Aventures de Pisitrate Caxton/Partie 05

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Traduction par Édouard Sheffter.
Hachette (p. 117-146).


CINQUIÈME PARTIE.


CHAPITRE PREMIER.

J’avais gagné les bonnes grâces du garçon de l’hôtel au moyen d’une pièce de six pence, que je lui avais donnée pour qu’il me réveillât de bonne heure le lendemain matin. Aussi eut-il l’obligeance, lorsque je me mis en route, de m’apprendre que je pouvais abréger d’un mille mon voyage et jouir en outre d’une charmante promenade, en prenant un chemin qui traversait un parc dépendant d’un château que j’apercevrais à environ sept milles de la ville.

« On montre le domaine aux curieux, dit le garçon ; mais, si vous êtes disposé à vous arrêter pour le voir, ne vous adressez pas au jardinier, il vous demanderait une demi-couronne. Il y a là une vieille femme qui, pour la moindre des choses, vous montrera tout ce qui mérite d’être vu, les promenades et la grande cascade. Vous pouvez faire usage de mon nom : Bob, garçon de l’hôtel du Lion, ajouta-t-il fièrement. C’est une tante à moi, et elle a des égards tout particuliers pour ceux qui viennent de ma part. »

Ne doutant pas que ces avis ne fussent dictés par la plus pure philanthropie, je remerciai mon ami en casquette, et lui demandai machinalement à qui appartenait le parc.

« À môssieur Trévanion, le célèbre membre du parlement, répondit-il. Vous avez entendu parler de lui, monsieur ? ça se voit de reste. »

Je secouai la tête négativement, d’heure en heure plus surpris de voir qu’elle contenait si peu de chose.

« À l’hôtel de l’Agneau, on reçoit le Journal de l’homme modéré, où l’on dit que c’est un des plus habiles de la chambre des Communes, continua le garçon d’un ton confidentiel. Mais au Lion nous recevons la Foudre du Peuple, et nous connaissons mieux ce môssieur Trévanion. Ce n’est qu’une girouette, du lait et de l’eau. Ce n’est pas un horateur ; pas de la bonne sorte, vous me comprenez ? »

Parfaitement convaincu de ne pas comprendre du tout, je souris et répondis :

« Oui, oui ! »

Puis, endossant mon havre-sac, je commençai mes aventures. Le garçon criait derrière moi :

« Monsieur, rappelez-vous de dire à ma tante que c’est moi qui vous ai envoyé ! »

La ville ne donnait que de faibles symptômes de son retour à la vie lorsque je traversai ses rues. L’indolent Phébus me paraissait pâle et maladif à son lever, en comparaison de la clarté fiévreuse et artificielle dont j’avais été témoin la veille au soir ; les ouvriers que je rencontrais passaient devant moi hagards et abattus ; quelques boutiques matinales étaient seules ouvertes ; un ou deux ivrognes, sortant d’étroites ruelles, rentraient chez eux avec des pipes cassées à la bouche ; des affiches en grandes capitales appelaient l’attention sur les meilleurs thés de ménage à quatre schellings la livre, sur l’arrivée de la ménagerie de bêtes féroces de M. Sloman, et sur les pilules paracelsiennes d’immortalité du docteur Floue-les ; mais ces affiches me regardaient d’un air sombre et triste du haut des maisons désertes et délabrées, à cette froide clarté du soleil levant qui ne favorise aucune illusion.

Je me sentis plus à l’aise lorsque, ayant laissé la ville derrière moi, je vis les moissonneurs dans les champs de blé, et entendis le gazouillement des oiseaux. J’arrivai au château dont le garçon m’avait parlé. C’était une charmante maison de campagne, à demi cachée par un rideau de grands arbres, avec deux grandes grilles de fer pour les amis du maître, et un petit tourniquet pour le public : car, soit par suite d’une étrange négligence du propriétaire, soit à cause de l’indifférence des magistrats du voisinage, le public avait conservé le droit de traverser les domaines de ce riche et de contempler sa grandeur en se conformant toutefois à la sage recommandation placardée à l’entrée, de rester dans les chemins. Comme il n’était pas encore huit heures, j’avais tout le temps de voir cette propriété, et, profitant de l’avis du garçon d’hôtel, j’entrai et demandai la vieille dame qui était la tante de M. Bob. Une jeune femme occupée à faire le déjeuner me salua très-poliment, et, courant vers un tas de guenilles que je découvris alors dans un coin, s’écria :

« Grand’mère, voici un monsieur pour voir la cascade. »

Le tas de guenilles se tourna et montra une figure humaine qui s’éclaira d’un rayon d’intelligence lorsque sa petite-fille me dit avec simplicité :

« Elle est vieille, la brave créature ; mais elle aime encore à gagner sa pièce de six pence, monsieur. »

La vieille s’empara d’une béquille, pendant que sa petite-fille lui mettait un chapeau sur la tête ; puis elle se mit à marcher d’un pas qui me surprit.

J’essayai de lier conversation avec mon guide ; mais cette femme ne paraissait pas très-sociable, et la beauté des berceaux et des allées qui s’ouvraient devant mes yeux me réconcilia avec le silence.

J’ai vu, depuis, beaucoup de sites charmants ; mais je ne me rappelle pas avoir rencontré un plus beau paysage dans le genre qui est particulier à l’Angleterre. Il n’avait aucun des traits caractéristiques des vieux parcs féodaux avec leurs chênes géants, leurs troncs noueux et fantastiques, leurs vallons pleins de fougères et leurs daims groupés sur les flancs des collines. Au contraire, malgré quelques beaux hêtres, l’impression qu’on éprouvait était celle d’un pays nouveau, d’une plantation artificielle. On voyait, dans les prés, les traces des haies qui avaient été arrachées et remplacées par des grillages en fils de fer ; de jeunes arbres plantés avec un goût exquis, mais où l’on ne retrouvait pas ces avenues et ces quinconces vénérables auxquels on reconnaît les parcs qui datent d’Élisabeth et de Jacques, diversifiaient la riche uniformité du tapis de verdure. Au lieu de daims, il y avait du bétail à cornes courtes de la plus belle race, et des moutons qui auraient gagné les prix aux expositions agricoles. Partout on voyait la preuve du perfectionnement, de l’énergie, du capital, mais d’un capital qui n’a pas été dépensé exclusivement pour le revenu. L’ornemental l’emportait trop visiblement sur le lucratif pour ne pas faire dire : « Le propriétaire veut tirer le meilleur parti de sa terre, mais non de son argent. »

Cependant l’empressement de la vieille à gagner six pence m’avait donné une idée peu favorable du caractère de son maître. « Voici, pensai-je, tous les signes de la richesse ; et pourtant cette pauvre vieille, qui vit sur le seuil de l’opulence, se trouve avoir besoin de gagner six pence. »

Ces conjectures, à propos desquelles je me félicitais de ma pénétration, furent changées en certitude par les quelques mots que je parvins enfin à tirer de la vieille.

« M. Trévanion doit être riche ?

— Oh ! oui, riche assez, » grommela mon guide.

Je parcourais du regard une plantation de jeunes arbres par où passait notre chemin, qui, après avoir traversé des prairies et des clairières et un verger de superbes arbres fruitiers, descendait en un vallon, puis remontait une colline ; car chaque inégalité de terrain avait été utilisée pour l’avantage du point de vue. À chaque pas, nous découvrions quelque gracieux produit de l’art ou de l’enchanteresse nature, et je dis :

« Il doit employer ici beaucoup de bras… Il y a abondance d’ouvrage, n’est-ce pas ?

— Oui, oui ; je ne dis pas qu’il ne donne pas de travail à ceux qui en manquent ; mais ce n’est plus comme dans mon temps.

— Vous vous rappelez donc les anciens maîtres ?

— Oui, oui. Lorsque les Hogtons possédaient ce domaine, les braves gens ! mon mari était jardinier. Ce n’était pas un de ces beaux messieurs qui ne savent pas manier une bêche. »

Pauvre fidèle vieille !

Je commençais à haïr ce propriétaire, que je ne connaissais pas. C’était évidemment quelque usurpateur parvenu, qui, après avoir évincé une ancienne famille simple et hospitalière, négligeait les vieux serviteurs, ne leur laissait gagner que quelques petites pièces à montrer des chutes d’eau, et les insultait par son opulent égoïsme.

