un jeune freluquet achète un titre de colonel au détriment de mes droits ? Il ne m’achète ni mes blessures ni mes services, monsieur ; il ne m’achète pas la médaille que j’ai gagnée à Waterloo. Il est riche, et moi, je suis pauvre. On l’appelle colonel parce qu’il a payé ce titre. Cela lui va, c’est très-bien. Cela ne m’irait pas, à moi ! je préfère rester capitaine et trouver ma dignité, non pas dans mon titre, mais dans les services qui me l’ont valu. Une association de misérables fripons d’agents de change, car je connais ces gens-là, m’achèterait un régiment, à moi ! Je ne veux pas être impoli, sans quoi je dirais : « Qu’ils aillent au diable, monsieur Jack ! »

Une sorte de frémissement parcourut l’auditoire du capitaine. L’oncle Jack lui-même parut ému, car il fixa ses regards sur le terrible vétéran, mais sans ouvrir la bouche. La pause était embarrassante. M. Squills rompit le silence.

« J’aimerais à voir, dit-il, votre médaille de Waterloo. Vous ne l’avez pas sur vous ?

— Monsieur Squills, répondit le capitaine, elle repose sur mon cœur pendant ma vie. Elle sera ensevelie dans mon cercueil, et je ressusciterai avec elle, lorsque l’ordre sera donné au jour de la grande revue ! »

Ce disant, le capitaine déboutonnait lentement son habit ; puis, détachant d’un ruban rayé le plus triste spécimen de l’art de l’orfèvrerie (je lui en demande bien pardon) qui ait jamais récompensé le mérite aux dépens du goût, il posa la médaille sur la table.

La médaille fit le tour, de main en main, sans qu’un mot fût prononcé.

« Il est étrange, dit enfin mon père, que de pareilles bagatelles puissent acquérir une si grande valeur, que l’homme expose aujourd’hui sa vie pour une chose pour laquelle, plus tard, il ne donnerait pas même un bouton. Un Grec estimait au-dessus de tout quelques feuilles d’olivier tressées en couronne et placées sur sa tête, coiffure que nous trouverions très-ridicule à présent. Un Indien d’Amérique préfère une décoration de chevelures humaines, que nous regarderions tous, je crois, sauf monsieur Squills, qui est accoutumé à de pareilles choses, comme un ornement fort dégoûtant ; et mon frère fait plus de cas de ce morceau d’argent, qui peut valoir cinq schellings, que Jack d’une mine d’or, ou moi de la bibliothèque du Muséum de Londres. Un temps viendra où l’on trouvera cette décoration aussi vaine que les feuilles et les chevelures.

— Frère, dit le capitaine, il n’y a là rien d’étrange. C’est la chose du monde la plus simple pour un homme qui comprend les principes de l’honneur.

— C’est possible, reprit mon père avec douceur. J’aimerais à entendre ce que vous avez à dire sur l’honneur. Je suis sûr que ce serait très-édifiant pour nous tous. »


CHAPITRE II.

Discours de mon oncle Roland sur l’honneur.

« Messieurs, commença le capitaine en entendant l’appel direct qui lui était adressé, messieurs, Dieu fit la terre, mais l’homme fit le jardin. Dieu fit l’homme, mais l’homme se refait lui-même.

— C’est vrai ; par la science, dit mon père.

— Par l’industrie, dit l’oncle Jack.

— Par la condition physique de son corps, dit M. Squills. Il lui eût été impossible de se faire autre qu’il n’était d’abord dans la solitude des bois, s’il avait eu des nageoires comme un poisson, ou s’il n’avait pu que baragouiner comme un singe. Les mains et la langue, monsieur, voilà les instruments du progrès.

— Monsieur Squills, dit mon père, Anaxagore a dit la même chose à propos des mains, longtemps avant vous.

— Que voulez-vous que j’y fasse ? repartit M. Squills ; on ne pourrait jamais ouvrir la bouche s’il fallait ne dire que ce que personne n’a encore dit ; mais, après tout, notre supériorité réside moins dans nos mains que dans la grosseur de nos pouces.

— Albinus et notre savant William Lawrence ont fait une remarque semblable, observa de nouveau mon père.

— Que diable, monsieur, s’écria Squills, quel besoin avez-vous de tout savoir ?

— Tout ! oh ! non ; mais les pouces fournissent des sujets d’investigation à la plus simple intelligence, dit mon père avec modestie.

— Messieurs, recommença mon oncle Roland, il a été donné des mains et des pouces à l’Esquimau aussi bien qu’au savant et au chirurgien ; en est-il plus sage pour cela ?… Que diable, messieurs ! vous ne pouvez nous réduire ainsi à l’état de machines. Réfléchissez bien. L’homme, dis-je, se refait lui-même. Comment se refait-il ? par le principe de l’honneur. Son premier désir est de l’emporter sur quelqu’un ; sa première impulsion, de se distinguer entre ses semblables. Dieu met dans son âme une sorte de boussole, d’aiguille, qui tend toujours vers un même point : l’honneur, dans ce que ceux qui l’entourent regardent comme honorable. C’est pourquoi, l’homme étant d’abord exposé aux dangers résultant des attaques des bêtes sauvages et d’hommes aussi sauvages que lui-même, le courage devient la première qualité que l’espèce humaine doive honorer. Aussi le sauvage est courageux ; il convoite des louanges pour son courage ; il se décore des peaux des bêtes qu’il a domptées, ou des chevelures des ennemis qu’il a vaincus. Et ne venez pas me dire, messieurs, que ces peaux et ces chevelures scalpées ne sont que des peaux de bêtes et des cuirs chevelus : ce sont les trophées de l’honneur. Ne venez pas me dire que ce sont des choses ridicules ou dégoûtantes : ce sont des choses glorieuses qui prouvent que le sauvage est sorti de l’égoïsme de la brute et qu’il attache du prix aux éloges que les hommes ne donnent jamais qu’aux actions qui assurent ou augmentent leur bien-être. Plus tard, messieurs, nos sauvages découvrent qu’ils ne peuvent vivre en sécurité, à moins de se dire la vérité les uns aux autres : c’est pourquoi ils arrivent à estimer la sincérité, qui devient ainsi un principe d’honneur. Frère Austin nous dira que, dans les premiers temps, la sincérité fut toujours l’attribut d’un héros.

— C’est vrai, dit mon père, Homère ne manque pas de le donner à Achille.

— De là vient la nécessité d’une sorte de justice et de lois grossières. C’est pourquoi les hommes, après le courage chez le guerrier et la sincérité chez tous, commencent à attacher de l’honneur à la vieillesse, qu’ils chargent de maintenir la justice parmi eux. C’est ainsi, messieurs, que naquit la loi.

— Mais les premiers législateurs furent des prêtres, observa mon père.

— Messieurs, j’arrive à cette objection. D’où vient le désir des honneurs, si ce n’est de la nécessité où se trouve l’homme de surpasser ses semblables, en d’autres termes, de la nécessité de perfectionner ses facultés pour augmenter le bien-être d’autrui, quoique réellement il ne se doute pas de cette conséquence et ne cherche que les éloges ? Mais ce désir des honneurs est inextinguible, et naturellement l’on souhaite d’être récompensé jusqu’au delà du tombeau. C’est pourquoi celui qui a tué le plus de lions ou d’ennemis, est naturellement porté à croire qu’il aura la meilleure chasse et la meilleure place au banquet dans le pays d’outre-tombe. Dans toutes ses opérations la nature inspire à l’homme l’idée d’un pouvoir invisible, et le principe de l’honneur, c’est-à-dire le désir des louanges et des récompenses, lui fait rechercher l’approbation que ce pouvoir peut lui donner. De là vient la première et grossière idée de religion ; et dans l’hymne de mort qu’il chante attaché au poteau, le sauvage prédit les honneurs qui l’attendent. La société progresse ; on bâtit des hameaux ; la propriété s’établit. Celui qui possède plus qu’un autre a aussi plus de pouvoir que lui ; le pouvoir est un honneur. L’homme convoite l’honneur attaché au pouvoir, qui est attaché lui-même à la possession. Ainsi le sol se cultive, ainsi se forment des radeaux ; ainsi la tribu commerce avec la tribu ; ainsi se fonde le commerce, ainsi commence la civilisation. Messieurs, tout ce qui paraît le moins lié à l’honneur, lorsque nous approchons de nos jours, a son origine dans l’honneur et n’est qu’un abus de ses principes. Si les hommes d’aujourd’hui sont des vendeurs et des marchands ; si même les honneurs militaires s’achètent ; si un fripon se fraye, au moyen de son argent, un chemin jusqu’à la pairie, tout cela naît d’une soif de l’honneur que la société, en vieillissant, a attaché aux signes extérieurs, à l’or, aux titres, au lieu de l’attacher comme autrefois à son essence intime, au courage, à la sincérité, à la justice, au travail. C’est pour cela, messieurs, que je dis que l’honneur est la base de toute amélioration de l’espèce humaine.

