Aventures de Pisitrate Caxton/Partie 06

La bibliothèque libre.
Traduction par Édouard Sheffter.
Hachette (p. 147-172).


SIXIÈME PARTIE.


CHAPITRE PREMIER.

« Je ne sais pas cela, » dit mon père.

Qu’est-ce que mon père ne sait pas ? Mon père ne sait pas que le bonheur est la fin et le but de notre être.

Et à propos de quoi mon père répond-il par des paroles sr sceptiques à une assertion qui rencontre si peu d’adversaires ?

Lecteur, M. Trévanion est assis depuis une demi-heure dans notre petit salon. La belle main de ma mère lui a versé deux tasses de thé. Il est ici comme chez lui. Avec M. Trévanion est arrivé un autre vieil ami, sir Sedley Beaudésert, que mon père n’avait pas revu depuis sa sortie du collège.

Or, il faut que vous sachiez que la nuit est chaude. Il est un peu plus de neuf heures ; c’est une nuit entre l’été qui s’en va et l’automne qui approche. Les fenêtres sont ouvertes. Nous avons un balcon, que ma mère a pris soin de garnir de fleurs. Quoique nous soyons à Londres, l’air est doux et frais et la rue tranquille, excepté lorsqu’une voiture ou un cabriolet roule rapidement devant nous. Quelques personnes rentrent chez elles sans bruit. Nous sommes sur une terre classique, près de ce vieux et vénérable musée, sombre édifice monastique, avec ses trésors de science dont le goût du siècle se passait alors. Le calme du temple semble sanctifier tous les alentours. Le capitaine Roland est assis près de la cheminée, et, quoiqu’il n’y ait pas de feu, il s’abrite le visage derrière un écran. Mon père et M. Trévanion ont rapproché leurs chaises au milieu de la chambre. Sir Sedley Beaudésert est adossé contre le mur près de la fenêtre, derrière ma mère qui, depuis que son Austin a ses vieux amis autour de lui, paraît plus jolie et plus heureuse encore que de coutume. Et moi, le coude appuyé sur la table et le menton dans ma main, je contemple avec admiration sir Sedley Beaudésert.

Ô rare spécimen d’une race qui ne tardera pas à disparaître entièrement ! spécimen du vrai gentilhomme, avant que le mot dandy fût connu, avant que l’adjectif exquisite fût devenu substantif, je vais m’arrêter ici pour te décrire !

Sir Sedley Beaudésert était contemporain de Trévanion et de mon père ; mais, sans affecter d’être jeune, il paraissait jeune encore. Costume, ton, air, manières, tout en lui était jeune ; et pourtant tout avait une certaine dignité qui n’appartient pas à la jeunesse. À vingt-cinq ans, il avait la réputation d’un marquis français de l’ancien régime, c’est-à-dire, il était le plus charmant homme de son temps, le plus populaire de notre sexe, le plus favorisé du vôtre, ma jolie lectrice. C’est une erreur, je crois, de supposer qu’il ne faut pas de talent pour devenir à la mode ; quoi qu’il en soit, sir Sedley était à la mode, et il avait du talent. Il avait beaucoup voyagé, il avait beaucoup lu, surtout des mémoires, de l’histoire et des poésies ; il tournait le vers avec grâce, avec une certaine originalité d’esprit facile et de sentiments élégants ; il causait délicieusement ; ses manières étaient pleines de politesse et d’urbanité ; sa conduite était celle d’un brave et d’un homme d’honneur. Il pouvait être flatteur en paroles, il était sincère dans ses actions.

Sir Sedley Beaudésert ne s’était jamais marié. Quel que fût son âge, il paraissait encore assez jeune pour être épousé par amour. Il était d’une naissance distinguée ; il était riche ; il était populaire, je l’ai déjà dit ; pourtant on voyait sur son beau visage une expression de mélancolie, et sur son front, que l’ambition n’avait pas ridé, que l’étude n’avait pas courbé, une ombre de regret sur laquelle il n’y avait pas à se méprendre.

« Je ne sais pas cela, dit mon père. Je n’ai pas encore trouvé dans ma vie un homme qui fît du bonheur sa fin et son but. L’un cherche à faire sa fortune, l’autre à dépenser celle qu’il possède ; celui-ci veut obtenir une place, celui-là se créer un nom ; mais ils savent bien tous qu’ils ne cherchent point le bonheur. Un utilitaire a-t-il jamais été poussé par l’intérêt personnel, le pauvre homme, lorsqu’il s’est mis à griffonner ses impopulaires billevesées tendant à prouver que l’intérêt personnel est le mobile universel ? Et quant à cette distinction notable entre l’intérêt personnel vulgaire et l’intérêt personnel éclairé, plus l’intérêt personnel est éclairé, moins nous sommes influencés par lui. Si vous dites au jeune homme qui vient d’écrire un beau livre ou de faire un beau discours, que la célébrité de Milton ou le pouvoir de Pitt ne le rendra pas plus heureux, et qu’il ferait mieux, pour son bonheur, de cultiver une ferme, de vivre à la campagne, et d’ajourner jusqu’à la fin la dyspepsie et la goutte, il vous répondra franchement : « Je sais cela tout aussi bien que vous. Mais que m’importe d’être heureux ou non ? J’ai résolu de devenir, s’il est possible, un auteur célèbre ou un premier ministre. » Il en est de même pour tous les fils actifs de ce monde. Marcher est la loi de la nature. Et vous ne pouvez pas plus dire aux hommes et aux peuples qu’aux enfants : « Restez assis et n’usez pas vos souliers. »

— Alors, reprit M. Trévanion, si je vous dis que je ne suis pas heureux, votre seule réponse est que j’obéis à une loi inévitable.

— Non, je ne dis pas qu’il y ait une loi inévitable qui s’oppose à ce que l’homme soit heureux ; mais il y a une loi inévitable qui, en dépit de l’homme, le force à vivre pour quelque chose de plus élevé que son bonheur personnel. Si égoïste qu’il veuille être, il ne peut vivre en lui-même ni pour lui-même. Tous ses désirs l’enchaînent à d’autres hommes. L’homme n’est pas une machine, il fait partie d’une machine.

— C’est vrai, frère, dit le capitaine Roland ; l’homme est un soldat et non une armée.

— La vie est un drame et non un monologue, continua mon père. Drame est dérivé d’un verbe grec qui signifie faire. Chaque acteur du drame a quelque chose à faire, et contribue à la marche de l’ensemble ; c’est pour faire ce quelque chose que l’auteur l’a créé. Jouez donc votre rôle, et que la grande pièce continue.

— Ah ! s’écria vivement Trévanion ; mais ce rôle est difficile à jouer. Chaque acteur contribue à la catastrophe, et pourtant il faut qu’il joue son rôle sans savoir comment tout cela finira. La toile tombera-t-elle sur une tragédie ou sur une comédie ?… Allons, je vais vous dire l’unique secret de ma vie politique, ce qui explique tous mes échecs (car, malgré ma position, j’ai essuyé des échecs), et ce qui fait mes regrets : Je n’ai pas de conviction !