« Voici les eaux ; ah ! ce n’était pas ainsi de mon temps, » dit mon guide.

Un petit ruisseau, dont j’entendais depuis longtemps le murmure, se montra soudain à notre vue et ajouta un nouveau charme à ce paysage. Puis, étant retombés dans le silence, nous suivîmes son cours sous des châtaigniers humides et des tilleuls touffus, et bientôt nous apparut sur la rive opposée le château, édifice moderne en pierres blanches, orné du plus beau portique corinthien que j’aie vu dans ce pays.

« Une belle résidence, en vérité ! m’écriai-je. M. Trévanion y est-il souvent ?

— Oui, oui. Je ne veux pas dire qu’il s’absente tout à fait ; mais ce n’est pas comme de mon temps, où les Hogton restaient ici toute l’année dans leur chaude maison… pas celle-ci ! »

Bonne vieille ! « Et ces pauvres Hogton sont bannis, pensai-je ; odieux parvenu, va ! » Je fus content lorsqu’un détour nous cacha la maison neuve, dont nous approchions pourtant toujours. La fameuse cascade, dont j’entendais depuis quelque temps le mugissement, s’offrit enfin à notre vue.

Au milieu des Alpes, une pareille chute d’eau aurait été insignifiante ; mais dans ce domaine soigné, où l’on ne rencontrait pas de point de vue plus hardi, son effet était frappant et même grandiose. Le lit était étroit et le ruisseau comprimé entre ses rives ; des rochers placés là, les uns par la nature, les autres par l’art, donnaient à ces rives un aspect sauvage, et le courant tombait d’une hauteur considérable dans un bassin que mon guide dit être d’une profondeur mortelle.

« Un fou franchit le ruisseau d’un bond à l’endroit où vous êtes, dit la vieille. Il y a eu de cela deux ans en juin dernier.

— Un fou ! m’écriai-je en mesurant d’un œil expérimenté, grâce au gymnase de l’institut hellénique, l’étroit espace qui séparait les deux rives. Mais, ma bonne dame, on peut faire ce saut sans être un fou ! »

À ces mots, par une de ces impulsions qu’on aurait tort d’attribuer à un noble courage, je reculai de quelques pas et franchis l’abîme. Mais lorsque de l’autre bord je regardai la distance, et vis qu’un faux pas eût causé ma mort, je me sentis fort troublé, et je n’aurais pas recommencé ce saut quand même il se fût agi de devenir seigneur de ce domaine.

« Et comment retourner ? demandai-je d’une voix émue à la vieille qui me regardait ébahie de l’autre bord. Ah ! je vois un pont là-bas !

— Mais vous ne pouvez passer sur ce pont ; il y a une porte dont monsieur garde lui-même la clef. Vous êtes maintenant sur les terres réservées. Mon Dieu, mon Dieu ! le squire serait si en colère s’il le savait ! Il faut cependant que vous reveniez, et on vous verra de la maison. Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu ! qu’est-ce que je vais faire ? Ne pouvez-vous sauter une seconde fois ? »

Touché de ces lamentations, et ne voulant pas exposer la pauvre vieille à la colère d’un maître, qui était évidemment un cruel tyran, je résolus de prendre courage et de sauter une seconde fois par-dessus l’abîme.

« Oh ! ne craignez rien, lui répondis-je. Ce qui se fait une fois doit se faire deux fois, s’il le faut… Mais éloignez-vous un peu. »

Et je reculai de quelques pas sur un terrain beaucoup trop inégal pour favoriser mon élan. Mon cœur bondissait dans ma poitrine. Je sentais qu’une impulsion momentanée peut faire merveille là où la préparation échoue.

« Allons, dépêchez-vous ! » dit la vieille.

Horrible vieille ! je commençais à l’estimer moins. Je serrais les dents et j’allais faire mon saut, lorsqu’une voix me dit tout près de moi :

« Arrêtez, jeune homme, je vais vous ouvrir la porte. »

Je me retournai vivement, et vis tout à côté de moi (très-étonné de ne pas l’avoir aperçu plus tôt) un homme dont le costume simple, sans être cependant un costume de travail, semblait annoncer le jardinier dont mon guide m’avait parlé. Il était assis sur une pierre sous un châtaignier, et avait à ses pieds un affreux mâtin, qui se mit à gronder au moment où je me retournai.

« Je vous remercie, brave homme, lui dis-je joyeusement. J’avoue franchement que ce saut me faisait grand’peur.

— Ah ! vous disiez pourtant que ce qui se fait une fois peut se faire deux fois.

— Je ne disais pas peut, mais doit se faire.

— Humph ! à la bonne heure ! »

L’homme se leva ; le chien vint me flairer les jambes ; puis, comme s’il s’était convaincu de ma respectabilité, il remua le tronçon de sa queue.

Je cherchai du regard la vieille femme, et, à ma grande surprise, je la vis s’éloigner clopin-clopant de son pas le plus pressé.

« Ah ! ah ! dis-je en riant, la pauvre vieille créature a peur que vous ne le disiez au maître ; car vous êtes le jardinier, je suppose ? Mais je suis seul à blâmer. Dites cela, je vous prie, si vous parlez de cette aventure. »

Et j’offris une demi-couronne à mon nouveau guide.

Il repoussa l’argent en disant à demi-voix : « Humph ! il n’y a pas de mal. » Puis il ajouta plus haut : « Vous n’avez pas besoin de chercher à me gagner, jeune homme ; j’ai tout vu.

— Je crains que votre maître ne soit bien dur pour les vieux serviteurs des pauvres Hogton.

— Ah ! vraiment !… Humph ! Mon maître… vous voulez dire M. Trévanion ?

— Oui.

— Bien, bien ! je crois qu’on dit cela. Il en est toujours ainsi. »

Et il me fit descendre un petit vallon qui s’éteignait de la cascade.

Tout le monde a sans doute observé qu’après avoir couru ou évité un grand danger, on se sent l’esprit merveilleusement en train, on est dans un état d’agréable excitation. C’était là ce que j’éprouvais. Je parlai au jardinier à cœur ouvert, comme disent les Français, et je ne remarquai pas que les brefs monosyllabes par lesquels il me répliquait tiraient de moi toute ma petite histoire… mon voyage et ma destination, mes études sous le docteur Herman et le grand ouvrage de mon père. Je ne m’aperçus un peu de la familiarité qui s’était établie entre nous que lorsque, après avoir suivi un sentier sinueux, nous atteignîmes une porte en fer placée dans un arceau de rocaille, et devant laquelle mon compagnon me dit simplement :

« Et votre nom, jeune homme ? quel est votre nom ? »

J’hésitai un moment ; puis, me rappelant avoir ouï dire que les visiteurs de certains établissements avaient coutume de faire cette communication, je répondis :

« Oh ! un nom très-vénérable, si votre maître est ce qu’on appelle un bibliomane. Je m’appelle Caxton.

— Caxton ! s’écria vivement le jardinier. Il y a une famille du Cumberland qui porte ce nom.

— C’est la mienne, et mon oncle Roland est le chef de cette famille.

— Et vous êtes le fils d’Augustin Caxton ?

— Oui. Vous avez donc entendu parler de mon cher père ?

— Eh bien ! nous ne passerons pas par cette porte à présent… Suivez-moi par ici. »

Et mon guide, faisant un brusque détour, monta un étroit sentier. Avant que je fusse revenu de ma surprise, le château se trouvait à cent pas devant moi.

« Pardonnez-moi, dis-je ; mais où allons-nous, mon bon ami ?