— Frère, vous avez argumenté comme un homme de l’école, dit M. Caxton avec admiration. Mais pourtant, à propos de cette médaille d’argent, ne retournons-nous pas aux siècles de barbarie en estimant si fort des choses qui n’ont pas de valeur intrinsèque, qui ne pourraient nous donner occasion de nous instruire ?

— Qui ne pourraient même payer une paire de bottes, ajouta l’oncle Jack.

— Ni vous épargner une seule attaque de ce maudit rhumatisme, que vous avez attrapé pour la vie dans ce bivouac nocturne au milieu des marais du Portugal, dit M. Squills ; sans parler de la balle qui vous est restée dans le crâne, ni de cette jambe de bois qui doit fort diminuer les effets salutaires de votre promenade accoutumée.

— Messieurs, reprit le capitaine sans se troubler, en remontant à ces siècles de barbarie, je remonte aux vrais principes de l’honneur. C’est précisément parce que cette médaille d’argent n’a point de valeur sur la place, qu’elle est au-dessus de tout prix ; car ainsi elle reste une preuve de mérite. Où serait la signification de mes services, si cette médaille pouvait me racheter ma jambe, ou si je pouvais la vendre pour quarante mille livres de rente ? Non, messieurs, sa valeur, la voici, c’est, que lorsque je la porte sur ma poitrine, on dit : « Ce triste vieillard n’est pas si inutile qu’il en a l’air. Il fut un de ceux ? qui sauvèrent l’Angleterre et délivrèrent l’Europe. » Et même, lorsque je la cache ici (après l’avoir baisée dévotement, l’oncle Roland la rattacha à son ruban et la remit à sa place), lorsqu’aucun œil ne la voit, sa valeur est plus grande encore pour moi, parce que je pense que ma patrie n’a pas abandonné les antiques et vrais principes de l’honneur, en payant le soldat qui s’est battu pour elle avec la même monnaie qui vous sert, monsieur Jack, à payer la note de votre bottier. Non, non, messieurs. Le courage étant la première vertu que l’honneur provoque, la première d’où naquirent la sécurité et la civilisation, nous avons raison de préserver au moins cette vertu de toute tâche, de toute souillure de ces abominations mercenaires et sonnantes qui sont les vices de la civilisation, et non ses vertus. »

Ici mon oncle Roland s’arrêta ; puis, ayant rempli son verre, il se leva et dit d’un ton solennel :

« Une dernière rasade, messieurs ! Aux braves qui sont morts pour l’Angleterre ! »


CHAPITRE III.

« En vérité, mon ami, il faut boire cela. Je suis sûre que vous vous êtes refroidi ; vous avez éternué trois fois de suite.

— Oui, maman, parce que j’ai voulu prendre une prise du tabac de l’oncle Roland, rien que pour pouvoir dire que j’avais pris une prise dans sa tabatière… pour l’honneur de la chose, vous savez.

— Quelle est donc cette spirituelle remarque que vous fîtes en même temps et qui fit tant de plaisir à votre père, quelque chose sur les juifs et le collège ?

— Les juifs et… ! Ah ! pulverem Olympicum collegisse juvat. Cela veut dire, ma chère mère, que c’est un plaisir de prendre une prise dans la tabatière d’un brave homme. Mettez là cette tisane, mère. Oui, je la boirai ; je vous dis que je la boirai… Maintenant, asseyez-vous là… Bien ! et dites-moi tout ce que vous savez de ce fameux vieux capitaine. Et d’abord, est-il plus vieux que mon père ?

— Assurément ! s’écria ma mère avec indignation ; il paraît de vingt ans plus âgé, quoiqu’il n’y ait réellement que cinq ans de différence. Votre père aura toujours l’air jeune.

— Et pourquoi l’oncle Roland a-t-il mis cet absurde de français devant son nom ? Pourquoi mon père et lui n’étaient-ils pas bons amis ? est-il marié ? a-t-il des enfants ? »

Scène de cette conférence : Ma petite chambre qui a été tendue d’un papier neuf pour fêter mon retour ; papier à treillage, avec fleurs et oiseaux, si frais, si brillant, si gai ! Mes livres rangés sur des rayons polis ; une table à écrire près de la fenêtre. Au dehors, clair de lune et silence. La fenêtre est entr’ouverte. On respire le parfum des fleurs et du foin fraîchement coupé. Onze heures passées. L’enfant est seul avec sa chère mère.

« Mon ami ! mon ami ! Vous me demandez tant de choses à la fois !

— Alors n’y répondez pas. Commencez par le Commencement comme fait la bonne Primmins pour ses contes de fées : Il y avait une fois…

— Eh bien, soit. Il y avait une fois, dit ma mère en me baisant entre les deux yeux, il y avait une fois dans le Cumberland un certain ministre qui avait deux fils. Son bénéfice était peu considérable, et les garçons devaient se frayer un chemin dans le monde. Tout près du presbytère, sur le sommet d’une colline, s’élevait une tour au milieu d’une vieille ruine ; et cette ruine, avec tout le pays d’alentour, avait autrefois appartenu à la famille du pasteur. Mais tout avait été vendu pièce par pièce, mon ami ; et il ne restait plus que la survivance du bénéfice, qui avait été assurée au dernier de la famille. De ces deux enfants, l’aîné était votre oncle Roland, et le cadet votre père. Je crois que leur première querelle naquit de la plus absurde des choses, comme dit votre père. Roland était excessivement susceptible pour tout ce qui regardait ses ancêtres. Il avait toujours les yeux collés sur le vieil arbre généalogique, ou bien lisait des histoires de chevaliers errants. Pour moi, je ne sais où commençait cette généalogie ; mais il paraît que le roi Henri II avait donné certaines terres du Cumberland à un sir Adam de Caxton, et depuis ce temps-là, voyez-vous, la généalogie se suit régulièrement de père en fils jusqu’au règne d’Henri V. À partir de ce prince, probablement par suite des troubles et des désordres résultant de la guerre des Roses, comme dit votre père, il y a une grande lacune ; on ne rencontre plus qu’un ou deux noms, sans dates ni mention de mariages, jusqu’au temps d’Henri VII, si ce n’est qu’un William Caxton est nommé dans un acte sous seing privé daté du règne d’Édouard IV. Or, il y avait dans l’église du village un superbe monument de bronze érigé en mémoire d’un sir William de Caxton qui avait été tué à la bataille de Bosworth, en combattant pour le méchant Richard III. Vers le même temps vivait, comme vous savez, le grand imprimeur William Caxton. Eh bien, votre père, se trouvant dans la capitale, en visite chez sa tante, s’occupa de parcourir tous les vieux papiers qu’il put trouver au collège héraldique ; et il fut transporté de joie en se convainquant qu’il descendait, non de ce pauvre sir William qui avait été tué pour la défense d’une si mauvaise cause, mais du grand imprimeur, issu lui-même d’une branche cadette de cette famille, et aux descendants duquel ces biens étaient échus sous le règne d’Henri VIII. Ce fut à ce sujet que votre oncle Roland se brouilla avec lui, et je redoute vraiment de les voir retomber de nouveau sur la même question.

— Alors, chère maman, à ne consulter que le sens commun, je dois dire que mon oncle a tort ; pourtant, cela se comprend encore. Mais ce ne fut certainement pas la seule cause de discorde ? »

Ma mère baissa les yeux et passa doucement une de ses mains sur l’autre, comme c’était son habitude lorsqu’elle était embarrassée.

« Qu’y avait-il encore, bonne petite mère ? demandai-je d’un ton câlin.

— Je crois, c’est-à-dire je… je suppose qu’ils aimèrent tous deux la même jeune dame.

— Comment ! vous ne voulez pas dire que mon père ait jamais été amoureux d’une autre que vous ?

— Si, si, sérieusement, Sisty… Et même, ajouta ma mère, après un instant de silence, en poussant un soupir que j’entendis à peine, il n’a jamais été amoureux de moi ; et qui plus est, il a eu la franchise de me le dire.

— Et pourtant vous…

— Je l’épousai… oui ! dit ma mère en levant au ciel les yeux les plus doux et les plus purs où jamais amant ait pu désirer lire son destin. Oui, parce que son amour était sans espoir, parce que je savais que je pourrais le rendre heureux, parce que je savais qu’il finirait par m’aimer… et il m’aime ! Mon fils, votre père m’aime ! »

À ces mots, il vint aux joues de ma mère une rougeur aussi innocente que le fut jamais celle d’une vierge. Elle était si belle, si bonne et si jeune encore, après un si long temps, qu’il aurait fallu que mon père fût possédé de Dussius, le diable des Teutons, ou de Nock, le démon maritime des Scandinaves, d’où les savants font dériver nos démons modernes, Deuce et Old-Nick, pour ne pas arriver à aimer une pareille créature.