— C’est bien cela, dit mon père ; parce que dans toute question il y a deux côtés, et que vous les examinez tous les deux.

— Vous l’avez dit, reprit Trévanion en souriant. Un homme qui se destine à la vie politique ne devrait voir qu’un côté. Il faut qu’il agisse avec un parti ; et un parti prétend que tel bouclier est en argent, tandis que, s’il prenait la peine de le retourner, il verrait qu’il est en or de l’autre côté. Malheur à l’homme qui fait cette découverte seul, pendant que son parti jure toujours que le bouclier est en argent ! Et cela n’arrive pas une fois dans la vie, mais tous les soirs.

— Vous en avez dit assez, observa mon père, pour me convaincre que vous ne devriez appartenir à aucun parti, mais pas assez pour me prouver que vous ne deviez pas être heureux.

— Vous souvient-il, interrompit sir Sedley Beaudésert, d’une anecdote qu’on raconte du premier duc de Portland ? Il avait, dans la grande écurie de sa villa de Hollande, une galerie où l’on donnait un concert une fois par semaine pour égayer et amuser ses chevaux. Je ne doute pas que les chevaux ne se soient beaucoup mieux portés à la suite de ce traitement. Ce qu’il faut à Trévanion, c’est un concert par semaine. Chez lui, c’est toujours la selle et l’éperon. Pourtant, après tout, qui ne l’envierait pas ? Si la vie est un drame, son nom est un des principaux sur l’affiche ; il est imprimé en capitales sur les murailles.

— M’envier, moi ! s’écria Trévanion, moi ! Non, c’est vous qui êtes l’homme digne d’envie, vous qui n’avez qu’un seul chagrin au monde, et un chagrin si absurde que je vous ferai rougir en le révélant. Écoutez, ô sage Austin ! ô brave Roland ! Olivarès était hanté par un spectre ; Sedley Beaudésert est hanté par la peur de vieillir !

— Eh bien ! dit ma mère sérieusement, je crois qu’il faut avoir un profond sentiment de religion, ou, au moins, des enfants à soi, dans lesquels on puisse se voir rajeunir, pour se réconcilier avec l’idée de vieillir.

— Ma chère dame, dit sir Sedley, qui avait un peu rougi à l’accusation lancée contre lui par Trévanion, mais qui avait déjà recouvré son aisance et son sang-froid, vous avez parlé d’une manière si admirable que vous m’encouragez à avouer ma faiblesse. J’ai peur de vieillir. Toutes les joies de ma vie ont été des joies de jeune homme. La seule sensation de la vie me causait un plaisir si délicieux que l’approche de la vieillesse m’effraye avec ses yeux ternes et ses cheveux gris. J’ai vécu de la vie d’un papillon. L’été est passé, et je vois mes fleurs qui se flétrissent, et mes ailes sont glacées par les premières bises de l’hiver. Oui, j’envie Trévanion : car, dans la vie politique, l’homme n’est jamais jeune ; mais aussi longtemps qu’il peut travailler il n’est jamais vieux.

— Mon cher Beaudésert, reprit mon père, lorsque saint Amable, patron de Riom en Auvergne, alla à Rome, le soleil se fit son serviteur ; il portait son manteau et ses gants pendant la chaleur, et, lorsqu’il pleuvait, l’abritait comme un parapluie. Vous voudriez employer le soleil au même usage ; certes, vous n’avez pas tort ; mais, voyez-vous, il faut être saint avant de pouvoir compter sut un pareil serviteur. »

Sir Sedley sourit ; mais son charmant sourire fit place à un soupir lorsqu’il ajouta :

« Je ne serais pas long, je crois, à me décider à devenir saint, si le soleil voulait me servir de sentinelle au lieu de courrier. Je ne lui demande que de rester immobile. Vous voyez qu’il marchait, même pour saint Amable. Ma chère dame, nous nous comprenons à merveille, vous et moi ; et c’est une bien pénible chose de vieillir, malgré tout ce qu’on fait pour rester jeune.

— Que dites-vous, Roland, de ces deux mécontents ? » demanda mon père.

Le capitaine se retourna péniblement dans son fauteuil, car un rhumatisme lui mordait l’épaule, et des souffrances aiguës lui donnaient des élancements dans son membre mutilé.

« Je dis, répondit Roland, qu’ils sont las de se promener de Brentford à Windsor… et qu’ils n’ont jamais connu le bivouac et le champ de bataille. »

Les deux grognons tournèrent leurs regards vers le vétéran, et les arrêtèrent d’abord sur les rides profondes qui sillonnaient son visage d’aigle, puis sur la jambe de bois qu’il étendait devant lui. Ensuite ils se détournèrent.

Cependant ma mère s’était levée sans bruit, et, sous prétexte de chercher son ouvrage sur la table près du vieux soldat, elle se pencha sur lui et lui serra la main.

« Messieurs, dit mon père, je ne crois pas que mon frère ait jamais entendu parler de Nicochore, auteur comique grec ; pourtant il vient de le commenter très-finement. Ce Nicochore dit que le meilleur remède contre l’ivresse, c’est un malheur soudain. Une continuité de malheurs réels doit être très-salutaire contre l’ivresse chronique ! »

Les deux mécontents ne firent aucune réponse, et mon père prit un gros livre.


CHAPITRE II.

« Mes amis, dit mon père en levant les yeux de dessus son livre et s’adressant à ses deux visiteurs, je connais quelque chose de moins dur qu’un malheur et qui vous ferait grand bien à tous deux.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda sir Sedley.

— Un sachet de safran porté sur la cavité de l’estomac !

— Austin, mon ami ! » s’écria ma mère d’un ton de reproche.

Mon père ne fit pas attention à cette interruption, et continua gravement :

« Il n’y a rien de meilleur pour remonter l’esprit ! Roland n’a pas besoin de safran, parce qu’il est soldat ; le désir du combat et l’espérance de la victoire lui infusent dans l’esprit une ardeur suffisante pour une longue vie et pour la conservation du système.

— Allons donc ! s’écria Trévanion.

— Mais des hommes de votre profession doivent avoir recours à des moyens artificiels : du nitre dans le bouillon, par exemple, de trois à dix grains (les bestiaux auxquels on donne du nitre engraissent) ; ou bien des parfums terreux, tels qu’il en existe dans les concombres et les choux. Un grand seigneur se faisait mettre sous le nez, tous les matins à son réveil, une motte de terre fraîche enveloppée dans une serviette. Une légère friction sur la tête avec de l’huile mêlée de roses et de sel est une bonne chose aussi. Mais, par-dessus tout, je vous recommande le sachet de safran sur la…

— Sisty, mon ami, voulez-vous me chercher mes ciseaux ? dit ma mère.

— Quelles absurdités nous chantez-vous là ! s’écria M. Trévanion. À la question !

