Aventures de Pisitrate Caxton/Partie 07

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Traduction par Édouard Sheffter.
Hachette (p. 173-213).


SEPTIÈME PARTIE.


CHAPITRE PREMIER.

Le docteur Luther dit : « Lorsque je vis que le docteur Gode commençait à compter les saucisses qui pendaient dans sa cheminée, je lui annonçai qu’il ne vivrait plus longtemps. »

J’aurais voulu avoir une copie, en belle écriture ronde, de ce passage des Propos de table, pour la placer sous les yeux de mon père, à son déjeuner, le matin qui précéda cette soirée fatale où l’oncle Jack lui persuada de compter ses saucisses.

Maintenant que je réfléchis, l’oncle Jack suspendit bien ses saucisses dans la cheminée, mais il n’engagea pas mon père à les compter.

À part cette idée vague que la moitié des tomacula suspendus ferait un bon déjeuner pour l’oncle Jack, et que le jeune appétit de Pisistrate dévorerait le reste, mon père ne songea plus aux propriétés nutritives des saucisses, en d’autres termes, aux deux mille livres qui, grâce à M. Tibbets, pendillaient dans la cheminée. Pour ce qui était de son grand ouvrage, mon père ne s’inquiétait que de sa publication, et ne pensait pas aux bénéfices qu’il en pouvait retirer. Je ne dis pas qu’il n’eût pas faim de louanges, mais je suis bien sûr qu’il se moquait des saucisses. Néanmoins c’était déjà un sinistre augure pour Austin Caxton que la seule apparition, la suspension et les oscillations de n’importe quelles saucisses au-dessus de sa tête, lorsque ces saucisses étaient fabriquées par les mains doucereuses de l’oncle Jack. De toutes les saucisses que ce pauvre homme avait accrochées pendant sa vie, soit dans sa propre cheminée, soit dans les cheminées d’autrui, il n’y en avait pas eu une seule qui se trouvât finalement une vraie saucisse ; elles n’avaient toutes été que des eidola, des erscheinungen, des fantômes et des simulacres de saucisses. Je doute que l’oncle Jack connût beaucoup Démocrite d’Abdère ; mais il était certainement imbu de la philosophie de ce fantasque sage. Il peuplait l’air d’images colossales qui impressionnaient ses rêves et ses prévisions, et dont l’influence produisait ses sensations et ses idées. Ainsi toute son existence, qu’il dormît ou qu’il veillât, n’était que le reflet de grands fantômes de saucisses !

Aussitôt que M. Tibbets se fut emparé des deux volumes de l’Histoire des Erreurs humaines, il put enfin mettre une main ferme sur mon père ; jusqu’alors il avait eu les mains trop glissantes pour pouvoir le saisir. Il avait donc trouvé ce qu’il avait si longtemps cherché en vain, un point d’appui où fixer la vis d’Archimède. Il la fixa solidement dans l’Histoire des Erreurs humaines, et fit mouvoir le monde caxtonien.

Un jour ou deux après la conversation que j’ai rapportée dans mon dernier chapitre, je vis sortir l’oncle Jack par la porte d’acajou du banquier de mon père. Depuis ce temps-là il n’y avait plus aucune raison pour que M. Tibbets ne visitât pas sa famille les jours de la semaine aussi bien que les dimanches. En effet, il ne se passait plus un jour sans qu’il vînt causer longuement avec mon père. Il avait beaucoup à raconter de ses entrevues avec les éditeurs. Dans ces conversations il revenait naturellement à cette grandiose idée du Times littéraire, qui avait tant ébloui l’imagination de mon pauvre père ; et une fois qu’il avait chauffé le fer, l’oncle Jack était trop fin pour ne pas le battre pendant qu’il était chaud.

Lorsque je pense à la simplicité dont mon sage père fit preuve dans cette crise de sa vie, je dois avouer que je suis moins ému de pitié que d’admiration pour ce pauvre savant au grand cœur. Nous avons vu que l’ambition, qui est l’instinct de l’homme de génie, s’était enfin dégagée d’une studieuse indolence de vingt ans. La préparation sérieuse du grand livre que le monde devait lire avait insensiblement rétabli les droits de ce monde bruyant sur cet ami du silence. Et avec cette ambition était venu le noble remords d’avoir jusque-là si peu fait pour ses semblables. Suffisait-il d’écrire des in-quarto sur l’histoire des vieilles erreurs des hommes ? N’était-il pas de son devoir, puisqu’il s’en présentait une si belle occasion, d’entrer en guerre avec l’erreur et de la combattre tous les jours à toute heure ? Cette lutte est la chevalerie de la science. Saint Georges ne disséquait pas des dragons morts, il combattait les dragons vivants. Et Londres, avec cette atmosphère magnétique qui, dans les grandes capitales, remplit l’air respirable de molécules stimulantes, contribuait à activer les lentes pulsations du Savant. À la campagne il ne lisait que ses vieux auteurs et vivait avec eux dans les siècles passés. À Londres, pendant les intervalles où il ne travaillait pas à son grand ouvrage, et à présent surtout que le grand ouvrage était arrivé à la fin d’une partie, mon père parcourut les productions de la littérature contemporaine. Elles firent sur lui un effet prodigieux. Il ne ressemblait pas au commun des savante et même des lecteurs, qui, dans leurs superstitieux hommages aux morts, sont toujours disposés à sacrifier les vivants. Il rendit justice à la merveilleuse fécondité d’intelligence qui caractérise les auteurs de notre siècle. Et par notre siècle je n’entends pas seulement l’époque actuelle, je commence avec le siècle.

« Ce qui caractérise la littérature de notre époque, dit un jour mon père à Trévanion avec lequel il était en discussion, c’est l’intérêt humain. Il est bien vrai que nous ne voyons plus des savants s’adresser à des savants : ce sont des hommes qui s’adressent aux hommes, non qu’il y ait moins de savants, mais parce que le public qui lit est plus nombreux. Les auteurs cherchent toujours à intéresser leurs lecteurs ; mais ce qui intéressait une dizaine de moines ou de rongeurs de livres n’intéresse plus une immense communauté. La cité littéraire était jadis une oligarchie : c’est aujourd’hui une république. C’est l’éclat général de l’atmosphère qui vous empêche de distinguer la grandeur de telle étoile particulière. Ne voyez-vous pas qu’avec l’éducation des masses s’est éveillée la littérature des affections ? Toute opinion trouve un interprète, tout sentiment un oracle. Comme Épiménide, j’ai dormi dans une taverne, et à mon réveil je trouve de la barbe aux mentons de ceux que j’avais laissés enfants, et des villes se sont élevées au milieu de contrées que j’avais traversées, vastes solitudes. »

Ainsi le lecteur peut apercevoir les causes du changement qui s’était opéré dans mon père. Comme Robert Hall le dit, je crois, du docteur Kippis, « il avait amoncelé tant de livres sur le sommet de sa tête, que son cerveau en était réduit à l’immobilité. » Mais l’électricité venait de pénétrer dans son cœur, et la vigueur nouvelle de ce noble organe avait rendu le mouvement au cerveau. Cependant je laisse mon père à ces influences et aux interminables conversations de l’oncle Jack, pour en revenir à moi-même.

Grâce à M. Trévanion, mes habitudes n’étaient pas de celles qui favorisent les amitiés avec les oisifs ; mais je fis la connaissance de quelques jeunes gens un peu plus âgés que moi, qui occupaient des positions inférieures dans les administrations, ou qui se destinaient au barreau. Ce n’était pas manque d’habileté chez ces jeunes gens, mais ils ne s’abandonnaient pas encore entièrement au triste prosaïsme de la vie. Leurs heures de travail ne les disposaient qu’à mieux jouir des heures de récréation. Et lorsque nous étions réunis, quelle troupe légère et joyeuse nous faisions !

Nous n’avions jamais assez d’argent pour nous lancer dans des extravagances, ni assez de loisirs pour nous trop dissiper, mais cela ne nous empêchait pas de nous amuser. Mes nouveaux amis étaient d’une érudition merveilleuse pour tout ce qui avait rapport aux théâtres. Depuis l’opéra jusqu’au ballet, depuis Hamlet jusqu’au dernier vaudeville français, ils savaient sur le bout des doigts de leurs gants jaune-paille toute la littérature de la scène. Ils connaissaient beaucoup les acteurs et les actrices, et étaient de parfaits petits Walpole pour la chronique scandaleuse du jour. Mais rendons-leur justice entière. Ils n’étaient pas indifférents à une science plus sérieuse, nécessaire en ce monde méchant. Ils parlaient aussi familièrement des vrais acteurs de la vie que des acteurs de la scène. Ils réglaient parfaitement les prétentions rivales des hommes d’État querelleurs. Ils ne se vantaient pas d’être bien au courant des mystères des cabinets étrangers (à l’exception d’un de ces jeunes gens, employé au Foreign-Office, lequel se faisait gloire de savoir exactement ce que les Russes feraient de l’Inde, lorsqu’ils l’auraient conquise !) ; mais, en revanche, la plupart avaient pénétré les secrets les plus intimes de notre cabinet. Il est vrai que, s’étant convenablement partagé ce travail, chacun avait pris un membre du gouvernement pour but spécial de ses observations, comme ces très-habiles chirurgiens qui, tout profondément versés qu’ils sont dans la structure générale de la charpente humaine, basent leur réputation anatomique sur la lumière qu’ils jettent sur certaine partie de cette charpente, l’un sur le cerveau, l’autre sur le duodénum, un troisième sur la moelle épinière, tandis qu’un quatrième peut-être est passé maître dans l’art de découvrir tous les symptômes qui peuvent se révéler dans le petit doigt. Ainsi l’un de mes amis s’était attribué le département de l’intérieur, un autre les colonies, et un troisième, que nous regardions tous comme un futur Talleyrand, ou au moins comme un de Retz, s’était consacré à l’étude particulière de sir Robert Peel ; aussi devinait-il, au simple aspect de la manière dont ce profond et inscrutable homme d’État déboutonnait son habit, toutes les pensées qui agitaient son cœur ! Avocats comme employés, ils avaient tous une haute idée d’eux-mêmes, de ce qu’ils seraient plutôt que de ce qu’ils feraient un jour. Comme le roi de nos élégants le disait de lui-même en paraphrasant Voltaire, « ils avaient dans leurs poches des lettres adressées à la postérité, mais qu’ils oublieraient peut-être de remettre. » Il y avait sans doute un peu de fatuité chez quelques-uns ; mais ils étaient en somme beaucoup plus intéressants que ceux qui ne courent qu’après le plaisir. Ils avaient tous de commun une certaine ressemblance de famille, une surabondance d’activité, une joyeuse exubérance d’ambition, une vive ardeur lorsqu’ils étaient au travail, un plaisir d’écolier aux heures de récréation.

Il y avait un grand contraste entre ces jeunes gens et sir Sedley Beaudésert, qui me témoignait beaucoup de bienveillance, et dont la maison m’était toujours ouverte après midi ; avant cette heure, sir Sedley n’était visible que pour son valet de chambre. C’était bien une maison de garçon, avec ses fenêtres s’ouvrant sur le parc et ses sofas nichés dans les embrasures, des sofas sur lesquels vous pouviez vous étaler à l’aise pour voir, comme le philosophe de Lucrèce, la foule joyeuse se promener dans Rotten-Row,

Despicere unde queas alios passimque videre
Errare…

sans avoir la fatigue de vous mêler à elle, fatigue plus grande encore lorsque le vent souffle de l’est.