Je baisai sa main sans dire un mot, car mon cœur était trop ému en ce moment ; puis je changeai en partie de sujet.

« De sorte que cette rivalité les brouilla encore davantage ? Et qui était cette dame ?

— Votre père ne me l’a jamais dit, et je ne le lui ai jamais demandé, répondit ma mère avec simplicité. Mais je sais qu’elle était bien différente de moi, très-accomplie, très-belle et de grande naissance.

— Malgré tout cela, mon père a été heureux de lui échapper. Mais passons. Que fit le capitaine ?

— Vers ce temps-là votre grand-père mourut, et peu après, une tante maternelle, qui était riche et économe, mourut aussi, leur laissant à chacun seize mille livres sterling. Votre oncle employa sa part à racheter, à un prix exorbitant, le vieux castel et quelques terres environnantes, qui ne lui rapportent pas, dit-on, trois cents livres par an. Avec le peu qui lui restait, il acheta une commission dans l’armée, et les deux frères se perdirent de vue jusqu’à la semaine dernière, époque du retour soudain de Roland.

— Il ne s’est pas marié avec cette jeune dame si accomplie ?

— Non, mais avec une autre, et maintenant il est veuf.

— Quoi ! il a été aussi inconstant que mon père ! et je suis sûr qu’il n’avait pas une aussi bonne excuse que lui. Comment cela s’est-il fait ?

— Je l’ignore. Il n’en parle jamais.

— A-t-il des enfants ?

— Deux : un fils, et, soit dit en passant, il ne faut jamais parler de lui. Votre oncle, lorsque je lui demandai comment sa famille était composée, me répondit brièvement : « J’ai une fille, madame. J’avais un fils, mais… — Il est mort ! » s’écria votre père d’une voix douce et pleine de compassion. « — Il est mort pour moi, frère… et vous ne prononcerez jamais son nom ! » Vous auriez dû voir l’air sévère de votre oncle. J’en étais tout effrayée !

— Mais sa fille, pourquoi ne l’a-t-il pas amenée ?

— Elle est encore en France, mais il parle d’aller la chercher ; et nous avons presque promis de leur faire visite lorsqu’ils seront dans leur terre du Cumberland… Dieu me bénisse ! voilà minuit qui sonne, et la tisane est toute froide !

— Encore un mot, chère maman, encore un mot. Le livre de mon père !… y travaille-t-il toujours ?

— Oh ! certainement ! s’écria ma mère en joignant les mains. Et il faut qu’il vous en fasse lecture, comme à moi… vous le comprendrez si bien ! J’ai toujours tant désiré de le voir célèbre, de voir le monde fier de lui comme nous-mêmes ! Car, Sisty, s’il avait épousé cette grande dame, il se serait animé peut-être, il aurait été plus ambitieux. Moi, je n’ai pu lui donner que du bonheur, je n’ai pas su le rendre grand.

— Pourtant il vous a écoutée enfin.

— Moi ! dit ma mère en secouant la tête avec un doux sourire ; non, pas moi ; mais votre oncle Jack, qui, je suis heureuse de le dire, a enfin su mettre la main sur lui.

— La main sur lui, chère maman ! Je vous en prie, prenez garde à l’oncle Jack, sans quoi nous serons tous engloutis dans quelque mine de houille, ou bien nous sauterons en l’air avec une grande compagnie nationale pour transformer les feuilles de thé en poudre à canon.

— Méchant enfant ! » dit ma mère en riant. Puis ayant pris son bougeoir, et s’étant arrêtée tandis que je remontais ma montre, elle ajouta d’un air rêveur : « Pourtant Jack est fort habile, et si nous pouvions faire fortune, pour vous, Sisty…

— Mon Dieu ! vous m’effrayez, mère. Vous ne parlez pas sérieusement ?

— Et si mon frère était le moyen qui doit produire Austin aux yeux du monde…

— Votre frère, madame, suffirait pour faire sombrer tous les vaisseaux qui sont dans la Manche, » dis-je assez irrévérencieusement. Je m’en repentis avant que ces paroles fussent bien sorties de ma bouche ; et, jetant les bras autour du cou de ma mère, j’effaçai par mes baisers la peine que je lui avais faite.

Je restai seul dans ma chambrette, où j’avais toujours dormi d’un sommeil si doux et si facile : mais j’aurais tout aussi bien fait, ce soir-là, de me coucher sur de la paille hachée. Je me tournai de côté et d’autre sans pouvoir m’endormir. Je me levai, mis ma robe de chambre, allumai ma bougie et m’assis à la table près de la fenêtre. D’abord je pensai à cette esquisse inachevée de la jeunesse de mon père, qui venait d’être tracée si brusquement devant moi. J’en complétai les couleurs, m’imaginant que ce tableau expliquait tout ce qui m’avait si souvent embarrassé dans mes conjectures. Je compris, sans doute par quelque sympathie secrète de ma nature, car l’expérience ne pouvait m’avoir appris que peu de chose, je compris, dis-je, comment un esprit ardent, sérieux, investigateur, se débattant contre l’amour sous le poids de la science, avait pu, lorsque ce stimulant lui avait été brusquement ravi, tomber dans le calme d’une étude passive et sans but. Je compris comment dans l’indolence d’un mariage heureux, mais sans amour, avec une compagne si douce, si prévenante, si soigneuse, mais si peu faite pour exciter, pour tourmenter, pour allumer une intelligence naturellement calme et méditative, années sur années s’étaient écoulées dans une oisiveté savante et solitaire. Je compris aussi comment mon père, étant entré dans cette phase du milieu de la vie, où tous les hommes sont portés à l’ambition, entendit de nouveau peu à peu les voix mystérieuses qui avaient gardé le silence pendant si longtemps ; et comment l’esprit, secouant enfin le poids de la nonchalance que lui avait imposé un cœur trompé et déçu, aperçut encore une fois, belle comme dans sa jeunesse, la renommée, seule véritable maîtresse du génie !

Oh ! comme j’étais heureux du paisible triomphe de ma mère ! Comme, en jetant mes regards sur le passé, je découvrais les progrès qu’elle avait faits tous les ans dans l’excellent cœur de mon père ! Avec quel bonheur je voyais que ce qui n’avait été d’abord que bienveillance s’était changé en amour, et que les habitudes et les innombrables anneaux de cette chaîne des douces affections domestiques avaient remplacé, chez l’homme vraiment bon, la sympathie qui manquait d’abord au savant isolé !

Je pensai ensuite à ce vieux soldat grisonnant, au regard d’aigle, avec sa tour en ruine et ses terres stériles ; je vis devant moi son enfance fière, chevaleresque, pleine de préjugés, glissant à travers les débris du castel ou se courbant sur l’arbre généalogique tout moisi. Et ce fils, pour quelle noire offense était-il renié ? La terreur s’emparait de moi. Et cette fille, sa chère brebis, son tout, était-elle belle ? Avait-elle des yeux bleus comme ma mère, ou un grand nez romain et des sourcils épais comme le capitaine Roland ? Et je rêvai, je rêvai, je rêvai… et la bougie s’éteignit… et le clair de lune devint plus brillant et plus calme, jusqu’à ce qu’enfin, voyageant en ballon avec l’oncle Jack, je vins à tomber dans la mer Rouge… sur quoi la voix bien connue de la bonne Primmins me rappela à la vie, en criant :

« Bonté divine ! l’enfant ne s’est pas mis au lit de toute cette éternelle nuit ! »


CHAPITRE IV.

Je me hâtai de descendre aussitôt que je fus habillé, parce que je voulais revoir mes endroits favoris : le petit bout de jardin où j’avais semé des anémones et du cresson, la promenade le long du mûr tapissé de pêchers, le bassin où j’avais pris à l’hameçon des goujons et des perches.

En arrivant dans le vestibule, j’aperçus mon oncle Roland dans une position très-difficile. La servante lavait avec une brosse les dalles du corridor ; elle était grasse, et il est étonnant combien une femme grasse paraît plus grasse encore à quatre pattes ! Je disais donc que la servante lavait les dalles, le dos tourné au capitaine, qui méditait évidemment une sortie et regardait l’obstacle qu’il avait devant lui, en toussant d’une manière très-intelligible : hélas ! la servante était sourde. Je m’arrêtai, curieux de voir comment l’oncle Roland se tirerait de ce dilemme.

