Aventures de Pisitrate Caxton/Partie 16

La bibliothèque libre.
Traduction par Édouard Sheffter.
Hachette (p. 464-506).


SEIZIÈME PARTIE.


CHAPITRE PREMIER.

« Ce billet est-il pour vous, monsieur ? demanda le garçon.

— Pour moi ?… oui. C’est mon nom. »

Je ne reconnaissais pas l’écriture. Pourtant le billet venait de quelqu’un dont la main aurait dû m’être familière. Mais autrefois son écriture était serrée, roide, perpendiculaire ; elle était déguisée, quoique je ne m’en doutasse pas : à présent elle était précipitée, irrégulière, impatiente, les lettres à peine formées, les mots à peine finis, et cependant lisible, comme l’est toujours l’écriture d’un homme hardi. J’ouvris nonchalamment le billet et je lus :

« Je vous ai guetté toute la matinée. Elle est partie ; je l’ai vue, et je ne me suis pas jeté sous les pieds des chevaux. Je vous écris ceci dans un cabaret, non loin de l’endroit où vous êtes. Voulez-vous suivre le porteur et voir encore une fois le proscrit que le reste du monde fuira désormais ? »

Quoique je ne reconnusse pas la main, il ne pouvait y avoir de doute sur celui qui m’écrivait.

« L’enfant demande s’il y a une réponse. »

Je fis un signe affirmatif, je pris mon chapeau et je sortis. Il y avait dans la cour un petit garçon déguenillé, avec lequel j’échangeai à peine six mots. Je le suivis le long d’une étroite ruelle qui faisait face à l’auberge et qui se terminait par un tourniquet. Là, le garçon s’arrêta, me fit signe de continuer ma route et s’en retourna en sifflant. Je franchis le tourniquet et me trouvai dans une prairie, au milieu de laquelle coulait un petit ruisseau bordé de saules rabougris. Je regardai autour de moi, et j’aperçus Vivian (car je continuerai de l’appeler ainsi) presque agenouillé et paraissant regarder attentivement quelque chose sur le gazon.

Mon regard suivit machinalement le sien. Un petit oiseau encore sans plumes, qui avait trop tôt quitté son nid, se tenait seul et silencieux sur le gazon court et ras, le bec ouvert comme pour demander sa pâture, le regard fixé sur nous d’un air de rêveuse surprise. Il me sembla qu’il y avait dans cet oiseau abandonné quelque chose qui m’attendrissait davantage en faveur du jeune homme encore plus abandonné, dont il était l’emblème.

« Eh bien ! dit Vivian ; et je ne savais s’il s’adressait à lui-même ou à moi ; l’oiseau est-il tombé du nid, ou a-t-il déserté par caprice ? La mère ne le protège pas. Remarquez que je ne dis pas que c’est la faute de la mère… peut-être que c’est uniquement la faute du vagabond. Mais si la mère est absente, l’ennemi ne l’est pas… voyez-vous, là-bas ? »

Et le jeune homme me montra un grand chat moucheté, que notre importune présence forçait de rester éloigné de sa proie, mais qui n’en continuait pas moins à la guetter à quelques pas, agitant doucement sa queue et lançant de ses yeux ronds ce regard furtif, ébloui par le soleil, regard moitié féroce, moitié craintif, qui appartient à cette race, quand l’homme s’interpose entre l’animal dévorant et la victime.

« Je vois, répondis-je ; mais un passant a sauvé l’oiseau.

— Arrêtez, dit Vivian en me prenant la main, tandis qu’un amer sourire errait sur ses lèvres, arrêtez ! croyez-vous qu’il soit miséricordieux de sauver l’oiseau ? De quoi voulez-vous le sauver, et pourquoi ? D’un ennemi naturel, d’une douleur de courte durée et d’une mort rapide ? Ah ! cela ne vaut-il pas mieux que de mourir lentement de faim, ou de vivre enfermé dans une cage, si vous prenez soin de lui ? Vous ne pouvez le remettre en son nid, vous ne pouvez rappeler la mère. Soyez plus sage dans votre miséricorde ; abandonnez l’oiseau à son sort le plus doux ! »

Je fixai sur Vivian un regard sévère ; sa lèvre avait perdu son amer sourire. Il se leva et s’éloigna. Je voulus prendre le pauvre oiseau : mais, comme il ne connaissait pas ses amis, il se mit à fuir en poussant des cris de détresse ; il courait au-devant des mâchoires de son ennemi. Je n’eus que le temps de chasser l’animal, qui grimpa sur un arbre et jeta d’ardents regards à travers les branches pendantes. Puis je me mis à suivre l’oiseau, et, tandis que je le suivais, une note vive, brève et tremblante, venant je ne savais d’où, se fit entendre. Venait-elle de près ? venait-elle de loin ? de la terre ou du ciel ? Pauvre mère ! de même que l’amour maternel, elle semblait tantôt près, tantôt loin, tantôt dans le ciel et tantôt sur la terre.

Enfin vives et soudaines, comme portées sur l’espace, voilà que les petites ailes planèrent au-dessus de moi !

Le jeune oiseau s’arrêta, et moi aussi.

« Allons, dis-je, vous vous êtes enfin retrouvés ; arrangez-vous ensemble ! »

Je retournai auprès du proscrit.


CHAPITRE II.

Pisistrate. — comment avez-vous appris que nous nous sommes arrêtés à la ville ?

Vivian. — Croyez-vous qu’il m’eût été possible de rester où vous m’avez laissé ? Je me suis mis à marcher… et j’ai marché jusqu’ici. En passant au point du jour par ces rues, j’ai vu les valets d’écurie flânant devant la porte de la cour, j’ai entendu ce qu’ils disaient, et j’ai appris ainsi que vous étiez tous dans cette auberge… tous ! (Il pousse un profond soupir.)

Pisistrate. — Votre pauvre père est bien malade. Oh ! cousin, comment avez-vous pu jeter loin de vous tant d’amour ?

Vivian. — Tant d’amour… chez lui !… chez mon père !

Pisistrate. — Ne croyez-vous donc vraiment pas que votre père vous aime ?

Vivian. — Si je l’avais cru, je ne l’aurais jamais quitté. Tout l’or des Indes n’a pu me séparer de ma mère.

Pisistrate. — Voilà certes un étrange malentendu chez vous. Si nous pouvons arranger cela, tout ira bien encore… Et maintenant est-il besoin de secrets entre nous ? (D’un ton persuasif.) Asseyez-vous, cousin, et contez-moi tout.

Après quelque hésitation, Vivian céda. La sérénité de son front et le son de sa voix m’assurèrent qu’il ne cherchait plus à déguiser la vérité. Mais comme j’entendis plus tard le récit du père, au lieu de répéter les paroles de Vivian, qui altérait les faits, non pas à dessein, mais par suite du mauvais pli de son esprit, je raconterai ce qui me paraît la vérité entre deux parties si malheureusement opposées. Lecteur, pardonne-moi si ce récit est fastidieux. Et s’il te semble que je ne suis pas assez sévère pour le héros égaré de cette histoire, souviens-toi que le narrateur juge comme le fils d’Austin doit juger le fils de Roland


CHAPITRE VI.

VIVIAN.

À l’entrée de la vie est assise… la mère.

Ce fut durant la guerre d’Espagne qu’une blessure grave, accompagnée de fièvre, retint Roland dans la maison d’une veuve espagnole. Son hôtesse avait été riche ; mais les calamités qui pesaient sur tout le pays avaient ruiné sa fortune. Sa fille unique l’aidait à soigner l’Anglais blessé ; et quand approcha l’époque du départ de Roland, la sincère douleur de la jeune Ramouna trahit l’impression que son hôte avait faite sur elle. Beaucoup de gratitude et peut-être un sentiment d’honneur exquis ajoutèrent à la puissance du charme sous lequel se trouvait Roland, par suite de la beauté de sa jeune garde-malade et de la compassion chevaleresque que lui inspirait la position désolée où la perte de sa fortune mettait la pauvre enfant.

Dans une de ces impulsions précipitées, communes aux natures généreuses, et qui rappellent trop souvent le rôle que la prudence doit jouer parmi les puissances tutélaires de la vie, Roland commit la faute d’épouser une fille dont la famille lui était inconnue, et du naturel de laquelle il ne connaissait guère qu’une susceptibilité vive et spontanée. Quelques jours après cet imprudent mariage, Roland rejoignit l’armée, et il ne put retourner en Espagne qu’après la bataille décisive de Waterloo.

Mutilé par la perte d’un membre et portant les cicatrices encore toutes fraîches de plusieurs blessures graves, Roland se hâta de rentrer au séjour dont le souvenir l’avait calmé sur son lit de douleur, et qui prit alors la place de ses premiers rêves de renommée. Un fils lui était né durant son absence, un fils qu’il pourrait élever dans l’idée de remplacer un jour son père au service de son pays, de recommencer sur de futurs champs de bataille la carrière romanesque qui avait fait défaut à son antique et chevaleresque ambition. Aussitôt que la nouvelle de cette naissance lui était parvenue, il avait eu soin de se procurer une bonne anglaise, afin que l’enfant pût entendre une voix de la terre paternelle avec les premiers sons des caresses de sa mère. Une parente de Bolt s’était établie en Espagne ; elle consentit à prendre ces fonctions. Quelque naturelle que fût cette conduite en un homme aussi dévoué à l’Angleterre, elle déplut à la sauvage et ardente Ramouna. Elle avait cette jalousie maternelle qui est plus forte dans les esprits non cultivés ; elle avait aussi cette fierté particulière à ses compatriotes de tout rang et de toute condition. Jalousie et fierté furent blessées à la vue de cette bonne anglaise auprès du berceau de l’enfant.

Que Roland, en regagnant son foyer espagnol, fût désappointé dans l’espoir du bonheur qui l’y attendait, c’était l’inévitable résultat d’un pareil mariage ; car, malgré sa brusquerie militaire, Roland avait cette sensibilité raffinée, fastidieuse peut-être, qui est propre aux natures essentiellement poétiques. Lorsque les premières illusions de l’amour se furent évanouies, il ne put plus y avoir dans son noble caractère que peu de sympathie pour une personne séparée de lui par une absence totale d’instruction, par des manières de voir et des usages si différents de ceux de l’Angleterre. Il est probable que ce désappointement fut plus profond qu’il ne l’est d’ordinaire à la suite d’une union mal assortie ; car, au lieu de conduire sa femme à la vieille tour (expatriation à laquelle Ramouna se serait sans doute opposée de tout son pouvoir), Roland, tout mutilé qu’il était, accepta, peu de temps après son retour en Espagne, l’offre d’un poste militaire sous Ferdinand. Les opinions monarchiques de Roland l’attachèrent sans réflexion au service d’un trône que les armées anglaises avaient contribué à rétablir, tandis que l’extrême impopularité du parti constitutionnel en Espagne et la flétrissure d’irréligion dont le stigmatisaient les prêtres, faisaient croire à Roland qu’il soutenait un roi aimé contre les professeurs de ces doctrines révolutionnaires et jacobines qui étaient pour lui comme l’athéisme politique. L’expérience de quelques années passées au service d’un bigot aussi méprisable que Ferdinand, dont tout le patriotisme consistait dans le rétablissement de l’inquisition, ajouta un nouveau désappointement à ceux qui avaient déjà rempli d’amertume la vie d’un homme qui, dans le célèbre héros de Cervantès, n’avait vu que de nobles vertus à imiter et point de folies à ridiculiser. Pauvre Quichotte lui-même, il s’en revint tristement dans sa Manche, sans autre récompense de sa vie de chevalier errant qu’une décoration qu’il dédaigna d’attacher à côté de sa simple médaille de Waterloo, et un grade pour lequel il eût rougi de renoncer à celui plus modeste, mais plus honorable, qu’il avait dans l’armée anglaise.