Il n’y avait dans cet appartement aucune affectation d’opulence, rien de ce que les tapissiers appellent recherche, mais une merveilleuse accumulation de ce qui fait le comfort. Là, trouvait sa place tout fauteuil breveté qui offrait une nouvelle façon de s’étendre dans une molle oisiveté ; et près de chaque fauteuil il y avait une petite table sur laquelle vous pouviez déposer votre livre ou votre tasse de café, sans avoir l’ennui de remuer autre chose que la main. Rien de plus chaud, en hiver, que ces tapis d’Axminster et ces rideaux doublés et piqués ; en été, rien de plus frais et de plus léger que ces draperies de mousseline et ces nattes de l’Inde. Je défie qui que ce soit de savoir jusqu’à quel point peut être poussée la perfection d’un dîner, s’il n’a dîné chez sir Sedley Beaudésert. Certainement, si ce personnage distingué n’avait été qu’un égoïste, il eût été le plus heureux des hommes. Mais, malheureusement pour lui, il était plein d’affection et de bienveillance. Il avait la bonne digestion sans avoir le mauvais cœur, cette seconde condition du bonheur matériel. Il éprouvait une compassion sincère pour tous ceux qui demeuraient dans des appartements privés de fauteuils brevetés et de petites tables à café, dans des appartements dont les fenêtres ne s’ouvraient pas sur le parc et n’avaient pas de sofas nichés dans leurs embrasures. De même que Henri IV souhaitait à chacun la poule au pot, de même sir Sedley Beaudésert aurait voulu, s’il avait été le maître, qu’on servît à chacun un cornichon avec le poisson, et une carafe d’eau glacée avec le pain et le fromage. Il montrait ainsi en politique une simplicité naïve qui contrastait délicieusement avec sa finesse en matière de goût. Je me rappelle lui avoir entendu dire dans une discussion à propos de la loi sur la bière : « On ne devrait pas permettre aux pauvres de boire de la bière, elle engendre tant de rhumatismes ! La meilleure boisson, lorsqu’on fatigue beaucoup, c’est du champagne sec, pas du mousseux. J’ai fait cette découverte en chassant dans les marais. »

Malgré son indolence, sir Sedley avait réussi à creuser une quantité extraordinaire de fossés d’écoulement à sa fortune.

D’abord comme propriétaire terrien, il avait toujours à écouter les sollicitations de fermiers malheureux, de vieillards dans la détresse, de sociétés de bienfaisance, et de braconniers sans emploi, parce que, pour plaire à ses tenanciers, il avait renoncé à chasser dans ses réserves.

Ensuite, comme homme de plaisir, toute la race des femmes avait des demandes légitimes à lui adresser. Depuis la duchesse malheureuse, dont le portrait était caché sous un ressort secret de la tabatière de sir Sedley, jusqu’à la blanchisseuse ruinée à qui il avait pu faire jadis un compliment sur son talent pour repasser les complications d’un jabot, il suffisait d’être une fille d’Ève pour avoir de justes droits, de par notre père Adam, à l’héritage de sir Sedley.

Et puis, en qualité d’amateur des arts et de serviteur respectueux des muses, peintres, acteurs, poètes, musiciens, tous ceux à qui la protection du public avait fait défaut, se tournaient vers le sourire compatissant de sir Sedley Beaudésert, comme les tournesols mourants vers le soleil. Ajoutez encore la multitude diverse qui avait entendu parler de la bienfaisance de sir Sedley, et vous pourrez supputer ce que lui coûtait sa réputation. Le fait est que, quoique sir Sedley ne pût pas dépenser pour lui-même le cinquième de son revenu, je suis certain qu’il avait de la peine à nouer les deux bouts à la fin de l’année. Et s’il y parvenait, il le devait peut-être à deux règles que sa philosophie avait irrévocablement adoptées. Il ne faisait jamais de dettes et ne jouait jamais. Je crois qu’il était redevable à la bonté de son caractère de ces deux aberrations de la routine ordinaire des élégants. Il éprouvait une vive compassion pour tout infortuné tracassé par ses créanciers. « Pauvre homme ! disait-il, ce doit être si pénible pour lui de passer toute sa vie à dire non. » Tellement il méconnaissait cette classe de prometteurs ! Comme si un homme poursuivi pour dettes disait jamais non ! Lorsqu’on demanda au beau Brummel s’il aimait les légumes, il répondit qu’il lui était arrivé un jour de manger un pois. De même sir Sedley Beaudésert avouait avoir joué une fois au piquet. « J’eus le malheur de gagner, disait-il en parlant de cette imprudence, et je n’oublierai jamais l’angoisse qui se peignit sur le visage de l’homme qui me paya. À moins de pouvoir toujours perdre, ce serait pour moi un vrai purgatoire de jouer. »

Il ne pouvait y avoir deux hommes plus dissemblables dans leur bienfaisance que sir Sedley et M. Trévanion. M. Trévanion avait le plus grand mépris pour la charité individuelle. Il mettait rarement la main à la bourse, il faisait de fortes traites sur ses banquiers. Une congrégation était-elle sans église, un village sans école, une rivière sans pont ? M. Trévanion se mettait à ses calculs, trouvait, au moyen d’une formule algébrique x—y, la somme exacte qu’il fallait, et la payait comme il eût payé son boucher. Il faut avouer qu’un malheureux qu’il reconnaissait digne de secours ne s’adressait jamais vainement à lui ; mais il est étonnant combien il dépensait peu de cette manière. Il était difficile de convaincre M. Trévanion qu’un homme digne de pitié en fût réduit à demander l’aumône.

Je crois cependant que Trévanion faisait infiniment plus de bien réel que sir Sedley ; mais il le faisait par un calcul de l’esprit, nullement par impulsion du cœur. Je suis fâché de dire que la principale différence entre ces deux personnages consistait en ceci : le malheur grossissait toujours auprès de sir Sedley, et s’évanouissait en présence de Trévanion. Partout où se montrait Trévanion avec son esprit actif et investigateur, l’énergie se réveillait et avec elle l’amélioration. Partout où se montrait sir Sedley avec son cœur chaud et généreux, une sorte de torpeur se répandait à la suite de ses bienfaits. Les pauvres couchés par terre se levaient à l’approche du premier, comme aux approches d’un hiver piquant et rigoureux ; mais le dernier faisait sur eux l’effet du soleil d’été sur les paresseux Italiens. L’hiver est un excellent fortifiant sans doute, mais nous aimons tous mieux l’été.

Pour vous faire comprendre combien sir Sedley était aimable, je vous dirai que je l’aimais quoique je fusse jaloux de lui. De tous les satellites qui gravitaient autour de ma belle Cynthia, Fanny Trévanion, c’était cet astre aimable que je redoutais le plus. En vain je me disais, avec l’insolence de la jeunesse, que sir Sedley Beaudésert était du même âge que le père de Fanny ; à les voir ensemble, on aurait pu le prendre pour le fils de Trévanion. Parmi toute la jeune génération, il n’y avait pas un homme dont la beauté approchât de celle de Sedley Beaudésert. À première vue, il pouvait être éclipsé par l’effet séduisant d’une chevelure plus abondante et d’une plus éclatante fleur de jeunesse ; mais il n’avait qu’à parler, à sourire, pour jeter dans l’ombre une nombreuse cohorte de dandys. C’était l’expression de sa physionomie qui était si séduisante ; il y avait quelque chose de si bienveillant dans ses manières, dans son caractère ! et il comprenait si bien les femmes ! il flattait leurs faibles avec tant de finesse ! il commandait leurs affections avec une dignité si gracieuse ! il savait surtout si bien s’y prendre pour les intéresser par ses qualités, sa réputation, son long célibat et la douce mélancolie de ses sentiments ! Il n’y avait pas de femme charmante qui ne se crût sur le point de prendre cet homme charmant. Sir Sedley était comme une belle truite qui, dans un clair ruisseau, nage pensive aux environs de la mouche de votre hameçon, ne sachant encore si elle se décidera à la gober. Quelle truite ! et quel dommage d’y renoncer lorsqu’elle paraît si bien disposée ! Cette truite, belle demoiselle ou gentille veuve, vous eût tenue, depuis le matin jusqu’à la rosée du soir, fouettant le ruisseau et traînant votre mouche. Je ne souhaite certes rien de pire à mon plus cruel ennemi de vingt-cinq ans qu’un rival de quarante-sept, tel que Sedley Beaudésert.

Fanny me jetait dans une perplexité insupportable. Quelquefois je m’imaginais qu’elle m’aimait ; mais à peine cet espoir m’avait-il fait frémir de plaisir, qu’il s’évanouissait dans la glace d’un regard indifférent ou le froid éclat d’un rire sarcastique. Enfant gâtée du monde, elle était si innocente dans l’exubérance de son bonheur, qu’on oubliait tous ses défauts dans l’atmosphère de joie qu’elle répandait autour d’elle. Et puis, malgré sa gentille insolence, elle avait un si bon cœur de femme ! Dès qu’elle s’apercevait qu’elle vous avait fait de la peine, elle devenait si douce, si séduisante, si humble, qu’elle guérissait bien vite votre blessure. Mais alors voyait-elle qu’elle vous avait fait trop de plaisir, la petite fée n’avait de cesse qu’après vous avoir de nouveau tourmenté. Héritière d’un père ou plutôt d’une mère si riche (car la fortune venait de lady Ellinor), elle était naturellement entourée d’admirateurs qui n’étaient pas tout à fait désintéressés. Elle avait raison de les tourmenter ; mais moi !…

Pauvre garçon que j’étais, pourquoi lui aurais-je paru plus désintéressé que les autres ? Comment aurait-elle vu tout ce qu’il y avait au fond de mon jeune cœur ? N’étais-je pas, selon le monde, le moins digne de ses poursuivants, et ne pouvais-je pas paraître, par conséquent, le plus avide ? moi qui n’avais jamais pensé à sa fortune ; ou si cette pensée m’était venue, ç’avait été pour me faire trembler et pâlir, et puis pour se dissiper à sa vue comme un fantôme au point du jour. Combien il est difficile de prouver toutes les inégalités de la vie à un jeune homme qui voit tout l’avenir devant lui, et qui remplit cet avenir de palais dorés ! Dans mon roman fantastique et sublime, lorsque je regardais dans ce grand futur, je me voyais orateur, homme d’État, ministre, ambassadeur, Dieu sait quoi encore ! et déposant aux pieds de Fanny des lauriers que je prenais pour des inscriptions de rentes.

Quoi que Fanny ait pu découvrir sur l’état de mon cœur, ce cœur était un abîme qui, aux yeux de Trévanion et de lady Ellinor, ne valait pas la peine d’être sondé. Le premier, comme on peut le supposer, était trop occupé pour penser à de pareilles vétilles. Quant à lady Ellinor, elle me traitait en véritable enfant, presque comme son enfant à elle, tant elle était bonne pour moi. Mais elle ne voyait guère ce qui se passait autour d’elle. Toujours absorbée par les charmes d’une conversation brillante avec des poètes, des hommes d’esprit, de grands politiques, sympathisant avec tous les travaux de son mari, occupée de projets orgueilleux d’agrandissement, lady Ellinor vivait d’une vie d’excitation. Ses grands yeux, qui lançaient des éclairs de fiévreux mécontentement, semblaient chercher dans le lointain quelque nouveau monde à conquérir ; le monde qu’elle avait sous ses pieds échappait à sa vue. Elle aimait sa fille, elle en était fière, elle mettait en elle une confiance superbe, elle ne la surveillait pas. Lady Ellinor était seule debout sur une montagne au milieu d’un nuage.


CHAPITRE II.