— Bon ami… bon ami ! voilà qui est bien dit, monsieur. Vous allez chez de bons amis. J’ai été au collège avec votre père. Je l’aimais beaucoup. J’ai aussi connu votre oncle. Mon nom est Trévanion. »

Aveugle jeune fou que j’étais ! Du moment où mon guide eut dit son nom, je fus frappé d’étonnement de mon inexplicable méprise. Ce petit homme à l’air insignifiant me parut soudain plein de dignité. Son costume de gros drap de couleur sombre devint le déshabillé naturel et convenable d’un propriétaire campagnard dans ses terres. L’affreux mâtin lui-même devint un terrier écossais de la plus belle race. Mon guide sourit amicalement de ma stupeur, et me dit en me tapant sur l’épaule :

« C’est au jardinier que vous devez des excuses, pas à moi. C’est un très-bel homme de six pieds de haut. »

Je n’avais pas encore retrouvé l’usage de ma langue lorsque nous montâmes les degrés du portique et traversâmes un grand vestibule décoré de statues et parfumé d’orangers. Nous entrâmes ensuite dans un petit salon orné de tableaux, et où l’on voyait tous les apprêts du déjeuner. Mon compagnon dit à une dame qui se leva derrière la fontaine à thé :

« Ma chère Ellinor, je vous présente le fils de notre vieil ami Augustin Caxton. Faites-le rester avec nous aussi longtemps que possible. Jeune homme, vous voyez dans lady Ellinor Trévanion une personne que vous deviez déjà connaître. Il faut perpétuer les amitiés de famille. »

Mon hôte, après avoir dit gravement ces derniers mots, s’empara d’un sac aux lettres qui était sur la table, en sortit un énorme tas de lettres et de journaux, se jeta dans un fauteuil et parut oublier complètement mon existence.

La dame resta un moment dans une surprise muette, et je la vis changer de couleur, du pâle au rouge et du rouge au pâle, avant de s’avancer vers moi avec la grâce enchanteresse d’une bienveillance non affectée. Elle m’indiqua un fauteuil à côté du sien, et me demanda si cordialement des nouvelles de mon père, de mon oncle, de toute ma famille, qu’en moins de cinq minutes je me sentis comme chez moi. Lady Ellinor écouta en souriant mes naïfs détails ; mais je la vis aussi essuyer quelques larmes qui étaient venues mouiller ses yeux. Enfin elle me dit :

« N’avez-vous jamais entendu votre père parler de moi… je veux dire de nous, des Trévanion ?

— Jamais, répondis-je aussitôt ; le contraire m’eût étonné, car vous savez que mon père n’est pas grand parleur.

— Ah !… il était très-vif dans le temps où je l’ai connu, » dit lady Ellinor, qui détourna la tête et poussa un soupir. En ce moment entra une jeune fille, si fraîche, si belle, si aimable, que toute autre pensée me sortit aussitôt de la tête. Elle entra en chantant, gaie comme un oiseau, et mes yeux qui l’adoraient déjà crurent voir une fille de l’air. « Fanny, dit lady Ellinor, allez serrer la main à M. Caxton, le fils d’un ami que je n’ai pas vu depuis longtemps, lorsque j’avais un peu plus que votre âge, mais que je me rappelle comme si c’était hier. »

Mlle Fanny rougit et sourit, et me tendit la main avec une aisance pleine de cordialité que je m’efforçai vainement d’imiter. Durant le déjeuner, M. Trévanion continua de lire ses lettres et de parcourir ses journaux en s’écriant : « Bah ! » ou bien : « Quel fatras ! » dans les intervalles où il avalait machinalement son thé et quelques petites bouchées de rôtie. Puis, se levant avec la brusquerie qui caractérisait ses mouvements, il resta quelques instants debout devant la cheminée, enseveli dans ses réflexions. Alors que son front n’était plus caché par un chapeau à larges bords, et que la vivacité de son premier mouvement jointe au calme de son attitude subséquente attirait mon attention et ma curiosité, j’étais plus que jamais honteux de ma méprise. Sa figure était fatiguée, vive et pourtant rêveuse ; ses yeux étaient enfoncés et son front sillonné de rides ; mais c’était un de ces visages qui puisent la dignité et le vernis de la politesse dans cette culture intellectuelle qui distingue le véritable aristocrate, c’est-à-dire l’homme dont l’intelligence a été développée par une éducation supérieure. Il avait pu être très-beau dans sa jeunesse, car ses traits étaient fins et délicats ; le front, chauve en partie, était noble et grand, et il y avait une douceur presque féminine dans la courbe de la lèvre. L’expression générale de sa figure était imposante, mais triste. Souvent, lorsque mon expérience de la vie se fut accrue, il me sembla que je lisais, dans cette physionomie si expressive, l’histoire d’une ambition énergique courbée par une philosophie dédaigneuse et une conscience pleine de scrupules ; mais tout ce que j’y découvrais en ce moment, c’était une mélancolie vague et mécontente qui m’attristait moi-même, je ne savais pourquoi.

Trévanion se rapprocha de la table, ramassa ses lettres, se dirigea lentement vers la porte et disparut. Sa femme le suivit tendrement du regard. Les yeux de lady Ellinor me rappelaient ceux de ma mère, et c’est l’effet que produisaient sur moi tous les yeux qui exprimaient une affection dévouée. Je m’approchai d’elle ; je désirais vivement serrer cette main blanche, si nonchalamment étendue devant moi.

« Voulez-vous faire un tour de promenade avec nous ? » demanda Mlle Trévanion en se tournant vers moi.

Je m’inclinai, et bientôt je me trouvai seul. Pendant que ces dames cherchaient leurs châles et leurs chapeaux, je pris les journaux que M. Trévanion avait laissés sur la table, pour avoir l’air de faire quelque chose. Mon attention fut attirée par son propre nom souvent répété, et dans tous les journaux. Dans l’un on versait sur lui le mépris, dans l’autre on le comblait d’éloges ; mais un passage d’un journal, qui me parut viser à l’impartialité, me frappa tellement que je le retins dans ma mémoire, et je suis sûr d’en pouvoir répéter, sinon les termes exacts, du moins le sens. Voici à peu près ce paragraphe :

« Dans l’état présent des partis, on a assez naturellement consacré une place considérable aux mérites ou aux démérites de M. Trévanion. C’est un nom qui est incontestablement haut placé dans la chambre des Communes ; mais ce qui est tout aussi incontestable, c’est qu’il excite peu de sympathie dans le pays. M. Trévanion est essentiellement un membre du parlement dans toute la force du terme. C’est un orateur serré, toujours prêt dans la discussion ; c’est un admirable président de comité. Quoiqu’il n’ait jamais exercé de fonction publique, sa longue expérience de la vie politique et l’attention avec laquelle il s’est occupé gratuitement des affaires du pays l’ont placé au premier rang de ces politiques pratiques parmi lesquels on choisit les ministres. C’est un homme d’un caractère sans tache et d’intentions excellentes sans doute ; et tout cabinet gagnerait en lui un membre honorable et utile. Là se borne tout ce que nous pouvons dire à sa louange. Comme orateur, il manque de ce feu, de cet enthousiasme, qui conquièrent les sympathies populaires. Il a l’oreille de la chambre, il n’a pas le cœur du pays. Oracle dans les simples questions d’affaires, il est comparativement nul dans les grandes questions politiques. Il n’embrasse jamais cordialement aucun parti ; il n’épouse jamais sérieusement aucune question. La modération dont on dit qu’il se pique se déploie souvent en minuties ennuyeuses et en tentatives d’une candeur et d’une originalité philosophiques, qui lui ont valu depuis longtemps de la part de ses ennemis la qualification de girouette. Les circonstances peuvent porter un tel homme temporairement au pouvoir ; mais pourra-t-il conserver une longue influence ? non. Que M. Trévanion reste au poste que sa nature et son rang lui ont assigné… le poste d’un membre du parlement, honnête, indépendant, capable, qui concilie les hommes sages des deux partis, lorsque les partis se laissent entraîner aux extrémités. Il est devenu impossible comme ministre dans un cabinet durable. Ses scrupules feraient obstacle à tout gouvernement, et son manque de décision ruinerait sa propre réputation ; car, en politique comme dans toutes les autres affaires humaines, il faut savoir souffrir quelque mal pour obtenir un grand bien. »

Je venais d’achever la lecture de ce paragraphe lorsque les dames rentrèrent.

Mon hôtesse remarqua le journal que je tenais et dit avec un sourire forcé :

« Quelque attaque contre M. Trévanion, je suppose ?

— Non, répondis-je maladroitement, car le paragraphe qui me semblait si impartial était peut-être le plus amer de tous. Non, pas précisément.

— Je ne lis plus les journaux… du moins ce qu’on appelle les premiers-Londres. Cela me fait trop de peine ; et pourtant ils me faisaient tant de plaisir autrefois, au commencement, avant que sa réputation fût faite. »

À ces mots, lady Ellinor ouvrit la porte-fenêtre qui donnait sur la pelouse, et quelques moments après nous étions dans cette partie du jardin que la famille dérobait à la curiosité publique. Nous passâmes à côté d’arbustes rares, de fleurs étrangères, et d’une grande serre où vivait et fleurissait tout ce que la végétation de l’Afrique et des Indes produit de merveilleux.