— Absurdités ! répéta mon père en ouvrant de grands yeux. Je vous donne l’opinion de lord Bacon. Vous avez besoin de conviction. La conviction est le résultat de la passion, la passion du courage, et le courage d’un sachet de safran. Vous, Beaudésert, vous voulez rester jeune. Celui-là reste jeune le plus longtemps qui vit le plus longtemps. Rien ne conduit plus sûrement à la longévité qu’un sachet de safran, pourvu qu’on le porte toujours sur la…

— Sisty, mon dé ! interrompit ma mère.

— Vous avez raison de vous moquer de nous, dit Beaudésert en souriant, et je crois que le même remède nous guérirait tous les deux.

— Oui, reprit mon père, cela n’est pas douteux. C’est dans la cavité de l’estomac que se trouve le grand tissu central des nerfs qu’on appelle ganglions ; c’est de là que les nerfs affectent la tête et le cœur ; M. Squills nous l’a prouvé, Sisty.

— Oui, répondis-je ; mais je n’ai jamais entendu M. Squills faire mention d’un sachet de safran.

— Oh ! le sot garçon ! s’écria mon père. Ce n’est pas le sachet de safran, c’est la foi au sachet qui guérit. Appliquez la foi au centre nerveux, et tout ira bien.


CHAPITRE III.

— Mais, reprit le membre du parlement, c’est une chose diabolique qu’une conscience trop délicate !

— Et ce n’est pas une chose angélique de perdre une dent de devant, » soupira le gentilhomme.

Là-dessus mon père se leva, et, la main dans son gilet, more suo, prononça son fameux Sermon sur les rapports entre la foi et la résolution.

C’était un sermon fameux dans notre cercle domestique ; mais jusqu’à présent il n’en a pas dépassé les limites. Et comme le lecteur, j’en suis sûr, n’a pas pris ces mémoires d’un Caxton pour y trouver des sermons, que la renommée de celui-là reste donc circonscrite dans ce cercle ! Tout ce que j’en dirai c’est que c’était un bien beau sermon, et qu’il prouvait irréfutablement, à mon avis du moins, les effets salutaires d’un sachet de safran appliqué sur le grand centre du système nerveux.

Le sage Ali dit qu’un fou ne sait pas ce qui le fait paraître insensé et n’écoute pas celui qui le conseille. Je ne puis dire que les amis de mon père fussent des fous, mais ils rentraient certainement dans cette définition de la folie.


CHAPITRE IV.

Car de ce sermon ne sortit pas la conviction, mais la discussion. Trévanion fut logique, Beaudésert sentimental. Mon père tint ferme pour son sachet de safran. Lorsque Jacques Ier dédia au duc de Buckingham sa Méditation sur l’Oraison dominicale, il donna une raison très-sage du choix qu’il avait fait de Sa Grâce pour cet honneur : « C’est, dit le roi, parce que cette méditation roule sur une prière très-courte et très-simple, et d’autant plus convenable aux courtisans, qu’ils passent le plus souvent pour n’avoir ni le goût ni le loisir de faire de longues prières, préférant courte messe et long dîner. » Je suppose que ce fut pour un semblable motif que mon père persista à dédier au membre du parlement et au parfait gentilhomme cette courte et simple moralité du sachet de safran. Il était évidemment persuadé que, s’il pouvait une fois les décider à se l’appliquer, cela suffirait, et qu’ils n’avaient ni goût ni loisir pour de plus longues instructions. Et ce sachet de safran retombait si rudement sur eux à chaque mouvement de son argumentation, que vous auriez pris mon père pour un de ces combattants plébéiens des ordalies populaires, qui, ne pouvant se servir ni de l’épée ni de la lance, se battaient avec un sac de sable attaché à un fléau ; arme déjà très-étourdissante lorsque le sac n’est rempli que de sable ; mais comment résister à un sac de safran ? Aussi, quoique mon père fût seul contre deux, ils ne purent tenir tête à cette arme diabolique. Après une foule de bah ! de M. Trévanion, et quelques sourires ironiques de sir Sedley Beaudésert, ils cédèrent, sans toutefois vouloir s’avouer vaincus.

« Allez ! dit le membre du parlement ; je vois que vous ne me comprenez pas. Il faut que je continue de me mouvoir par ma propre impulsion. »

Les Colloques d’Érasme étaient le livre favori de mon père ; il avait coutume de dire que ces Colloques offraient à chaque page quelque exemple utile pour la conduite de la vie. Ce fut à l’aide des Colloques d’Érasme qu’il répondit au membre du parlement :

« Rabirius voulant faire lever son serviteur Syrus, lui cria : « Remue-toi. — Je me remue, dit Syrus. — Je vois bien que tu te remues, reprit Rabirius, mais tu ne remues rien. » Pour en revenir au sachet de safran…

— Au diable le sachet de safran ! » s’écria Trévanion furieux. Puis, s’étant calmé tandis qu’il mettait ses gants, il se tourna vers ma mère, et lui dit avec plus de politesse qu’il n’en avait naturellement, ou du moins habituellement : « À propos, ma chère madame Caxton, j’oubliais de vous dire que lady Ellinor viendra vous voir demain. Nous resterons quelque temps à Londres, Austin ; et, quoique la ville soit déserte, il s’y trouve encore quelques personnes de marque à qui j’aimerais à vous présenter, vous et les vôtres.

— Non, dit mon père, votre monde et le mien ne sont pas le même. Il me faut des livres, et à vous des hommes. Ni Kitty ni moi nous ne pouvons changer nos habitudes, même pour l’amitié. Elle a un long ouvrage à finir, et moi aussi. Les montagnes ne peuvent marcher, surtout quand elles sont en travail ; mais Mahomet peut venir à la montagne aussi souvent qu’il voudra. »

M. Trévanion insista et sir Sedley Beaudésert annonça doucement les mêmes prétentions. Tous deux disaient connaître des hommes de lettres que mon père aurait plaisir à rencontrer. Mon père doutait qu’il pût rencontrer des hommes de lettres plus éloquents que Cicéron ou plus amusants qu’Aristophane ; il ajouta que, si ces hommes existaient, il aimerait mieux les rencontrer dans leurs livres que dans leurs salons. Enfin il fut inébranlable, et le capitaine Roland aussi, mais sans tant d’arguments.

M. Trévanion se tourna alors vers moi.

« Votre fils, du moins, devrait un peu voir le monde. »

Les doux yeux de ma mère brillèrent d’un plus vif éclat.

« Mon cher ami, je vous remercie, dit mon père d’une voix émue ; nous parlerons de cela, Pisistrate et moi. »

Nos hôtes étaient partis. Nous nous réunîmes tous les quatre près de la fenêtre ouverte, et jouîmes en silence de l’air frais et du clair de lune.

« Austin, dit enfin ma mère, je crains que ce ne soit à cause de moi que vous refusez d’aller chez vos vieux amis ; vous saviez que tout ce beau monde m’effrayerait et que…

— Nous avons été heureux plus de dix ans sans eux, Kitty ! Mes pauvres amis ne sont pas heureux, tandis que nous le sommes. Savoir être heureux en famille est une science d’or qui vaut tous les conseils de Pythagore. Les dames de Bubastis (ville d’Égypte où l’on adorait les chats, ma chère amie) ne fréquentaient jamais les messieurs d’Athribis, qui adoraient les musaraignes. Les chats sont des animaux domestiques ; ces musaraignes ne sont que de pitoyables vagabonds. Vous ne pouvez trouver de meilleur exemple, ma Kitty, que celui des dames de Bubastis !