Un jour les Trévanion étaient tous allés à la campagne faire visite à un ancien ministre, parent éloigné de lady Ellinor ; c’était un homme du très-petit nombre de ceux que Trévanion daignait consulter. J’eus presque un jour entier de congé. J’allai voir Sedley Beaudésert. J’avais toujours désiré le sonder sur certain sujet, mais je n’avais jamais osé. Cette fois je résolus de ressembler mon courage.

« Ah ! mon jeune ami, dit-il en détournant ses regards d’un affreux tableau qu’il venait d’acheter pour encourager un jeune artiste, je pensais à vous ce matin… Attendez un moment. Summers (ceci s’adressait à son valet), ayez la bonté de prendre ce tableau, emballez-le et l’envoyez à la campagne. C’est un de ces tableaux, ajouta-t-il en se tournant vers moi, qui demandent une grande salle. J’ai une vieille galerie avec de petites fenêtres qui ne laissent pas passer le jour. C’est étonnant comme cette galerie convient à certaines toiles ! »

Dès que le tableau eut disparu, sir Sedley poussa un long soupir, comme s’il se sentait soulagé, et reprit plus gaiement :

« Oui, je pensais à vous ; et si vous pardonniez à un vieil ami de votre père de se mêler un peu de vos affaires, je serais très-flatté d’obtenir votre permission pour demander à Trévanion quel profit il veut vous faire retirer des horribles travaux qu’il vous impose…

— Mais, mon cher sir Sedley, ces travaux, je les aime ; je suis parfaitement content…

— Pas de rester toujours secrétaire de quelqu’un, qui, s’il n’y avait rien autre à faire au monde, se mettrait à enseigner aux fourmis l’art de bâtir leurs fourmilières d’après de meilleurs systèmes d’architecture ! Mon cher monsieur, Trévanion est un homme terrible, un homme effrayant. On se sent pris de lassitude rien qu’à rester trois minutes avec lui dans la même chambre. À votre âge, un âge qui devrait être si heureux, continua sir Sedley avec une compassion tout angélique, il est triste d’avoir si peu de plaisirs !

— Mais, sir Sedley, je vous assure que vous vous trompez. Je m’amuse infiniment. Et ne vous ai-je pas entendu dire à vous-même qu’on peut être oisif sans être heureux ?

— Je ne suis convenu de cela qu’après avoir dépassé le mauvais côté de la quarantaine, » dit sir Sedley, dont un léger nuage vint obscurcir le front.

Je répondis avec une artificieuse flatterie, et en entrant dans mon sujet :

« Personne ne penserait jamais que vous avez dépassé ce mauvais côté !… Mlle Trévanion, par exemple… »

Je m’arrêtai. Sir Sedley me regarda fixement de ses grands yeux bleu foncé.

« Eh bien, Mlle Trévanion, par exemple ?…

Mlle Trévanion, qui a autour d’elle tout ce qu’il y a de plus élégant à Londres, vous préfère évidemment à tout le monde. »

Je dis cela tout d’un trait. J’étais fermement décidé à sonder la profondeur de mes craintes. Sir Sedley se leva, posa doucement sa main sur la mienne et me dit :

« Ne vous laissez pas tourmenter par Fanny Trévanion plus encore que par son père !

— Je ne vous comprends pas, sir Sedley !

— Mais moi, je vous comprends, et c’est plus important. Une fille comme Mlle Trévanion est cruelle jusqu’à ce qu’elle découvre qu’elle a un cœur. Il n’est pas prudent de risquer le sien avec une femme qui n’a pas cessé d’être coquette. Mon cher jeune ami, si vous preniez la vie moins au sérieux, je vous épargnerais l’ennui de ces conseils. Les uns sèment des fleurs, d’autres plantent des arbres. Pour vous, vous plantez un arbre, sous lequel vous apercevrez bientôt qu’il ne peut croître aucune fleur. Et encore cela serait parfait, si l’arbre pouvait durer assez pour porter des fruits et donner de l’ombre ; mais prenez garde d’être obligé de l’arracher un jour ou l’autre : car alors qu’arrivera-t-il ? c’est que vous arracherez toute votre vie avec ses racines ! »

Sir Sedley dit ces derniers mots avec une telle énergie que je sortis tout à coup du trouble que j’avais éprouvé au commencement de son allocution. Il fit une longue pause, frappa sur sa tabatière, huma lentement une prise, et continua avec l’enjouement qui lui était habituel :

« Allez dans le monde autant que vous pourrez. Je vous le répète, amusez-vous ! Et je vous le demande encore une fois : À quoi vous servira tout ce travail ? Certains hommes, beaucoup moins haut placés que Trévanion, se croiraient obligés à vous ouvrir une carrière, à vous assurer un emploi public. Pour lui, non. Il ne voudrait pas engager un pouce de son indépendance en demandant une faveur à un ministre. Il croit tellement que le travail fait le bonheur de la vie, qu’il vous en fournit par pure affection. Votre avenir ne lui trouble pas la tête. Il suppose que votre père y pourvoira, et ne réfléchit pas qu’en attendant votre travail ne vous mène à rien. Songez à tout cela… Et maintenant je vous ai assez assommé. »

J’étais étourdi ; j’étais muet. Ces hommes pratiques, comme ils savent nous prendre à l’improviste ! J’étais venu pour sonder sir Sedley, et voilà que j’étais moi-même sondé, jaugé, mesuré, sans avoir pénétré d’un pouce au-dessous de la surface de cette aisance souriante, débonnaire et tranquille. Pourtant, grâce à son invariable délicatesse, sir Sedley, malgré toute cette horrible franchise, n’avait pas dit un mot blessant pour ce qu’il pouvait croire la partie la plus sensible à mon amour-propre, pas un mot sur cette inégalité de fortune qui devait m’empêcher de songer sérieusement à Fanny Trévanion. Si nous avions été le Céladon et la Chloé de quelque village ignoré, il n’aurait pas pu nous regarder comme plus égaux selon le monde. D’ailleurs il donnait plutôt à entendre que la pauvre Fanny, la grande héritière, n’était pas digne de moi, alors que moi je me croyais indigne de Fanny.

Je compris qu’il serait peu sage de bégayer en rougissant quelques dénégations, quelques équivoques ; aussi je tendis la main à sir Sedley, pris mon chapeau et me retirai. Je me dirigeai machinalement vers la maison de mon père. Il y avait plusieurs jours que je n’y étais allé. Non-seulement j’avais eu beaucoup à faire, mais, je suis honteux de le dire, le plaisir avait tellement absorbé toutes mes heures de loisir, et Mlle Trévanion m’avait si bien fait oublier tout ce qui n’était pas elle, que, sans le moindre pressentiment inquiet, j’avais laissé mon père se débattre de plus en plus faiblement dans la toile de l’oncle Jack. En arrivant dans Russell-Street, je trouvai la mouche et l’araignée face à face. L’onde Jack se leva dès mon entrée, en s’écriant :

« Félicitez votre père, félicitez-le !… mais non, félicitez le monde !

— Quoi donc, mon oncle ? dis-je avec un lugubre effort pour paraître sympathiser avec lui ; le Times littéraire est-il enfin lancé ?

— Oh ! ça, c’est fini… fini depuis longtemps. Voici un spécimen du caractère que nous avons choisi pour les premiers Londres. (Et l’oncle Jack dont la poche contenait toujours quelque épreuve humide de n’importe quoi, en tira un monstre, produit de la vapeur et du papier, qui pour la taille était au Times politique ce que le mammouth serait à l’éléphant.) Tout cela est définitivement arrêté. Nous ne nous occupons que de réunir des collaborateurs, et nous ferons paraître notre programme la semaine prochaine ou celle d’après… Non, Pisistrate, je parlais du grand ouvrage.

— Mon cher père, je suis si content ! Quoi ! il est donc réellement vendu !

— Hum ! fit mon père.

— Vendu ! s’écria l’oncle Jaok. Vendu !… non, monsieur, nous ne consentirions pas à le vendre ! Non, tous les éditeurs se mettraient-ils à genoux devant nous, comme cela arrivera quelque jour, qu’il ne faudrait pas vendre ce livre ! Monsieur, ce livre est une révolution ; c’est une ère nouvelle ; c’est l’émancipation du génie resté jusqu’à ce jour dans un esclavage mercenaire ; ce livre… »

Je promenais mes regards curieux de mon oncle à mon père, et rétractais mentalement mes félicitations. Enfin M. Caxton, rougissant un peu et essuyant timidement ses lunettes, me dit :

« Vous voyez, Pisistrate, que, malgré toutes les peines que l’oncle Jack s’est données pour amener les éditeurs à reconnaître le mérite qu’il a découvert dans l’Histoire des Erreurs humaines, il n’a pu y parvenir.

— Ce n’est pas cela du tout ; ils reconnaissent tous la science merveilleuse, la…

— C’est vrai ; mais ils ne pensent pas qu’elle se vendra. Aussi sont-ils égoïstes à ce point de refuser de l’acheter. Un libraire a offert d’entrer en arrangement, si je voulais supprimer tout ce qui est relatif aux Hottentots, aux Cafres, aux philosophes grecs, aux prêtres égyptiens, et me borner à la société civilisée, en intitulant ce livre : Anecdotes des cours de l’Europe ancienne et moderne.

— Le misérable ! grogna l’oncle Jack.

— Un autre pensait qu’on pourrait le découper en petits essais distincts, qu’on intitulerait : Les hommes et les mœurs ; mais il faudrait supprimer les citations. Un troisième eut la bonté d’observer que, quoique cet ouvrage fût tout à fait invendable, cependant, comme je paraissais avoir assez de connaissance de l’histoire, il se ferait un plaisir d’éditer un roman historique sorti de ma plume pittoresque. Ce sont ses propres termes, n’est-ce pas, Jack ? »

Jack était trop courroucé pour parler.

« Pourvu que j’y introduisisse une intrigue d’amour convenable, et que je fisse la matière de trois volumes in-8o format écu, vingt-trois lignes par page, ni plus ni moins, il s’est trouvé enfin un honnête homme qui m’a paru très-respectable et très-entreprenant. Après avoir fait une série de calculs tendant à prouver l’impossibilité de tout bénéfice, cet homme m’offrit très-généreusement la moitié de ce non-bénéfice à condition que je lui garantirais la moitié de ses dépenses. J’étais justement occupé à réfléchir s’il serait prudent d’accepter cette proposition, lorsque votre oncle fut saisi d’une idée sublime qui a emporté mon livre dans un tourbillon plein d’espérances.

— Et cette idée ? demandai-je avec découragement.

— Cette idée, reprit l’oncle Jack qui s’était calmé, la voici simplement et sans détours. Depuis un temps immémorial les auteurs ont toujours été la proie des éditeurs. Monsieur, les auteurs ont vécu dans les mansardes, se sont étouffés dans la rue à manger une croûte de pain qu’ils n’attendaient plus, comme cet homme qui écrivait des drames, l’infortuné !

— Otway ! dit mon père. Le fait est controuvé ; mais n’importe !