« M. Trévanion aime les fleurs ? » demandai-je.

La charmante Fanny se mit à rire.

« Je ne crois pas qu’il soit en état de distinguer une fleur d’une autre, dit-elle.

— Ni moi non plus, c’est-à-dire lorsque je perds de vue la rose et la rose trémière.

— La ferme vous intéressera davantage, » dit lady Ellinor.

Nous arrivâmes à une ferme récemment bâtie, sans doute d’après les principes les plus perfectionnés. Lady Ellinor me montra les machines et les inventions les plus nouvelles pour abréger le travail et améliorer les opérations mécaniques de l’agriculture.

« M. Trévanion aime donc les travaux de ferme ? » La séduisante Fanny se mit à rire une seconde fois. « Mon père est un des grands oracles de l’agriculture, un des grands protecteurs de tous ses perfectionnements ; mais pour ce qui est d’aimer l’agriculture, je doute qu’il reconnaisse ses terres d’avec celles des autres. »

Nous rentrâmes à la maison, et Mlle Trévanion, dont la franchise et la bonté avaient déjà fait une impression trop profonde sur le jeune cœur de Pisistrate II, offrit de me montrer la galerie de tableaux. La collection ne contenait que des œuvres d’artistes anglais, et Mlle Trévanion m’indiqua les plus belles toiles.

« Ah ! du moins M. Trévanion est amateur de tableaux ?

— Vous vous trompez encore, répondit Fanny en secouant sa malicieuse petite tête. On dit que mon père est un admirable connaisseur ; mais il n’achète de tableaux que par un sentiment de devoir… pour encourager nos peintres. Une toile une fois achetée, je ne suis pas sûre qu’il la regarde de nouveau !

— Alors, qu’est-ce donc ?… »

Je m’arrêtai court, car je sentais que la question qui errait sur mes lèvres était inconvenante.

« Qu’est-ce donc qu’il aime, alliez-vous demander ? Eh bien ! je connais mon père depuis que je peux connaître quelque chose ; mais je n’ai pas encore découvert ce qu’il aime. Non, il n’aime pas même la politique, quoiqu’il ne vive que pour elle. Vous paraissez surpris. J’espère que vous le connaîtrez mieux un jour, mais vous n’approfondirez jamais ce mystère ; vous ne saurez jamais ce qu’aime M. Trévanion.

— Vous vous trompez, dit lady Ellinor, qui nous avait suivis sans que nous l’eussions entendue ; je puis vous dire ce que votre père fait plus qu’aimer, ce qu’il révère, ce qui est l’objet constant des efforts de sa noble existence : la justice, la bienfaisance, l’honneur et sa patrie. Celui qui aime cela se fait pardonner son indifférence pour le géranium le plus nouveau, pour la dernière charrue, et même (quoique ceci puisse vous blesser davantage, Fanny) pour le dernier chef-d’œuvre de Landseer ou la dernière mode qu’honore Mlle Trévanion.

— Maman ! » s’écria Fanny, dont les yeux se remplirent de larmes.

Mais lady Ellinor me parut sublime tandis qu’elle s’exprimait ainsi ; ses yeux étincelaient, sa poitrine se soulevait. La femme prenant le parti du mari contre l’enfant, et comprenant si bien ce que l’enfant ne sentait pas malgré l’expérience de chaque jour, et ce que le monde ne connaîtra jamais malgré toute sa vigilance pour découvrir des vertus ou des défauts, c’était, à mon avis, un tableau plus beau que tous ceux de la collection.

Sa figure s’adoucit lorsqu’elle vit des larmes dans les beaux yeux de Fanny, qui étaient de la couleur d’une noisette mûre ; elle lui tendit sa main, que l’enfant baisa avec tendresse en murmurant : « Ce n’est pas à mes paroles étourdies qu’il faut faire attention, maman ; sans cela vous aurez toutes les minutes quelque chose à me pardonner. » Et Mlle Trévanion sortit de l’appartement.

« Avez-vous une sœur ? demanda lady Ellinor.

— Non.

— Et Trévanion n’a pas de fils, » dit-elle tristement.

Le sang me monta au visage. Oh ! jeune fou que j’étais ! Nous gardions tous deux le silence, lorsque la porte s’ouvrit et M. Trévanion entra.

« Humph ! » fit-il en souriant à ma vue. Son sourire était aussi charmant que rare. « Humph ! jeune homme, je venais vous chercher. Je crois que je me suis conduit peu poliment à votre égard ; pardonnez-moi. Cette idée vient de se présenter à moi ; aussi ai-je laissé là mes livres bleus[1], après avoir donné une rude tâche à mon secrétaire, pour vous prier de sortir une demi-heure avec moi… une demi-heure tout juste ; je ne puis vous donner que cela, car j’ai une députation à une heure. Vous dînez et couchez chez nous, j’espère ? — Oh ! monsieur, ma mère serait si inquiète si je n’étais pas arrivé ce soir à Londres !

— Bah ! j’enverrai un exprès.

— Non, vraiment, je vous remercie.

— Pourquoi ? »

J’hésitai.

« Voyez-vous, monsieur, mon père et ma mère sont étrangers à Londres, et, quoique je ne connaisse pas la ville non plus, ils peuvent avoir besoin de moi, je puis leur être utile. »

Lady Ellinor avait mis la main sur ma tête et caressait ma chevelure pendant que je parlais.

« Bien, jeune homme, bien ! vous ferez votre chemin dans le monde, si méchant qu’il soit. Je ne pense pas que vous ayez des succès, comme disent les fripons, c’est là une autre affaire ; mais, si vous ne montez pas, vous ne tomberez pas. Maintenant, mettez votre chapeau et suivez-moi… Vous arriverez à temps pour la diligence. »

Je pris congé de lady Ellinor. J’avais bien envie de lui dire quelques mots de compliments pour Mlle Fanny ; mais ces mots restaient collés à mon palais, et mon hôte paraissait pressé.

« Il faut que nous nous revoyions bientôt, » dit lady Ellinor avec amitié en nous accompagnant jusqu’à la porte.

M. Trévanion marchait d’un pas rapide et sans rompre le silence… une main dans son gilet, et l’autre balançant avec insouciance une grosse canne.

« Il faut que je fasse le tour par le pont, lui dis-je ; car j’ai laissé là mon havre-sac. Je l’avais ôté pour sauter, et la vieille ne s’en est certainement pas chargée.

— Alors venez par ici. Quel âge avez-vous ?

— Dix-sept ans et demi.

— Vous savez le latin et le grec comme on les sait au collège, je suppose ?

— Je crois savoir très-bien ces deux langues, monsieur.

— Votre père est-il de cet avis ?

— Oh ! mon père est difficile à contenter ; mais en somme il s’avoue satisfait.

— Alors je fais de même. Et les mathématiques ?

— Un peu.

— Bien. »

Ici la conversation tomba. J’avais retrouvé mon havre-sac, je l’avais rattaché à mes épaules, et nous étions près de la loge du garde lorsque M. Trévanion dit brusquement :

« Parlez, mon jeune ami, parlez. J’ai du plaisir à vous entendre. Cela me délasse. Il y a dix ans que personne ne m’a parlé naturellement. »

Cette requête fut un éteignoir pour ma naïve éloquence. En ce moment je n’aurais pu parler naturellement quand il se fût agi de ma vie.