Trouvant ses hem ! inutiles, mon oncle se fit aussi mince que possible et se glissa le long du mur à gauche ; au même instant la fille se tourna brusquement pour frotter à sa droite, et obstrua complètement par cette manœuvre l’étroite issue à travers laquelle l’espoir venait de poindre aux yeux de son prisonnier. Mon oncle s’arrêta immobile ; et, à vrai dire, il n’aurait pu avancer d’un pouce sans se trouver personnellement en contact avec les charmes arrondis qui bloquaient ses mouvements. Mon oncle ôta son chapeau et se gratta le front, en proie à une grande perplexité. En ce moment, par un léger tour de ses flancs, l’ennemi, tout en lui laissant la faculté de retourner sur ses pas, lui enleva toute chance de sortir de ce côté. Mon oncle se hâta de faire retraite et se présenta devant l’aile droite de l’ennemi. Il avait à peine fait cette évolution que, sans regarder derrière elle, celle qui faisait le blocus poussa de côté le seau qui gênait ses opérations et le plaça de manière à former une barricade redoutable, que la jambe de mon oncle ne pouvait songer à franchir. Aussi le capitaine Rolland leva vers le ciel des yeux qui imploraient du secours, et je l’entendis s’écrier distinctement :

« Plût à Dieu que ce fût une créature en culotte ! »

Heureusement en ce moment la servante tourna la tête. À la vue du capitaine, elle se leva aussitôt, recula le seau et tira une révérence effrayée.

Mon oncle Roland porta la main à son chapeau.

« Je vous demande mille pardons, ma brave fille, dit-il ; et après un léger salut il se glissa dehors.

— Vous avez la politesse du soldat, oncle, dis-je en passant mon bras sous celui du capitaine Roland.

— Chut ! mon garçon, dit-il avec un grave sourire et en rougissant jusqu’aux tempes ; chut ! dites du gentilhomme. Pour nous toute femme est une dame, de par le droit de son sexe. »

Or, j’ai eu souvent, depuis, l’occasion de me rappeler cet aphorisme de mon oncle ; et il m’a expliqué comment un homme si plein de préjugés sur le chapitre de l’orgueil de race n’a jamais regardé comme une faute, de la part de mon père, d’avoir épousé une femme dont la généalogie était aussi courte que celle de ma mère. Elle eût été une Montmorency que mon oncle n’eût pu se montrer plus respectueux et plus galant qu’il ne l’était envers l’humble descendante des Tibbets. Il avait une opinion que je ne vis jamais soutenir ou approuver par nul autre homme fier de sa naissance, une opinion déduite du raisonnement suivant :

1o  Que la naissance n’a pas de valeur par elle-même, mais par la transmission de certaines qualités qui doivent se perpétuer dans la descendance d’une race de guerriers, savoir : la sincérité, le courage, l’honneur ;

2o  Que, tandis que du côté féminin dérivent nos facultés les plus intellectuelles, nos facultés morales dérivent du côté masculin : un homme capable et spirituel a généralement une mère capable et spirituelle ; un homme brave et honorable a un père brave et honorable. C’est pourquoi les qualités qui doivent se perpétuer dans une famille sont les qualités viriles, qui ne dérivent que du côté paternel. Il prétendait encore que, tandis que l’aristocratie a des notions plus hautes et plus chevaleresques, le peuple a généralement des idées plus spirituelles et plus vives. Par conséquent, pour empêcher la noblesse de ne plus produire que des buses, un croisement avec le peuple, pourvu qu’il se fasse toujours du côté féminin, est non-seulement excusable, mais encore profitable. Finalement, mon oncle soutenait que, tandis que l’homme est un animal grossier, violent et sensuel, qui a besoin de toutes sortes d’associations pour se dignifier et se civiliser, la femme est naturellement susceptible de tous les beaux sentiments, de tous les desseins généreux, et qu’elle n’a qu’à rester dans la vérité de son caractère de femme pour devenir la digne compagne d’un roi. Idées bizarres, déraisonnables peut-être et sujettes à controverse en ce qui concerne l’opinion sur les races, si même cette opinion est soutenable ; mais mon oncle Roland était un homme aussi excentrique, aussi plein de contradictions que… que… ma foi ! que vous et moi, lecteur, quand nous nous aventurons à penser par nous-mêmes.

« Eh bien, jeune homme, à quelle profession vous destinez-vous ? me demanda mon oncle. Vous ne choisissez pas l’armée, je le crains.

— Je n’y ai jamais songé, mon oncle.

— Dieu merci ! nous n’avons pas encore eu de légiste dans la famille, ni d’agent de change, ni de marchand… hem ! »

Je vis que mon illustre ancêtre l’imprimeur s’était soudain élevé dans ce hem !

« Mais, mon oncle, il y a des hommes honorables dans toutes les professions.

— Assurément, monsieur. Ce qui ne veut pas dire que l’honneur soit le premier principe de toutes les professions.

— Pourtant il peut le devenir, si la profession est exercée par un homme d’honneur. Il y a eu des soldats qui ont été de grandes canailles ! »

Mon onele prit un air rêveur, et ses noirs sourcils se rencontrèrent.

« Vous avez raison, enfant, j’ose le dire, répliqua-t-il avec douceur. Mais pensez-vous que j’aurais, à regarder ma vieille ruine, si elle avait été achetée dans le principe par quelque marchand de harengs, comme le premier ancêtre des Pole, autant de plaisir que j’en éprouve actuellement de savoir qu’elle fut donnée par Henry Plantagenêt à un chevalier, à un gentilhomme qui descendait d’un Anglo-Danois du temps du roi Alfred, en récompense des services qu’il lui avait rendus en Aquitaine et en Gascogne ? Et prétendez-vous que je serais devenu ce que je suis, si je n’avais, dès mon enfance, associé cette vieille tour avec tous les souvenirs de ce qu’avaient été et avaient dû être ses possesseurs, chevaliers et gentilshommes ? Je serais devenu, jeune homme, un être bien différent de ce que je suis, si, à la tête de ma généalogie, on avait mis un marchand de harengs : ce qui ne veut pas dire que le marchand de harengs n’ait pu être tout aussi honnête homme que l’Anglo-Danois, Dieu lui donne la paix !

— Et pour la première raison vous pensez sans doute que mon père ne serait jamais devenu ce qu’il est, s’il n’avait fait cette remarquable découverte, relativement à notre descendance, du grand imprimeur William Caxton ! »

Mon oncle bondit connue s’il avait été frappé d’une balle ; il bondit si maladroitement, considérant la nature d’une de ses jambes, qu’il serait tombé dans un carré de fraisiers, si je ne l’avais retenu par le bras.

« Quoi ! vous… vous, jeune singe ! s’écria le capitaine en me repoussant dès qu’il eut reconquis son équilibre. Avez-vous donc hérité de cette absurde idée que mon frère s’est mise dans la tête ? Voulez-vous supplanter sir William de Caxton, qui combattit et mourut à Bosworth, par l’artisan qui rendait des brochures imprimées en lettres gothiques dans le sanctuaire de Westminster ?

— Cela dépend des preuves, mon oncle.

— Non, monsieur ; comme toutes les grandes vérités, cela dépend de la foi ! Aujourd’hui les hommes, continua mon oncle avec un air d’indicible dégoût, demandent des preuves de la vérité !

— C’est une triste fantaisie qu’ils ont, sans doute, mon cher oncle ; mais jusqu’à ce qu’une vérité soit prouvée, comment pouvons-nous savoir que c’est une vérité ? »

Je croyais bien avoir pris mon oncle dans cette question sagace ; mais non : il glissa au travers comme une anguille.

« Monsieur, dit-il, tout ce qui, dans la vérité, rend le cœur d’un homme plus chaud et son âme plus pure, n’est pas une science : c’est une croyance. La preuve, monsieur, est une menotte ; la croyance est une aile. Prouver qu’on a eu tel ou tel ancêtre sous le règne de Richard ! vous ne pouvez pas même prouver d’une manière satisfaisante, pour un logicien, que vous êtes le fils de votre père ! Un homme religieux ne cherche pas à prouver sa religion. La religion n’est pas comme les mathématiques. La religion, il faut la sentir et non la prouver. Il y a beaucoup de choses dans la religion d’un brave homme qui ne sont pas dans le catéchisme… La preuve, continua mon oncle s’animant de plus en plus, la preuve, monsieur, c’est un jacobin lâche, vulgaire, niveleur, canaille. La foi, c’est un gentilhomme loyal, généreux, chevaleresque ! Non, non, prouvez tout ce qu’il vous plaira, vous ne m’ôterez jamais une croyance qui m’a fait…

— La plus noble créature qui ait jamais dit des absurdités, interrompit mon père, survenu juste au bon moment, comme le dieu d’Horace. Qu’est-ce donc, frère, que vous voulez croire absolument, malgré toutes preuves contraires ? »

Mon oncle garda le silence et se mit à fouiller énergiquement le gravier avec le bout de sa canne.