Cet homme plein d’ardeur et de confiance rentra dans ses pénates, le cœur riche d’espérances nouvelles. Son fils était sorti de la première enfance ; le petit garçon passait naturellement sous l’autorité du père. Délicieuse occupation ! À cette pensée, le foyer domestique sourit de nouveau à Roland.

Voici maintenant la plus déplorable circonstance de ce funeste mariage :

Le père de Ramouna avait appartenu à cette race étrange et mystérieuse, si différente en Espagne des autres tribus de même origine qui se trouvent dans des pays plus civilisés. Le gitano ou bohémien d’Espagne n’est pas le vagabond que nous rencontrons campé sur les terres communales ou cheminant sur nos routes. Tout en conservant beaucoup de ses principes d’insubordination et de son penchant au vol, il habite souvent les villes, exerce diverses professions et s’enrichit assez fréquemment. Un riche gitano avait épousé une Espagnole[1] ; la femme de Roland fut le fruit de ce mariage. Le gitano mourut tandis que Ramouna était encore toute petite, de sorte qu’elle fut affranchie de l’influence de la famille de son père. Mais quoique sa mère, demeurée fidèle à sa religion, l’eût élevée dans la même foi, pure de toute l’impie croyance des gitanos ; et quoique, depuis la mort de son mari, elle eût vécu tout à fait séparée de ceux de cette race, elle n’en était pas moins en dehors de sa caste, sans liaison avec ses parents et ses compatriotes. Pendant qu’elle s’efforçait d’y rentrer, elle perdit la fortune qui faisait sa seule chance de succès dans cette tentative, et elle se trouva seule, sans amis pour égayer la solitude de Ramouna durant l’absence de Roland. Or, la veuve mourut tandis que mon oncle était encore au service de Ferdinand, et les seuls parents qui se groupèrent alors autour de Ramouna furent ceux de la ligne paternelle. Ils n’avaient pas osé réclamer leur parenté du vivant de sa mère ; ils la réclamèrent alors par les attentions et les caresses dont ils comblèrent son fils. Cela leur ouvrit aussitôt les portes et le cœur de Ramouna. Cependant, la bonne anglaise qui, malgré tout ce qui lui rendait ce séjour odieux, était demeurée à son poste par amour pour l’enfant, mourut quelques semaines après la mère de Ramouna, et il ne resta plus aucune saine influence pour contre-balancer les influences pernicieuses auxquelles se trouva livré l’héritier du nom antique et honoré de Caxton. Mais Roland revenait chez lui dans une humeur à être charmé de tout. Il étreignit joyeusement sa femme contre son cœur, se reprocha de n’avoir pas eu assez d’indulgence et de s’être montré trop exigeant, et se promit d’être plus sage à l’avenir. Il fut ravi de la beauté, de l’intelligence, de l’aspect viril de son fils, qui joua avec sa dragonne et s’enfuit avec ses pistolets comme avec un glorieux butin.

La nouvelle de l’arrivée de l’Anglais écarta d’abord de la maison les parents bohémiens ; mais ils aimaient beaucoup l’enfant, et l’enfant les aimait. Aussi les entrevues qu’il eut avec ses sauvages camarades n’en furent pas moins fréquentes pour être plus secrètes. Peu à peu les yeux de Roland s’ouvrirent. À mesure que l’enfant se familiarisait avec lui, il mettait de côté cette réserve que la crainte et la ruse lui avaient d’abord imposée, et Roland fut choqué au delà de toute expression des principes audacieux qu’émettait son fils, et de l’incapacité où il était de comprendre même la simple probité, la franchise et l’honneur, qui semblaient au soldat anglais des idées innées et implantées dans l’homme par Dieu. Roland découvrit bientôt après qu’un système de pillage était organisé dans sa maison, avec la connivence de sa femme et l’entremise de son fils, au profit de bravi fainéants et de vagabonds dissolus. Une pareille découverte eût exaspéré un homme plus patient et confondu un homme plus prudent que Roland. Pour lui, il eut recours au moyen le plus naturel, peut-être un peu trop brusquement ; peut-être ne tint-il pas assez compte de l’esprit inculte et des vives passions de sa femme : il lui ordonna de faire sur-le-champ ses préparatifs pour partir avec lui et de renoncer à toute communication avec ses parents.

Elle refusa avec véhémence ; mais Roland n’était pas homme à céder sur ce point. À la fin pourtant, une fausse soumission et un repentir feint apaisèrent son ressentiment et obtinrent son pardon. Ils s’éloignèrent de plusieurs milles ; mais quelques-uns, et les plus mauvais de cette funeste engeance, les suivirent secrètement. Quel qu’eût été jadis l’amour de Ramouna pour Roland, il avait évidemment cessé depuis longtemps par suite du manque de sympathie entre les époux, et de l’absence qui, si elle renouvelle un vaillant amour, détruit une affection affaiblie. Mais la mère et le fils s’adoraient avec toute la violence de leurs sauvages natures. Même dans des circonstances ordinaires, l’influence du père sur un fils encore enfant s’exerce en vain si la mère se prête à la contrarier. Que pouvait faire le brusque, le sévère, l’honnête Roland, dans la malheureuse position où il était (après avoir été séparé de son fils pendant les années les plus malléables de l’enfance), contre l’ascendant d’une mère qui flattait tous les défauts et cédait à tous les désirs de son favori ?

Dans son désespoir, Roland laissa échapper cette menace : « Si l’on me contrarie ainsi, il sera de mon devoir de séparer le fils d’avec la mère. » Cette menace endurcit aussitôt les deux cœurs contre lui. L’épouse représenta Roland à son fils comme un tyran, comme un ennemi, comme le destructeur du bonheur dont ils avaient joui jusque-là l’un par l’autre, comme un père dont la sévérité prouvait qu’il détestait son propre enfant ; et le fils crut tout cela. Dans la maison de Roland, il se forma contre lui une ligue protégée par la ruse, qui est l’arme des faibles contre les forts.

En dépit de tout, Roland n’oublia jamais la tendresse avec laquelle la jeune garde-malade avait soigné le blessé, ni l’amour que lui avait juré jadis une bouche si charmante, amour sincère alors, quoiqu’il n’eût pas sa source dans les sentiments qui résistent aux petites misères de la vie. Ces pensées venaient s’interposer sans cesse entre sa tendresse et sa raison pour ajouter à l’amertume de sa position, pour harasser encore davantage son pauvre cœur. Et si la puissance de ce sentiment du devoir, qui faisait la force de son caractère, le poussait à exécuter sa menace, l’humanité l’obligea à en retarder l’accomplissement : sa femme allait être mère une seconde fois. Blanche naquit. Comment pouvait-il arracher l’enfant au sein maternel, ou abandonner sa fille aux fatales influences auxquelles il avait tant de peine à soustraire son fils ?

Il n’est pas étonnant, pauvre Roland, que ton front hardi soit sillonné de rides profondes et que tes cheveux aient blanchi avant le temps !

Heureusement, peut-être pour tous, la femme de Roland mourut avant que Blanche fût en âge de parler. Elle fut prise d’une fièvre et expira dans le délire, serrant son fils sur son cœur, et priant les saints de le protéger contre un père cruel. Combien de fois ce lit de mort troubla le fils, et justifia sa croyance qu’il n’y avait nul amour paternel dans ce cœur, désormais son seul abri contre les terribles orages de ce monde ! Je répète pauvre Roland ! car je sais que, dans le moment où se brisèrent si tristement ces liens sacrés, ton cœur grand et généreux oublia les outrages ; tu revis de nouveau des yeux pleins de tendresse attachés sur l’étranger blessé, tu entendis de nouveau ces douces paroles que ne rougissent pas de murmurer à l’objet de leur amour les femmes des pays méridionaux. Et tout cela devait donc finir au délire de la haine, au regard vitreux de la terreur !


CHAPITRE IV.

Le précepteur.

Roland passa en France et se fixa dans les environs de Paris. Il mit Blanche dans un couvent du voisinage, où il allait la voir tous les jours, et il se consacra à l’éducation de son fils. Celui-ci apprenait facilement ; la chose difficile était de lui faire désapprendre ; et pour en venir à bout, il aurait fallu la froide expérience et la rare patience d’un habile précepteur, ou l’amour, la confiance et la docilité d’un élève qui a foi en son maître. Roland sentit qu’il n’était pas l’homme qu’il fallait, et que le cœur de son fils lui restait obstinément fermé. Il chercha et trouva, de l’autre côté de Paris, un individu qui lui parut un précepteur convenable. C’était un jeune Français de quelque distinction dans les lettres et plus encore dans les sciences, doué de cette éloquence naturelle à ceux de sa nation, et sachant exprimer en phrases retentissantes les sentiments qui plaisaient au romanesque enthousiasme du capitaine. Plein d’espoir, Roland confia son fils aux soins de cet homme. L’adolescent, grâce à sa vive intelligence, se rendit bientôt maître de tout ce qui plaisait à ses goûts ; il apprit à parler et à écrire le français avec une élégance et une précision rares. Sa mémoire tenace et ces organes flexibles où réside le don des langues servirent, avec le secours d’un maître anglais, à raviver la connaissance qu’il avait de la langue de son père, et le mirent à même de la parler couramment et correctement. Cependant il lui resta toujours un singulier accent ; mais, comme je ne soupçonnais pas qu’il eût été élevé à l’étranger, je crus d’abord que c’était une sorte d’affectation théâtrale qui le faisait parler ainsi. Il n’alla pas loin dans les sciences, un peu plus loin peut-être que les notions superficielles de mathématiques qu’on enseignait alors en France ; mais il acquit une facilité et une rapidité de calcul très-remarquables. Il dévora avidement les livres de littérature légère qu’il trouva sous sa main, et il y puisa cette espèce de science qu’on rencontre dans les romans et pièces de théâtre, en bien et en mal, selon que drame ou roman élève l’intelligence et ennoblit les passions, ou bien corrompt l’imagination et ravale la nature humaine. Mais de tout ce que Roland désirait faire apprendre à son fils, celui-ci demeura aussi ignorant qu’auparavant. Entre autres malheurs de ce mariage néfaste, la femme de Roland était superstitieuse comme tous les catholiques d’Espagne, et le fils avait mélangé toutes ces superstitions avec celles bien plus lugubres du sombre paganisme des gitanos.

Roland avait choisi un protestant pour précepteur de son fils. Mais ce précepteur n’était protestant que de nom. Il se moquait amèrement, il est vrai, de toutes les superstitions ; mais il était protestant comme un défenseur de la religion de Voltaire dit que ce grand esprit l’eût été, s’il eût vécu dans un pays protestant. Le Français extirpa par le ridicule toutes les superstitions de son élève ; mais il ne laissa à leur place que le scepticisme railleur de l’Encyclopédie, sans lui inculquer cette morale réparatrice commune à toutes les philosophies, mais que malheureusement il faut être philosophe pour comprendre.