— Comme Trévanion est changé ! dit Roland d’un air rêveur ; lui qui était si vif, si enjoué !

— Il a couru trop fort en montant la colline, repartit mon père, et depuis il est toujours hors d’haleine.

— Et lady Ellinor ? demanda Roland avec hésitation ; la verrez-vous demain ?

— Oui, » répondit mon père avec calme.

Tandis que le capitaine Roland parlait, quelque chose dans le ton de sa question fit sans doute jaillir la lumière de la conviction dans le cœur de ma mère. La femme devine facilement les choses du cœur. Elle recula, pâlit (je m’en aperçus même au clair de la lune) et fixa ses yeux sur mon père ; et je sentis trembler convulsivement sa main qui avait saisi la mienne.

Je la compris. Oui, lady Ellinor était cette première rivale dont jusqu’alors elle avait toujours ignoré le nom. Elle attacha ses regards sur mon père et respira plus librement en le voyant si tranquille et si calme ; puis retirant sa main de la mienne, elle la posa tendrement sur l’épaule d’Austin. Quelques moments après, nous étions seuls debout près de la fenêtre, le capitaine Roland et moi.

« Vous êtes jeune, neveu, dit le capitaine, et vous avez à relever le nom d’une famille tombée. Votre père fait bien de ne pas refuser l’offre de Trévanion de vous ouvrir le grand monde. Quant à moi, mes affaires à Londres paraissent terminées ; je ne puis trouver ce que j’étais venu chercher. Je fais venir ma fille. Dès qu’elle sera arrivée, je rentrerai dans ma vieille tour, et l’homme et la ruine s’écrouleront ensemble.

— Bah ! mon oncle, je travaillerai bien, je gagnerai de l’argent, et puis nous réparerons la vieille tour et nous rachèterons l’ancien domaine. Mon père vendra sa maison rouge ; nous lui arrangerons une bibliothèque dans le donjon, et nous vivrons tous ensemble, jouissant du repos et d’un domaine aussi considérable que celui de nos ancêtres. »

Pendant que je parlais, les regards de mon oncle s’étaient portés vers un coin de la rue, où pénétraient à demi les rayons de la lune et où un jeune homme se tenait dans une complète immobilité.

« Ah ! dis-je en suivant la direction de ses regards, j’ai vu cet homme passer deux ou trois fois devant la maison, et tourner la tête vers notre fenêtre. Mais nous avions cette visite, et mon père était au milieu de son raisonnement ; sans cela… »

Avant que je pusse achever ma phrase, mon oncle, étouffant une exclamation, sortit brusquement du salon et descendit l’escalier clopin-clopant. Il était déjà dans la rue que la surprise me tenait encore cloué à la même place. Je restai à la fenêtre et fixai mes regards sur le jeune homme. Je vis le capitaine traverser la rue, nu-tête, ses cheveux gris flottant au vent. Le jeune homme tressaillit, tourna le coin et s’enfuit.

Je suivis alors mon oncle et arrivai à temps pour l’empêcher de tomber. Il appuya sa tête sur ma poitrine, et je l’entendis murmurer : « C’est lui !… c’est lui !… Il nous a cherchés !… il se repent ! »


CHAPITRE V.

Le lendemain, lady Ellinor vint nous voir, mais sans Fanny, à mon grand désappointement.

L’incident de la veille avait-il apporté à mon oncle une joie qui le rajeunissait ? je l’ignore ; mais il me parut avoir dix ans de moins lorsque lady Ellinor entra. Avec quel soin il avait brossé son habit ! et comme son col noir était brillant ! Le pauvre capitaine avait retrouvé son orgueil ; et qu’il paraissait fier ! Sa joue était animée, ses yeux lançaient des éclairs ; sa tête était rejetée en arrière, sa tournure grave, sévère, martiale et majestueuse. On eût dit qu’il attendait à la tête de son détachement la charge des cuirassiers français. Mon père, au contraire, était en robe de chambre et en pantoufles, comme c’était son habitude jusqu’à l’heure du dîner, où il s’habillait toujours scrupuleusement, par respect pour sa Kitty. Rien n’indiquait qu’il attendît cette visite ; on ne voyait en lui d’autre trace d’émotion qu’une certaine contraction des lèvres.

Lady Ellinor fut charmante. Elle ne put dissimuler une sorte de tremblement nerveux lorsqu’elle prit la main que lui tendait mon père ; et, reproche touchant adressé au capitaine pour son majestueux salut, elle lui offrit l’autre main restée libre, avec un regard qui l’attira sur-le-champ à côté d’elle. Ce fut de la part de Roland une désertion de son drapeau dont rien n’approche dans l’histoire, si ce n’est la conduite de Ney, lorsque Napoléon revint de l’île d’Elbe. Puis, sans attendre d’être présentée, et avant qu’un mot eût été prononcé, lady Ellinor vint à ma mère, si cordialement et d’une manière si caressante, elle mit dans son sourire, dans sa voix, dans sa conduite, une si séduisante douceur, que moi, qui connaissais intimement le cœur simple et aimant de ma mère, je m’étonnai de voir qu’elle ne se jetait pas au cou de lady Ellinor pour la couvrir de baisers. Il lui fallut sans doute lutter terriblement pour résister à l’envie de le faire. Mon tour vint ensuite. Ce qu’elle me dit, et ce qu’elle dit de moi, eurent bientôt mis tout le monde à l’aise, du moins en apparence.

Je ne puis me rappeler le sujet de la conversation ; je ne pense pas qu’aucun de nous le pût : mais une heure s’écoula, et, pendant tout ce temps, il n’y eut point de silence embarrassant.

Je comparai lady Ellinor à ma mère avec un intérêt plein de curiosité, et par un examen que je m’efforçai de rendre impartial. Je compris la fascination que la grande dame avait dû exercer, à l’époque de leur première jeunesse, sur deux frères si différents l’un de l’autre. Car le charme était ce qui caractérisait lady Ellinor, un charme indéfinissable. Ce n’était pas seulement la grâce d’une éducation raffinée, quoique cette grâce y fût pour beaucoup ; c’était un charme qui paraissait avoir sa source dans une sympathie naturelle. Quelle que fût la personne à qui elle s’adressait, celle-ci semblait occuper pour le moment toute son attention, intéresser tout son esprit. Elle avait un talent de conversation tout particulier. Ce qu’elle disait était comme la continuation de ce qu’on lui avait dit. Elle semblait être entrée dans vos pensées et les exposer tout haut. Évidemment son intelligence était cultivée avec un grand soin, mais il n’y avait pas en elle une ombre de pédantisme. Un demi-mot, une allusion, suffisaient pour faire voir son instruction à une personne instruite, sans mortifier ni embarrasser les ignorants. Oui, de toutes les femmes que mon père avait rencontrées, c’était là probablement la seule qui pût être la compagne de son esprit, qui pût se promener avec lui dans le jardin de la science et en soigner les fleurs pendant qu’il émondait les arbres des allées. D’un autre côté, il y avait dans les sentiments de lady Ellinor une noblesse innée qui avait dû faire vibrer la corde sensible du caractère de Roland ; et ces sentiments tiraient leur éloquence du regard, de la physionomie, de la dignité suave, d’un simple mouvement de tête. Oui, elle aurait été la digne Orinda d’un jeune Amadis. Il était facile de voir que lady Ellinor était ambitieuse, qu’elle aimait la renommée pour la renommée elle-même, qu’elle était fière, et qu’elle mettait du prix, trop de prix malheureusement, à l’opinion du monde. On le voyait lorsqu’elle parlait de son mari, ou même de sa fille. Il me semblait qu’elle estimait l’intelligence de l’un et la beauté de l’autre d’après l’élévation de son mari dans la société et l’éclat dont brillait sa fille dans le beau monde. Elle mesurait ces dons comme j’avais appris, chez le docteur Herman, à mesurer la hauteur d’une tour par la longueur de l’ombre qu’elle projetait sur le sol.