« Il ne veut pas croire, dis-je malicieusement, à notre illustre ancêtre l’imprimeur. »

Le front calme de mon père se couvrit de nuages pour un moment.

« Frère, dit le capitaine d’un air hautain, vous avez le droit d’avoir des idées à vous, mais vous devriez prendre garde qu’elles ne viennent souiller votre enfant.

— Souiller ! » répéta mon père ; et pour la première fois je vis dans ses yeux une étincelle de colère, mais il se contint aussitôt. « Rétractez ce mot, mon cher frère !

— Non, monsieur, je ne le rétracterai pas. Révoquer en doute les archives de la famille !

— Les archives ! une plaque de bronze dans une église de village, en contradiction avec tous les documents du collège héraldique !

— Renier pour ancêtre un chevalier mort au champ d’honneur !

— En défendant la pire des causes que les hommes aient jamais défendue !

— Un chevalier mort pour son roi !

— Un roi qui avait assassiné ses neveux !

— Un chevalier qui avait notre cimier sur son casque !

— Et pas de cervelle dessous, sans quoi il ne se serait jamais fait casser le crâne pour un misérable assassin !

— Un vil imprimeur qui s’épuisa pour gagner de l’argent !

— Le savant et glorieux importateur de l’art qui a éclairé le monde ! Préférer pour ancêtre, à un homme que les savants et les sages ne nomment jamais sans lui rendre hommage, un indigne, obscur et stupide nigaud en cotte de mailles, qui n’a laissé d’autre souvenir qu’une plaque de bronze dans une église de village ! »

Le visage de mon oncle devint livide.

« Assez, monsieur, assez ! Je suis suffisamment insulté. J’aurais dû m’y attendre. Je vous souhaite bien le bonjour, à vous et à votre fils ! »

Mon père était frappé d’horreur. Le capitaine se dirigeait en clopinant vers la grille ; un moment encore, il était hors de notre enceinte. Je courus me pendre après lui.

« Mon oncle, c’est moi qui suis cause de tout cela. Entre vous et moi, je suis tout à fait de votre avis ; je vous en prie, pardonnez-nous à tous deux. À quoi pensais-je donc de vous contrarier ainsi ? Et mon père, qui était si heureux de votre visite ! »

Mon oncle s’arrêta, cherchant le loquet de la porte. Mon père nous avait rejoints ; il prit sa main.

« Que sont tous les imprimeurs qui ont vécu jusqu’à ce jour, et tous les livres qu’ils ont imprimés, auprès d’une blessure faite à ton noble cœur, frère Roland ? Honte sur moi ! Vous connaissez le faible d’un savant. Sans doute je n’aurais jamais dû apprendre à ce garçon quelque chose qui pût vous faire de la peine, frère Roland, quoique je ne me rappelle pas, continua mon père d’un air embarrassé, lui avoir jamais parlé de cela. Pisistrate, si vous estimez ma bénédiction, respectez, comme un de vos ancêtres, sir William de Caxton, le héros de Bosworth. Venez, venez, frère !

— De quelque côté que je retourne la chose, dit l’oncle Roland, je suis un vieux fou ! Ah ! petit coquin, c’est toi qui ris de nous deux !

— J’ai donné ordre de servir le déjeuner sur la pelouse, dit ma mère en sortant du vestibule, ayant sur les lèvres son plus joyeux sourire, et j’espère que le diable ne fera rien qu’à votre fantaisie aujourd’hui, frère Roland !

— Nous avons déjà assez du diable, mon amie, » dit mon père en s’essuyant le front.

Ainsi, tandis que les oiseaux gazouillaient au-dessus de nos têtes, ou sautillaient familièrement sur le gazon pour becqueter les miettes qu’on leur jetait ; tandis que le soleil montait encore à l’orient, et que les feuilles frémissaient sous l’effort de la brise parfumée du matin, nous nous mîmes à table, tous aussi réconciliés de cœur, tous aussi bien disposés à remercier Dieu de la belle nature qui nous entourait, que si la rivière n’avait jamais été rougie par le sang répandu à Bosworth, et que si cet excellent M. Caxton n’avait pas mis aux prises tout le genre humain par son invention, mille fois plus provocante pour nos instincts de combativité, que le son de la trompette et l’éclat des bannières.


CHAPITRE V.

« Frère, dit M. Caxton, nous ferons un tour jusqu’au camp romain. »

Le capitaine sentait que cette proposition était la plus grande preuve de réconciliation que mon père pût imaginer, car 1o  c’était une très-longue promenade, et mon père détestait les longues promenades ; 2o  c’était le sacrifice du travail de tout un jour à son grand ouvrage. Et pourtant, avec cette sensibilité délicate que les hommes généreux possèdent seuls, l’oncle Roland accepta sur-le-champ la proposition. S’il avait refusé, mon père aurait eu un poids sur le cœur pendant un mois entier. Et comment le grand ouvrage aurait-il pu se continuer, si l’auteur avait été sans cesse dérangé par un chagrin ou un remords ?

Une demi-heure après le déjeuner, les deux frères s’éloignèrent bras dessus bras dessous ; et je les suivis d’un peu loin, admirant la démarche assurée du vieux soldat en dépit de sa jambe de bois. C’était fort intéressant d’écouter leur conversation et de remarquer les contrastes existant entre ces deux empreintes originales sorties du moule toujours variable de dame nature, qui ne stéréotype jamais ; car je ne crois pas qu’on puisse trouver même deux puces identiquement pareilles.

Mon père n’était pas un observateur empressé et minutieux des beautés de la campagne. L’organe de la localité était si rudimentaire chez lui, que je crois qu’il se serait égaré dans son propre jardin. Mais le capitaine était d’une exquise sensibilité pour toutes les impressions des objets extérieurs. Il ne lui échappait jamais un trait du paysage. Il s’arrêtait pour regarder chaque vieux tronc d’arbre à l’aspect fantastique ; son œil suivait l’alouette qui prenait l’essor à ses pieds ; et lorsque du sommet des collines descendait un air plus frais, ses narines se dilataient comme pour l’aspirer avec volupté.

Mon père, avec toute sa science, et quoique l’étude l’eût mis à même de puiser dans les trésors de toutes les langues, était bien rarement éloquent. Le capitaine mettait en ses discours une chaleur et une passion qui, jointes à sa voix émouvante et à ses gestes animés, donnaient une tournure poétique à la moitié de ce qu’il disait. Il y avait quelque chose de fier et d’altier dans toutes les phrases de Roland, dans chaque intonation de sa voix, dans chaque jeu de sa physionomie ; mais, à moins de faire monter mon père sur son grand dada (son illustre ancêtre l’imprimeur), un homœopathe n’eût pas trouvé en lui assez d’orgueil pour une seule de ses doses. Il n’était pas même fier de n’avoir pas de fierté. Hérissez toutes ses plumes, ce ne sera jamais qu’une colombe irritée. Mon père était calme et doux, mon oncle vif et bouillant ; mon père raisonnait, mon oncle imaginait ; mon père avait rarement tort, mon oncle n’avait jamais bien raison ; mais, comme mon père disait un jour : « Roland bat le buisson jusqu’à ce qu’il fasse envoler l’oiseau que nous cherchons ; il n’est jamais dans son tort sans nous montrer le vrai. Tout dans mon oncle était sévère, âpre, angulaire ; tout dans mon père était doux, poli, arrondi avec une grâce naturelle. Le caractère de mon oncle jetait une multiplicité d’ombres, comme un édifice gothique sous le ciel du Nord ; mon père était toujours éclairé comme un temple grec, à midi, sous le ciel méridional.

Leur aspect répondait à leurs caractères. Le grand profil aquilin de mon oncle, son teint bronzé, son œil de feu, sa lèvre supérieure toujours tremblante, formaient un contraste remarquable avec le profil délicat de mon père, son œil calme et rêveur et l’imperturbable douceur de son sourire. Le front de Roland était très-haut et se terminait en pic au sommet de la tête, où les phrénologues placent l’organe de la vénération ; mais il était étroit et sillonné de rides profondes. Celui d’Augustin était peut-être aussi haut, mais une douce et soyeuse chevelure cachait naturellement sa hauteur en laissant voir sa vaste largeur, où l’on ne découvrait pas une ride.