Ce précepteur ne se doutait pas du mal qu’il faisait. D’ailleurs il instruisait son élève d’après son propre système, système doux et plausible, très-semblable à celui qu’on nous recommande en Angleterre : « Instruisez l’intelligence, tout le reste suivra naturellement. Enseignez à lire quelque chose, et tout viendra bien. Suivez la tendance de l’esprit de votre élève ; ainsi vous développerez son génie, vous ne le contrecarrerez pas. » Esprit, intelligence, génie ! Belles choses, sans doute ; mais, pour faire l’éducation de l’homme tout entier, il faut faire celle d’autre chose encore. Ce n’est pas faute d’esprit, d’intelligence et de génie, que les Borgia et les Néron ont laissé des noms en horreur à l’humanité. Y avait-il, dans toute cette éducation, une seule leçon qui pût réchauffer le cœur et guider l’âme ?

Ô ma mère ! si ce jeune homme, debout à côté de toi, avait pu apprendre de ta bouche pourquoi la vie nous a été donnée, à quoi elle doit aboutir, et comment le ciel nous est ouvert jour et nuit ! Ô mon père ! si tu avais été son précepteur, non dans la science des livres, mais dans la simple sagesse du cœur ! Oh ! s’il avait appris de toi, en paraboles unies à la pratique, le bonheur qu’on trouve dans le sacrifice de soi-même, et comment les bonnes actions réparent les mauvaises !

Ce fut un malheur pour ce jeune homme si audacieux et si beau, qu’il y eût dans son extérieur et dans ses manières ce qui attire l’indulgence, l’intérêt et une sorte d’admiration compatissante. Le Français l’aima, ajouta foi à l’histoire qu’il lui conta, et le crut maltraité par ce soldat anglais au dur visage. Les Anglais étaient si détestés, surtout les soldats anglais ! et le capitaine avait mortellement offensé le Français, en appelant un jour Vilainton un grand homme, et en niant avec une brutale indignation que les Anglais eussent empoisonné Napoléon. Ainsi, au lieu d’apprendre au fils à aimer et à respecter son père, le Français haussait les épaules lorsque son élève exhalait quelque plainte peu filiale, et il lui répondait le plus souvent : Mais, cher enfant, ton père est Anglais, c’est tout dire. Cependant, comme l’enfant devenait jeune homme, on lui laissa, dans ses heures de loisir, une liberté dont il profita avec toute l’ardeur de ses premières habitudes et de son caractère aventureux. Il se lia avec de jeunes débauchés, piliers d’estaminets, prodigues… d’esprit, leur seul capital ! Il devint de première force à l’épée, au pistolet, et adroit à tous les jeux où l’adresse vient en aide à la fortune. Il apprit de bonne heure à se procurer de l’argent au moyen des cartes et du billard.

Enchanté de la facilité de son précepteur, il tâchait de dissimuler ses sentiments et d’adoucir ses manières lorsqu’il rendait visite à son père. Il tirait alors parti de ce qu’il avait appris de moins ignoble ; grâce à sa mémoire extraordinaire, il citait en sa présence les plus beaux sentiments qu’il avait trouvés dans les drames et les romans. Quel père n’est pas crédule ? Roland l’était, et versait des larmes de joie. Il crut enfin le temps venu de reprendre le jeune homme auprès de lui, de retourner à la vieille tour avec un héritier digne de son nom. Il remercia et bénit le précepteur, il emmena son fils. Mais celui-ci, sous prétexte qu’il avait encore différentes choses à apprendre pour compléter son éducation, pria son père de ne pas encore partir pour l’Angleterre, et de lui permettre de voir son précepteur tous les jours pendant quelques mois encore. Roland y consentit, quitta son logement et en prit un autre dans le faubourg où demeurait le précepteur. Mais quand ils se trouvèrent sous le même toit, les goûts et les habitudes du fils se révélèrent, ainsi que sa répugnance à obéir à l’autorité paternelle. Pour rendre justice à mon malheureux cousin (autant que cela peut s’appeler justice), il pouvait bien dissimuler quelque temps, mais il n’était pas assez hypocrite pour soutenir une tromperie systématique. Il savait jouer un rôle en une circonstance, parce que sa propre adresse lui causait une grande joie ; mais il ne pouvait porter le masque avec la patience et le sang-froid nécessaires à une longue dissimulation. Pourquoi entrer dans de pénibles détails que le lecteur intelligent devinera si facilement ? Les vices du fils étaient précisément ceux que le père pardonnait le moins. Nul père, je crois, n’eût été moins sévère pour les petites fredaines d’une ardente jeunesse ; mais pour tout ce qui paraissait bas et petit, pour tout ce qui le froissait comme gentilhomme et comme soldat, ah ! je n’eusse point bravé le froncement sévère de ses sourcils, ni la douleur qui perçait à travers le ton dédaigneux de sa voix, non, quand bien même on m’eût donné tous les trésors du monde. Aussi lorsque, après avoir reconnu que les défenses étaient aussi vaines que les avertissements, Roland trouva son fils, au milieu de la nuit, dans un repaire de joueurs et d’escrocs, gagnant tout le monde au billard et triomphant à l’aspect des pièces de cinq francs qui s’empilaient devant lui, vous pouvez vous faire une idée du courroux avec lequel cet homme fier, passionné, emporté, chassa la canne à la main les infâmes associés de son fils, en jetant après eux les gains illicites de celui-ci ; avec quel ressentiment et quelle humiliation le fils se vit forcé de suivre son père à la maison. Alors Roland partit avec lui pour l’Angleterre ; mais il ne rentra pas dans la vieille tour : ce foyer de ses ancêtres était trop sacré pour la présence de cet indigne héritier.


CHAPITRE V.

Sans confiance au foyer paternel, sans guide dans le monde.

Alors, se cramponnant vainement à tous les arguments que lui suggérait son bon sens, Roland parla de ce que les hommes doivent au nom de leur père, lors même qu’ils ont jeté de côté tout amour filial ; alors il devint irritable et austère dans son orgueil, lui qui avait toujours été si enjoué, et il dut paraître au fils déjà perverti, peu aimable et peu aimant. Cet orgueil ne fit qu’aggraver le mal, sans avoir aucun bon résultat, car le jeune homme l’adopta, mais en mauvaise part. Il se dit à lui-même :

« Mon père est donc un homme illustre, avec tous ses ancêtres et ses grands mots ! Il a des terres et un château, et pourtant nous menons une vie si misérable et il me laisse manquer d’argent ! Mais si ces hommes morts sont un sujet d’orgueil pour lui, ils doivent l’être pour moi aussi. Ce logis, cette manière de vivre, est-ce là ce qui convient à un gentilhomme, comme il m’appelle toujours ? »

Même en Angleterre, le sang bohémien se manifesta, et le jeune homme trouva, Dieu sait où et comment, des camarades vagabonds. Des figures bizarres, remarquables par un costume éclatant et râpé, d’une élégance de mauvais aloi, le guettaient au coin de la rue, ou jetaient un coup d’œil vers sa fenêtre, s’esquivant à l’aspect de Roland. Roland ne pouvait descendre au métier d’espion ; et le cœur du fils s’endurcit de plus en plus vis-à-vis du père, et le visage du père n’eut plus de sourire pour le fils. Bientôt arrivèrent des notes à payer ; des créanciers frappèrent à la porte. Des notes et des créanciers à un homme qui frémissait à la pensée d’une dette, comme l’hermine à la vue d’une tache sur sa fourrure ! Et le fils répondait sèchement aux remontrances :

« Ne suis-je pas gentilhomme ? c’est là ce qui convient aux gentilshommes. »

Roland se rappela peut-être alors l’histoire de son ami français ; il ne ferma plus son bureau.

« Ruinez-moi si vous voulez, mais pas de dettes. Il y a de l’argent dans ces tiroirs… Je ne les ferme pas. »

Une pareille confiance eût guéri pour toujours un jeune homme qui aurait eu quelque sentiment d’honneur : l’élève des gitanos ne comprit pas cette délicatesse ; il trouva que c’était une permission toute naturelle, quoique peu gracieuse, de prendre ce qu’il voudrait… et il prit ! Roland vit là un vol, et un vol de la plus grossière espèce ; mais lorsqu’il le déclara à son fils, celui-ci frémit d’indignation, et, dans ce qui avait été un si touchant appel à son honneur, il ne vit plus qu’un piège pour le déshonorer. Bref, ils ne purent se comprendre. Roland défendit à son fils de sortir de la maison ; le jeune homme sortit la nuit même et s’enfuit à l’aventure, pour jouir du monde ou le braver, selon ses propres caprices.

Il serait fastidieux de le suivre pas à pas dans ses diverses tentatives pour arriver à la fortune, que d’ailleurs je ne connais pas toutes. Je laisse ici de côté son vrai nom, qu’il avait volontairement quitté ; et, pour ne pas embarrasser le lecteur par tous les pseudonymes qu’il adopta successivement, je donnerai désormais à mon infortuné cousin le nom sous lequel je le connus d’abord, et je continuerai à le lui donner jusqu’au jour où (Dieu veuille que ce jour arrive bientôt !), corrigé de ses défauts, il pourra reprendre le sien. Ce fut en se joignant à une troupe de comédiens ambulants que Vivian fit la connaissance de Peacock, ce digne homme qui avait plus d’une corde à son arc. Il ne tarda pas à reconnaître l’adresse de Vivian au billard, et il vit plus de chance de faire fortune par ce moyen que par les représentations qu’ils pouvaient donner sur des tréteaux dignes de Thespis. Vivian l’écouta. Ce fut dans la nouveauté de leur liaison que je les rencontrai sur la grande route. S’il faut en croire le récit de Vivian, cette rencontre produisit sur lui un grand et salutaire effet, pour le moment du moins. L’innocence et la simplicité qu’il trouva dans ce jeune inconnu étaient chose nouvelle pour lui ; l’air de contentement et de bonheur qui accompagnait ces qualités l’impressionna par le contraste qu’il offrait avec sa gaieté forcée qui n’était au fond que tristesse. Et ce jeune homme était son cousin !

Étant arrivé à Londres, il s’informa de moi à cet hôtel du Strand, que je lui avais indiqué ; il apprit où nous étions ; mais un soir qu’il passait dans notre rue, il vit mon oncle à la fenêtre. Le reconnaître et s’enfuir fut l’affaire d’un instant. Comme il avait alors quelque argent, il abandonna brusquement la troupe dont il faisait partie, et résolut de retourner en France pour y essayer d’un genre de vie plus honorable. Dans la liberté qu’il avait conquise il n’avait pas trouvé le bonheur, ni, dans la vie de chevalier d’industrie dont son père avait cherché vainement à l’écarter, l’espace qu’il fallait à l’ambition qui commençait à le dévorer. Le plus honnête de ses amis était son ancien précepteur ; il alla le voir, mais il le trouva marié. Depuis qu’il avait des enfants, un grand changement s’était opéré dans ses idées ; il ne lui semblait plus moral de soutenir un fils dans sa rébellion contre son père. Vivian témoigna par de fiers sarcasmes combien il était mécontent de l’accueil qu’il avait reçu ; aussi le pria-t-on poliment de quitter la maison. Il se remit alors à vivre de son adresse à Paris ; mais il y trouva une foule de gens plus adroits que lui. Il eut des querelles avec la police, non pour quelque action déshonnête dont il se serait rendu coupable, mais par suite de sa liaison inconsidérée avec des individus moins scrupuleux que lui, et il jugea prudent de quitter la France. Ce fut alors que je le rencontrai déguenillé et sans ressources dans les rues de Londres.