Mon cher père, avec une pareille femme, vous ne seriez pas resté dix-huit ans à hésiter sur le seuil de votre grand ouvrage !

Mon cher oncle, avec une pareille femme, vous ne vous seriez jamais contenté d’une jambe de bois et d’une médaille de Waterloo !

Et je comprends pourquoi M. Trévanion, vif et ardent, comme vous dites qu’il était dans sa jeunesse, et le cœur tourné vers les grandeurs de la vie, obtint la main de l’héritière.

Eh bien ! vous voyez que M. Trévanion a trouvé le moyen de ne pas être heureux ! À côté de ma mère qui l’écoute avec admiration, à côté de ma mère aux humides yeux bleus, aux lèvres de corail entr’ouvertes, les yeux de lady Ellinor perdent de leur éclat. A-t-elle jamais été aussi jolie que ma mère l’est maintenant ? Jamais. Pourtant elle a été beaucoup plus belle. Quelle délicatesse dans ses traits, et comme ces traits sont décidés malgré leur délicatesse ! Voyez ce sourcil si fin, ce profil si pur et légèrement aquilin, cette narine arrondie, qui, si les physionomistes ne se trompent pas, indique une sensibilité si vive ; voyez cette lèvre classique, qui serait si hautaine sans cette fossette ! Mais les chagrins et les fatigues sont gravés sur ce visage. Ce tempérament nerveux et excitable a été en proie à l’agitation et aux soucis. Mon cher oncle, je ne connais pas encore votre vie privée ; mais quant à mon père, je suis bien sûr qu’il aurait pu faire de plus grandes choses sur la terre, s’il avait épousé lady Ellinor, mais il aurait été moins bon pour le ciel. Enfin elle se termina, cette visite que redoutaient, j’en suis certain, trois d’entre nous ; pas avant, toutefois, que j’eusse promis de dîner chez les Trévanion ce jour même. Quand nous fûmes seuls, mon père poussa un long soupir ; puis regardant gaiement autour de lui : « Puisque Pisistrate nous abandonne, dit-il, consolons-nous de son absence. Faisons prévenir l’oncle Jack, et allons tous quatre prendre le thé à Richmond.

— Merci, Austin, dit Roland ; mais je n’y suis guère disposé, je vous jure !

— Sur votre honneur ? demanda mon père à demi-voix.

— Sur mon honneur.

— Ni moi non plus. Ainsi Kitty, Roland et moi, nous allons faire un tour de promenade, et nous serons de retour à temps pour voir si ce jeune anachronisme est aussi beau qu’il doit l’être dans ses habits neufs faits à Londres. À proprement parler, il devrait aller avec une pomme à la main et une colombe dans son sein ; mais, j’y pense, cette méthode ne s’introduisit chez les Athéniens qu’au temps d’Alcibiade ! »


CHAPITRE VI.

Vous pourrez juger de l’effet que fit sur mon esprit mon dîner chez M. Trévanion, suivi d’un long entretien avec lady Ellinor, lorsque de retour à la maison, et après avoir répondu à toutes les questions que la curiosité dictait à mes parents, je dis résolûment, tout en baissant la tête : « Mon cher père, j’aurais grand plaisir, si vous n’y faites pas d’objection, à… à…

— À quoi, mon ami ? demanda mon père avec bonté.

— À accepter une offre que lady Ellinor m’a faite de la part de M. Trévanion. Il a besoin d’un secrétaire, et, passant par-dessus mon inexpérience, il a eu la bonté de dire que je ferais son affaire et que je serais bientôt au courant. Lady Ellinor, continuai-je avec dignité, dit que ce serait pour moi un beau début dans la vie politique. Dans tous les cas, mon cher père, je verrai beaucoup de monde, et ce que j’y apprendrai me sera plus utile, je crois, que tout ce qu’on m’enseignerait au collège. »

Ma mère regarda mon père avec anxiété. « Ce sera en effet une bonne chose pour Sisty, » dit-elle timidement. Puis prenant courage, elle ajouta : « C’est précisément le genre de vie pour lequel il est fait.

— Hem ! » fit mon oncle.

Mon père essuya ses lunettes d’un air rêveur et répondit après une longue pause :

« Peut-être avez-vous raison, Kitty ; je ne pense pas que Pisistrate soit fait pour l’étude ; l’activité lui conviendra mieux. Mais à quoi mène cet emploi ?

— Aux fonctions publiques, répondis-je hardiment, au service de ma patrie.

— S’il en est ainsi, dit Roland, je n’ai pas un mot à dire. Mais j’aurais cru que, pour un garçon de cœur, un descendant des vieux Caxton, l’armée aurait…

— L’armée ! s’écria ma mère en joignant les mains et regardant involontairement la jambe de bois de mon oncle.

— L’armée ! répéta mon père avec humeur. Dieu me bénisse ! Roland, on dirait, selon vous, que l’homme n’est fait que pour servir de but aux balles ! Vous ne voudriez pas entrer dans l’armée, Pisistrate ?

— Oh ! non, mon père, du moment que cela fait de la peine à ma chère mère et à vous ; autrement…

— Papæ ! interrompit mon père, tout cela vient de ce que vous avez donné à ce garçon ce nom fâcheux et ambitieux, madame Caxton ! Un Pisistrate pouvait-il être autre chose qu’une calamité ? Cette idée de servir sa patrie, c’est Pisistratus ipsissimus tout entier. Si jamais j’ai un autre fils, Dii meliora ! il n’a qu’à s’appeler Érostrate pour mettre le feu à Saint-Paul, qui, soit dit en passant, fut, je crois, construit dans l’origine avec les pierres du temple de Diane ! Assurément vous ferez mieux de servir votre pays avec une plume d’oie qu’avec une de ces baïonnettes qu’on enfonce dans les flancs de ces malheureux Indiens… Je ne pense pas qu’actuellement le service de votre pays vous fasse une loi de tuer aucun autre peuple !… Qu’en dites-vous, Roland ?