Il existait toutefois une grande ressemblance de famille entre les deux frères. Lorsqu’un sentiment plus doux s’emparait de Roland, il avait tout l’air d’Augustin ; lorsqu’une grande émotion animait mon père, vous auriez pu le prendre pour Roland. J’ai souvent pensé depuis, lorsque la vie m’eut donné une plus grande expérience des hommes, que si leurs destinées avaient été échangées dans leurs jeunes ans, si Roland s’était livré à la littérature, si mon père avait été contraint d’embrasser une vie active, chacun d’eux, tout étrange que cela puisse paraître, aurait eu plus de succès dans le monde : car la passion et l’énergie de Roland auraient donné à ses études un but immédiat et forcé ; il aurait pu devenir historien ou poète. Ce n’est pas l’étude seule qui fait un écrivain, c’est la vigueur. Dans l’esprit, comme dans une cheminée, il faut rétrécir l’ouverture pour faire brûler le feu vivement. D’autre part, si mon père avait été forcé d’entrer dans le monde pratique, la calme profondeur de sa pénétration, la clarté de sa raison, la justesse générale de ses idées acquises par la méditation, tout cela joint à un caractère que ne pouvaient agiter ni pertes ni revers, à l’absence totale de vanité et d’amour-propre, de préjugés et de passions, aurait pu faire de lui un conseiller très-sage et éclairé dans les grandes affaires de la vie, un jurisconsulte, un diplomate, un homme d’État, que sais-je ? voire un grand général, si son humanité n’était venue contrarier ses calculs stratégiques.

Mais la lente circulation de son sang n’étant jamais stimulée par l’action, et l’étant trop peu même par son ambition de savant, le cercle de l’esprit de mon père s’élargit, s’élargit au point que ses contours se fondirent enfin dans le grand océan de la contemplation ; l’énergie passionnée de Roland, enfiévrée par tous les obstacles de sa lutte avec ses pareils, et rétrécie de plus en plus à mesure qu’elle s’efforçait d’entrer dans les canaux étroits de la discipline active et du devoir, manqua également sa vocation, et celui qui aurait pu devenir poète ne fut qu’un humouriste.

Mais parmi tous ceux qui vous ont connus, quel est celui qui aurait pu vous souhaiter autres que vous ne fûtes, ô vous, naïves, affectueuses, honnêtes et simples créatures ? oui, simples toutes les deux, malgré tout le savoir de l’une, malgré tous les préjugés, tous les caprices, toutes les irritabilités, toutes les lubies de l’autre ! Roland et Augustin, vous voilà tous deux assis sur les hauteurs du vieux camp romain. Sur les genoux de mon père est ouvert un volume des Stratagèmes de Polyœnus (ou bien est-ce Frontinus ?) ; les moutons paissent dans les fossés des circonvallations ; un taureau, arrêté au milieu de la campagne où défilaient les brillantes cohortes des Romains, vous regarde d’un œil curieux. Et votre fils, votre biographe, se tient derrière vous les bras croisés ; puis, lorsque le savant lit une description de bataille, ou que le soldat montre avec sa canne les divers postes qu’il s’imagine avoir été occupés par l’armée, Pisistrate complète ce paysage pastoral en y ajoutant les aigles d’Agricola et les chars armés de faux de la reine Boadicée.


CHAPITRE VI.

« Il ne fait jamais deux heures de suite le même temps dans ce pays, » dit mon oncle Roland lorsque, après le dîner ou plutôt après le dessert, nous rejoignîmes ma mère au salon.

En effet, une pluie fine et froide était survenue pendant les deux dernières heures, et, quoiqu’on fût en juillet, il faisait aussi froid qu’en octobre. Ma mère me dit quelque chose à l’oreille et je sortis. Dix minutes après, les bûches (car nous demeurions en un pays de forêts) flambaient joyeusement dans la grille. Pourquoi ma mère n’avait-elle pas sonné et ordonné à la servante d’allumer le feu ? Cher lecteur, le capitaine Roland était pauvre et faisait de l’économie une vertu de premier ordre.

Les deux frères approchèrent leurs chaises du foyer, mon père à gauche, mon oncle à droite ; ma mère et moi, nous nous assîmes pour jouer au jeu du renard et des oies.

On apporta le café… une tasse pour le capitaine, car le reste de notre société évitait ce breuvage échauffant. Et cette tasse était ornée du portrait de… Sa Grâce le duc de Wellington !

Pendant notre visite au camp romain, ma mère avait emprunté la chaise de M. Squills et poussé jusqu’à notre ville de marché, dans le dessein exprès d’offrir aux yeux du capitaine la figure aimée de son vieux général.

Mon oncle changea de couleur, se leva, porta à ses lèvres la main de ma mère et se rassit en silence.

« J’ai ouï dire, dit le capitaine un moment après, que le marquis de Hastings, qui est de la tête aux pieds un vrai soldat et un vrai gentilhomme (ce qui n’est pas peu dire, vu que sa taille mesure soixante-quinze pouces), lorsqu’il reçut à Donnington Louis XVIII exilé, meubla l’appartement de Sa Majesté exactement comme celui qu’elle avait occupé aux Tuileries. C’était là une attention royale (vous savez que milord Hastings descend des Plantagenêts), une attention royale pour un roi. Cela coûta quelque argent et fit quelque bruit. Une femme peut, avec une simple tasse de porcelaine, faire preuve d’un cœur aussi royalement délicat, et cela si tranquillement, frère Austin, que nous autres hommes ne voyons là qu’une chose fort ordinaire.

— Vous êtes un si grand adorateur des femmes, Roland, qu’il est triste de vous voir vivre seul. Il faut vous remarier. »

Mon oncle commença par sourire, puis fronça le sourcil, puis poussa un profond soupir.

« Le temps vous paraîtra bien long dans votre vieille tour, pauvre frère, sans autre compagnie que celle de votre petite fille.

— Et le passé ! dit mon oncle ; le passé, ce monde immense…

— Lisez-vous encore vos vieux bouquins de chevalerie, Froissard et les chroniques, Palmerin d’Angleterre et Amadis des Gaules ?

— Mais, répondit mon oncle en rougissant, j’ai essayé de m’instruire au moyen de livres un peu plus substantiels… Et puis, ajouta-t-il avec un malin sourire, nous allons avoir votre grand ouvrage, qui nous fera passer plus d’un long hiver.

— Hum ! fit mon père modestement.

— Savez-vous, reprit mon oncle, que dame Primmins est une femme très-intelligente, pleine d’imagination et grande conteuse d’histoires ?

— N’est-ce pas, mon oncle ? m’écriai-je en laissant mon renard dans un coin. Ah ! si vous l’aviez entendue contant l’histoire du roi Arthur et du lac enchanté, ou celle de la méchante Femme blanche !

— Je les lui ai déjà entendu conter toutes deux.

— Quel démon vous êtes, frère ! Ma chère amie, il faut faire attention à cela. Ces capitaines sont des hommes dangereux dans une maison rangée. Où avez-vous trouvé, je vous prie, l’occasion d’avoir des rapports aussi intimes avec Mme Primmins ?

— Une fois je suis entré dans sa chambre tandis qu’elle raccommodait mon bas, et une autre fois… »

Mon oncle s’arrêta et baissa les yeux.

« Une autre fois ?… allons, allons, expliquez-vous.

— Je suis arrivé au moment où elle chauffait mon lit, dit mon oncle à demi-voix.

— Ah ! ah ! dit ma mère innocemment, voilà pourquoi les draps ont été brûlés au milieu. J’avais deviné que c’était la bassinoire.

— Je suis tout confus ! balbutia mon oncle.

— Il y a de quoi, dit mon père. Une femme qui était jusqu’ici au-dessus de tout soupçon ! Mais voyons, continua-t-il en remarquant la tristesse de mon oncle, et convaincu qu’il calculait le prix de douze yards de toile de Hollande ; voyons, vous fûtes toujours vous-même un fameux rapsode ou conteur. Allons, Roland, racontez-nous quelque histoire de votre cru, quelqu’une de vos aventures qui vous ait laissé une vive impression.

— Allumons d’abord les bougies, » dit ma mère.

Les bougies furent apportées, les rideaux fermés… et nous approchâmes tous nos chaises du foyer. Mais dans l’intervalle mon oncle était tombé dans une sombre rêverie, et lorsque nous l’invitâmes à commencer, il parut secouer avec effort quelque pénible souvenir.

« Vous me demandez, dit-il, de vous conter quelque aventure qui m’ait laissé une profonde impression. Je vous dirai une histoire qui est étrangère à ma vie, mais dont le souvenir m’a longtemps poursuivi. Elle est triste et étrange, madame.

Madame à moi, frère ! dit ma mère d’un ton de reproche, en laissant tomber sa petite main sur la grosse main brûlée du soleil que le capitaine étendait vers elle en parlant.