— Milton, monsieur, tout le monde le sait, Milton a vendu le Paradis perdu pour dix livres sterling… dix livres, monsieur. Bref, il y a trop d’exemples pareils pour les citer. Tandis que les libraires… monsieur, les libraires sont des léviathans ; ils se vautrent dans des océans d’or. Ils vivent de la substance des auteurs comme ces vampires qui sucent le sang des petits enfants. Mais la patience a enfin atteint sa limite ; l’arrêt est prononcé ; le tocsin de la liberté s’est fait entendre ; les auteurs ont brisé leurs fers, et nous venons d’inaugurer l’institution de la grande société antiéditoriale des auteurs confédérés, par le moyen de laquelle, Pisistrate, par le moyen de laquelle, notez-le bien, chaque auteur devient son propre éditeur ; c’est-à-dire chaque auteur qui se joindra à la société. Des ouvrages immortels ne seront plus soumis à des calculateurs mercenaires et sans goût. Plus de durs marchés, ni de cœurs brisés ! plus de Paradis perdus à dix livres la pièce ! L’auteur soumet son livre à un comité désigné pour cet effet, un comité d’hommes délicats, instruits, polis, auteurs eux-mêmes ; ils lisent, la société édite, et, après une modeste déduction, qui entre dans la caisse de la société, le trésorier remet les bénéfices à l’auteur.

— De sorte que, mon oncle, tout auteur qui ne pourra trouver d’éditeur viendra s’adjoindre à la société. La confrérie sera nombreuse.

— Certainement.

— Et la spéculation… ruineuse.

— Ruineuse ! Pourquoi ?

— Parce que, dans toute affaire commerciale, il est ruineux de placer des capitaux sur des articles qui ne sont pas demandés. Vous entreprenez de publier des livres que les libraires ne veulent pas publier, pourquoi ? parce qu’ils prévoient qu’ils ne les vendront pas. Il est probable que vous ne les vendrez pas plus facilement que les libraires. Ainsi, plus votre affaire s’étendra, plus votre situation sera désastreuse : quod erat demonstrandum.

— Bah ! le comité décidera quels sont les livres bons à publier.

— Alors où diable voyez-vous un avantage pour les auteurs ? J’aimerais tout autant soumettre mon ouvrage à un éditeur qu’à un comité d’auteurs. Au moins l’éditeur n’est pas un rival ; et je soupçonne qu’il est encore, après tout, aussi bon juge d’un livre, qu’un accoucheur doit l’être d’un enfant nouveau-né.

— Sur ma parole, neveu, vous faites là un vilain compliment au grand ouvrage de votre père, dont les libraires ne veulent pas. »

Cela fut dit à propos, et je fus mis à quia. M. Caxton observa alors avec un sourire apologétique :

« Le fait est, mon cher Pisistrate, que je veux publier mon livre sans diminuer la petite fortune que je conserve pour vous plus tard. L’oncle Jack fonde une société à l’effet de le publier. Bonne santé et longue vie à la société de l’oncle Jack ! On ne doit pas examiner la bouche d’un cheval donné. »

En ce moment ma mère entra, toute rose d’une expédition qu’elle venait de faire dans les boutiques avec Mme Primmins ; et sa joie d’apprendre que je restais pour dîner nous fit oublier tout le reste. Par un hasard prodigieux et dont je n’eus aucun regret, l’oncle Jack était réellement invité à dîner ailleurs.

Il avait d’autres fers au feu que le Times littéraire et la Société des auteurs confédérés ; il avait formé un projet pour établir des toits en feutre (projet qui a réussi depuis, je crois, en d’autres mains) ; et il avait trouvé un homme riche (un chapelier, je suppose) à qui cette invention paraissait plaire, et qui l’avait invité à dîner pour qu’il lui développât ses vues en détail


CHAPITRE III.

Nous voilà tous trois assis devant la fenêtre ouverte, après dîner, en famille, comme dans le vieux temps où nous étions si heureux. Ma mère me parle à demi-voix pour ne pas troubler mon père, qui semble réfléchir.

Cr-cr-crr-cr-cr ! Je le sens ; je le tiens. Où ? quoi ? Où donc ? Faites-le tomber ; emportez-le avec la brosse ! Pour l’amour du ciel, voyez donc ce que c’est ! Crrrr-crrrr ! Là, ici, dans mes cheveux, dans ma manche, dans mon oreille. Cr-cr !

Je vous le dis sérieusement, sur ma parole de chrétien, au moment où je venais de m’asseoir pour commencer ce chapitre, je m’abandonnais insensiblement à une sorte de sombre rêverie, ma plume m’avait glissé de la main, et, renversé dans mon fauteuil, je m’étais mis à regarder le feu. On était à la fin du juin, et la soirée était extraordinairement froide pour cette saison de l’année. Et tandis que je regardais ainsi, je sentis quelque chose se traîner sur ma nuque, madame. Instinctivement et machinalement, car je rêvais toujours, j’y portai la main et en ôtai… quoi ? C’est ce quoi qui m’embarrasse. C’était une chose… une chose foncée… une chose beaucoup plus grosse que je ne me l’étais figurée. Et je fus tellement surpris à sa vue que je secouai vivement la main, et que la chose s’en alla… je ne sais où ! Le quoi et le , voilà les points difficiles dans toute cette affaire. Cette chose ne fut pas plus tôt partie que je me repentis de ne l’avoir pas examinée plus attentivement, de ne pas m’être assuré quelle créature c’était.

C’était peut-être un perce-oreille, un gros perce-oreille femelle, une femelle très-avancée dans cet état que désirent les perce-oreilles femelles qui ont de l’amour pour leurs époux ; J’ai une horreur profonde des perce-oreilles. Je crois fermement qu’ils entrent dans l’oreille. C’est là une question sur laquelle il serait inutile d’entamer avec moi une discussion philosophique. Je me rappelle parfaitement une histoire que m’a racontée Mme Primmins : comment une femme souffrit plusieurs années les maux de tête les plus atroces ; comment tous les secours des médecins furent impuissants (style d’épitaphe) ; comment elle mourut ; comment on fit l’autopsie de sa tête, et comment un nid de perce-oreilles, et quel nid, madame !… Les perce-oreilles sont les êtres les plus prolifiques, et ils ont une immense tendresse pour leurs petits. Ils couvent leurs œufs comme les poules, et les petits, dès qu’ils ont vu le jour, se réfugient sous leur mère pour trouver protection… C’est bien touchant ! Figurez-vous une colonie pareille logée dans votre tympan !

Mais cet animal était certainement plus gros qu’un perce-oreille. C’était peut-être un membre de la famille des forficulidæ, appelée labidoura, monstres dont les antennes ont trente articulations ! On trouve de ces insectes en Angleterre ; mais, au grand chagrin des naturalistes, la Providence a voulu qu’ils fussent très-rares ; grâces lui en soient rendues ! ils sont infiniment plus gros que le perce-oreille commun ou forficulida auriculana.

Était-il possible que ce fût un frelon précoce ? Assurément il avait la tête noire et de grandes antennes. J’ai une horreur plus grande encore, s’il se peut, des frelons que des perce-oreilles. Deux frelons tueraient un homme, et trois un cheval d’équipage de seize palmes.

Quoi qu’il en soit, l’animal était parti. Oui, mais où ? Où l’avais-je si inconsidérément jeté ? Il pouvait être tombé dans un pli de ma robe de chambre, ou dans mes pantoufles, ou dans toute autre cachette que les vêtements d’un homme bien né peuvent offrir aux perce-oreilles et aux frelons.

Voyant enfin que je ne suis pas seul dans la chambre, je me persuade autant que possible qu’il n’est pas sur moi. J’examine le tapis devant la cheminée, puis le fauteuil, je regarde derrière le garde-feu. Je ne le trouve pas. J’entretiens alors la barbare espérance qu’il rôtit dans la grille, derrière ce gros charbon noir. Je prends courage ; je me transporte prudemment à l’autre bout de la chambre ; je saisis ma plume ; je commence mon chapitre, et très-convenablement, ce me semble ; je viens d’entrer dans mon sujet, lorsque cr-cr-cr-cr-cr, la chose se met à ramper, à se traîner… exactement, ma chère dame, à la même place qu’auparavant.

Oh ! par toutes les puissances de la nature ! j’oublie tous mes regrets scientifiques de pp m’être pas assuré d’abord du genre de l’insecte, forficulida ou labidoura. Mes deux mains s’agitent avec désespoir, frappant d’estoc et de taille, madame. La bête a disparu. Oui, mais où encore ? Je dis que cet fait une horrible question. Puisque l’insecte est venu deux fois, malgré toutes mes précautions, et exactement à la même place, cela prouve qu’il est très-porté à s’habituer à un endroit, à s’établir sur moi pomme sur sa paroisse. Il y a là quelque chose de surnaturel et d’effrayant. Je vous assure que je n’ai pas une partie du corps qui n’ait éprouvé l’horreur du cr-cr forficulidien ; et, je vous le demande, quelle espèce de chapitre puis-je faire après une telle… ?

Ma bonne petite fille, veuillez prendre la bougie et regarder attentivement sous la table !… Voilà une chère petite ! Oui, mon amour, elle était très-foncée, avec deux cornes, et de grandes dispositions à l’embonpoint.

Messieurs et mesdames, si vous avez cultivé la connaissance de la langue égyptienne, vous savez que Belzébub, examiné étymologiquement et entomologiquement, n’est rien moins que Baal-Zébub, Jupiter-Mouche, emblème de l’attribut destructeur, qu’on trouve plus ou moins dans toutes les familles d’insectes. C’est pourquoi M. Payne Knight, dans ses Recherches sur les langues symboliques, a observé que les prêtres égyptiens se rasaient tout le corps, même les sourcils, de peur d’offrir involontairement quelque asile à l’un des petits Zébubs du grand Baal. Si j’étais tant soit peu persuadé que ce noir cr-cr se trouve encore sur moi, et que le sacrifice de mes sourcils le privera de son asile, par les âmes des Ptolémées ! je raserais… et, ma foi ! sur-le-champ…

Sonnez, ma chère petite !… John, mon… mon porte-cigares. Il n’y a pas de cr-cr sur la terre qui puisse résister à la fumée du havane !…

Allez, monsieur, je ne suis pas le seul qui laisse ainsi ses idées premières se refroidir et se terminer, comme ce chapitre, en pff… pff… pff !


CHAPITRE IV.

Tout dans ce monde a son utilité, même une chose noire qui vous rampe sur le cou. Affreux inconnu ! je ferai de toi une… comparaison.

Vous m’accorderez, je crois, madame, que vous, ayant cette horreur des perce-oreilles qui convient aux dames (malgré la tendresse maternelle de ces insectes), et une horreur semblable des frelons précoces, comme aussi de toutes les bêtes inconnues à têtes noires ornées de deux grandes cornes, ou antennes, ou pinces, qui viendraient se promener aux environs de vos oreilles, vous m’accorderez, je crois, dis-je, que, s’il vous était arrivé une aventure pareille à celle que je viens de raconter, vous auriez eu de la peine à vous remettre à votre ouvrage avec votre placidité habituelle. Vous vous sentiriez les nerfs agacés, et quelque chose se promènerait en faisant cr-cr par tout votre corps, comme disent les enfants. Et ce qu’il y a de pire, c’est que vous seriez honteuse de l’avouer. Vous vous croiriez obligée de paraître gaie, de vous joindre à la conversation, de ne pas trop remuer, de ne pas secouer trop souvent les volants de votre robe, ni regarder trop attentivement dans les plis de votre tablier. Il en est de même pour bien des choses dans la vie, abstraction faite des insectes. On a une peine secrète, un souci, quelque chose de mitoyen entre un souvenir et un sentiment, et qui fait l’effet de ce cr-cr rampant. Eh bien ! ce quelque chose, on n’a jamais osé l’analyser.