« Je vois que j’ai fait une faute, dit amicalement mon compagnon en s’apercevant de mon embarras. Nous voici à la porte. Dans cinq minutes la voiture passera ; vous pourrez employer ce temps à écouter la vieille faire l’éloge des Hogton et déblatérer contre moi. Croyez-moi, monsieur, ne donnez jamais un fétu pour ces louanges ou ces critiques. C’est ici que sont et l’éloge et le blâme ! » Et il se frappa la poitrine avec une ardeur passionnée. « Profitez de cet exemple : les Hogton, gens avares et sans éducation, étaient la ruine de ce pays ; leur domaine était un lieu sauvage, leur village une écurie de cochons. J’arrive avec des capitaux et de l’intelligence, j’améliore le terrain, je bannis le paupérisme, je civilise tout autour de moi. Aussi je suis un homme sans mérite, le type du capital dirigé par l’éducation, une machine. Et la vieille ne sera pas seule à vous insinuer que les Hogton étaient des anges, et que je suis l’antithèse ordinaire des anges. Et qui plus est, monsieur, parce que cette vieille, qui reçoit de moi dix schellings par semaine, tient à gagner encore une pièce de six pence de temps en temps, et que je lui accorde cette permission, tous les visiteurs auxquels elle parle la quittent avec l’idée que moi, le riche M. Trévanion, je la laisse mourir de faim avec ce qu’elle peut arracher aux curieux. Eh bien ! je vous le demande, quelle est la valeur de tout cela ?… Adieu, dites à votre père que son vieil ami a besoin de le voir et de profiter de sa paisible sagesse ; son vieil ami est fou par moments et a le cœur plein de tristesse. Quand vous serez installé dans votre logement, envoyez-moi un mot à Saint-James’s Square pour me donner votre adresse… Humph ! cela suffira. »

M. Trévanion me serra la main et se retira.

Je ne restai pas à attendre la voiture, mais me dirigeai vers le tourniquet, où la vieille, qui avait vu ou flairé de loin la pièce d’argent dont j’étais la personnification,

Dans un cruel repos épiait sa victime.

Mes opinions sur ses souffrances et les vertus des Hogton étant un peu modifiées, je me contentai de laisser tomber dans sa main ouverte juste la somme convenue. Mais cette main restait toujours ouverte, et les doigts de l’autre main s’emparèrent de moi, tandis que je passais le tourniquet, comme un tire-bouchon s’empare du liège.

« Et trois pence pour le neveu Bob, dit la vieille.

— Trois pence pour le neveu Bob ! en quel honneur ?

— Ce sont ses émoluments lorsqu’il recommande un monsieur. Vous ne voudriez pas me les faire payer sur mon propre bénéfice ; car il lui faut cette somme, ou bien il ruinerait mon commerce. Il est bien juste que les pauvres gens soient payés de leurs peines. »

Je restai sourd à cet appel ; et envoyant mentalement Bob à un maître dont les pieds ne pourraient que gagner à porter des bottes, je m’éloignai à grands pas.

Vers le soir j’atteignis Londres. Qui n’a pas été désappointé la première fois qu’il a vu Londres ? Ces longs faubourgs qui viennent se fondre insensiblement dans la capitale préviennent toute surprise. Tout ce qui est gradué est désenchanteur.

Je jugeai prudent de prendre un fiacre qui me cahota jusqu’à l’hôtel de…, dont la porte s’ouvrait sur une rue étroite, quoique la façade principale regardât le Strand, ce bruyant passage de voitures. Je trouvai mon père dans un petit salon, où il se désolait, et qu’il arpentait comme un lion nouvellement pris arpente sa cage. Ma pauvre mère ne faisait que se plaindre. C’était la première fois que je la voyais vraiment de mauvaise humeur. Le moment n’était pas opportun pour raconter mes aventures. J’avais assez à faire d’écouter. Ils avaient couru vainement toute la journée à la recherche d’un logement. On avait volé dans la poche de mon père un foulard des Indes tout neuf. Primmins, qui devait si bien connaître Londres, ne le connaissait pas du tout, et jurait qu’on l’avait mis sens dessus dessous et que toutes les rues avaient changé de nom. Le parapluie neuf en soie qu’on avait laissé cinq minutes dans le vestibule avait été remplacé par un vieux parapluie de guingan avec trois trous.

Ma mère, s’étant rappelé que, si elle ne veillait pas elle-même à ce que mon lit fût bien aéré, j’y perdrais certainement l’usage de mes membres, disparut avec Primmins et une impertinente fille de chambre, qui semblait penser que nous lui donnions plus de peine que nous ne valions. Ce fut alors seulement que je parlai à mon père de ma nouvelle connaissance, M. Trévanion.

Il ne parut pas m’écouter jusqu’à ce que j’eusse prononcé le nom de Trévanion. Alors il devint fort pâle et s’assit tranquillement.

« Continuez, » dit-il en voyant que je m’arrêtais pour le regarder.

Lorsque je lui eus tout dit, et que je me fus acquitté des messages d’amitié dont m’avaient chargé le mari et la femme, il sourit ; puis, cachant son visage dans ses mains, il parut réfléchir, et sans doute ses réflexions n’étaient pas des plus gaies, car je l’entendis soupirer une ou deux fois.

« Et Ellinor, dit-il enfin sans lever les yeux, lady Ellinor, veux-je dire ; est-elle encore très… très…

— Très quoi, mon père ?

— Très-belle ?

— Belle ! Oui, belle assurément ; mais j’ai fait plus d’attention à ses manières qu’à sa figure. Et puis Fanny, Mlle Fanny est si jeune !

— Ah ! » dit mon père, murmurant en grec les fameux vers dont la traduction de Pope est connue de tous :

Like leaves on trees the race of man is found.
Now green in youth, now withering on the ground.

« Les hommes ressemblent aux familles des arbres, qu’on trouve tantôt verdoyantes de jeunesse, tantôt desséchées sur la terre. »

« Et ils désirent me voir. Est-ce Ellinor, lady Ellinor, qui a témoigné ce désir, ou son… son mari ?

— Son mari assurément. Lady Ellinor a donné un consentement tacite.

— Nous verrons. Ouvrez la fenêtre. On étouffe ici. »

J’ouvris la fenêtre qui donnait sur le Strand. Le bruit des voix, du piétinement, du roulement des voitures, devint plus distinct. Mon père se mit à la fenêtre pour quelques moments, et je restai à côté de lui. Puis il se retourna vers moi, la figure sereine :

« Chaque fourmi de la fourmilière charrie son fardeau, et sa demeure n’est composée que de ses fardeaux. Combien je suis heureux ! combien je dois bénir Dieu ! combien mon fardeau est léger ! combien ma demeure est un abri sûr ! »

Ma mère rentrait au moment où il cessait de parler. Il alla à elle, lui passa le bras autour de la taille et lui donna un baiser. L’habitude n’avait rien fait perdre de leur charme à ces tendres caresses ; le front de ma mère, un peu sombre auparavant, s’éclaircit aussitôt ; mais elle leva les yeux sur lui avec surprise.

« Je songeais, dit mon père en forme d’explication, je songeais à tout ce que je vous dois ! Aussi combien je vous aime ! »


CHAPITRE II.

Voyez nous maintenant, trois jours après mon arrivée, installés dans notre grand et splendide appartement de Russel-Street, Bloomsbury, près de la bibliothèque du Musée. Mon père passe ses matinées dans ses lata silentia, comme Virgile appelle le monde d’outre-tombe ; et nous pouvons bien appeler monde d’outre-tombe une bibliothèque, ce pays des ombres.

« Pisistrate, dit mon père un soir qu’il arrangeait ses notes en essuyant ses lunettes, Pisistrate, une grande bibliothèque est un lieu effrayant. C’est là qu’est enterré tout ce qui reste des hommes depuis le déluge.

— C’est un cimetière ! ajouta mon oncle Roland, qui nous avait découverts ce jour-là.

— C’est une Héraclée ! reprit mon père.

— Pas de mots inintelligibles, je vous en prie, dit le capitaine en secouant la tête.

— Héraclée était la ville des nécromants qui évoquaient les morts. Ai-je besoin de parler avec Cicéron, je l’évoque. Ai-je besoin de me transporter sur la place du marché d’Athènes pour entendre des nouvelles vieilles de deux mille ans, j’écris mon talisman sur un bout de papier, et un grave magicien me met en présence d’Aristophane. Et tout cela, nous le devons à notre…

— Frère !