— Austin, vous avez épousé un ange ! » s’écria mon oncle. Et il est, je crois, le seul beau-frère qui ait jamais émis une assertion aussi hasardée.


CHAPITRE VII.

L’histoire de mon oncle Roland.

« Ce fut en Espagne, peu importe où ni comment, que le sort me fit faire prisonnier un officier français du même grade que moi ; j’étais alors lieutenant. Il y avait entre nous une si grande similitude de sentiments que nous devînmes intimes amis ; ce fut l’ami le plus intime que j’aie jamais eu, ma sœur, en dehors de ce cercle si cher. C’était un rude soldat que le monde n’avait pas bien traité, mais qui ne lui en faisait jamais de reproches et qui soutenait n’avoir eu que selon ses mérites. L’honneur était son idole, et le sentiment de l’honneur lui tenait lieu de tout.

« Nous étions alors tous deux volontaires au service de l’étranger, dans ce pire des services, la guerre civile ; lui d’un côté, moi de l’autre, chacun de nous peut-être mécontent de la cause qu’il avait épousée. Nos relations de famille aussi étaient à peu près pareilles. Il avait un fils qui était tout pour lui dans ce monde, après sa patrie et son devoir. Moi aussi, j’avais alors un fils, quoique de quelques années plus jeune. »

Le capitaine s’arrêta un instant : nous échangeâmes quelques coups d’œil, et tous ceux qui l’écoutaient éprouvèrent une sensation douloureuse et suffocante.

« Nous avions coutume, frère, de parler de ces enfants, de nous représenter leur avenir, de comparer nos espérances et nos rêves. Nous espérions, nous rêvions la même chose. Il ne nous fallut que peu de temps pour nous faire ces confidences. Mon prisonnier fut envoyé au quartier général et bientôt après échangé.

« Je le perdis de vue jusqu’à l’année dernière. Me trouvant alors à Paris, je m’informai de mon vieil ami et j’appris qu’il habitait R…, à quelques milles de la capitale. Je lui rendis visite. Je trouvai sa maison vide et déserte. Ce jour-là même on l’avait conduit en prison sous la prévention d’un crime terrible. J’allai le voir dans sa prison, et c’est de sa propre bouche que j’ai appris son histoire. Son fils avait été élevé, du moins il aimait à le croire, dans les habitudes et les principes des hommes d’honneur ; et lorsqu’il eut achevé son éducation, il vint habiter R… avec lui. Le jeune homme avait coutume d’aller souvent à Paris. Un jeune Français aime le plaisir, et le plaisir se trouve à Paris. Le père ne voyait en cela rien que de naturel, et privait sa vieillesse de quelques douceurs pour subvenir aux folles dépenses de son fils.

« Peu de temps après l’arrivée du jeune homme, mon ami s’aperçut qu’on le volait. L’argent qu’il gardait dans son bureau était soustrait, il ne savait comment et ne pouvait deviner par qui. Cela devait se faire la nuit. Il se cacha et fit le guet. Il vit un fantôme glisser furtivement ; il vit une fausse clef appliquée à la serrure ; il s’élança en avant, saisit le coupable et reconnut son fils ! Que devait faire le père ? Ce n’est pas à vous que je le demande, sœur ; c’est à ces hommes. C’est à vous, fils, à vous, père, que je le demande.

— Le chasser de la maison ! m’écriai-je.

— Il devait faire son devoir et corriger le malheureux, dit mon père. Nemo repente turpissimus semper fuit.

— Le père fit ce que vous lui auriez conseillé, frère. Il garda le jeune homme, il lui fit des remontrances ; il fit plus… il lui donna la clef du bureau : « Prenez ce que je puis vous donner, dit-il ; j’aime mieux être réduit à la mendicité que de savoir mon fils voleur. »

— Très-bien ! Le jeune homme se repentit et devint un honnête homme ? » demanda mon père.

Le capitaine Roland secoua la tête.

« Le jeune homme promit de se corriger et parut se repentir. Il parla des tentations de Paris, de la table de jeu ; de quoi ne parla-t-il pas ? Il cessa ses visites de tous les jours à la capitale. Il parut s’appliquer à l’étude… Quelque temps après, le voisinage fut alarmé par des récits de vols nocturnes sur la route. Des hommes masqués et armés dépouillaient les voyageurs et faisaient même effraction dans les maisons.

« La police prit l’alerte. Un soir, un ancien frère d’armes frappa à la porte de mon ami. Il était tard. Le vétéran (il était privé d’une jambe, comme moi… étrange coïncidence), le vétéran était au lit. Il s’empressa de se lever, lorsque son domestique l’eut réveillé et lui eut dit que son vieil ami blessé et sanglant cherchait un asile sous son toit. Toutefois la blessure était légère. Le voyageur avait été attaqué et volé sur la route. Le lendemain matin on envoya chercher l’autorité du lieu. L’homme dépouillé détailla ce qui lui avait été pris : quelques billets de cinq cents francs dans un portefeuille sur lequel étaient brodés son nom et une couronne : il était vicomte. Le blessé resta à dîner. Tard dans la matinée, le fils de son ami parut. À sa vue le blessé tressaillit ; mon ami le vit pâlir. Un moment après, prétextant une indisposition subite, le blessé se retira dans sa chambre et fit prier son ancien camarade de se rendre auprès de lui.

« Mon ami, lui dit-il, pouvez-vous me rendre un service ? Allez chez le magistrat et retirez ma déposition.

— Impossible. Quel caprice avez-vous là ? »

« L’hôte frémit.

« Je ne veux pas, dit-il, à mon âge être dur pour les autres. Qui sait à quelles tentations le voleur a succombé ? qui sait quels sont ses parents ?… d’honnêtes gens que son crime déshonorerait à jamais ! Bon Dieu ! s’il est découvert, on l’enverra au bagne… au bagne !

— Eh qu’importe ! le voleur ne savait-il pas ce qu’il bravait ?

— Mais son père le savait-il ? » s’écria l’hôte.

« Un trait de lumière frappa mon infortuné compagnon d’armes. Il saisit la main de son ami : « Vous avez pâli à la vue de mon fils ; où l’aviez-vous déjà rencontré ? parlez.

— Sur la route de Paris, la nuit dernière. Son masque s’était dérangé… Retirez ma déposition.

— Vous vous trompez, dit froidement mon ami. J’ai vu mon fils couché, et je lui ai donné ma bénédiction avant de me mettre au lit moi-même.

— Je vous crois, reprit son hôte ; et jamais mon téméraire soupçon ne dépassera mes lèvres… mais retirez ma déposition. »

« Le volé retourna à Paris avant la nuit. Le père s’entretint de ses études avec son fils ; il le suivit dans sa chambre, attendit qu’il fût couché, et, au moment où il se disposait à se retirer, le jeune homme lui dit : « Père, vous avez oublié de me donner votre bénédiction. »

« Le père revint sur ses pas, posa la main sur la tête de son fils et pria. Il était crédule… comme tous les pères ! Il était convaincu que son ami s’était trompé. Il se retira pour se coucher et s’endormit. Il se réveilla subitement au milieu de la nuit, et, je cite ses paroles : « J’entendis comme une voix qui me réveilla… une voix qui me disait : Lève-toi et cherche ! Je me levai aussitôt, j’allumai une bougie et me dirigeai vers la chambre de mon fils. La porte était fermée. Je frappai une fois, deux fois, trois fois… pas de réponse. Je n’osais appeler tout haut, de peur d’éveiller les domestiques. Je descendis l’escalier… j’ouvris la porte de derrière… j’entrai dans l’écurie. Mon cheval y était, mais pas celui de mon fils. Mon cheval hennit. Il était vieux comme moi, mon brave coursier de Mont-Saint-Jean ! Je rentrai sans faire de bruit, je me cachai dans l’ombre du mur à côté de la porte de l’appartement de mon fils, et j’éteignis ma lumière. Il me semblait que j’étais un voleur moi-même. »

— Frère, interrompit ma mère à demi-voix, racontez vous-même, ne nous citez plus les paroles de ce père infortuné. Je ne sais pourquoi, cela me paraîtra moins horrible. »

Le capitaine fit signe de la tête qu’il se rendait à ce désir.

« Avant le jour, mon ami entendit ouvrir doucement la porte de derrière ; un pas retentit dans l’escalier, une clef grinça dans la serrure de la porte près de laquelle il se trouvait. Le père se glissa dans la chambre à la faveur dès ténèbres, derrière son fils qu’il ne voyait pas.