— C’est une belle campagne que l’Inde, dit mon oncle sentencieusement ; c’est une pépinière de capitaines.

— Vraiment ? ces jeunes plants occupent une vaste étendue de terrain qui pourrait être cultivé d’une manière beaucoup plus profitable. Et lorsque je considère que les plus grands capitaines du monde seront finalement enfermés dans une boîte qui n’aura jamais plus de sept pieds de long, je suis tout étonné de l’espace considérable nécessaire au développement de cet arbor mortis ! Cependant, Pisistrate, pour revenir à votre requête, j’y penserai, et j’en parlerai à Trévanion.

— Ou plutôt à lady Ellinor, » dis-je imprudemment.

Ma mère frémit et retira sa main de la mienne. Je me sentis blessé au cœur par ce faux pas de ma langue.

« Ce serait, je pense, l’affaire de votre mère, répliqua sèchement mon père, si elle avait besoin de se convaincre que vos chemises seront bien ressuyées. Car je crois que vous logerez chez Trévanion.

— Oh ! non, s’écria ma mère. Alors autant aller au collège, je pensais qu’il resterait avec nous, qu’il partirait le matin pour revenir coucher le soir.

— Si je connais Trévanion, dit mon père, son secrétaire n’aura guère de temps pour dormir. Pauvre garçon ! vous ne savez pas ce que vous désirez. Et pourtant à votre âge je… « Mon père s’arrêta brusquement. « Non, reprit-il tout à coup après un long silence et comme s’il se parlait à lui-même, non, l’homme n’a jamais tort tant qu’il vit pour les autres. Le philosophe qui contemple l’orage du haut d’un rocher est une image moins noble que le matelot qui lutte contre la tempête. Pourquoi y aurait-il deux philosophes dans notre famille ? Et lors même que je le voudrais, pourrait-il être un alter ego ? Impossible ! »

Mon père se retourna sur sa chaise, croisa sa jambe gauche sur son genou droit et me dit avec un sourire, en se penchant pour me regarder en face : « Pisistrate, me promettez-vous de porter toujours le sachet de safran ? »


CHAPITRE VII.

Je fais maintenant un grand pas dans mon récit. Vous me retrouvez installé chez les Trévanion. Un très-court entretien avec l’homme d’État a suffi pour décider mon père, et la quintessence de cet entretien se résume dans cette seule phrase de Trévanion : « Je vous promets une chose, c’est qu’il ne sera jamais oisif. »

Lorsque je regarde en arrière, je suis convaincu que mon père avait raison, qu’il avait bien compris mon caractère et les tentations auxquelles j’étais le plus exposé, en consentant à me laisser négliger le collège pour entrer ainsi prématurément dans le monde des hommes. J’étais d’un naturel si porté au plaisir, que j’aurais fait de la vie de collège une longue fête, quitte à devenir ensuite phthisique par repentir.

Mon père avait encore raison de penser que je n’étais pas fait pour me vouer à l’étude, quoi que je pusse étudier.

Après tout, c’était une expérience. J’avais du temps de reste ; si l’expérience manquait, un an de retard ne serait pas absolument un an de perdu.

Me voilà donc installé chez M. Trévanion depuis plusieurs mois. L’hiver est avancé. Le parlement et la saison ont commencé. Je travaille rudement, Dieu le sait, plus rudement que je n’eusse travaillé au collège. L’emploi d’une journée vous servira d’exemple.

Trévanion se lève à huit heures, et, par tous les temps, se promène à cheval pendant une heure avant le déjeuner ; à neuf heures il déjeune dans le cabinet de toilette de sa femme ; à neuf heures et demie il entre dans son étude. À cette heure-là il s’attend à trouver fait par son secrétaire le travail que je vais vous décrire.

En rentrant, ou plutôt avant de se coucher, c’est-à-dire ordinairement après trois heures de la nuit, M. Trévanion a l’habitude de laisser sur la table de ladite étude une liste d’instructions pour son secrétaire. La suivante, que je prends au hasard parmi beaucoup d’autres que j’ai conservées, montrera la diversité de ces instructions.

1o  Rechercher dans les rapports des comités de la Chambre des lords tout ce qui a été dit, pendant les sept dernières années, sur la culture du lin ; m’en marquer les passages.

2o  Idem… Idem…, pour l’émigration irlandaise.

3o  Trouver dans le second volume de l’Histoire de l’homme, par Kames, le passage qui a rapport à la logique de Reid… Je ne sais pas où est ce livre.

4o  Comment se termine le vers qui commence par Lumina conjurent, inter ? Est-il dans Gray ? Chercher.

5o  Fra Castorius écrit : Quantum hoc infecit vitium, quot adiverit urbes. Ne faudrait-il pas, Je vous prie, d’après la grammaire, infecerit au lieu de infecit ? … Si vous ne le savez pas, écrivez à votre père.

6o  Écrire les quatre lettres d’après les notes que je laisse. Ce sont celles relatives aux cours ecclésiastiques.

7o  Consulter les relevés de la population ; prendre la moyenne des cinq dernières années, pour les morts et les naissances, dans le Devonshire et le Lancashire.

8o  Répondre négativement aux six lettres de demandes… et poliment.

9o  Aux autres écrites par six de mes constituants, que je n’ai aucun crédit dans le gouvernement.

10o  Parcourir, si vous en avez le temps, les livres nouveaux que j’ai laissés sur la table ronde et me dire s’ils valent quelque chose.

11o  J’ai besoin de savoir tout ce qu’on a dit sur le blé de Turquie.

12o  Longin dit quelque part quelque chose sur le regret que causent des travaux pour lesquels on n’a aucun goût (la vie politique, je suppose) : qu’est-ce que c’est ?

N. B. Longin n’est pas porté sur mon catalogue de Londres ; mais je sais qu’il est ici dans un des coffres de la décharge.

13o  Rectifier le calcul que je vous laisse sur la taxe des pauvres. Je me suis trompé quelque part, etc., etc.

Mon père connaissait bien M. Trévanion, car celui-ci ne pensait pas que son secrétaire eût besoin de dormir ! Pour que tout cela soit prêt à neuf heures et demie, je me lève avant le jour. À neuf heures et demie je cours encore après le Longin, que déjà M. Trévanion arrive avec un paquet de lettres. J’ai à répondre à la moitié de ces lettres. Je reçois, pour cela, des indications verbales dans une sorte de conversation sténographique. Tandis que j’écris, M. Trévanion lit les journaux, examine mon travail, en tire ses notes, soit pour le parlement, soit pour sa conversation, soit pour sa correspondance. Il parcourt ensuite les papiers parlementaires de la matinée et écrit des indications pour que j’en fasse des extraits, des analyses et des comparaisons avec d’autres, vieux peut-être de vingt ans. À onze heures, il se rend à un comité de la Chambre des communes, me laissant force besogne jusqu’à trois heures et demie, où il rentre. À quatre heures, Fanny met la tête dans la chambre, ce qui me fait perdre la mienne. Quatre jours de la semaine M. Trévanion disparaît alors pour le reste de la journée, dîne chez Bellamy ou au club, et m’attend à huit heures au parlement pour le cas où il aurait quelque chose à me demander, un fait ou une citation. Puis il me renvoie, la plupart du temps, avec une nouvelle liste d’instructions.