— À nos ancêtres qui ont écrit des livres… Je vous remercie. »

Roland venait d’offrir une prise à mon père, qui, bien qu’il eût le tabac en horreur, en prit cependant une pincée par bonté d’âme, et éternua cinq fois de suite ; ce qui fut pour l’oncle Roland une occasion de répéter cinq fois avec beaucoup d’onction :

« Dieu vous bénisse, frère Austin ! » Dès que mon père se fut calmé, il continua, les larmes aux yeux, mais avec autant de sang-froid qu’avant l’interruption, car il était stoïcien :

« Mais ce n’est pas là ce qui est effrayant. C’est d’avoir la présomption de rivaliser avec ces esprits d’élite, de leur dire : « Faites place ; moi aussi, je voudrais m’entretenir avec ceux qui vivront, des siècles après que je ne serai plus que poussière. Moi aussi… » Ah ! Pisistrate, je voudrais que l’oncle Jack eût été à Jéricho au lieu de me faire aller à Londres pour prendre place au milieu de ces maîtres du monde ! »

J’étais occupé, pendant que mon père parlait, à polir quelques rayons pour ces esprits d’élite : car ma mère, prévoyant toujours ce qui pouvait faire plaisir à mon père, avait deviné qu’il faudrait faire quelques arrangements à cet effet dans un appartement loué. Aussi elle avait emporté ma petite boîte d’outils, et était sortie dans la matinée pour acheter les matières premières. J’arrêtai mon rabot au milieu de son parcours sur la partie déjà aplanie, et fis cette observation :

« Mon cher père, si à l’institut philhellénique j’avais regardé avec autant d’effroi que vous les grands gaillards qui m’avaient devancé, je serais resté à tout jamais le dernier de la dernière division !

— Pisistrate, vous êtes un aussi grand agitateur que votre homonyme ! s’écria mon père en souriant. Ainsi, foin des grands gaillards ! »

En ce moment ma mère entra, coiffée de son charmant bonnet du soir. Elle était tout sourire et toute bonne humeur. Elle venait d’arranger une chambre pour l’oncle Roland, de conclure un traité avantageux avec la blanchisseuse, et de tenir un grand conseil avec Mme Primmins sur la meilleure manière d’échapper aux extorsions des marchands de Londres. Contente d’elle-même et de tout le monde, elle baisa le front de mon père incliné sur ses notes, et s’approcha de la table où le thé n’attendait plus que la divinité qui devait présider au banquet. Mon oncle Roland, avec sa galanterie habituelle, se leva, la bouilloire à la main (notre fontaine, car nous en avions une à nous, n’étant pas encore déballée) ; puis, ayant rempli avec la régularité d’un soldat le devoir chevaleresque qu’il s’était imposé, me rejoignit à mon ouvrage et dit :

« Il est une meilleure lame pour les mains d’un homme bien né que celle d’un rabot de menuisier…

— Eh, eh ! mon oncle, cela dépend.

— Cela dépend ! de quoi ?

— De l’usage qu’on en fait. Pierre le Grand travaillait plus utilement en construisant des vaisseaux que Charles XII en coupant des gorges.

— Pauvre Charles XII ! s’écria mon oncle avec un profond soupir. Voilà un brave !

— C’est dommage qu’il n’aimât pas un peu plus les dames !

— Aucun homme n’est parfait ! dit mon oncle sentencieusement. Mais sérieusement, vous êtes à cette heure l’espoir mâle de la famille… vous êtes… »

Mon oncle s’arrêta, et son visage s’assombrit. Je vis qu’il pensait à son fils, ce fils mystérieux ! Pendant que je le regardais avec tendresse, je remarquai que ses rides étaient devenues plus profondes, que ses cheveux couleur de fer avaient pris une nuance plus voisine du blanc. Il y avait sur sa figure les traces de souffrances récentes ; et, quoiqu’il ne nous eût pas dit un mot de l’affaire pour laquelle il nous avait quittés, il ne fallait pas une grande pénétration pour voir que le résultat n’en avait pas été satisfaisant. Mon oncle reprit :

« De temps immémorial, chaque génération de notre race a donné un soldat à son pays. Aujourd’hui je jette mes regards autour de moi ; il n’y a plus qu’une branche qui bourgeonne sur le vieil arbre, et…

— Ah ! mon oncle, mais que diraient-ils ? Croyez-vous que je n’aimerais pas à être soldat ? Ne me tentez pas. »

Mon oncle eut recours à sa tabatière ; et, en ce moment, malheureusement peut-être pour les lauriers qui, sans cela, auraient pu couronner le front du Pisistrate anglais, notre conversation fut arrêtée par l’entrée soudaine et bruyante de l’oncle Jack. Nulle apparition ne pouvait être plus inattendue.

« Me voici, mes chers amis. Comment vous portez-vous ? Comment allez-vous tous ? Capitaine de Caxton, à vous de tout cœur. Oui, je suis délivré, grâce à Dieu ; j’ai abandonné le labeur de ce misérable journal de province. Je n’étais pas fait pour cela. Un océan dans une tasse de thé ! Moi, attaché à de mesquins, sordides, pitoyables intérêts ! moi, dont le cœur embrasse l’humanité tout entière ! Autant réduire un cercle à un triangle isolé !

Isocèle, dit mon père qui repoussa ses notes avec un soupir, en s’apercevant un peu tard de l’éloquence qui venait l’empêcher, pour toute la soirée, de faire faire quelques progrès au grand ouvrage ; isocèle, Jack Pibbets, et non pas isolé.

— Isocèle ou isolé, c’est tout un, » répliqua l’oncle Jack, en exécutant rapidement trois évolutions qui n’étaient pas du tout d’accord avec sa théorie favorite du plus grand bien du plus grand nombre.

D’abord, il vida dans la tasse qu’il reçut des mains de ma mère la moitié du contenu d’un pot de crème de Londres ; deuxièmement, par le retranchement de trois triangles sur le cercle d’un muffin, il le réduisit autant que possible à un muffin isocèle ; et, troisièmement, en s’approchant du feu qu’on avait allumé en considération du capitaine de Caxton, il releva sous ses bras les basques de son habit, et, tout en sirotant son thé, permit à un autre cercle, particulier à l’humanité, d’éclipser totalement le foyer de lumière devant lequel il S’était posté.

« Isolé ou isocèle, c’est tout un. L’homme est fait pour ses semblables. Il y a longtemps que j’étais dégoûté de la société de ces gentillâtres égoïstes. Votre départ m’a décidé. J’ai traité avec une maison de Londres qui a de l’intelligence, des capitaux et de vastes projets philanthropiques. C’est samedi dernier que j’ai quitté le service de l’oligarchie. Je suis maintenant dans mon vrai rôle de protecteur de la multitude. Mon prospectus est imprimé. Je l’ai là dans, ma poche. Une seconde tasse de thé, sœur, un peu de crème et un autre muffin. Faut-il sonner ? »

Lorsqu’il se fut débarrassé de sa tasse et de sa soucoupe, l’oncle Jack tira de sa poche une feuille de papier encore humide de l’imprimerie. On y lisait en grandes capitales :

GAZETTE DE L’ANTIMONOPOLE
ou
LE CHAMPION DU PEUPLE.

Il l’agita triomphalement devant les yeux de mon père.

« Pisistrate, me dit mon père, regardez. C’est le nouveau moule que l’oncle Jack a cherché pour son beurre. Un bonnet phrygien sortant d’un livre ouvert. Bien, Jack ! très-bien !

— C’est du jacobinisme ! s’écria le capitaine.

— Très-vraisemblablement, reprit mon père ; mais la science et la liberté sont les meilleurs emblèmes à mouler sur le beurre qu’on veut vendre au marché.

— Le beurre ! je ne comprends pas, dit l’oncle Jack.

— Moins vous comprendrez, mieux le beurre se vendra, Jack, » répliqua mon père en retournant à ses notes.


CHAPITRE III.

L’oncle Jack s’était mis en tête de loger chez nous, et ma mère eut assez de peine à lui faire comprendre qu’il ne nous restait pas de lit.

« C’est malheureux, dit-il. Je n’étais pas plutôt arrivé en ville qu’on m’accablait d’invitations ; et je les ai toutes refusées, me réservant pour vous.

— Vous êtes si bon, si aimable ! reprit ma mère ; mais vous voyez…

— Eh bien, alors il faut que je sorte pour chercher une chambre. N’en soyez pas peinés ; vous savez que cela ne m’empêchera pas de déjeuner et dîner chez vous… lorsque mes autres amis ne me retiendront pas absolument. Je serai terriblement persécuté. »

À ces mots, l’oncle Jack remit son prospectus dans sa poche et nous souhaita le bonsoir.