Cependant, après les premières vaines recherches, Roland avait cédé à l’indignation et au dégoût qui, depuis longtemps, couvaient dans son sein contre un fils qui avait rejeté son autorité parce qu’elle le préservait du déshonneur. Ses idées sur la discipline étaient sévères, et la patience était presque arrachée de son cœur. Enfin il se crut assez fort pour abandonner son fils, pour le désavouer, pour dire : « Je n’ai plus de fils. » Ce fut dans cette disposition qu’il nous fit sa première visite. Mais lorsque, dans cette soirée mémorable où il raconta à ses auditeurs émus la sombre histoire des douleurs d’un père, la vive sympathie d’Austin devina la cause de la tristesse de Roland, il ne fallut pas de grands efforts à mon père pour persuader à ce cœur désolé qu’il n’avait pas encore épuisé tous les moyens de retrouver le fils errant et de le faire revenir auprès de lui. Roland partit alors pour Londres ; il parcourut tous les lieux que pouvait fréquenter le proscrit ; il réduisit ses dépenses au plus strict nécessaire, afin de pouvoir entrer dans les théâtres et les maisons de jeu, et solder des agents de police. Ce fut à cette époque qu’il vit sous sa fenêtre la figure de celui qu’il cherchait, et qu’il s’écria dans un moment de joyeuse illusion : « Il se repent. » Un jour mon oncle reçut, par l’entremise de son banquier, une lettre du précepteur qui lui annonçait la visite de son fils. Ignorant l’adresse de Roland, le précepteur n’avait trouvé d’autre moyen de lui faire parvenir sa lettre que de l’adresser à l’homme chez lequel il allait autrefois toucher ses honoraires. Roland partit sur-le-champ pour Paris. Arrivé dans cette ville, il ne put avoir de nouvelles de son fils que par la police, et il apprit ainsi qu’on l’avait vu en compagnie d’escrocs qui étaient déjà sous la main de la justice. Quant au jeune homme, comme il ne s’élevait aucune charge contre lui, on ne s’était pas opposé à son départ de Paris, et on supposait qu’il avait pris la route d’Angleterre. Alors fut accablé le cœur si fier du pauvre capitaine. Son fils, le compagnon d’escrocs avoués !… N’était-il pas déjà leur complice ? et s’il ne l’était pas encore, qu’elle était petite, la distance qui le séparait d’eux ! Il retira du couvent l’enfant qui lui restait encore, revint en Angleterre et fut atteint dès son arrivée d’une fièvre accompagnée de délire. C’était le jour même, ou la veille du jour où son fils s’était couché sans abri et sans argent sur le pavé de Londres.


CHAPITRE VI.

Tentative de construire un temple à la fortune
avec les ruines de la maison paternelle.


« Mais, reprit Vivian continuant son récit, lorsque vous vîntes à mon secours sans me connaître, lorsque vous me relevâtes avec tant de bonté, lorsque de votre bouche j’entendis pour la première fois louer des qualités qui annonçaient que je pouvais encore être bon à quelque chose (car, ajouta-t-il tristement, je me rappelle vos propres paroles), oh ! alors une lumière nouvelle se fit autour de moi, une lumière qui luttait encore contre les ténèbres, mais qui n’en était pas moins déjà la lumière. L’ambition qui m’avait poussé vers cette girouette de Français se ralluma et prit une forme plus digne et plus définie. Je voulus m’élever au-dessus de la boue, me faire un nom et une position dans le monde ! »

Vivian baissa la tête, mais il la releva aussitôt et se mit à rire de son rire bas et moqueur. On peut raconter succinctement le reste de son histoire. Conservant toute l’amertume de son ressentiment contre son père, il résolut de garder l’incognito ; il prit un nom capable d’égarer toutes les conjectures au cas où je parlerais de lui à ma famille : car il savait que Roland avait connaissance de l’escapade du fils du colonel Vivian, et c’était même une conversation sur ce sujet qui lui avait inspiré l’idée de prendre la fuite. La pensée de se faire connaître de Trévanion lui avait souri tout d’abord, mais il avait ses raisons pour ne pas vouloir m’être redevable de son introduction dans cette maison et pour me cacher le lieu de son séjour ; tôt ou tard j’aurais découvert son vrai nom. Heureusement pour ses projets, nous étions sur le point de quitter Londres, et il allait se trouver à l’aise sur cette vaste scène. Ce fut alors qu’il se décida à mettre à exécution son grand projet, qui était d’obtenir une petite indépendance pécuniaire et de s’émanciper totalement de l’autorité de son père. Connaissant le respect chevaleresque du pauvre Roland pour le nom de ses ancêtres, et fermement convaincu qu’il n’avait pas d’amour pour son fils, mais seulement la crainte d’être déshonoré par lui, il résolut de profiter des préjugés de son père pour arriver à son but.

Il écrivit à Roland une lettre fort courte, la lettre qui avait causé tant de joie au pauvre homme, et après la lecture de laquelle il avait dit à Blanche : « Priez pour moi ! » Dans cette lettre Vivian disait qu’il désirait voir son père, et il lui donnait rendez-vous dans une taverne de la Cité.

L’entrevue eut lieu. Et lorsque Roland arriva, l’amour et le pardon dans le cœur, mais (et qui l’en blâmera ?) le front sévère et le regard plein de reproches, prêt sur un mot à se jeter au cou de son fils, Vivian, ne voyant que les signes extérieurs et les interprétant par ses propres sentiments, recula, croisa les bras et dit froidement : « Épargnez-moi vos reproches, monsieur ; ils sont inutiles. Je vous ai appelé pour vous proposer de sauver votre nom et de renoncer à votre fils. »

Alors, entièrement occupé d’arriver à ses fins, l’infortuné jeune homme annonça sa détermination bien arrêtée de ne jamais vivre avec son père, de ne jamais céder à son autorité et de poursuivre résolument sa carrière, quelle qu’elle pût devenir. Il n’expliqua aucune des circonstances qui étaient le plus à son désavantage, pensant peut-être que plus son père aurait mauvaise opinion de lui, plus il céderait facilement à ses désirs. « Tout ce que je vous demande, lui dit-il, le voici : donnez-moi le moins que vous croirez nécessaire pour me sauver de la tentation de voler et m’empêcher de mourir de faim. Je vous promets, en retour, de ne jamais plus troubler votre vie, de ne jamais vous déshonorer par ma mort. Quelque coupables que puissent être mes actions, jamais elles ne rejailliront sur vous, car vous ne reconnaîtrez jamais le malfaiteur. Le nom que vous avez en si haute estime restera sans tache. »

Dégoûté et révolté, Roland n’essaya d’aucun argument ; il y avait dans la froideur de son fils quelque chose qui excluait tout espoir et contre quoi sa fierté se levait avec indignation. Un homme plus humble eût pu faire des remontrances, pleurer, supplier ; cela n’était pas dans le caractère de Roland. Il n’avait que le choix entre trois choses pénibles : répliquer à son fils : « Insensé, je t’ordonne de me suivre ; » ou : « Misérable, puisque tu me rejettes comme étranger, moi aussi je te traite en étranger. Va-t’en, meurs de faim, ou fais-toi voleur, comme tu voudras ! » ou bien enfin courber la tête étourdie de ce coup et dire : « Tu me refuses l’obéissance d’un fils, tu demandes d’être comme mort pour moi ; je ne puis te corriger du vice, je ne puis te conduire à la vertu ; tu veux me vendre le nom que j’ai hérité sans tache et que sans tache j’ai porté : soit ! fais ton prix ! »

Ce fut à peu près à cette dernière résolution que s’arrêta le père.

Il écouta son fils ; puis, après un long silence, il répondit lentement :

« Réfléchissez bien avant de vous décider.

— J’ai réfléchi longtemps ; ma décision est prise ; c’est la dernière fois que nous nous revoyons. J’aperçois à présent devant moi le chemin de la fortune, un chemin qui n’a rien que d’honorable ; vous ne pouvez plus m’aider que de la manière que je vous indique. Repoussez ma demande, et peut-être n’aurons-nous plus, ni vous ni moi, de choix à faire. »

Roland se dit alors à lui-même : « C’est pour ce fils que j’ai économisé et épargné ; que me faut-il à moi, sinon juste assez pour ne pas faire de dettes, pour me retirer dans un coin et attendre la mort ? Plus je pourrai lui donner, plus grande sera la chance qu’il renonce à ses infâmes associés et à cette carrière désespérée. » Ce fut ainsi que Roland abandonna à son fils rebelle plus de la moitié de son modique revenu.

Vivian ne savait pas quelle était la fortune de son père ; il ne soupçonnait pas qu’une allocation annuelle de deux cents livres sterling fût si disproportionnée avec les revenus de Roland ; et pourtant, lorsque ce chiffre lui fut annoncé, il fut frappé de la générosité de celui auquel il avait lui-même donné le droit de répondre : « Je te prends au mot ; juste assez pour ne pas mourir de faim ! »

Mais aussitôt cet odieux égoïsme qu’il avait appris dans les mauvaises compagnies et les mauvais livres, et qu’il appelait la science du monde, lui fit penser : « Ce n’est pas pour moi, mais seulement pour mon nom, « et il dit à haute voix : » J’accepte ces conditions, monsieur. Voici l’adresse d’un avoué avec qui vous pourrez terminer cette affaire. Adieu pour toujours. »

À ces derniers mots, Roland tressaillit et étendit les bras comme un aveugle. Mais Vivian avait déjà ouvert la fenêtre (la chambre était au rez-de-chaussée) et s’était élancé sur le rebord. « Adieu, répéta-t-il ; dites au monde que je suis mort ! »

Il sauta dans la rue ; le père se frappa la poitrine et dit : « Voilà donc achevée ma tâche dans ce monde des hommes ! Je retournerai à la vieille tour, ruine moi-même auprès de ces ruines ; et l’aspect des tombeaux qu’au moins j’ai sauvés du déshonneur me consolera de tout ! »


CHAPITRE VII.

Résultats. — Ambition pervertie. — Passion égoïste. — Intelligence faussée par la perversité du cœur.

Ainsi réussirent les projets de Vivian. Il avait désormais un revenu qui lui permettait de vivre en gentleman, une indépendance modeste, il est vrai ; mais enfin c’était l’indépendance. Nous avions tous quitté Londres. Une lettre à mon adresse, avec le timbre du bourg dans le voisinage duquel demeurait le colonel Vivian, suffit pour me persuader que mon protégé appartenait à cette famille et qu’il était de retour au foyer paternel. Ce fut alors qu’il se présenta à Trévanion, comme étant le jeune homme que j’avais fait travailler pour lui. Il savait que je n’avais jamais prononcé son nom devant Trévanion, parce que je ne m’étais pas cru autorisé à le faire sans la permission de Vivian, de peur de trahir son apparente confiance en moi ; et il prit celui de Gower, qu’il choisit au hasard dans un vieil almanach royal. Ce nom avait l’avantage, commun à la plupart des noms de la haute noblesse d’Angleterre, de n’être pas exclusivement la propriété des membres d’une seule famille, ce qui a lieu ordinairement pour les anciens noms des gentilshommes non titrés.