J’étais donc assis à côté de ma mère, essayant de sourire et de causer comme dans le bon vieux temps ; mais désireux de marcher, de regarder autour de moi, et d’échapper à ma solitude, et de mettre à nu mon âme, et de voir ce qui m’avait ainsi troublé et effrayé ; car le trouble et l’effroi s’étaient emparés de moi. Et ma mère, qui (Dieu la bénisse !) est toujours curieuse de tout ce qui concerne son cher Anachronisme, l’était particulièrement ce soir-là. Elle me fit dire où j’étais allé, et ce que j’avais fait, et comment j’avais passé mon temps. Et Fanny Trévanion (qu’elle avait vue deux ou trois fois, et qu’elle regardait comme la plus jolie personne du monde), oh ! elle voulut savoir exactement ce que je pensais de Fanny Trévanion !

Pendant tout ce temps, mon père semblait plongé dans ses réflexions. Un bras passé par-dessus le fauteuil de ma mère, et une main dans les siennes, je lui répondais, parfois en hésitant, parfois avec un violent effort de volubilité, quand, à une question qui me fit tressaillir le cœur, je me retournai péniblement, et rencontrai les regards de mon père fixés sur les miens ; mais fixés comme ils l’avaient été ce jour où, sans que personne sût pourquoi, j’avais été si affligé et si abattu en lui entendant dire de moi : Il faut qu’il aille à l’école. Ils étaient fixés sur moi avec une tendresse calme et vigilante. Ah ! ses pensées n’avaient pas roulé sur son grand ouvrage. Non ; il avait scruté intimement les pages d’un livre moins important, et pour lequel il éprouvait un amour paternel plus fort encore que celui de l’écrivain. Je rencontrai son regard et fus aussitôt porté à me jeter sur son cœur, et à lui tout dire. Lui dire quoi ? Je ne le savais pas plus, madame, que je ne sais ce qu’était cette chose noire qui m’a si fort tracassé toute cette soirée.

« Pisistrate, dit mon père avec douceur, je crains que vous n’ayez oublié le sachet de safran.

— Non, vraiment, répondis-je en souriant.

— Celui qui porte le sachet de safran a l’esprit plus gai et plus tranquille que vous, mon pauvre garçon.

— Mon cher Austin, j’espère que son esprit n’est pas dérangé, » dit ma mère avec inquiétude.

Mon père secoua la tête, et fit ensuite deux ou trois tours dans la chambre.

« Faut-il sonner pour de la lumière ? Il fait sombre, et vous voudrez lire.

— Non, Pisistrate ; c’est vous qui lirez, et ce crépuscule est ce qui convient le mieux au livre que je vais vous ouvrir. »

Ce disant, il avança un fauteuil entre ma mère et moi, et s’assit gravement. D’abord il tint longtemps les yeux baissés, puis il nous regarda l’un après l’autre.

« Ma chère femme, dit-il enfin d’un ton presque solennel, je vais parler de moi, tel que j’étais avant de vous connaître. »

Malgré l’obscurité du crépuscule, je vis pâlir ma mère.

« Vous avez respecté mes secrets en épouse tendre et fidèle, Catherine. Aujourd’hui le temps est venu de vous les dire, à vous et à notre fils. »


CHAPITRE V.

Premier amour de mon père.

« Je perdis ma mère de bonne heure. Mon père (un brave homme, mais si indolent qu’il quittait rarement son fauteuil et restait souvent des jours entiers sans mot dire, comme un derviche indien), mon père nous laissa, Roland et moi, faire nous-mêmes notre éducation selon nos propres goûts. Roland tirait, chassait, pêchait, lisait tous les poèmes et livres de chevalerie qu’il trouvait dans la bibliothèque paternelle, riche en ouvrages de ce genre, et faisait une foule de copies du vieil arbre généalogique, seul objet qui ait jamais excité chez mon père un grand intérêt. J’éprouvai dès mon enfance une vive passion pour des études plus sérieuses, et j’eus le bonheur de trouver dans M. Tibbets un maître qui, sans sa modestie, bonne Kitty, serait devenu le rival de Porson. C’était un second Budée pour l’ardeur au travail, et, soit dit en passant, il répétait exactement la même chose que Budée, savoir : que le seul jour qu’il eût perdu dans sa vie avait été celui de son mariage, parce que ce jour-là il n’avait eu que six heures pour lire ! Sous un tel maître je ne pouvais manquer de devenir savant. Je sortis de l’université d’une manière si brillante que je regardai l’avenir avec assurance.

« Je revins au tranquille séjour de mon père pour songer au sentier que je prendrais pour arriver à la gloire. Le presbytère était au pied de la colline sur le sommet de laquelle on voit les ruines du castel que Roland a acheté depuis. Et quoique je ne me sentisse pas pour les ruines la vénération romanesque de mon frère (car mes rêves de tous les jours revêtaient une nuance plus classique que féodale), cependant j’aimais à gravir la colline, un livre à la main, et à bâtir mes châteaux en l’air, au milieu des débris dont le temps avait jonché le sol.

« En entrant un jour dans la vieille cour où croissaient des ronces et des orties, je vis une dame assise à ma place favorite. Elle croquait les ruines. Cette dame était jeune, plus belle que toutes les femmes que j’avais vues jusqu’alors. En un mot, je fus fasciné, charmé, comme on dit vulgairement, Je m’assis à une petite distance et la contemplai sans désir de parler. D’une autre partie des ruines, alors inhabitées, sortit un grand monsieur âgé, à l’air tout à la fois imposant et bienveillant. Il était accompagné d’un petit chien, qui courut à moi en aboyant, et attira ainsi l’attention de la dame et du monsieur. Ce dernier s’approcha, rappela son chien et me fit des excuses très-polies. Après m’avoir examiné avec curiosité, il commença à me faire quelques questions sur ce vieux castel et sur la famille à laquelle il avait appartenu, et dont il connaissait bien le nom et les antécédents. Il apprit, dans la conversation, que j’étais le descendant de cette famille et le fils cadet de l’humble pasteur qui en était alors le chef. Là-dessus ce monsieur se présenta à moi sous le nom de comte de Rainsforth. C’était le plus riche propriétaire du voisinage ; mais il avait si rarement visité le comté pendant mon enfance et mon adolescence, que je ne l’avais jamais vu. Pourtant son fils unique, un jeune homme de grande espérance, avait été mon camarade de collège durant la première année que j’avais passée à l’université. Ce jeune lord aimait les livres et était fort instruit, et nous nous étions liés un peu avant son départ pour ses voyages.

« En apprenant mon nom, lord Rainsforth me prit cordialement la main, et, me conduisant à sa fille :

« Imaginez-vous, Ellinor, dit-il, combien cette rencontre est heureuse. Voici ce M. Caxton, dont votre frère nous parlait si souvent. »

« Bref, mon cher Pisistrate, la glace était rompue, la connaissance faite, et lord Rainsforth, après avoir dit qu’il venait réparer le tort qu’avait causé sa longue absence, et qu’il résiderait à Compton la plus grande partie de l’année, me pressa de lui faire visite. Je me rendis à son invitation. L’amitié de lord Rainsforth pour moi s’accrut ; j’allai le voir souvent. »

Mon père s’arrêta, et, voyant que ma mère tenait ses regards attachés sur lui avec une sorte de mélancolique ardeur, et que ses mains étaient jointes très-étroitement, il se pencha vers elle et lui baisa le front.

« Pourquoi me regarder ainsi, mon enfant ? » lui dit-il.

C’est la seule fois que je l’aie entendu donner à ma mère ce nom d’amour paternel. Mais jamais non plus je ne lui avais remarqué cette voix grave et solennelle ! Et puis, pas la moindre citation ; c’était à n’y pas croire. Ce n’était plus mon père qui parlait, c’était un autre homme.

« Oui, j’allai le voir souvent. Lord Rainsforth était un homme remarquable. Une timidité sans aucun orgueil (chose rare), et un grand amour pour des travaux littéraires et tranquilles, l’avaient empêché d’aborder la vie politique à laquelle le destinait sa naissance ; mais sa réputation de sagesse et de loyauté et sa popularité lui avaient donné, je crois, une grande influence jusque dans la formation des cabinets ; et l’on avait une fois obtenu de lui d’accepter une haute position diplomatique à l’étranger. Je pense qu’il y avait été aussi malheureux que doit l’être tout honnête homme dans cette position. Il s’estimait donc heureux de se retirer du monde, et de ne plus le voir qu’à travers les fenêtres de sa retraite. Lord Rainsforth faisait grand cas du talent, et s’intéressait chaudement aux jeunes gens qui lui paraissaient en avoir. C’était par les talents, et par des talents supérieurs, que sa famille s’était élevée. Un de ses ancêtres, le premier lord de ce nom, avait été un jurisconsulte éminent ; son père s’était distingué par ses travaux scientifiques ; ses enfants, Ellinor et lord Pendarvis, continuaient dignement la famille, qui se confondait ainsi avec l’aristocratie de l’intelligence, et semblait ne pas songer aux titres qui lui donnaient place parmi l’autre aristocratie, bien inférieure à la première. Il ne faut pas perdre cela de vue dans le cours de mon histoire.

« Lady Ellinor partageait les goûts et les idées de son père (elle n’était pas alors une héritière). Lord Rainsforth me parla de mon avenir. C’était le temps où la révolution française avait forcé les hommes d’État à regarder autour d’eux avec anxiété, afin de chercher à fortifier l’ordre de choses existant par une alliance avec tous ceux de la génération nouvelle qui faisaient preuve d’assez d’habileté pour exercer quelque influence sur leurs contemporains.

« Les honneurs universitaires sont, ou du moins étaient autrefois, un passe-port pour entrer dans la vie politique. Bientôt lord Rainsforth m’aima au point de m’offrir un siège dans la Chambre des communes. Un membre du parlement peut s’élever à tout, et lord Rainsforth avait assez d’influence pour assurer mon élection. C’était là un avenir éblouissant pour un jeune homme tout frais sorti de Thucydide, et qui sait encore son Démosthène sur le bout du doigt. Mon cher fils, je n’étais pas alors, vous voyez, ce que je suis maintenant ; en un mot, j’aimais Ellinor Compton : c’est pour cela que j’étais ambitieux. Vous savez combien elle est ambitieuse encore. Mais je ne pouvais modeler mon ambition sur la sienne. Je ne pouvais penser à entrer dans le sénat de mon pays, comme le subordonné d’un parti ou d’un protecteur, comme un homme qui doit y faire sa fortune, comme un homme qui, dans chacun de ses votes, doit penser à s’avancer vers un poste plus avantageux. Je n’étais pas même certain que les vues politiques de lord Rainsforth fussent d’accord avec les miennes. Comment la politique d’un homme qui a l’expérience du monde pouvait-elle être celle d’un jeune enthousiaste ? Mais, lors même que nous eussions été d’accord sur ces matières, je sentais que je ne pourrais jamais être sur un pied d’égalité avec la fille d’un protecteur. Non ; j’étais prêt à abandonner mes prédilections pour la science, à me faire violence, à entrer dans la carrière du barreau pour me frayer ainsi un chemin à la fortune. Et puis, si j’arrivais à l’indépendance, alors, eh bien ! alors j’aurais le droit de parler d’amour et d’avoir de l’ambition.

« Ce n’était pas la manière de voir d’Ellinor Compton. L’étude des lois lui semblait un travail vétilleux et inutile ; il n’y avait là rien qui pût captiver son imagination. Elle m’écoutait avec ce charme qu’elle conserve encore, et par lequel elle semble s’identifier avec ceux qui lui parlent. Elle tournait vers moi un regard, argument puissant, lorsque son père s’étendait sur le brillant avenir qui s’ouvre devant un succès parlementaire ; car n’ayant pas eu de ces succès, et ayant vécu avec ceux qui en avaient eu, il les estimait plus qu’ils ne valaient, et paraissait toujours souhaiter d’en jouir par l’entremise d’un autre. Mais quand, à mon tour, je parlais d’indépendance, de barreau, le visage d’Ellinor s’assombrissait. Le monde… le monde était en elle, et l’ambition du monde qui cherche toujours le pouvoir et l’effet.