Onze heures avaient sonné, et ma mère s’était retirée, lorsque mon père laissa ses livres et remit ses lunettes dans leur étui. J’avais fini ma besogne et je m’étais assis devant le feu, rêvant tantôt aux yeux noisette de Fanny Trévanion, tantôt, et avec un cœur tout aussi ému, à la guerre, aux champs de bataille, aux lauriers, à la gloire. Les bras croisés sur la poitrine et la tête baissée, l’oncle Roland regardait les braises qui achevaient de se consumer dans la grille. Mon père jeta un coup d’œil autour de lui, et, après avoir examiné son frère pendant quelques instants, il lui dit presque tout bas : « Mon fils a vu les Trévanion. Ils ont gardé notre souvenir, Roland. »

Le capitaine se leva d’un bond et se mit à siffler selon son habitude lorsqu’il était très-ému.

« Et Trévanion désire nous voir. Pisistrate lui a promis de lui donner notre adresse. Faut-il qu’il la lui envoie, Roland ?

— Si cela vous fait plaisir, répondit le capitaine, se redressant militairement au point qu’il me parut avoir plus de sept pieds.

— Cela me ferait plaisir, reprit mon père avec douceur. Il y a vingt ans que nous ne nous sommes vus.

— Il y a plus de vingt ans, dit mon oncle avec un grave sourire ; et c’était à… à la chute des feuilles.

— Tous les sept ans, l’homme renouvelle les fibres et toute la substance de son corps, continua mon père ; en trois fois sept ans, il a bien le temps de se renouveler le cœur. Il serait impossible de trouver dans la rue deux passants entre les figures desquels il y eût aussi peu de ressemblance qu’il en existe entre un cœur aujourd’hui et le même cœur vingt ans auparavant. Frère, ce n’est pas vainement que la charrue laboure la terre, et le chagrin le cœur de l’homme. Des moissons variées changent la nature du sol ; mais il faut que la charrue s’enfonce profondément avant de ramener à la surface la pierre mère.

— Eh bien, voyons Trévanion ! » s’écria mon oncle. Puis se tournant vers moi, il me demanda brusquement : « Combien a-t-il d’enfants ?

— Une fille.

— Pas de fils ?

— Non.

— Cela doit bien contrarier ce pauvre fou plein d’ambition… Oh ! oh ! vous admirez fort ce M. Trévanion, n’est-ce pas ? Oui, cette belle ardeur, ces belles phrases, ces pensées hardies, il y a là de quoi éblouir la jeunesse.

— De belles phrases, mon cher oncle ! de l’ardeur ! J’allais vous dire, ayant entendu M. Trévanion, que je suis très-surpris, le style de sa conversation étant si commun, qu’il ait pu se faire une si belle réputation d’orateur.

— En vérité !

— La charrue a passé par là, dit mon père.

— Mais pas la charrue des soucis. Riche, célèbre, Ellinor pour femme… et pas de fils !

— C’est parce qu’il a quelquefois le cœur plein de tristesse qu’il désire nous voir. »

Roland regarda fixement mon père d’abord, et moi ensuite.

« Alors, dit-il cordialement, au nom de Dieu, qu’il vienne ! Je puis lui serrer la main comme à un frère d’armes. Pauvre Trévanion ! Écrivez-lui tout de suite, Sisty. »

Je m’assis et obéis. Lorsque j’eus cacheté ma lettre, je levai les yeux et vis que Roland allumait sa bougie sur la table de mon père, et que mon père lui prenait la main et lui disait quelque chose à voix basse. Je devinai qu’il était question de son fils, car il secoua la tête et répondit d’une voix creuse et austère :

« Renouvelez ma douleur si vous voulez, mais non ma honte. Sur ce sujet, silence ! »


CHAPITRE IV.

Laissé à moi-même pendant les premières heures du jour, je parcourais, pensif et solitaire, le vaste désert de Londres. Par degrés, je me familiarisai avec cette solitude populeuse. Je cessai de soupirer après les vertes campagnes. Cette énergique activité qui m’entourait, et qui m’avait d’abord attristé, m’amusa bientôt et finit par devenir contagieuse. Pour un esprit industrieux rien n’est si saisissant que l’industrie. Je commençai à me fatiguer des vacances dorées de mon oisive adolescence, à soupirer après le travail, à chercher une carrière autour de moi. L’université, au-devant de laquelle je m’étais porté avec plaisir, me semblait alors une scène d’une tristesse monastique. Après avoir parcouru les rues de Londres, errer au travers des cloîtres, c’était rétrograder dans la vie. Jour par jour, je sentais mon esprit se fortifier en moi ; il sortait de l’aurore de l’enfance, il sentait les effets de l’arrêt prononcé contre Caïn devenu homme.

L’oncle Jack fut bientôt absorbé par sa nouvelle spéculation pour le bien de l’humanité, et nous ne le vîmes plus que rarement, excepté aux heures des repas, auxquelles, pour être juste, il arrivait assez exactement, quoiqu’il ne nous laissât pas dans l’ignorance des sacrifices qu’il nous faisait, et des invitations qu’il refusait pour l’amour de nous. Le capitaine aussi disparaissait ordinairement après le déjeuner, dînait rarement avec nous et ne rentrait souvent que fort tard. Il avait un passe-partout de la maison, et rentrait quand cela lui plaisait. Quelquefois (car sa chambre était à côté de la mienne), son pas dans l’escalier me réveillait ; et souvent je l’entendis se promener inquiet dans son appartement ; souvent je crus distinguer de sourds gémissements. Il paraissait tous les jours plus soucieux, et tous les jours sa chevelure blanchissait davantage. Pourtant il nous parlait avec aisance et bonne humeur, et je croyais être le seul de la maison à m’apercevoir des cruelles angoisses que le brave vieux Spartiate se faisait un point d’honneur de cacher sous son manteau.

La compassion, mêlée à l’admiration, me rendit curieux de savoir comment se passaient ces jours d’absence suivis de nuits si agitées. Je sentais que, si je pouvais me rendre maître de son secret, j’aurais conquis le droit de le consoler et de l’aider. Après bien des scrupules de conscience, je résolus enfin de chercher à satisfaire une curiosité que ses motifs rendaient excusable.

En conséquence, un matin, après avoir guetté l’instant de son départ, je suivis ses traces à quelque distance. Voici le compte rendu de sa journée. D’abord il se mit en route d’un pas ferme, malgré sa jambe de bois, redressant son corps amaigri, et faisant ressortir militairement sa poitrine couverte d’un habit râpé, mais sans tache. Il commença par se diriger du côté de Leicester-Square ; plusieurs fois il passa et repassa l’isthme qui conduit de Piccadilly dans ce réservoir des étrangers et dans les rues et les cours qui aboutissent à la rue Saint-Martin. Après une heure ou deux ainsi employées, son pas devint plus lent, et il ôta à diverses reprises son chapeau usé pour s’essuyer le front. Enfin il tourna ses pas vers les deux grands théâtres, s’arrêta devant les affiches comme pour calculer sérieusement les chances de distraction qu’elles offraient, traversa lentement les petites rues qui avoisinent ces temples de la muse, et déboucha dans le Strand. Là il s’arrêta une heure chez un petit traiteur. Passant devant la fenêtre, j’y jetai un coup d’œil, et le vis assis devant un dîner des plus simples auquel il touchait à peine, occupé qu’il était à parcourir les colonnes d’annonces du Times. Lorsqu’il eut fini le Times et avalé sans plaisir quelques petites bouchées, le capitaine déposa son schelling en silence, reçut les deux pence qui lui revenaient, et je n’avais eu que le temps de me glisser de côté lorsqu’il reparut sur le seuil. Il s’arrêta pour jeter un regard autour de lui, mais je pris soin qu’il ne pût me découvrir, après quoi il se dirigea vers les quartiers les plus fashionables de la ville. C’était l’après-midi, et, quoiqu’on ne fût pas encore dans la saison, les rues fourmillaient de monde. Lorsqu’il arriva sur la place de Waterloo, un cavalier, boutonné comme lui jusqu’au menton, passa devant lui au petit galop. Tous las yeux étaient tournés vers ce cavalier. L’oncle Roland s’arrêta brusquement et porta la main à son chapeau ; le cavalier toucha le sien de l’index et continua son chemin.

« Qui est, demandai-je à un garçon de boutique qui se trouvait devant moi et qui, lui aussi, était tout yeux, qui est ce monsieur à cheval ?

— Comment ?… c’est le duc, pour sûr, répondit dédaigneusement le commis.