Lorsque, grâce à ses talents pleins de souplesse, il eut réussi à corriger tout à fait ou du moins à adoucir ce qui dans ses manières aurait pu déplaire à Trévanion ; lorsqu’il eut excité l’intérêt que ce généreux homme d’État éprouvait toujours pour le talent, il avoua en présence de lady Ellinor (car son expérience lui avait appris que, pour tout ce qui s’adresse à l’imagination, pour tout ce qui paraît en dehors du cours ordinaire de la vie, il était beaucoup plus facile de s’attirer la sympathie d’une femme), il lui avoua, dis-je, qu’il avait des motifs de cacher sa famille, qu’il croyait que je soupçonnais son vrai nom, et qu’il craignait que l’intérêt mal entendu que je lui portais ne me poussât à faire connaître à ses parents le lieu de son séjour. Il pria donc Trévanion de ne pas faire mention de lui, au cas où il aurait occasion de m’écrire. Trévanion le lui promit, non sans répugnance ; mais la confidence qui venait de lui être faite semblait exiger cette promesse. Cependant, comme il détestait toute espèce de mystère, cet aveu aurait pu devenir fatal à Vivian, et celui-ci, sous des auspices aussi équivoques, n’aurait point conquis dans la maison de Trévanion l’intimité à laquelle il aspirait, sans une circonstance qui lui ouvrit cette maison comme s’il avait fait partie de la famille.

Vivian avait toujours gardé, comme un trésor, une boucle de cheveux de sa mère, boucle coupée à son lit de mort. Le premier argent qu’on avait mis à sa disposition, au temps où il logeait chez son précepteur français, avait été consacré à l’achat d’un médaillon sur lequel il avait fait graver son nom et celui de sa mère. Cette relique, il la portait partout avec lui, et, dans les plus cruelles angoisses de la misère, la faim même n’avait pu le forcer à s’en séparer. Un matin, le ruban auquel était suspendu ce médaillon en or vint à se rompre ; le regard de Vivian s’arrêta sur les noms qui y étaient gravés, et le vague sentiment qu’il avait du droit, tout imparfait qu’il fût, lui fit penser que son traité avec son père l’obligeait à effacer ces noms. Dans cette intention, il remit le médaillon à un joaillier de Piccadilly, auquel il donna ses instructions, sans remarquer une dame qui se trouvait au fond de la boutique. Après le départ de Vivian, le médaillon resta sur le comptoir ; la dame s’avança, l’examina et lut les noms qui devaient être effacés. Elle avait été frappée du son de voix de Vivian, et le soir même M. Gower reçut de lady Ellinor Trévanion un billet par lequel elle demandait à le voir. Il obéit avec surprise. Elle lui présenta le médaillon en souriant et lui dit : « Il n’y a qu’un seul homme au monde qui s’appelle de Caxton… à moins que vous ne soyez son fils… Ah ! je vois maintenant pourquoi vous cherchiez à vous cacher de mon ami Pisistrate. Mais comment cela se fait-il ? se peut-il que vous soyez brouillé avec votre père ? Confiez-vous à moi, ou je croirai de mon devoir de lui écrire. »

Ainsi surpris, Vivian ne put dissimuler. Il ne vit d’autre alternative que de confier son secret à lady Ellinor, et d’implorer son silence. Il s’étendit alors avec amertume sur la haine de son père contre lui, et sur la résolution qu’il avait prise de lui prouver, par la position qu’il se créerait seul dans le monde, combien cette haine était injuste. Son père le croyait mort. Peut-être en était-il content. Il ne voulait lui ôter cette croyance qu’après avoir racheté les erreurs de son enfance et forcé sa famille à être fière de lui.

Quoique lady Ellinor eût peine à admettre que Roland pût haïr son fils, elle pouvait le croire sévère et irritable, imbu qu’il était des idées du soldat relativement à la discipline. L’histoire du jeune homme la toucha, sa résolution lui plut. Toujours un peu romanesque, sympathisant toujours avec les ambitieux, elle entra dans les vues de Vivian avec une ardeur dont il fut étonné. Elle était ravie de conduire le fils à la fortune pour le réconcilier plus tard avec le père : ce serait une sorte d’expiation de tout ce que Roland croyait avoir à lui reprocher.

Elle voulut révéler ce secret à Trévanion, pour qui elle n’avait rien de caché. C’était d’ailleurs s’assurer qu’il le garderait.

Ici je suis forcé de m’écarter un peu de l’ordre chronologique de mon récit, pour apprendre au lecteur que, lors de l’entrevue de lady Ellinor avec Roland, la rudesse des manières de mon oncle l’avait empêchée de lui confier le secret de Vivian. Mais à la première tentative qu’elle fit pour le sonder, elle avait commencé par quelques paroles d’éloge du nouvel ami de Trévanion, et cela avait éveillé les soupçons de Roland ; Ce furent ces soupçons sur l’identité de ce M. Gower avec son fils qui l’intéressèrent si vivement à la délivrance de Mlle Trévanion. Mais le pauvre soldat cherchait si héroïquement à résister à ses propres craintes, qu’il ne voulut me faire aucune question, de peur que mes réponses ne paralysassent l’énergie dont il avait si grand besoin. « Car, dit-il ensuite à mon père, je sentais le sang se précipiter à mes tempes. Si j’avais dit à Pisistrate : « Décrivez-moi cet homme ; » si cette description m’avait fait reconnaître mon fils, et si j’avais craint de ne pas arriver à temps pour empêcher l’accomplissement de son crime, ma tête n’aurait pu y résister. Aussi je n’osai lui faire aucune question. »

Je reprends le fil de mon récit. À dater du jour où Vivian se confia à lady Ellinor, le chemin fut ouvert à ses espérances les plus ambitieuses ; et, quoique ses connaissances ne fussent pas asses étendues pour permettre à Trévanion d’en faire son secrétaire, cependant, excepté qu’il ne couchait pas dans la maison, il y fut presque sur le même pied d’intimité où j’y avais été.

Parmi les projets de Vivian, celui d’obtenir le cœur et la main de la grande héritière n’était pas le moins ardent. Cet espoir fut anéanti lorsque, peu de temps après, Fanny fut fiancée au jeune lord Castleton. Mais Vivian ne put voir Mlle Trévanion avec impunité. Hélas ! quel cœur encore libre pouvait demeurer insensible à tant de charmes ? Il laissa l’amour, l’amour tel que pouvait le sentir sa nature demi-sauvage, se glisser dans son cœur et s’en rendre maître ; mais il ne conserva aucun espoir, n’entretint aucun projet pendant la vie du jeune lord. À la mort de son fiancé, Fanny était libre ; il commença alors à espérer, mais pas encore à comploter. Il rencontra Peacock par hasard. Soit légèreté de caractère, bonté de cœur, ou vague espoir que son associé pourrait lui être utile, Vivian le fit entrer au service de Trévanion. Peacock s’aperçut bientôt de son amour pour Fanny. Ébloui par les avantages qu’un mariage avec Mlle Trévanion procurerait à son protecteur et qui ne pouvaient manquer de rejaillir sur lui-même, enchanté de trouver une occasion d’exercer ses talents dramatiques sur la scène de la vie réelle, il ne tarda pas à mettre en usage les leçons du théâtre, et noua une intrigue en sous-ordre entre soubrette et valet, pour servir les projets et assurer le succès de l’amoureux.

Si Vivian eut quelque occasion de laisser deviner son admiration, jamais Fanny ne lui en donna de plaider sa cause. Mais la douceur de son caractère, et la gracieuse bienveillance dont elle était entourée comme d’une atmosphère émanant de son innocent désir de plaire, servirent à le tromper. La beauté de Vivian était d’ailleurs si grande, et l’effet qu’elle avait produit dans le cours de sa vie errante lui inspirait tant de confiance, qu’il pensait n’avoir besoin que d’une occasion de se déclarer pour obtenir l’amour de la jeune fille. C’est dans cet état d’ivresse de l’esprit qu’il dut accompagner Trévanion chez lord N…, le ministre ayant placé ailleurs son secrétaire écossais. Lady N… était une de ces dames à la mode, qui, parvenues à l’âge mitoyen, aiment à patronner et à faire avancer les jeunes gens, acceptant leur gratitude comme un hommage rendu à leur beauté. Elle fut frappée de la physionomie de Vivian, de l’air et des manières pittoresques qui lui étaient propres. Naturellement indiscrète et bavarde, elle n’eut point de secrets pour son élève, qu’elle avait le caprice de vouloir mettre au fait de la société ! Elle lui parla, entre autres sujets à la mode, de Mlle Trévanion et de la croyance où elle était que le nouveau lord Castleton l’avait toujours admirée ; mais il ne s’était décidé à se marier que depuis qu’il avait hérité du marquisat. La connaissance qu’il avait de l’ambition de lady Ellinor lui faisait espérer que le marquis de Castleton obtiendrait peut-être le prix qu’on eût refusé à sir Sedley Beaudésert. Puis, pour donner plus de force aux prédictions qu’elle hasardait, elle répéta, en les exagérant peut-être, quelques passages des réponses que lord Castleton avait faites aux lettres où elle lui avait suggéré l’idée de ce mariage.

Les alarmes de Vivian se trouvèrent fatalement excitées. Des passions déréglées obscurcissent facilement une raison longtemps pervertie et une conscience habituellement émoussée. Il y a dans tout amour profond, qu’il soit pur ou coupable, un instinct qui rend sa jalousie prophétique. C’est ainsi que tout d’abord, au milieu des oisifs qui brillaient autour de Fanny Trévanion, ma jalousie s’était surtout attachée à sir Sedley Beaudésert, quoiqu’elle parût n’avoir alors aucun fondement. Le même instinct avait inspiré à Vivian la même jalousie vague ; mais chez lui cette jalousie s’alliait à une grande haine du rival qui avait blessé son amour-propre. Car, encore que le marquis fût d’un caractère trop bienveillant pour être hautain et impoli, il n’avait jamais témoigné à Vivian l’amitié dont il avait été prodigue envers moi ; il l’avait poliment tenu à distance. D’ailleurs la vanité de Vivian s’était trouvée offensée de l’effet que produisait sans effort sur tous les cœurs ce grand séducteur, qui rejetait dans l’ombre la jeunesse et la beauté plus frappante, mais infiniment moins aimable, de son aventureux rival. Ainsi cette animosité contre lord Castleton conspira avec l’amour de Vivian pour Fanny, excitant tout ce qu’il y avait de mauvais dans cet esprit audacieux et turbulent.

Son confident Peacock, profitant de son expérience de la scène, lui suggéra le plan d’un complot auquel l’intelligence plus vive de Vivian donna aussitôt un corps et la vie. Peacock avait trouvé la femme de chambre de Mlle Trévanion prête à tout ce qui lui assurerait un mari et un contrat de rente. Deux ou trois lettres échangées entre eux avaient fixé les engagements préliminaires. Un ami de l’ex-comédien avait naguère acheté une auberge sur la route du Nord ; on pouvait compter sur lui. Il fut décidé que Peacock y amènerait Mlle Trévanion, grâce au concours de la soubrette, et que Vivian l’y rencontrerait. La difficulté qui restait eût semblé la plus grande à tout autre que Vivian. Il ne s’agissait en effet de rien moins que d’obtenir le consentement de Mlle Trévanion à un mariage écossais ; mais Vivian espérait tout de son éloquence, de ses artifices, de son amour. Par une inconséquence étrange, mais naturelle à un jugement aussi faux que le sien, il s’imaginait qu’en insistant auprès de Fanny sur l’intention où étaient ses parents de sacrifier sa jeunesse à l’homme même dont il était le plus jaloux, sur la disproportion d’âge, sur ce qu’il pouvait y avoir de ridicule dans les faiblesses et les frivolités de son rival ; qu’en répétant les lieux communs de beauté vendue par l’ambition, etc., il parviendrait à l’effrayer au point de se faire préférer. Le moment de l’exécution du complot approchait. Peacock prétexta, pour s’absenter quelques jours, une visite à rendre à un parent malade. Vivian avait lui-même obtenu un congé, la veille, sous prétexte de voir les environs si pittoresques du château de lord N… Ainsi arriva la catastrophe.