Cependant j’ai mes jours de congé. Les mercredis et les samedis M. Trévanion donne à dîner, et je me trouve avec les hommes les plus éminents des deux partis. Car Trévanion est lui-même des deux partis, ou d’aucun, ce qui revient tout à fait au même. Les mardis, lady Ellinor me donne un billet pour l’Opéra, et j’y arrive au moins à temps pour le ballet. J’ai déjà un grand nombre d’invitations pour les bals et les soirées, car on me regarde comme un fils unique qui a de grandes espérances. Je suis traité comme il convient à un Caxton qui a le droit, si cela lui plaît, de mettre un de devant son nom. Je suis devenu très-élégant ; j’ai la passion de la toilette, chose naturelle à dix-huit ans. J’aime tout ce que je fais et tout ce qui m’entoure. Je suis amoureux fou de Fanny Trévanion, qui, cependant, me déchire le cœur, car elle fait la coquette avec deux lords, un officier aux gardes, trois vieux membres du parlement, sir Sedley Beaudésert, un ambassadeur et tous ses attachés, et même (l’audacieuse friponne !) avec un évêque en perruque, qui veut, dit-on, se remarier.

Pisistrate a perdu ses couleurs et son embonpoint. Sa mère dit qu’il a bien meilleur genre ; ce qu’il attribue naturellement à ses fournisseurs Stultz et Hoby. L’oncle Jack dit qu’il est raffiné. Son père le regarde et écrit à Trévanion :

Cher T. — J’ai refusé des appointements pour mon fils. Donne-lui un cheval et deux heures de promenade par jour. — Tout à vous, A. C.

Le lendemain je suis maître d’une charmante jument baie, et je chevauche à côté de Fanny Trévanion. Hélas ! hélas !


CHAPITRE VIII.

Je n’ai pas fait mention de mon oncle Roland. Il est parti pour chercher sa fille. Il reste plus longtemps qu’on ne s’y attendait. Cherche-t-il encore son fils, là comme ici ? Mon père a fini la première partie de son ouvrage, deux gros volumes. L’oncle Jack, qui a l’air triste depuis quelque temps, et ne sort presque plus excepté le dimanche (jour où toute la famille se réunit chez mon père pour dîner), l’oncle Jack, dis-je, a entrepris de les vendre.

« N’ayez pas trop grand espoir, dit l’oncle Jack en enfermant les manuscrits dans deux cartons rouges à couvercles brisés, qui ont appartenu à une de ses défuntes compagnies. N’ayez pas trop grand espoir au sujet du prix. Ces éditeurs ne risquent jamais beaucoup sur un premier essai. Ils se font prier pour jeter un simple coup d’œil sur un livre.

— Oh ! dit mon père, s’ils se chargeaient seulement de le publier à leurs risques, je ne tiendrais pas beaucoup au reste. Dryden a dit :

Rien de grand n’est sorti d’une plume vénale.

— Dryden a fait là une observation d’une bêtise rare, reprit l’oncle Jack ; il aurait dû s’y mieux connaître.

— Il s’y connaissait bien, dis-je, car il se servait de sa plume pour remplir ses poches, le pauvre homme !

— Mais sa plume n’était pas vénale, monsieur l’anachronisme, riposta mon père. On ne peut appeler vénal un boulanger parce qu’il vend ses pains ; il est vénal s’il se vend lui-même. Dryden ne faisait que vendre ses pains.

— Et il faut que nous vendions les nôtres, dit l’oncle Jack d’un air solennel. Mille livres le volume ne serait pas un prix exagéré, n’est-ce pas ?

— Mille livres le volume ! s’écria mon père. Gibbon, je crois, n’en reçut pas davantage.

— Très-probablement ; mais Gibbon n’avait pas un oncle Jack pour veiller à ses intérêts, reprit M. Tibbets en riant et se frottant les mains. Non ; deux mille livres les deux volumes ! c’est pour rien ; mais j’ai toujours recommandé la modération.

— Je serais heureux, en vérité, si le livre rapportait quelque chose, dit mon père évidemment fasciné, car ce jeune homme fait de la dépense, et vous, mon cher Jack, la moitié de cette somme vous serait peut-être utile.

— À moi, mon cher frère, à moi ! Eh ! quand ma nouvelle spéculation aura réussi, je serai millionnaire.

— Avez-vous donc une nouvelle spéculation, mon oncle ? demandai-je avec inquiétude. Quelle est-elle ?

— Motus ! répondit-il en portant un doigt à ses lèvres et jetant un coup d’œil tout autour de la chambre. Motus !! motus !!!

Pisistrate. Une grande compagnie nationale pour faire sauter les deux chambres du parlement !

M. Caxton. Sur ma vie ! j’attends quelque chose de plus nouveau que cela, car, à en juger d’après les journaux, elles n’ont pas besoin du secours de frère Jack pour se faire sauter l’une par l’autre.

L’oncle Jack, avec mystère. Les journaux ! Vous ne lisez pas souvent les journaux, Austin Caxton.

M. Caxton. D’accord, John Tibbets.

L’oncle Jack. Mais si ma spéculation vous fait lire un journal tous les jours ?

M. Caxton, avec étonnement. Me fait lire un journal tous les jours !

L’oncle Jack, étendant ses mains vers le feu. Un journal aussi grand que le Times !

M. Caxton, avec inquiétude. Jack, vous m’alarmez !

L’oncle Jack. Et si je vous fais écrire pour ce journal, qui plus est… des premiers-Londres !

M. Caxton repousse sa chaise, saisit la seule arme qu’il trouve à sa portée et la lance à la tête de l’oncle Jack : c’était une grande phrase grecque. Τοὺς μὲν γὰρ εἶναι χαλεπούς, ὥστε καὶ ἀνθρωποφαγεῖν[1] !

L’oncle Jack, qui ne s’est pas laissé intimider. Oui, en vous permettant d’y introduire autant de grec que vous voudrez !

M. Caxton, soulagé et radouci. Mon cher Jack, vous êtes un grand homme. Parlez. »

Et l’oncle Jack commença.

Mes lecteurs ont peut-être remarqué que cet illustre spéculateur était réellement heureux dans ses idées. Ses spéculations contenaient toujours une bonne chose en germe, quelque mauvais qu’en fût le fruit ; et c’était là ce qui le rendait si dangereux. L’idée dont l’oncle Jack venait alors de s’emparer fera, j’en suis sûr, un de ces jours, la fortune d’un homme ; et je la rapporte avec un soupir, en pensant combien de choses sont ainsi sorties de la famille. Apprenez donc que ce n’était rien moins que de fonder un journal quotidien sur le plan du Times, mais entièrement consacré aux arts, à la littérature, aux sciences, en un mot aux progrès de l’esprit. Je dis sur le plan du Times, parce qu’on devait imiter le puissant mécanisme de ce flambeau quotidien. Ce devait être le Salmonée littéraire du Jupiter politique, et il aurait fait gronder son tonnerre sur le pont de la science.