« Il entendit le bruit du briquet, la bougie fut allumée, la lumière se répandit par la chambre ; mais il avait eu le temps de se cacher derrière le rideau de la fenêtre. L’homme qui était devant lui demeura un moment immobile, paraissant écouter attentivement, car il tourna d’abord à droite puis à gauche son visage couvert de ce masque hideux qu’on porte en temps de carnaval. Ce masque noir fut enfin enlevé. Était-il possible que ce fût là le visage de son fils ? du fils d’un brave !… il était pâle, pâle des terreurs d’un misérable ; son front était couvert d’une sueur infâme ; son œil était hagard et injecté de sang. Il ressemblait à un lâche en face de la mort.

« Le jeune homme s’avança, ou plutôt se traîna vers le secrétaire, ouvrit un tiroir secret et y déposa le contenu de ses poches ainsi que son horrible masque. Le père s’approcha sans bruit, regarda par-dessus l’épaule de son fils et aperçut dans le tiroir le portefeuille où était brodé le nom de son ami. Cependant le fils avait sorti ses pistolets, qu’il désarma prudemment ; il se disposait à les serrer avec le reste quand son père l’arrêta par le bras : « Voleur, tu feras bientôt usage de ces armes ! »

« Les genoux du fils s’entre-choquèrent, un cri de grâce s’échappa de ses lèvres ; mais lorsque, revenu de sa poltronnerie, il vit qu’il n’était pas sous la griffe de quelque mercenaire de la loi, et que c’était la main de son père qui avait saisi son bras, cette basse audace qui ne connaît que la crainte née d’une cause matérielle, et non celle qu’inspire la honte, cette basse audace lui revint aussitôt.

« Silence, monsieur, dit-il ; ne perdez pas le temps en reproches, car je crois que les gendarmes sont sur mes traces. Il est bon que vous soyez ici, vous pourrez jurer que j’ai passé la nuit à la maison. Lâchez-moi, vieillard, j’ai encore ces témoins à cacher. »

« Et il montrait ses vêtements humides et souillés de boue. Il avait à peine cessé de parler que les murailles frémirent ; on entendit, sur le pavé de la route, le bruit des pas de plusieurs chevaux.

« Ils arrivent ! Allons, vieux radoteur, sauvez votre fils du bagne.

— Le bagne ! le bagne ! s’écria le père chancelant. C’est vrai, le bagne ! »

« On frappait violemment à la porte. Les gendarmes entouraient la maison. « Ouvrez, au nom de la loi ! » On ne fit pas de réponse, on n’ouvrit pas. Quelques gendarmes, qui avaient fait le tour de la maison, arrivèrent dans la cour de derrière. De la fenêtre de la chambre de son fils, le père vit soudain la lueur des torches et les ombres fantastiques des chasseurs d’hommes. Il entendit le cliquetis de leurs armes lorsqu’ils descendirent de leurs chevaux. Il entendit une voix qui criait : « Oui, voici le cheval gris du voleur ; voyez, il est encore tout fumant de sueur ! »

« Devant et derrière, aux deux portes, recommencèrent les coups et les cris : « Ouvrez, au nom de la loi ! » Puis les fenêtres des maisons voisines commencèrent à s’illuminer, puis l’espace se remplit rapidement de curieux arrachés au sommeil. Tout le monde se levait, et la foule se précipitait autour de la maison pour savoir quel crime ou quelle honte avait fait irruption dans la demeure du vieux soldat.

« Soudain retentit dans cette maison la détonation d’une arme à feu : une minute après, la porta de devant s’ouvrit et le soldat apparut sur le seuil. « Entrez, dit-il aux gendarmes ; que voulez-vous ?

— Nous cherchons un voleur caché dans cette enceinte.

— Je le sais. Montez, et vous le trouverez ; je vais vous montrer le chemin. »

« Il monta l’escalier et ouvrit la chambre de son fils ; les officiers de justice s’y précipitèrent. Sur le plancher était étendu le cadavre du voleur.

« Ils se regardèrent étonnés.

« Prenez ce qui vous reste, dit le père. Prenez le mort arraché au bagne, prenez le vivant dont les mains sont encore souillées du sang du mort ! »

« J’assistai au procès de mon ami. La vérité s’était répandue avant le jugement. Il était là avec ses cheveux gris, ses membres mutilés, la profonde balafre qui sillonnait son visage, et la croix de la Légion d’honneur sur sa poitrine ; et lorsqu’il eut achevé sa déposition, il ajouta ces mots : « Ce fils que j’avais élevé pour la France, je l’ai sauvé d’un arrêt qui eût épargné sa vie pour la flétrir et la déshonorer. Est-ce un crime ? Je vous donne ma vie en échange du déshonneur de mon fils. Mon pays a-t-il besoin d’une victime ? J’ai vécu pour la gloire de ma patrie, je peux mourir sans murmurer pour donner satisfaction à ses lois, sûr que, si vous me blâmez, vous ne me mépriserez pas ; sûr que les mains qui me livreront au bourreau jetteront des fleurs sur ma tombe. Ainsi j’avoue tout. Moi, soldat, je promène mes regards sur un peuple de soldats, et, au nom de la croix qui brille sur ma poitrine, je défie les pères français de me condamner ! »

« Le soldat fut acquitté, ou, du moins, le verdict répondit à ce qu’on appelle dans nos cours un homicide justifiable. Des acclamations s’élevèrent que rien ne put réprimer ; la foule l’aurait porté en triomphe jusqu’en sa maison, mais son aspect repoussait ces vanités. Il rentra chez lui, mais le jour suivant on le trouva mort à côté du berceau sur lequel il avait prononcé sa première prière pour son innocent enfant.

« Et maintenant je demande au père et au fils : Condamnez-vous cet homme ? »


CHAPITRE VIII.

Mon père parcourut trois fois le salon de haut en bas ; puis, s’étant arrêté devant la cheminée, il regarda son frère et parla en ces termes :

« Je condamne cet acte, Roland. Cet homme n’était qu’un orgueilleux égoïste. Je comprends que Brutus ait tué ses fils. Par ce sacrifice il sauva sa patrie. Mais que sauva cette pauvre dupe d’un sentiment exagéré ? rien que son propre nom. Il ne pouvait effacer le crime de l’âme de son fils, ni le déshonneur de sa mémoire ; il ne pouvait que satisfaire son vain orgueil, et, sans qu’il s’en doutât, son action lui fut soufflée par le démon, qui répète toujours au cœur de l’homme : « Redoute les opinions des hommes plus que la loi de Dieu ! » Ô mon cher frère, ce dont les esprits comme le vôtre doivent surtout se garder, ce n’est pas le mal dans ce qu’il a de bas, mais le mal qui revêt une noblesse trompeuse en se parant de la royale magnificence du bien. »

Mon oncle se dirigea vers la fenêtre, l’ouvrit, regarda dehors un moment comme pour aspirer un air plus frais, puis la referma doucement et vint se rasseoir sur sa chaise. Mais, pendant le peu de temps que la fenêtre était restée ouverte, un phalène était entré.

« De pareils récits, reprit mon père d’un ton de compassion, déclamés par quelque grand tragédien ou dits dans ton style simple, mon frère, de pareils récits ne sont pas inutiles. Ils pénètrent le cœur pour le rendre plus sage ; et toute sagesse est pleine de douceur, mon cher Roland. Ils nous adressent à nous-mêmes la question que tu nous as faite : « Condamnez-vous cet homme ? » Et la raison répond comme j’ai répondu : « Nous avons pitié de l’homme, nous condamnons son action. Nous… Prenez garde, chère amie, ce phalène va se brûler. Nous… ouish ! ouish ! »

Mon père essayait de chasser le papillon. Mon oncle se retourna, et, prenant le mouchoir avec lequel il avait cherché à cacher l’émotion que trahissait son visage, il réussit à éloigner le phalène de la flamme. Je voulus l’attraper dans le chapeau de paille de mon père ; mais ce diable de papillon se moquait de nous, tantôt s’élevant jusqu’au plafond, tantôt se précipitant sur les lumières fatales. Comme par une impulsion simultanée, mon père s’approcha d’une bougie, mon oncle de l’autre ; et au moment où le phalène voletait en rond, ne sachant laquelle choisir pour son bûcher funèbre, elles furent éteintes toutes les deux. Les braises étaient presque entièrement consumées dans la grille, et dans l’obscurité soudaine la douce voix de mon père se fit entendre comme celle d’un être invisible :

« Nous nous mettons dans les ténèbres, mon frère, pour sauver des flammes un phalène ! Ferons-nous moins pour nos semblables ? Éteignons, oh ! éteignons humainement la lumière de notre raison, lorsque les ténèbres sont plus favorables à notre miséricorde ! »

Mon oncle s’était retiré avant que les bougies fussent rallumées. Son frère le suivit. Ma mère et moi nous nous rapprochâmes pour causer à voix basse.