Ne pouvant plus contenir mon indignation, je m’écriai : « Est-il besoin de vous demander comment Mlle Trévanion accueillit votre monstrueuse proposition ? »

Les joues pâles de Vivian pâlirent davantage, mais il ne répondit pas.

— Et si nous n’étions pas arrivés, qu’eussiez-vous fait ? Oh ! pouvez-vous plonger vos regards dans le gouffre d’infamie auquel vous avez échappé ?

— Je ne puis ni ne veux supporter ce langage ! s’écria Vivian en se levant. J’ai mis mon cœur à nu devant vous, et il n’est ni généreux ni digne d’appuyer ainsi sur mes blessures. Vous pouvez moraliser, vous pouvez parler froidement ; mais moi… j’aimais !

— Et pensez-vous que je n’aimais pas aussi, moi ? J’ai aimé plus longtemps que vous, mieux que vous. J’ai eu bien des luttes terribles à soutenir, bien des jours sombres, bien des nuits sans sommeil ! et pourtant… »

Vivian m’arrêta.

« Serait-il vrai ? s’écria-t-il. J’ai cru que vous aviez eu peut-être quelque caprice passager pour Mlle Trévanion, mais que vous l’aviez vaincu et dompté facilement. Oh ! non, si vous l’aviez aimée réellement, comment auriez-vous pu renoncer à toutes vos chances, quitter la maison, fuir loin de sa présence ? Non, non, ce n’était pas de l’amour !

— C’était l’amour véritable ! et je prie le ciel qu’il vous accorde de connaître un jour combien votre passion s’écartait des sentiments qui rendent le véritable amour aussi sublime que l’honneur, aussi humble que la religion ! Oh ! cousin, cousin ! que n’auriez-vous pas pu devenir avec vos rares talents ? que ne pourriez-vous pas devenir encore, si vous passiez par le repentir pour arriver à l’expiation ? Ne parlez pas à présent de votre amour ; je ne parle pas du mien. L’amour s’est retiré de notre vie à tous deux. Revenez à des pensées qui ont précédé celle-là ; songez à des torts plus graves ! Votre père ! ce noble cœur que vous avez si cruellement déchiré, cet amour patient que vous avez si peu compris ! »

Alors, avec toute la chaleur d’une vive émotion, je m’empressai de lui montrer le vrai caractère de l’honneur, et de Roland qui était l’honneur personnifié. Je lui dis les veilles, les espérances, les angoisses dont j’avais été témoin et qui m’avaient fait pleurer, moi, qui n’étais pas le fils de Roland. Je lui dis la pauvreté et les privations auxquelles le père s’était condamné jusqu’au dernier moment, afin que le fils ne pût s’excuser de ses fautes sur la misère, cette mauvaise conseillère des cœurs faibles. Je lui parlai longuement et avec l’éloquence qu’inspire la conviction, je ne souffris aucune interruption, j’étouffai toutes les objections, j’enfonçai pour ainsi dire la vérité comme un clou dans ce cœur endurci, que j’étreignais de toutes mes forces. Enfin cette nature sombre, amère, cynique, fut obligée de céder. Le jeune homme tomba à mes pieds en sanglotant et s’écria :

« Épargnez-moi ! épargnez-moi ! Je vois tout à présent ! Misérable que j’étais ! »


CHAPITRE VIII.

Je ne me permis pas, en quittant Vivian, de lui promettre le pardon immédiat de Roland. Je ne le pressai point de chercher à voir son père. Je sentais que le temps n’était pas encore venu pour le pardon, ni pour l’entrevue. Je me contentai de la victoire que je venais de remporter. Je jugeai qu’il était bon que la réflexion, la solitude et la souffrance, gravassent plus profondément la leçon et préparassent la voie à une sincère résolution de se corriger. Je le laissai donc assis au bord du ruisseau, en promettant de lui faire savoir, à la petite auberge où il se logea, comment Roland luttait contre la maladie.

En rentrant, je me reprochai d’être resté si longtemps loin de mon oncle. Mais je fus bientôt agréablement surpris de le voir levé et habillé, avec un air calme, quoique fatigué. Il ne me demanda pas d’où je venais, soit qu’il sympathisât avec la douleur que m’avait causée le départ de Mlle Trévanion, soit qu’il soupçonnât que cette douleur n’avait pas absorbé tout mon temps.

Mais il me dit simplement :

« Je crois vous avoir entendu dire que vous avez écrit à Austin de venir… est-ce bien vrai ?

— Oui ; mais je lui ai indiqué pour rendez-vous le relais de ***, comme étant le point le plus rapproché de la tour.

— Alors, partons tout de suite. Le changement me fera du bien. La curiosité, les conjectures de tout ce monde me mettent à la torture, dit-il en joignant les mains. Commandez des chevaux sur-le-champ. »

Je sortis et, tandis qu’on préparait les chevaux, je courus à l’endroit où j’avais laissé Vivian. Il y était toujours dans la même attitude, la figure cachée dans ses mains, comme pour ne pas voir la lumière du soleil. Je lui dis en quelques mots que Roland se trouvait mieux et que nous allions partir, et je lui demandai où je le reverrais à Londres. Il me donna l’adresse de la maison où je l’avais visité si souvent.

« S’il n’y a pas de chambre vide pour moi, dit-il, je laisserai là un mot pour vous apprendre où vous me trouverez. Mais je voudrais bien avoir la même chambre qu’avant… »

Il n’acheva pas sa phrase. Je lui serrai la main et le quittai.


CHAPITRE IX.

Quelques jours se sont écoulés. Nous sommes à Londres, mon père avec nous, et Roland a permis à Austin de me raconter son histoire. Je lui ai communiqué, par le-même intermédiaire, tout ce que le récit de Vivian m’a suggéré, soit en atténuation du passé, soit en espérance pour l’avenir. Austin a merveilleusement calmé son frère. La rudesse ordinaire de Roland a disparu ; il a l’air plus doux, la voix moins sévère. Il ne me fait pas de questions ; il ne me nomme pas son fils ; il ne parle plus du voyage en Australie ; il ne me demande pas pourquoi mon départ est différé ; il ne s’occupe plus, comme auparavant, de mes préparatifs : il n’a le cœur à rien.

Le voyage est retardé jusqu’au départ d’un autre navire. J’ai vu Vivian deux ou trois fois, et le résultat de ces entrevues m’a désappointé et abattu. Il me semble que l’effet produit est déjà effacé en grande partie. À l’aspect de la grande Babylone avec l’aisance, le luxe, les richesses, la pompe, avec la misère, la famine, les haillons qu’on trouve inévitablement réunis dans ce foyer de civilisation, au milieu des inégalités de notre vieille société, on dirait que les dispositions de Vivian à la lutte se sont réveillées. Sa funeste ambition, son hostilité contre le monde, sa colère, son mépris, sa haine contre l’homme, ses murmures contre Dieu : tout cela a reparu. Heureusement il lui reste son repentir de ses torts envers son père ; sur ce point son cœur est encore attendri, et j’y ai découvert un principe d’honneur plus véritable que je n’en avais trouvé chez lui jusque-là. Il a annulé la convention qui lui assurait une rente aux dépens de l’aisance de son père. « Au moins, dit-il, je n’aurai plus cette injustice sur la conscience. »

Mais, tandis que sur ce point son repentir paraît sincère, il n’en est pas de même relativement à sa conduite envers Mlle Trévanion. Son éducation bohémienne, les mauvaises compagnies qu’il a fréquentées, les romans extravagants qu’il a lus, l’habitude qu’il a prise de juger l’amour d’après les intrigues de théâtre, tout cela s’élève entre son intelligence et le sentiment de la fraude et de la perfidie dont il s’est rendu coupable. Il semble plus honteux du scandale que de la faute elle-même, plus désespéré de l’insuccès que reconnaissant d’avoir échappé au crime. Bref, il est impossible de refondre d’une seule pièce un pareil caractère : impossible, du moins à un artisan aussi inexpérimenté que moi.

Après une de ces entrevues, je me suis glissé dans la pièce où Austin était assis en compagnie de Roland. J’ai guetté le moment favorable où Roland, secouant sa rêverie, ouvrirait sa Bible et se livrerait à cette lecture avec toute son attention, toute sa résolution. Alors j’ai fait signe à mon père de me suivre hors de la chambre.

Pisistrate. — J’ai revu mon cousin. Cela ne va pas comme je voudrais. Mon cher père, il faut que vous le voyiez.

M. Caxton. — Moi !… oui, assurément, si je puis être de quelque utilité. Mais m’écoutera-t-il ?

Pisistrate. — Je le pense. Souvent un jeune homme respecte dans plus âgé que lui ce qui lui paraît présomption, venant de quelqu’un de son âge.

M. Caxton. — C’est possible. (D’un air rêveur.) Mais vous me dites que l’esprit de ce jeune homme est semblable à un navire qui a fait naufrage… Dans quelle partie de la charpente délabrée pourrai-je fixer le grappin ? Il paraît que la plupart des appuis sur lesquels on compte ordinairement nous feront défaut ici. Religion, honneur, souvenirs d’enfance, liens de famille, obéissance filiale, rien de tout cela… pas même l’intelligence de l’intérêt personnel dans le sens philosophique de ce mot. Et moi,… moi qui ne suis qu’un savant, je… Mon cher fils, je désespère.

Pisistrate. — Non, vous ne désespérerez pas… Il faut que vous réussissiez ; car, autrement, que deviendrait l’oncle Roland ? ne voyez-vous pas que son cœur va se briser ?

M. Caxton. — Donnez-moi mon chapeau. J’irai ; je sauverai cet Ismaël ; je ne le quitterai point qu’il ne soit sauvé.

Pisistrate (quelques minutes après, tandis qu’ils se dirigent vers la demeure de Vivian). — Vous me demandiez sur quoi vous appuyer. Il y a un point d’appui bon et fort.

M. Caxton. — Ah ! quel est-il ?

Pisistrate. — L’amour ! Il y a au fond de ce cœur sauvage une nature capable d’un grand amour. Il aimait sa mère ; les larmes lui viennent aux yeux au nom de sa mère… il serait mort de faim plutôt que de se séparer du souvenir de cet amour. Ce qui l’endurcit et le perdit, ce fut la croyance à la haine ou à l’indifférence de son père… et ce n’est qu’en lui parlant de l’amour de son père que je parviens à présent à fondre son orgueil et à dompter ses passions. Vivian est capable d’aimer ; désespérez-vous encore ?

Mon père tourna vers moi un regard d’une douceur et d’une bienveillance ineffables, et répondit lentement :

« Non. »

Lorsque nous fûmes arrivés à la demeure de Vivian, mon père me dit en frappant à la porte :

« S’il est chez lui, laissez-moi. C’est une rude besogne que vous me donnez là ; il faut que je sois seul pour y travailler. »

Vivian était chez lui, et la porte se referma sur son visiteur. Mon père resta plusieurs heures.