Il devait avoir des correspondants dans toutes les parties du globe. Dans ce foyer de lumière devait trouver place tout ce qui avait rapport à l’histoire de l’esprit humain, depuis les travaux des missionnaires dans les îles de la mer du Sud, depuis les recherches des voyageurs poursuivant ce mirage trompeur qu’on appelle Tombouctou, jusqu’au dernier roman publié à Paris, jusqu’à la dernière correction d’une particule grecque faite dans une université d’Allemagne. Il devait amuser, instruire, intéresser… il n’y avait rien qu’il ne dût faire. Il n’y avait pas un homme parmi tout le public des lecteurs, non-seulement dans les Trois-Royaumes, non-seulement dans l’empire britannique, mais encore sous la voûte des cieux, qu’il ne dût toucher de quelque manière, à la tête, au cœur ou à la poche. Le plus original des membres de la république intellectuelle devait trouver son dada dans ses étables.

« Songez, s’écria l’oncle Jack, songez à la marche de l’esprit ; songez combien on est passionné pour l’instruction à bon marché ; songez combien les journaux trimestriels, mensuels, hebdomadaires, ont peine à satisfaire aux besoins du siècle. Autant avoir un journal politique hebdomadaire qu’une feuille seulement hebdomadaire pour des matières qui intéresseront la masse du public beaucoup plus que ne le peut faire la politique. Mon Times littéraire une fois fondé, on s’étonnera d’avoir pu vivre sans lui ! Aussi, monsieur, on n’a pas vécu, on a végété dans des trous et des cavernes comme les Troggledikes.

Troglodytes, observa mon père avec douceur, de troglé, caverne, et dumi, aller dessous. Ils habitaient l’Éthiopie et avaient leurs femmes en commun.

— Quant à ce dernier point, je ne dis pas que le public, pauvre public ! pousse l’immoralité jusque-là, reprit l’oncle Jack avec candeur ; mais il n’est point de comparaison qui soit exacte dans tous ses points. Et le public n’en est pas moins Trogglédummy, ou comme vous l’appelez, comparé avec ce qu’il sera lorsqu’il vivra à la belle clarté de mon Times littéraire. Monsieur, ce sera une révolution dans le monde. Elle fera descendre la littérature des nuages dans le salon, dans la chaumière, dans la cuisine. Le dandy le plus fainéant, la dame la plus coquette, y trouveront quelque chose à leur goût ; l’homme le plus occupé de son commerce y fera quelque acquisition de science pratique. L’homme pratique y verra les progrès de la théologie, de la médecine, même de la jurisprudence. Monsieur, l’Indien me lira sous son figuier ; je serai dans les sérails de l’Orient, et l’Indien d’Amérique fumera le calumet de paix en lisant mon journal. Nous réduirons la politique au niveau qu’elle doit occuper dans les affaires de la vie ; nous élèverons la littérature à la place qui lui est due dans les pensées et les affaires des hommes. C’est une idée grandiose, et mon cœur se gonfle d’orgueil quand j’y réfléchis !

— Mon cher Jack, dit mon père sérieusement et en se levant avec émotion, c’est une idée grandiose, et je vous honore pour cela ! Vous avez bien raison : ce serait une révolution ! ce serait instruire peu à peu le genre humain. Sur ma vie, je serais fier d’y écrire un premier-Londres, ou tout autre article. Jack, vous vous immortaliserez !

— Je le crois, reprit l’oncle Jack avec modestie ; mais je n’ai pas encore dit un mot du plus grand attrait de…

— Ah ! et c’est…

Les annonces ! s’écria mon oncle en étendant les mains de manière à ce que tous ses doigts formassent des angles, comme les fils d’une toile d’araignée. Les annonces !… Ah ! songez-y bien, c’est un parfait Eldorado. Les annonces, monsieur, nous rapporteront, d’après les calculs les plus modérés, cinquante mille livres sterling par an ! Mon cher Pisistrate, je ne me marierai jamais ; vous êtes mon héritier ; embrassez-moi ! »

Ce disant, mon oncle Jack se jeta sur moi et étouffa l’objection prudente qui me venait aux lèvres.

Ma pauvre mère dit en riant et sanglotant tout à la fois : « Et c’est mon frère qui rendra à son fils tout ce qu’il a négligé pour moi ! »

Mon père se promenait par la chambre, plus excité que je ne l’avais jamais vu, et marmottant : « Inutile chien que je suis resté jusqu’à présent ! Je voudrais être utile aux hommes ; oui, je le voudrais ! »

Cette fois l’oncle Jack avait réussi ! Il avait trouvé la seule amorce qui pût allécher une carpe aussi circonspecte que mon père… hæret letalis arundo. Je vis que l’hameçon mortel était à moins d’un pouce du nez de mon père, et qu’il le regardait avec une détermination bien arrêtée de l’avaler.

Mais si cela fait plaisir à mon père ? Enfant que j’étais, je ne voyais pas plus loin. Je dois avouer que j’étais moi-même ébloui ; peut-être la malice naturelle à l’enfant me faisait-elle voir avec satisfaction l’égarement de ceux qui étaient plus sages que moi. La jeune carpe était enchantée de sentir l’eau si agréablement agitée par les mouvements de la queue et des nageoires de la vieille carpe.

« Motus ! dit l’oncle Jack en me lâchant ; pas un mot à M. Trévanion, ni à personne !

— Mais pourquoi ?

— Pourquoi ?… Dieu me bénisse ! pourquoi ? Si mon projet se divulgue, pensez-vous que quelqu’un ne mettra pas à la voile avant moi pour me devancer ? Vous me faites frémir avec votre pourquoi ! Promettez-moi sincèrement d’être muet comme la tombe…

— J’aimerais fort avoir l’avis de Trévanion…

— Vous feriez aussi bien d’écouter le crieur public ! Monsieur, je me suis fié à votre honneur. Monsieur, tous les secrets sont sacrés dans le foyer domestique. Monsieur, je…

— Mon cher oncle Jack, en voilà assez. Je ne soufflerai mot.

— Je suis sûr que vous pouvez vous fier à lui, Jack, dit ma mère.

— Et je me fie à lui… j’ai confiance qu’il ne divulguera pas mon trésor, répliqua mon oncle. Puis-je vous demander un peu d’eau, avec une goutte d’eau-de-vie et un biscuit… ou un sandwich ? Parler ainsi excite l’appétit. »

Mes regards tombèrent sur l’oncle Jack pendant qu’il disait ces mots. Pauvre oncle Jack, il avait maigri !


  1. « Quelques-uns étaient, dit-on, assez barbares pour manger leurs semblables ! » Cette phrase se rapporte aux Scythes, et se trouve dans Strabon. Je dis cela parce que Strabon n’est pas un auteur assez connu pour qu’il soit permis d’espérer qu’un autre que celui qui s’occupe de l’histoire des Erreurs humaines le sache par cœur. (Note de l’auteur.)