« Une partie du château était exposée au vent d’est.

« Faites une plantation à mi-côte de la colline, dis-je un jour.

— Une plantation | s’écria lady Ellinor, il faudra vingt ans avant que les arbres aient grandi ! Non, mon cher père, bâtissez une muraille et couvrez-la de plantes grimpantes ! »

« Cela vous donne une idée de tout son caractère. Elle n’avait pas la patience d’attendre que les arbres eussent grandi ; une muraille était bien plus vite élevée, et des parasites grimpants devaient faire un bien plus bel effet. Néanmoins, c’était un grand et noble caractère ; et moi… j’étais amoureux, et pas aussi découragé qu’on le peut supposer ; car lord Rainsforth me donnait souvent des encouragements indirects, qu’il n’était pas possible d’interpréter autrement. S’inquiétant peu du rang et ne souhaitant à sa fille qu’une fortune raisonnable, il voyait en moi tout ce qu’il cherchait : un jeune homme d’ancienne famille, dans lequel son esprit actif pourrait poursuivre le même genre d’ambition intellectuelle qui débordait en lui-même, ambition à laquelle cependant il n’avait jamais donné d’issue. Et Ellinor !… le ciel me préserve de dire qu’elle m’aimât ! mais quelque chose me faisait penser qu’elle pourrait m’aimer un jour. Dans cet état de choses, supprimant toutes mes espérances, je fis un violent effort pour me rendre maître des influences qui m’entouraient, et pour embrasser la carrière qui me semblait la plus digne de nous tous. Je partis pour Londres afin d’y étudier le droit.

— Le droit ! est-il possible ? » m’écriai-je.

Mon père sourit tristement.

« Tout me paraissait possible alors. J’étudiai pendant quelques mois. Je commençais à voir clair sur ma route, même au bout de ce court espace de temps ; je commençais à comprendre les difficultés qui se présentaient devant moi, et à sentir qu’il y avait en moi quelque chose qui pourrait les surmonter. Je pris des vacances et revins dans le Cumberland, où je trouvai Roland. Toujours d’humeur vagabonde et aventureuse, quoiqu’il ne se fût pas encore engagé dans l’armée, il avait, pendant plus de deux ans, parcouru à pied la Grande-Bretagne et l’Irlande. Ce fut un jeune chevalier errant que j’embrassai, et il m’accabla de reproches parce que j’étudiais le droit. Il n’y avait jamais eu d’homme de loi dans la famille ! Ce fut vers ce temps, je crois, que je le pétrifiai par la découverte de l’imprimeur !

« Sans savoir précisément pourquoi, jalousie ou triste pressentiment, je ressentis une vive douleur en apprenant de Roland qu’il était dans l’intimité des habitants de Compton-Hall. Roland et lord Rainsforth s’étaient rencontrés chez un propriétaire du voisinage, et lord Rainsforth avait fait accueil à sa nouvelle connaissance pour moi peut-être d’abord, et ensuite pour mon frère lui-même.

« Se fût-il agi de ma vie, je n’aurais pu demander à Roland s’il admirait Ellinor ; mais lorsque je trouvai qu’il ne me le demandait pas non plus, je tremblai !

« Nous allâmes ensemble à Compton, n’échangeant que peu de mots pendant le chemin, et nous y séjournâmes quelques jours. »

Ici mon père glissa la main sous son gilet. Tous les hommes ont certaines façons d’agir très-significatives, et, lorsque mon père glissait la main sous son gilet, c’était toujours signe de quelque effort d’esprit. On pouvait être sûr qu’il allait prouver, argumenter, moraliser ou prêcher. C’est pourquoi, encore que j’eusse écouté auparavant de toutes mes oreilles, je crois, magnétiquement et mesmériquement parlant, que j’eus une nouvelle paire d’oreilles, un sens nouveau, lorsque je vis mon père glisser la main sous son gilet.


CHAPITRE VI.

Dans lequel mon père continue son histoire.

« Il n’est pas de création, de type, de symbole mystique, pas d’invention poétique contenant un sens caché, secret, incompréhensible, qui n’aient été représentés par le genre féminin, dit mon père, la main tout à fait ensevelie sous son gilet. L’inscrutable Sphinx, la Chimère et Isis, dont nul homme n’a soulevé le voile, sont des femmes, oui, Kitty ! Proserpine était une femme, elle qui devait être toujours dans le ciel ou dans l’enfer ; et Hécate aussi, qui n’était pas la nuit ce qu’elle était le jour. Les Sibylles étaient femmes, ainsi que les Gorgones, les Harpies, les Furies, les Parques et les Valkyries, les Nornies des Teutons, et Héla elle-même ; bref, toutes les représentations d’idées obscures, inscrutables et sinistres, sont des noms féminins. »

Dieu bénisse mon père ! Augustin Caxton était redevenu lui-même. Je commençais à craindre que son histoire ne lui eût échappé au milieu de ce labyrinthe d’érudition. Mais heureusement, lorsqu’il s’arrêta pour reprendre haleine, son regard tomba sur les yeux bleus et limpides de ma mère, sur son front si ouvert et si pur, qui n’avait certainement rien de commun avec les Sphinx, les Chimères, les Parques, les Furies ou les Valkyries. Je ne sais si son cœur l’accusa, ou si sa raison lui fit reconnaître qu’il était tombé dans une série d’idées défectueuses et vicieuses ; mais son front s’éclaircit, et il reprit avec un sourire :

« Ellinor était la personne du monde la moins capable de tromper quelqu’un volontairement. Nous trompait-elle, Roland et moi, parce que nous nous imaginions, sans être des fats pour cela, que, si nous avions osé lui parler d’amour franchement, nous ne l’eussions pas osé en vain ? ou bien pensez-vous, Kitty, qu’une femme puisse réellement aimer, pas beaucoup, mais peut-être un peu, deux, ou trois, ou six hommes à la fois ?

— Impossible ! s’écria ma mère. Et quant à cette lady Ellinor, je suis choquée de sa… je ne sais vraiment quel nom donner à cela !

— Ni moi non plus, mon amie, dit mon père en retirant lentement la main de dessous son gilet, comme si cet effort eût été trop grand et le problème insoluble pour lui. Mais je crois, et je vous en demande pardon, qu’avant d’avoir concentré réellement, sincèrement et cordialement ses affections sur un seul objet, une jeune femme laisse son caprice, son imagination, le désir du pouvoir, la curiosité, ou Dieu sait quoi, simuler de pâles reflets de l’astre qui n’est pas encore levé, des parhélies qui précèdent le soleil. Ne jugez pas le Roland d’autrefois d’après ce que vous le voyez maintenant, Pisistrate, laid, grisonnant, formaliste. Imaginez-vous un caractère qui prend l’essor et s’élève à d’audacieuses pensées, un caractère luxuriant de l’inexprimable poésie de la jeunesse ; un corps sans rival pour sa bondissante élasticité, un cœur d’où les nobles sentiments jaillissaient comme les étincelles du fer rouge qu’on bat sur l’enclume. Lady Ellinor avait l’imagination ardente, curieuse. Ce caractère hardi, impétueux, devait l’intéresser vivement. D’un autre côté, elle avait l’esprit cultivé et avide de savoir. Est-ce orgueil chez moi de dire, après tant d’années écoulées, que son esprit trouvait dans le mien un compagnon qui lui plaisait ? Lorsqu’une femme aime, se marie, s’établit, elle devient… un tout ; c’est un être complété. Mais une jeune fille comme Ellinor a en elle plusieurs femmes. Variable elle-même, toutes les variétés lui plaisent. Je crois que, si l’un de nous s’était prononcé hardiment, Ellinor se serait retirée dans le fond de son cœur. Elle l’aurait examiné, scruté, et elle aurait donné une réponse franche et généreuse. Et celui qui se fût déclaré le premier eût eu sans doute la meilleure chance de ne pas essuyer un refus. Mais aucun ne parla. Et peut-être était-elle plus curieuse de savoir si elle avait fait impression que vraiment désireuse de la faire. Ce n’était pas qu’elle nous trompât volontairement, mais toute l’atmosphère qui l’entourait était trompeuse. Les brouillards précèdent le lever du soleil. Quoi qu’il en soit, Roland et moi, nous nous fûmes bientôt devinés l’un l’autre. De là naquirent la froideur d’abord, puis la jalousie, enfin des querelles.

— Ô mon père, votre amour devait être bien fort pour mettre la division entre les cœurs de deux frères pareils !

— Oui. Ce fut au milieu des vieilles ruines du castel où j’avais vu Ellinor pour la première fois, que, passant mon bras autour du cou de Roland assis au milieu des ronces et des pierres et la figure cachée dans ses mains, ce fut là que je lui dis : « Frère, nous aimons tous les deux cette femme ! Mon caractère est plus calme que le vôtre, je sentirai moins vivement sa perte. Frère, serrons-nous la main, et que Dieu vous protège ! car je pars. »

— Austin ! murmura ma mère en courbant la tête sur la poitrine de mon père.

— Et là-dessus nous nous querellâmes. Car ce fut Roland qui insista, les larmes aux yeux et en frappant du pied, disant qu’il était l’usurpateur, l’intrus ; qu’il n’avait aucun espoir ; qu’il avait été fou, insensé, et que c’était à lui de partir ! Or, pendant cette dispute où nous commencions à nous échauffer, le vieux domestique de mon père arriva dans ce lieu désolé, avec un billet de lady Ellinor qui me demandait de lui prêter quelques livres dont je lui avais fait l’éloge. Roland vit l’écriture, et tandis que je tournais et retournais le billet, indécis si je romprais ou non le cachet, il disparut.

« Il ne rentra pas à la maison paternelle. Nous ne pûmes savoir ce qu’il était devenu. Mais moi, songeant à son caractère volcanique, je pris l’alarme et me mis à sa recherche. Je découvris enfin ses traces et le trouvai, plusieurs jours après, dans une misérable chaumière, au milieu des plus tristes de ces landes qui forment une si grande partie du Cumberland. Il était si changé que je le reconnus à peine. Pour abréger, nous fîmes enfin un compromis. Nous devions retourner à Compton. Cette incertitude était intolérable. Un de nous au moins devait prendre courage et apprendre sa destinée. Mais qui parlerait le premier ? Nous tirâmes au sort, et le sort tomba sur moi.

« Et alors qu’il s’agissait sérieusement de passer le Rubicon, alors qu’il fallait relever le secret espoir qui m’avait si longtemps animé, qui avait été pour moi une vie nouvelle, quelles furent mes sensations ! Soyez persuadé, mon cher fils, que l’âge le plus heureux est celui où de pareils sentiments ne peuvent plus nous agiter. Ce sont des erreurs dans le cours de la vie sereine et pleine de majesté que le ciel a destinée à l’homme contemplatif. Nos âmes devraient être sur la terre comme des étoiles fixes, non comme des météores, des comètes vagabondes. Que pouvais-je offrir à Ellinor, à son père ? Rien qu’un avenir de travail et de patience ! Et quelle que fût la réponse, quelle alternative de misère ! mon existence brisée, ou brisé le noble cœur de Roland !