En rentrant, je fus très-surpris de trouver Trévanion avec mon oncle. Il nous avait découverts, non sans peine ; mais un bon mouvement chez Trévanion n’était pas de l’espèce de ceux qui se rebutent à la moindre difficulté : il était venu à Londres pour nous voir et nous remercier.

Je n’aurais pas cru qu’il y eût tant de délicatesse, de ce que je puis appeler la beauté de la bienveillance, dans un homme qu’un travail incessant rendait ordinairement fort brusque. J’eus peine à reconnaître l’impatient Trévanion dans ces égards pleins de tendresse, à travers lesquels perçait le sentiment de la grandeur de ses obligations vis-à-vis de Roland ; il ne toucha pas même aux torts de mon pauvre cousin. Mais mon oncle s’aperçut à peine de cette bienveillance, qui prouvait combien le noble caractère de Trévanion l’avait élevé au-dessus de la rudesse que contractent trop souvent ceux qui sont totalement absorbés par les affaires. Roland était assis devant les braises d’un feu qu’il négligeait ; ses mains s’appuyaient sur les bras de son fauteuil ; sa tête était penchée sur sa poitrine, et la rougeur hectique qui colorait ses joues hâlées témoignait seule qu’il ne confondait pas avec un visiteur ordinaire celui de qui il avait aidé à sauver la fille. Ce ministre d’État, cet homme puissant, qui disposait des places, des pairies, des grades militaires et des rubans, ne pouvait rien pour le pauvre capitaine à la demi-solde. Devant cette douleur et cette fierté, le conseiller du roi était impuissant. Ce ne fut que lorsque Trévanion se leva pour partir, que l’intention bienveillante qui avait motivé cette visite parut réveiller le vieillard de son abattement et briser la glace de ses manières ; car il accompagna Trévanion jusqu’à la porte, prit et serra ses deux mains, puis revint s’asseoir à sa place. Trévanion me fit signe, et je descendis l’escalier avec lui. Nous entrâmes dans un petit salon désert.

Après quelques remarques sur Roland, remarques pleines de sensibilité et de considération, après une allusion rapide à son fils, pour me dire que jamais le monde ne saurait rien de sa criminelle tentative, Trévanion s’adressa à moi avec une vivacité et des instances dont je fus surpris.

« Après ce qui s’est passé, s’écria-t-il, je ne puis permettre que vous quittiez ainsi l’Angleterre. Ne soyez pas comme votre oncle ; ne me donnez pas à entendre qu’il m’est impossible de m’acquitter envers vous… Non, ce n’est pas ainsi que je veux poser la question. Restez ici, et servez votre pays, nous vous en prions, Ellinor et moi. Parmi toutes les places dont je puis disposer, nous en trouverons bien une qui vous convienne. »

Trévanion parla encore, en termes flatteurs pour moi, des droits que me donnaient ma naissance et ma capacité ; il me traça de la vie politique, de ses honneurs et de ses distinctions, un tableau qui, dans ce moment du moins, m’émut et fit palpiter mon cœur. Mais, même alors (était-ce une fierté déraisonnable ?), je sentis qu’il y avait quelque chose de choquant et d’humiliant dans la pensée de devoir toute ma fortune au père de celle que j’aimais, lorsque je ne pouvais aspirer à sa main ; quelque chose de dégradant dans le sentiment d’être ainsi récompensé d’un service rendu, d’un sacrifice douloureux. Je ne pouvais toutefois alléguer ces raisons ; la générosité et l’éloquence de Trévanion m’accablèrent d’ailleurs au point que je ne pus que balbutier quelques remercîments, en lui promettant de réfléchir et de l’informer du résultat de mes réflexions.

Il fut obligé de se contenter de cette promesse, et il me dit de lui écrire à sa campagne favorite, où il se rendait en me quittant. Après son départ, je jetai un coup d’œil autour de l’humble salon de la pauvre hôtellerie où nous étions logés, et les offres de Trévanion m’apparurent comme un reflet de lumière dorée. Je sortis et parcourus les rues populeuses, l’esprit plein de trouble et d’agitation.


CHAPITRE X.

Plusieurs jours s’écoulèrent, et chaque jour mon père passa plusieurs heures chez Vivian. Mais il garda le plus grand secret sur le résultat de ces entrevues ; il me pria de ne point le questionner à ce sujet, et de m’abstenir pour quelque temps d’aller voir mon cousin. Mon oncle savait ou devinait la mission de son frère : car, chaque fois qu’Austin sortait sans bruit, je remarquais que le regard de Roland devenait plus brillant et qu’une vive rougeur montait à ses joues.

Un matin, mon père vint à moi, un sac de nuit à la main, et me dit :

« Je vais m’absenter pour une semaine ou deux ; tenez compagnie à votre oncle jusqu’à mon retour.

— Vous partez avec lui ?

— Avec lui.

— C’est bon signe.

— Je l’espère ; et c’est tout ce que je puis dire à présent. »

La semaine n’était pas encore entièrement écoulée, lorsque je reçus la lettre que je vais transcrire pour vous, lecteur. Vous jugerez de l’ardeur avec laquelle mon père s’occupait de la tâche qu’il avait volontairement entreprise, en remarquant combien peu, comparativement parlant, cette lettre contient de ces subtilités et de ces pédantismes (pardon pour ce dernier mot, car il est presque injuste) qui faisaient de lui un savant jusqu’au milieu de ses émotions. Il semble ici avoir oublié ses livres pour mettre le cœur humain sous les yeux de son élève et lui dire : « Lisez et désapprenez. »

À PISISTRATE CAXTON.
« Mon cher fils

« Il serait inutile de vous raconter les premières difficultés que j’ai rencontrées, ou de vous répéter tous les moyens que, d’après votre conseil, j’ai employés pour réveiller des sentiments depuis longtemps endormis ou confus, pour en endormir d’autres qui s’étaient prématurément déclarés et avaient fait de terribles ravages. Le mal consistait tout simplement en ceci : votre cousin avait la science d’un homme pour tout ce qui est mal, et l’ignorance d’un enfant pour tout ce qui est bien. Quelle merveilleuse perspicacité dans les affaires d’intérêt ! quelle ignorance obtuse dans la distinction du bien d’avec le mal ! Tantôt j’appliquais tout mon pauvre esprit à lutter contre les mystères les plus embrouillés de la vie sociale ; tantôt je guidais des doigts rebelles sur l’alphabet de la plus simple morale. Ici des hiéroglyphes, là des jambages ! Mais, aussi longtemps qu’un homme est capable d’amour, c’est par la nature qu’il faut commencer. Déblayez toutes les immondices dont on l’a couverte, ouvrez-lui un chemin, et partez de là : c’est votre seule chance de succès.

« Eh bien ! peu à peu j’ai trouvé mon chemin ; j’ai attendu patiemment que le cœur, charmé de se soulager, se débarrassât lui-même de tout ce qu’il contenait de mauvais. Je n’ai pas grondé, je n’ai pas même fait de remontrances ; j’ai presque feint de sympathiser avec lui, jusqu’à ce que je l’eusse amené, à la manière de Socrate, à se réfuter lui-même. Lorsque j’ai vu qu’il ne me craignait plus, que ma compagnie était devenue un soulagement pour lui, je lui ai proposé une excursion, sans lui dire où nous allions.

« Évitant autant que possible la grande route du Nord (car je n’avais aucune envie, vous pouvez bien le supposer, de mettre le feu à une traînée d’idées dont l’explosion eût pu nous envoyer jusqu’à la constellation du Chien), et voyageant de nuit lorsqu’il nous était impossible d’éviter cette route, je l’amenai dans le voisinage de la vieille tour. Je ne voulais pas l’introduire sous ce toit sacré. Mais vous connaissez la petite auberge, éloignée de trois milles, près du ruisseau des truites ; c’est là que nous avons établi notre demeure.

« Je l’ai conduit au village, en gardant son incognito. Je suis entré avec lui dans les chaumières, et j’ai fait tomber la conversation sur Roland. Vous savez comme votre oncle est adoré ; vous savez quelles anecdotes de sa jeunesse si généreuse et de sa vieillesse si charitable ont pu venir à la bouche de gens dont la reconnaissance est si loquace ! Je lui ai fait voir de ses propres yeux, entendre de ses propres oreilles, combien tous ceux qui connaissent Roland l’aiment et l’honorent, et que son fils est seul à le haïr. Je lui ai fait faire ensuite le tour des ruines (sans lui permettre encore d’entrer dans la maison), car ces ruines sont la clef du caractère de Roland. En les voyant, on voit ce qu’il y a de vraiment touchant dans son orgueil de famille. Là, on fait la distinction entre ce noble orgueil et l’insolente fierté des riches ; on sent que cet orgueil n’est qu’un pieux respect pour les morts, le doux culte des tombeaux. Nous nous sommes assis sur des tas de pierres moussues, et là je lui ai expliqué ce que Roland a été dans sa jeunesse et ce qu’il a rêvé pour son fils. Je lui ai montré les tombes de ses ancêtres, et je lui ai dit pourquoi elles sont sacrées aux yeux de Roland !

« J’avais déjà fait beaucoup de chemin, lorsqu’il exprima le désir d’entrer dans la maison qui devrait être la sienne. Mais je le fis s’arrêter de lui-même et se dire : « Non, il faut d’abord que je m’en sois rendu digne. » Vous auriez souri alors, satirique que vous êtes, de m’entendre expliquer à ce jeune homme si intelligent ce que nous autres, gens simples, nous entendons par ce mot de maison : la confiance, la vérité, la sainteté, le bonheur, qui en font le sanctuaire de la famille ; la maison est au monde ce que la conscience est à l’esprit humain. Après cela, je lui parlai de sa sœur, que jusqu’alors il avait à peine nommée et qui lui semblait indifférente ; je lui en parlai pour lui rendre plus chers et son père et la maison. « Vous savez, » lui dis-je, « que si Roland venait à mourir, ce serait le devoir du frère de le remplacer, de défendre l’innocence de sa sœur, de protéger son nom ! Un nom honorable est quelque chose ; votre père n’avait pas tort de l’estimer si haut. N’aimeriez-vous pas que votre sœur pût être fière de votre nom ? »

« Tandis que nous parlions, Blanche arriva soudain et se précipita dans mes bras. Elle le regarda d’abord comme un étranger ; mais je vis que les genoux du jeune homme tremblaient. Puis elle fut sur le point de lui tendre la main ; mais je l’en empêchai. Était-ce de la cruauté ? Il le pensa. Mais lorsque j’eus renvoyé Blanche, je répondis aux reproches de son frère : « Votre sœur fait partie de la maison. Si vous vous croyez digne de votre sœur et de la maison, allez et réclamez l’une et l’autre ; je ne m’y oppose pas ! — Elle a les yeux de ma mère, » dit-il, et il s’éloigna. Je le laissai rêver au milieu des ruines, et j’entrai pour voir votre pauvre mère, calmer ses craintes au sujet de Roland et lui faire comprendre pourquoi je ne pouvais encore retourner à la maison.