— Le duc de ?…

— Wellington !… Faut-il être stupide !

— Merci ! » lui répondis-je avec douceur. L’oncle Roland était entré dans Regent-Street d’un pas plus rapide. La vue de son vieux chef avait fait du bien au vieux soldat. Là il se promena de nouveau de côté et d’autre ; et moi, qui le suivais toujours du côté opposé au sien, j’étais prêt à tomber de fatigue, quelque bon marcheur que je fusse. Mais le capitaine n’était pas encore à la moitié de sa journée.

Il tira sa montre, la porta à son oreille, puis la remit dans son gousset, passa par Bond-Street et entra dans Hyde-Park. Là, évidemment épuisé, il s’appuya contre la grille, près de la statue de bronze, dans une attitude qui annonçait l’abattement. Je m’assis sur le gazon près de la statue et le regardai. Le parc était désert en comparaison des rues ; cependant on y voyait quelques oisifs à cheval et plusieurs promeneurs à pied. Le regard de mon oncle examinait curieusement chacun d’eux. Une ou deux fois, quelque monsieur à la tournure militaire (car j’avais déjà appris à la connaître) s’arrêtait, le regardait, s’approchait et lui parlait ; mais le capitaine paraissait honteux de ces saluts. Il ne répondait que quelques mots, et finit par s’éloigner.

Le jour baissa, la nuit vint ; le capitaine regarda de nouveau l’heure à sa montre, secoua la tête et se dirigea vers un banc où il resta assis dans une immobilité complète, le chapeau enfoncé sur les sourcils, les bras croisés, jusqu’au lever de la lune. Je n’avais rien mangé depuis le déjeuner : j’étais affamé, mais je continuai mon guet comme une sentinelle de l’ancienne Rome.

Enfin le capitaine se leva et rentra dans Piccadilly ; mais quel changement dans son aspect et sa tenue ! languissant, abattu, la poitrine rentrée, la tête penchée, les membres se traînant avec effort, son boitement nullement déguisé. Quel contraste entre l’invalide rompu de fatigue et le vétéran si robuste le matin !

Oh ! que j’aurais voulu m’élancer vers lui pour lui offrir mon bras ! mais je n’osais pas.

Le capitaine s’arrêta près d’une station de cabriolets. Il mit la main à la poche, en tira sa bourse, en tâta le contenu ; mais la bourse rentra dans la poche, et, comme par un effort héroïque, le capitaine releva la tête et continua vaillamment sa course. « Où peut-il aller à présent ? pensai-je ; à la maison, pour sûr. Non, il est sans pitié. »

Le capitaine ne s’arrêta que lorsqu’il fut arrivé devant un des petits théâtres du Strand. Là, il lut l’affiche et demanda si l’heure du moitié prix était sonnée.

« À l’instant, » répondit-on, et le capitaine entra.

Je pris aussi un billet et le suivis. J’entrai dans le salon du buffet et me réconfortai avec quelques biscuits et de l’eau de Seltz. Une minute après, j’assistais pour la première fois de ma vie à la représentation d’une pièce de théâtre. Mais elle ne m’amusa point. On était au milieu d’une des farces qu’on joue après la grande pièce ; des éclats de rire retentissaient autour de moi. Je ne trouvais rien de risible, et promenant hardiment mes regards sur toutes les parties de la salle, j’aperçus enfin, au dernier rang des loges, un visage aussi sombre que le mien. Eurêka ! c’était celui du capitaine. « Pourquoi va-t-il au spectacle s’il s’y amuse si peu ? pensais-je. Il aurait mieux fait de dépenser son schelling pour un cabriolet, le pauvre vieux ! » Mais bientôt des messieurs à la tournure élégante et des dames plus élégantes encore vinrent se placer près du coin solitaire du pauvre capitaine. Il s’impatienta, il se leva, il disparut. Je quittai ma place et me postai devant les loges pour le voir sortir. Il descendit l’escalier en boitant. Je me reculai dans l’ombre ; et, après s’être arrêté un instant indécis, il entra résolûment dans le salon du buffet.

Or, depuis que j’en étais sorti, il s’était rempli de monde et je m’y glissai inaperçu. C’était un spectacle étrange, grotesque, mais touchant, de voir ce vieux soldat au milieu de cet essaim joyeux. Il dépassait de la tête tous les autres, comme un des héros d’Homère ; et son extérieur était si remarquable qu’il attira l’attention des dames. Je crus, dans ma simplicité, que c’était la tendresse naturelle à ce sexe aimable et pénétrant, toujours prompt à deviner les souffrances et désireux de les soulager, qui portait trois dames en robe de soie, l’une en chapeau à plumes, les deux autres en cheveux longs et bouclés, à quitter un petit cercle de messieurs avec lesquels elles s’entretenaient, pour venir se planter devant mon oncle. Je me fis jour à travers la foule afin d’entendre ce qui se disait.

« Vous cherchez quelqu’un, j’en suis sûre, » dit familièrement l’une d’elles en lui touchant le bras avec son éventail. Le capitaine tressaillit.

« Ne puis-je remplacer ce quelqu’un ? demanda avec une douceur céleste un autre de ces anges compatissants.

— Vous êtes bien bonne, je vous remercie ; non, non, madame, répondit le capitaine en saluant respectueusement.

— Prenons un verre de négus, dit la troisième, lorsque l’autre lui eut fait place. Vous paraissez fatigué, et je le suis aussi. Venez par ici. »

Et elle le prit par le bras pour le conduire vers une table. Le capitaine secoua tristement la tête ; puis, comme s’il venait de s’apercevoir tout à coup du genre d’attention qu’on lui prodiguait, il regarda ces belles Armides avec un air si doux de reproche et de pitié, sans même repousser la main qui s’était emparée de lui (car son dévouement chevaleresque pour les dames s’étendait jusqu’à celles qui ont perdu tous les droits qu’elles auraient pu y avoir), que tous ces regards effrontés se baissèrent. Cette main lâcha timidement et machinalement son bras, et mon oncle passa son chemin. Il traversa la foule et franchit le seuil de la dernière porte. Moi, qui avais deviné son intention, j’étais déjà à l’attendre dans la rue.

« Enfin, Dieu merci ! il va rentrer, » pensai-je. Je me trompais encore. Mon oncle se dirigea d’abord vers ce lieu fréquenté par le peuple, et que j’ai découvert depuis s’appeler les Ombres, mais il en ressortit aussitôt, et frappa enfin à la porte d’une maison particulière, dans une des rues qui partent de Saint-James. Elle fut ouverte jalousement et refermée sur-le-champ. Je restai dehors. Qu’était-ce que cette maison ? Tandis que j’attendais devant la porte, quelques autres hommes s’approchèrent et frappèrent un petit coup sec ; elle s’ouvrit de nouveau jalousement, et ils entrèrent à la dérobée. Un agent de police passa et repassa.

« Ne vous laissez pas tenter, jeune homme, me dit-il en me regardant fixement. Suivez mon conseil et rentrez chez vous.

— Qu’est-ce donc que cette maison ? demandai-je en frissonnant à ce sinistre conseil.

— Oh ! vous le savez bien.

— Non ; je suis nouveau à Londres.

— C’est un enfer, répondit le policeman, convaincu que j’avais dit la vérité.

— Dieu me bénisse ! un quoi ? Il est impossible que je vous aie bien compris !

— Un enfer !… une maison de jeu.

— Oh ! » m’écriai-je, et je fis quelques pas. Le capitaine Roland, lui si austère, si économe, si pauvre, pouvait-il être un joueur ? La vérité se fit jour tout à coup : l’infortuné père cherchait son fils ! Je m’appuyai contre le mur et me contins pour ne pas éclater en sanglots.

Bientôt j’entendis ouvrir la porte ; le capitaine sortit et se dirigea vers notre maison. Je courus devant et rentrai le premier, à l’inexprimable satisfaction de mon père et de ma mère, qui ne m’avaient pas vu depuis le déjeuner, et que cette longue absence avait consternés. Je supportai de bonne grâce leurs reproches. Je prétendis avoir flâné et perdu mon chemin, demandai quelque chose à souper, et me glissai dans mon lit.

Cinq minutes après, le pas fatigué du capitaine retentissait lourdement dans l’escalier.


  1. Les brochures politiques ont toutes des couvertures bleues en Angleterre.