« Eh bien ! nous allâmes à Compton. Dans nos précédentes visites, nous avions été presque les seuls hôtes. Lord Rainsforth n’aimait pas beaucoup la société des propriétaires campagnards, moins instruits alors qu’aujourd’hui. Ce qui peut excuser Ellinor et nous, c’est que nous avions été presque les seuls hommes de son âge qu’elle eût vus dans ce grand et triste château. Mais alors la saison de Londres venait de finir ; Compton était encombré ; nous ne pouvions plus approcher aussi familièrement de la maîtresse du château. Il y avait autour d’elle de grandes dames, des élégants ; un regard, un sourire, un mot en passant, c’était tout ce que nous avions le droit d’attendre. Et la conversation aussi, quelle différence ! Autrefois je pouvais parler de livres, et j’étais chez moi alors. Roland pouvait répandre au dehors ses rêves, son amour chevaleresque pour le passé, ses bravades contre un avenir inconnu. Et Ellinor, instruite et pleine d’imagination, sympathisait avec nous ; son père aussi, qui était un savant autant qu’un homme du monde. Mais alors !… »


CHAPITRE VII.

Dans lequel mon père amène le dénoûment.

« Dans le monde, reprit mon père, il ne sert à rien de savoir toutes les langues exposées dans les grammaires et déchiquetées dans les dictionnaires, si on ne sait pas le langage du monde. C’est une langue à part, Kitty ! s’écria mon père qui s’échauffait. C’est un anaglyphe, un anaglyphe parlé, mon amie ; lors même que tous les hiéroglyphes des Égyptiens vous seraient aussi familiers que l’A, B, C,  aussi longtemps que vous ne connaissez pas l’anaglyphe, il vous est impossible de pénétrer le vrai sens des mystères des prêtres[1].

« Ni Roland ni moi nous ne connaissions une seule des lettres symboliques de l’anaglyphe. Parler, parler sans cesse, parler de personnes dont nous n’avions jamais entendu les noms, de choses dont nous ne nous étions jamais inquiétés ! Tout ce que nous avions cru important, bagatelles puériles ou pédantesques ! Tout ce que nous avions cru banal et puéril, l’affaire importante de la vie ! Si, rencontrant un petit écolier qui profite de son demi-jour de congé pour pêcher des goujons avec une épingle recourbée, vous vous mettiez à lui exposer toutes les merveilles des abîmes, les lois des marées, et les restes antédiluviens de l’iguanodon et de l’ichthyosaure ; si même vous lui parliez des pêcheries de perles, et des bancs de corail, et des water-kelpies ou naïades, ce petit garçon ne s’écrierait-il pas avec humeur : « Allez-vous-en avec toutes ces absurdités ! Laissez-moi pêcher en paix mes goujons ! » Je crois qu’il aurait raison dans son sens ; car c’était pour pêcher des goujons qu’il était sorti, le pauvre enfant, et non pour écouter l’histoire des iguanodons et des water-kelpies.

« La société réunie à Compton pêchait des goujons, et il n’y avait pas moyen de dire un mot de nos pêcheries de perles et de nos bancs de corail. Pour ce qui était de pêcher des goujons nous-mêmes, nous eussions été moins embarrassés, mon cher fils, si l’on nous eût demandé de pêcher une sirène ! Voyez-vous maintenant une des raisons pour lesquelles je vous ai laissé entrer de bonne heure dans le monde ?… Eh bien ! l’un de ces pêcheurs de goujons pêchait d’un air qui faisait paraître ses goujons plus gros que des saumons.

« Trévanion s’était trouvé à Cambridge avec moi. Nous avions même été intimes. C’était un jeune homme comme moi, qui avait son chemin à faire dans le monde ; pauvre comme moi, et d’une famille qui marchait de pair avec la mienne, très-ancienne, mais tombée. Il existait cependant entre nous cette différence qu’il avait des parents dans le grand monde, et que moi je n’en avais pas. Sa principale ressource pécuniaire consistait, comme chez moi, dans son traitement d’agrégé de collège. Trévanion s’était fait une grande réputation à l’université, mais moins comme savant, quoiqu’il le fût réellement, que comme un homme qui devait faire son chemin. Toutes ses facultés étaient énergiques. Il visait à tout, perdait quelquefois, et quelquefois gagnait. Il était le principal orateur d’une société discutante et membre d’un club politico-économique. C’était un parleur sempiternel, brillant, élégant, paradoxal, fleuri, différent de ce qu’il est aujourd’hui. Car, redoutant les effets de l’imagination, toute sa carrière, depuis cette époque, n’a été qu’un long effort pour la dompter. Son esprit s’attachait à ce que, nous autres Anglais, nous appelons le solide ; c’était un esprit qui s’étendait, non pas, ma chère Kitty, comme une grande baleine qui nage à travers la science pour le plaisir de faire du chemin, mais comme un polype qui développe toutes ses palpes afin d’attraper quelque chose.

« Au sortir de l’université, Trévanion était allé tout droit à Londres. Sa réputation et sa faconde éblouirent justement tous ses amis, qui firent un effort et le poussèrent au parlement. Il parla, il réussit. Puis il arriva à Compton dans la fleur de sa réputation vierge. Je ne puis vous donner une idée, à vous qui connaissez le Trévanion d’à présent avec son visage fatigué, ses manières brusques et sèches, ce Trévanion à qui ses luttes perpétuelles dans l’arène politique n’ont laissé que la peau et les os, je ne puis vous donner une idée de ce qu’il était au moment où il fit son premier pas dans la carrière de la vie.

« Voyez-vous, mes auditeurs, vous devez vous rappeler que nous, gens d’âge mûr, nous étions jeunes alors, c’est-à-dire que nous différions de ce que nous sommes maintenant, autant que la branche verte diffère du bois sec dont on fait un bateau ou un montant de porte. L’homme, ainsi que le bois, ne peut servir aux usages de la vie que lorsque les feuilles vertes sont tombées et que la sève est tarie. Et alors les usages de la vie nous transforment en d’étranges choses qui ont d’autres noms : l’arbre n’est plus un arbre, c’est une porte ou un bateau ; le jeune homme n’est plus un jeune homme, c’est un soldat qui n’a plus qu’une jambe, ou un savant en lunettes et en pantoufles ! Lorsque Micyllus (ici la main s’introduisit de nouveau sous le gilet), lorsque Micyllus demanda au coq qui avait été autrefois Pythagore[2], si l’affaire de Troie s’était réellement passée d’une manière conforme au récit d’Homère, le coq répondit dédaigneusement : « Comment Homère aurait-il pu en savoir quelque chose ? il n’était alors qu’un chameau de Bactriane. » Selon la doctrine de la métempsycose, Pisistrate, vous auriez pu être un chameau de Bactriane à l’époque où ce qui fut le siège de Troie de ma vie voyait devant ses murs Roland et Trévanion.

« Vous pouvez voir que Trévanion a été beau ; mais la beauté de sa physionomie consistait surtout dans son enjouement, sa vivacité et son esprit. Sa conversation était si sage, si variée, si animée, et surtout si pleine d’actualité ! S’il avait été prêtre de Sérapis pendant cinquante ans, il n’aurait pu mieux connaître l’anaglyphe. Aussi versait-il sa lumière brusque, pétulante, révélatrice, sur toutes les parties restées obscures du gouffre de la société ! Aussi était-il admiré, prôné, écouté ; et chacun disait : « Trévanion fera son chemin ! »

« Pour moi, je ne lui rendais pas la justice que je lui rends aujourd’hui ; car, nous autres savants et penseurs abstraits, nous sommes trop portés, dans notre première jeunesse, à sonder du regard la profondeur de l’intelligence ou du savoir d’un homme, et pas assez à en mesurer la surface. Il peut y avoir plus d’eau, et certainement il y a plus de force et de vigueur dans un ruisseau qui serpente dans la plaine, quoiqu’il n’ait que quatre pieds de profondeur, qu’il n’y en a dans un sombre trou profond de quatre-vingt-dix pieds ! Je ne rendais pas justice à Trévanion. Je ne voyais pas combien il réalisait naturellement l’idéal de lady Ellinor. J’ai dit qu’elle était comme une réunion de plusieurs femmes ; Trévanion avait en lui seul un millier d’hommes. Il avait le savoir pour plaire à l’esprit d’Ellinor, l’éloquence pour éblouir son imagination, la beauté pour charmer ses yeux, une réputation précisément telle qu’il fallait pour flatter sa vanité, de l’honneur et de la conscience pour satisfaire son jugement. Et par-dessus tout il était ambitieux ; ambitieux non pas comme moi ni comme Roland, mais ambitieux comme Ellinor ; ambitieux non pas pour réaliser quelque grand idéal dans le silence de son cœur, mais pour saisir les avantages positifs et pratiques qui s’offraient devant lui.

« Ellinor était l’enfant du grand monde, et lui aussi.

« Je ne voyais pas tout cela, ni Roland non plus ; et Trévanion ne semblait pas faire particulièrement la cour à Ellinor.

« Mais le temps approchait où je devais parler. La maison commençait à se vider. Lord Rainsforth avait le temps de reprendre ses entretiens avec moi ; et un jour que nous nous promenions dans le jardin, il me donna l’occasion que j’attendais. Car je n’ai pas besoin de vous dire, Pisistrate, continua mon père en me regardant sérieusement, qu’avant d’ouvrir son cœur à la fille, tout homme d’honneur, surtout s’il est inférieur par le rang ou la fortune, doit d’abord s’adresser au père, dont la confiance lui impose ce devoir. »

Je baissai la tête et rougis.

« Je ne sais comment cela arriva, mais lord Rainsforth fit tomber la conversation sur Ellinor. Après avoir parlé des espérances qu’il fondait sur son fils, qui revenait à la maison, il dit :

« Mais il suivra sans doute la carrière politique ; il se mariera, je pense, bientôt ; il aura une maison séparée, et je ne le verrai plus que rarement. Pour mon Ellinor, je ne puis supporter l’idée de ne plus l’avoir auprès de moi ! Et s’il faut dire la vérité dans tout son égoïsme, c’est la raison pour laquelle je n’ai jamais souhaité qu’elle se mariât avec un homme riche, car elle me quitterait pour toujours. Je puis espérer qu’elle donnera sa main à quelqu’un qui consentira à demeurer, au moins une grande partie de l’année, chez moi, et qui, loin de me ravir ma fille, deviendra pour moi un fils que je bénirai. Je ne veux pas le forcer à gaspiller sa vie à la campagne ; ses occupations l’appelleront sans doute à Londres ; mais peu m’importe où est ma maison ; tout ce que je demande, c’est d’être chez moi. Vous savez, ajouta-t-il avec un sourire que je crus significatif, vous savez combien de fois je vous ai dit que je n’avais pas d’ambition vulgaire pour Ellinor. Sa dot sera très-petite, car mes biens sont substitués, et je me suis trop habitué à dépenser mon revenu toute ma vie, pour en épargner beaucoup à présent. Mais elle n’a pas le goût de la dépense ; et tant que je vivrai, du moins, il n’y a pas besoin de changements. Elle peut faire choix d’un homme dont les talents sympathiques aux siens lui frayeront un chemin, et ce chemin pourra être parcouru avant que je meure. »

« Lord Rainsforth s’arrêta, et puis… comment, en quels termes, je l’ignore ; mais je déclarai tout : mon amour longtemps contenu, timide, inquiet, défiant et craintif ; l’énergie étrange qu’il avait imprimée à mon caractère jusqu’alors si réservé et si calme ; le parti que j’avais pris d’étudier le droit ; la confiance que j’avais de réussir avec une telle récompense devant moi ; car il ne s’agissait que de changer de travaux. Le travail n’est-il pas tout-puissant, et l’habitude ne rend-elle pas douces les choses les plus pénibles ? Le barreau était sans doute une carrière moins brillante que le parlement : mais le premier but d’un homme peu fortuné doit être l’indépendance. Bref, Pisistrate, misérable égoïste que j’étais, j’oubliai Roland dans ce moment, et je parlai comme quelqu’un qui sent que sa vie dépend de ses paroles.

« Lord Rainsforth me regarda quand j’eus fini. Son regard était plein d’affection ; mais il n’était pas joyeux.

« Mon cher Caxton, me dit-il d’une voix tremblante, je vous avoue que j’ai souhaité cela… je l’ai souhaité depuis la première heure où je vous ai connu. Mais pourquoi avez-vous tardé si longtemps… ? je n’ai jamais soupçonné cela… et Ellinor non plus, j’en suis sûr. »

« Il s’arrêta, puis reprit presque aussitôt :

« Toutefois allez et parlez à Ellinor comme vous m’avez parlé. Allez, peut-être n’est-il pas encore trop tard. Et pourtant… mais allez. »

« Trop tard ! que signifiaient ces mots ? Lord Rainsforth avait pris brusquement une autre allée et m’avait laissé seul, occupé à méditer une réponse qui cachait une énigme. Je me dirigeai lentement vers le château et cherchai lady Ellinor, espérant et redoutant à la fois de la trouver seule. Il y avait une petite chambre qui communiquait avec une serre, et où elle se retirait d’habitude dans la matinée. Ce fut de ce côté que je portai mes pas.

« Cette chambre, je la vois encore ! Les murs étaient couverts de tableaux faits par elle, et dont plusieurs représentaient les lieux aimés que nous avions visités ensemble. Les ornements étaient simples, convenables pour une femme, sans être efféminés. Les livres qui se trouvaient sur la table m’étaient devenus chers par les doux souvenirs qui s’y rattachaient. Oui, c’était le Tasse où nous avions lu ensemble l’épisode de Clorinde ; c’était Eschyle dont je lui avais traduit le Prométhée. Cela paraîtrait sans doute bien pédant à certaines personnes, et peut-être y avait-il réellement de la pédanterie ; mais c’était aussi la preuve de la sympathie qui avait uni l’homme des livres à la fille du monde. Cette chambre, c’était la retraite chère à mon cœur ; et je me figurais, dans ma folle présomption, que je respirerais désormais toujours un air pareil à celui-là. Je jetai autour de moi un regard troublé, confus ; et lorsque je m’arrêtai timidement, je vis devant moi Ellinor, la tête appuyée sur une main, la joue plus rouge que d’habitude, et les larmes aux yeux. Je m’approchai en silence, et en avançant ma chaise vers la table, j’aperçus par terre un gant. C’était un gant d’homme ! Savez-vous que j’ai vu autrefois, j’étais bien jeune encore, un tableau hollandais appelé le Gant, et dont le sujet était un meurtre ? Il y avait, au milieu d’un paysage lugubre et désolé, un étang verdâtre et marécageux, qui suffisait seul pour évoquer des idées de crime et de terreur. Deux hommes, qui semblaient être arrivés là par hasard, étaient sur le bord de la mare ; le doigt de l’un montrait un gant taché de sang, et ils se regardaient comme si toute parole était inutile. Ce gant racontait son histoire ! Longtemps ce tableau avait tourmenté ma jeunesse ; mais jamais il n’avait fait naître en moi un sentiment aussi triste que ce gant que je voyais réellement là sur le parquet. Pourquoi ? Mon cher Pisistrate, la théorie des pressentiments est une de ces chose qui nous feront toujours demander pourquoi ? Plus intimidé que je ne l’avais été en parlant à son père, je pris enfin courage et m’adressai à Ellinor. »

Mon père s’arrêta. La lune s’était levée et donnait en plein dans le salon et sur sa figure, et à cette clarté sa figure paraissait changée ; des émotions pleines de jeunesse avaient ramené la jeunesse ; mon père semblait un jeune homme. Mais quelle douleur dans l’expression de ses traits ! Si le souvenir suffisait à évoquer ce qui n’était, après tout, qu’un fantôme de douleur, qu’avait dû être la réalité ? Involontairement je saisis sa main. Mon père serra la mienne convulsivement, et dit avec un profond soupir :

« Il était trop tard ! Trévanion était l’amant heureux, le fiancé de lady Ellinor… Ma chère Catherine, je ne l’envie plus maintenant. Levez la tête, ma chère femme, levez la tête ! »


CHAPITRE VIII.

« Ellinor, laissez-moi lui rendre justice, Ellinor fut émue de ma silencieuse douleur. Nulle bouche humaine n’aurait pu exprimer une sympathie plus tendre pour moi, ni s’adresser à elle-même de plus généreux reproches ; mais ce n’était pas là le baume qu’il fallait à ma blessure. Aussi je quittai le château, je renonçai au barreau, je perdis toute activité et tout motif d’activité ; je retournai à mes livres. Et j’aurais pu jusqu’à la fin de mes jours porter tristement, lâchement, indignement, le deuil de mon amour, si le ciel, dans sa miséricorde, ne m’avait envoyé ta mère, Pisistrate ; et nuit et jour je remercie Dieu et je bénis ma femme ; car je suis, oui, je suis véritablement un homme heureux ! »

Ma mère se jeta en sanglotant dans les bras de mon père, puis sortit de la chambre sans dire un mot. Mon père la suivit de ses yeux voilés par les larmes. Après avoir fait quelques tours dans la chambre, il vint à moi et, appuyant son bras sur mon épaule, me dit à voix basse :

« Devinez-vous maintenant pourquoi je vous ai raconté tout cela, mon fils ?

— Oui, en partie… Je vous remercie, mon père. »

Je m’assis tout troublé, sur le point de perdre connaissance.

« Il y a des fils, dit mon père en s’asseyant à côté de moi, qui trouveraient dans les folies et les erreurs de leurs pères une excuse pour leurs propres folies et leurs propres erreurs. Vous ne ferez pas comme eux, Pisistrate !

— Je ne vois là ni folie ni erreur, mon père ; mais seulement nature et douleur.

— Attendez un peu avant de juger ainsi. Grande était ma folie et grande aussi mon erreur de me livrer à un espoir sans fondement, d’enchaîner toute l’utilité de ma vie à la volonté d’une créature humaine. Le ciel n’a pas voulu que l’amour fût un tyran, et il ne l’est pas non plus pour la multitude des hommes. Nous autres rêveurs, amis solitaires de la science comme moi, ou demi-poëtes comme le pauvre Roland, nous faisons nous-mêmes notre malheur. Combien j’ai perdu d’années, même après que j’eus reconquis ma sérénité, et que votre mère m’eut donné une paix domestique que j’ai été si long à apprécier ! Le grand ressort de mon existence était brisé ; je ne tenais plus compte du temps. Et vous voyez que Némésis s’éveille tard dans ma vie. Je jette en arrière un regard de regret à toutes mes facultés négligées, à toutes les occasions perdues. J’ai galvanisé mon énergie, que le repos avait presque paralysée, et vous voyez que, plutôt que de croupir inutile, je me laisse entraîner dans ce que j’ose appeler les tristes folies d’un oncle Jack !… À présent que j’ai revu Ellinor, je m’écrie avec surprise : Hélas ! hélas ! toutes mes angoisses, toute ma longue torpeur, pour ces traits fatigués, pour cet esprit mondain ! Il en est toujours ainsi dans la vie. À chaque pas que nous faisons vers la tombe, les choses mortelles se flétrissent de plus en plus, et les choses immortelles reprennent une nouvelle vigueur !… Ah ! continua mon père en soupirant, il en eût été autrement si, à votre âge, j’avais connu le secret du sachet de safran ! »


CHAPITRE IX.

« Et Roland, demandai-je, comment prit-il la chose ?

— Avec toute l’indignation d’un homme orgueilleux et déraisonnable. Il s’indignait plus pour moi que pour lui-même, le bon frère ! Aussi me blessa-t-il et m’irrita-t-il par tout ce qu’il dit contre Ellinor ; et sa fureur contre moi fut telle, parce que je ne voulais pas partager son dépit, que nous nous querellâmes de nouveau. Nous nous séparâmes, et de longues années s’écoulèrent sans que nous nous revissions une seule fois. Soudain nous fûmes mis en possession de nos petites fortunes. Il employa la sienne, vous le savez, à acheter les vieilles ruines et une commission dans l’armée. Ç’avait été là son rêve continuel. Puis il partit courroucé. Ce petit héritage servit d’excuse à mon indolence en satisfaisant à tous mes besoins ; et lorsque mon vieux maître mourut, lorsque sa petite-fille devint ma pupille, puis, je ne sais trop comment, de ma pupille ma femme, cet héritage me permit de renoncer à ma place d’agrégé et de vivre au milieu de mes livres, tranquille comme un livre moi-même.

« Un peu avant mon mariage, il m’était venu une consolation ; et Roland m’a dit depuis que c’en avait été aussi une pour lui. Ellinor était devenue une héritière par la mort de son pauvre frère. Tous les biens de celui-ci, qui ne passèrent pas à son plus proche parent mâle, lui revinrent à elle. Cette fortune creusait entre nous un abîme presque aussi large que son mariage. Pour Ellinor, pauvre et sans dot malgré son rang, j’aurais pu travailler comme un esclave. Mais Ellinor riche ! cela m’aurait écrasé. Oui, ce fut là une consolation ! Pourtant il y avait toujours, toujours le passé ! toujours, toujours ce sentiment douloureux de savoir qu’il me manquait quelque chose qui m’avait semblé essentiel à ma vie ! Ce qui me restait, ce n’était plus de la douleur, c’était un vide ! Si j’avais vécu davantage avec les hommes et moins avec mes rêves et mes livres, j’aurais assez fortifié mon caractère pour supporter courageusement la perte d’un amour. Mais dans la solitude, nous nous recroquevillons. Nulle plante n’a, autant que l’homme, besoin d’air et de soleil. Je comprends à présent pourquoi la plupart des hommes les meilleurs et les plus sages ont vécu dans des capitales. C’est pour cela aussi que, je le répète, c’est assez d’un savant dans une famille. Confiant dans l’intégrité de votre cœur et la puissance de votre honneur, je vous ai envoyé de bonne heure dans le monde. Ai-je eu tort ? Prouvez que non, mon enfant. Savez-vous ce qu’a dit un sage ? Écoutez et suivez mes préceptes, mais ne suivez pas mon exemple !

« L’état du monde est tel et dépend tellement de l’action, que toute chose semble crier à tout homme : Fais quelque chose, fais quelque chose[3] ! »

J’étais profondément ému, et je me levai moins triste et plus riche d’espoir, lorsque soudain la porte s’ouvrit, et entra… qui ou quoi ? Oh ! bien certainement il, ou elle, ou ils n’entreront pas dans ce chapitre, j’y suis fermement décidé ! Non, ma charmante jeune lectrice, je suis extrêmement flatté de votre curiosité, je vous en remercie ; mais je ne vous permettrai pas un coup d’œil, pas le moindre !… Et pourtant, puisque vous le voulez absolument et que vous me regardez d’un œil si caressant, ce qui entra d’une manière si brusque, si inattendue, sans laisser le temps de respirer ni de dire : Permettez ! un instant ! ce qui nous fit rester la bouche grande ouverte de surprise, et tourner sur la porte de grands yeux ronds stupéfaits, c’était…


  1. L’anaglyphe était particulier aux prêtres égyptiens ; l’hiéroglyphe était connu de toutes les personnes qui avaient reçu de l’éducation.
    (Note de l’auteur.)
  2. Lucien, rêve de Micyllus.
  3. Remains of the Rev. Richard Cecil, p. 349.