« Cette courte entrevue avec sa sœur avait profondément impressionné votre cousin. Mais j’approche de ce qui me semble la plus grande difficulté. Il a le plus vif désir de racheter son nom, de reconquérir sa maison. C’est bien jusque-là. Malheureusement il ne peut encore voir l’ambition qu’avec les yeux du monde. Il s’imagine encore que tout ce qu’il a à faire, c’est de gagner de l’argent, du pouvoir et quelques-uns de ces lots stériles de la grande loterie, que nous obtenons souvent plus facilement par nos péchés que par nos vertus. (Suit un long passage de Sénèque, que j’omets comme superflu.) Il ne me comprend pas encore, ou, s’il me comprend, il me croit un naïf rongeur de livres lorsque je lui dis qu’il pourrait être pauvre et obscur, au plus bas de la roue de fortune, et pourtant nous rendre fiers de lui ! Il croit que, pour racheter son nom, il lui suffira de le vernir. Ne pensez pas que je sois un père aveugle, si je vous dis que j’espère me servir de vous ici avec avantage. Je veux lui parler demain, en retournant à Londres, de vous et de votre ambition : vous saurez ce qui en résultera.

« En ce moment (il est minuit passé) je l’entends marcher dans la chambre au-dessus de la mienne. Le châssis de la fenêtre s’ouvre pour la troisième fois. Fasse le ciel qu’il puisse lire la véritable astrologie des étoiles ! Elles sont là, brillantes, radieuses, bienveillantes. Et moi, je cherche à enchaîner sa comète vagabonde aux harmonies des cieux ! Tâche meilleure que celle des astrologues et des astronomes. Lequel d’entre eux peut défaire le lien d’Orion ? Mais parmi nous, à qui Dieu ne permet-il pas de diriger les actions et la marche de l’âme humaine ?

« Votre affectionné père. A. C. »

Deux jours après la réception de cette lettre, arriva la suivante. Je voudrais bien supprimer ce qui me touche, et qu’il faut attribuer à la partialité d’un père ; mais je suis obligé de le laisser subsister parce que cela se rapporte à l’histoire de Vivian ; et je n’ai d’autre choix que de demander l’indulgence de mes amis pour ces tendres flatteries.

« Mon cher fils,

« Je n’avais pas trop espéré de l’effet que votre simple histoire produirait sur votre cousin. Sans faire ressortir le contraste de sa conduite avec la vôtre, je lui ai raconté la scène où, luttant entre l’amour et le devoir, vous vous êtes confié à notre sympathie, vous avez demandé notre appui et nos conseils ; où Roland vous dit brusquement de tout révéler à Trévanion ; où, en proie à une douleur telle que votre cœur pouvait à peine la contenir, vous vous êtes spontanément abandonné à la vérité qui vous sauva du naufrage. Je lui ai raconté vos luttes muettes et courageuses, votre résolution de ne pas souffrir que l’égoïsme de la passion vous rendît indigne du but de cette épreuve que nous appelons la vie. Je vous ai montré tel que vous êtes, toujours songeant à nous, intéressé à ce qui nous intéresse, et nous souriant pour ne pas trahir les pleurs que vous versez en secret ! Ô mon fils, mon fils ! ne pensez pas qu’alors je ne suis pas ému avec vous, que je ne prie pas pour vous !… Et, tandis que mon émotion attendrissait son cœur, je laissai là votre amour pour parler de votre ambition. Je lui fis voir que vous aussi, vous avez connu l’agitation qui est le propre des natures jeunes et ardentes ; que vous aussi, vous avez eu vos rêves de fortune, vos désirs de succès. Mais je lui ai peint cette ambition sous ses vraies couleurs : non pas comme le désir d’un esprit égoïste qui veut être quelque chose par lui-même, qui veut monter un ou deux degrés de l’échelle sociale pour le plaisir de regarder de plus haut ceux qui sont en bas, mais comme l’élan plus passionné d’un cœur généreux, Votre ambition veut réparer les pertes de votre père, contenter le faible de votre père, son vain désir de renommée ; elle voulait rendre à votre oncle ce qu’il avait perdu dans la personne de son héritier naturel ; elle veut encore attacher vos succès à des choses utiles, vos intérêts à ceux de vos parents, votre récompense aux sourires de ceux que vous aimez. Voilà ton ambition, ô mon tendre anachronisme ! Et lorsque, en achevant cette esquisse, je dis : « Pardonnez-moi ; vous ne savez pas quel bonheur est celui d’un père quand, au moment où son fils entre dans le monde, il peut ainsi penser et parler de ce fils. Mais, vous le voyez, votre ambition est bien différente de celle-là. Parlons donc de gagner de l’argent, de rouler un carrosse à quatre chevaux à travers ce monde misérable ; » alors votre cousin tomba dans une profonde rêverie. Et son réveil fut semblable au réveil de la terre après une nuit de printemps : les arbres nus la veille s’étaient couverts de boutons de fleurs.

« Quelque temps après, grande surprise ! il me priait de lui permettre d’aller avec vous en Australie, si son père y consentait. Jusqu’à ce jour je ne lui ai répondu que par une question : « Demandez-vous à vous-même si je puis vous donner cette permission. Je ne désire pas que Pisistrate soit autre qu’il n’est ; et, à moins que vous ne soyez d’accord avec lui en toutes choses, dois-je courir le risque que vous lui communiquiez votre science du monde et que vous lui inoculiez votre ambition ? » Il a été frappé, et a eu la candeur de ne pas essayer de répondre.

« Maintenant, Pisistrate, le doute que je lui ai exprimé, je l’ai réellement, car ce n’est que par le bon sens, et non par des arguments recherchés, que je puis m’adresser à ce Scythe illettré qui, tout frais sorti des steppes, vient m’embarrasser sous le Portique.

« D’un autre côté, que deviendra-t-il dans le vieux monde ? À son âge et avec son énergie, il nous serait impossible de le garder enfermé avec nous dans notre cage des ruines du Cumberland. L’ennui et le mécontentement y auraient bientôt défait tout ce que nous aurions pu faire de bien. Les livres ne sont pas, et ne seront jamais, je le crains, une ressource pour lui. Quant à le faire entrer dans une de ces professions encombrées, le placer au milieu de ces inégalités de la vie contre lesquelles il heurte continuellement son cœur, l’abandonner à toutes ces tentations auxquelles il succomberait si facilement, c’est une épreuve que je crois trop rude pour une conversion encore si incomplète. Sans doute, dans le Nouveau-Monde son activité s’exercerait en un champ moins semé de difficultés, et les habitudes aventurières de son inconstante jeunesse lui pourraient être d’une grande utilité. Je pense que l’économiste répondrait plus aisément que le stoïcien aux plaintes qu’il exhale à propos des inégalités dont fourmille le monde civilisé. « Vous ne les aimez pas, vous trouvez dur de vous y soumettre, dirait l’économiste ; mais ce sont les lois des États civilisés, et vous ne pouvez les changer. De plus sages que vous ont essayé de les changer, mais ils n’ont pu y parvenir, quoiqu’ils aient mis le monde sens dessus dessous. Eh bien, le monde est grand ; allez dans un État moins civilisé. Les inégalités du vieux monde disparaissent dans le nouveau. L’émigration est la réponse de la nature aux cris de ceux qui se révoltent contre l’art. » Voilà ce que dirait l’économiste ; et hélas ! même pour vous, mon fils, je n’ai rien pu répliquer à ces raisonnements. Je reconnais donc que l’Australie est la meilleure soupape de sûreté aux mécontentements et aux désirs de votre cousin ; mais je reconnais aussi une contre-vérité, que voici : Il n’est pas permis à un honnête homme de se corrompre pour l’amour d’autrui. C’est presque la seule maxime de Jean-Jacques que j’accepte de bonne grâce. Vous sentez-vous assez fort pour résister à toutes les influences auxquelles vous pourrez être soumis dans pareille compagnie ; assez fort pour porter le fardeau de votre cousin avec votre fardeau ; assez fort, assez alerte et assez vigilant, pour empêcher ces influences de devenir nuisibles à ceux que vous avez entrepris de guider et dont le sort vous est confié ? Réfléchissez bien et mûrement, car il ne s’agit pas de suivre une impulsion généreuse. Je pense que votre cousin se soumettrait à présent à votre autorité avec un désir sincère de se corriger ; mais entre un désir sincère et une ferme persévérance, la distance est grande, hélas ! même pour le meilleur d’entre nous. Si ce n’était pour Roland, et si je n’avais pas tant de confiance en vous, je ne pourrais nourrir la pensée de charger vos jeunes épaules d’une si lourde responsabilité. Mais toute responsabilité nouvelle pour une nature sérieuse est un nouvel appui pour la vertu, et tout ce que je vous demande actuellement, c’est de vous rappeler que pareille charge est sérieuse et importante, et qu’il ne faut pas l’accepter sans avoir bien mesuré si l’on a la force de la porter.

« Dans deux jours nous serons à Londres.

« Tout à vous avec tendresse et sollicitude, mon cher Anachronisme. « A. G. »

Je lisais cette lettre dans ma chambre. En achevant ma lecture, j’aperçus Roland debout devant moi. « C’est d’Austin ? » dit-il. Il s’arrêta un instant, et ajouta ensuite d’un ton plein, d’humilité : « Me permettrez-vous de voir… de lire ce qu’il vous écrit ? » Je mis la lettre entre ses mains et m’éloignai de quelques pas, afin qu’il ne pensât point que j’épiais le jeu de sa physionomie tandis qu’il lisait. Je ne m’aperçus qu’il avait fini qu’à un profond soupir plein d’inquiétude, mais non de désappointement. Je me retournai ; nos regards se rencontrèrent : il y avait dans celui de Roland quelque chose, qui m’interrogeait et qui m’implorait ; du moins je l’interprétai ainsi.

« Oh ! oui, mon oncle, dis-je en souriant ; j’ai réfléchi, et je ne crains point le résultat. Avant cette lettre de mon père, ce qu’il me suggère était devenu mon secret désir. Quant à nos autres compagnons, la simplicité de leurs natures leur permet d’affronter tous les sophismes que… mais il en est déjà à moitié guéri. Laissez-le partir avec moi, et, lorsqu’il vous reviendra, il sera digne d’une place dans votre cœur, à côté de sa sœur Blanche. Je le sens, je le promets ; ne craignez rien pour moi ; une pareille responsabilité sera pour moi un talisman. J’éviterai toute faute que, sans cela, j’aurais pu commettre, afin qu’il n’ait pas d’exemple qui puisse l’entraîner au mal. »

Je sais que, dans la jeunesse et les illusions superstitieuses du premier amour, nous croyons facilement que l’amour et la possession de l’objet aimé constituent le seul bonheur véritable ; mais lorsque mon oncle me serra dans ses bras, lorsqu’il m’appela l’espoir de sa vieillesse et le soutien de sa maison (dans un moment où la musique des éloges de mon père retentissait encore en mon cœur), j’affirme que j’éprouvai un bonheur plus grand et plus noble que si Trévanion avait mis dans ma main la main de Fanny, en me disant : « Elle est à vous ! »

Et maintenant le sort en est jeté ; la décision est prise. J’écrivis sans regret à Trévanion pour refuser ses offres. Et ce sacrifice ne fut pas si grand qu’il pourrait le paraître à quelques-uns, même abstraction faite de l’orgueil naturel qui m’y avait d’abord porté : car, au milieu de mon agitation, je m’étais efforcé de voir la vie sous d’autres aspects que ceux du Pouvoir et du Rang, ces deux divinités de la terre qui sont au bout de toutes les perspectives des ambitieux. N’avais-je pas été admis dans les coulisses ? n’avais-je pas vu ce que coûtait à Trévanion de tranquillité et de joie la poursuite du pouvoir, et combien peu de bonheur le rang apportait à un homme d’habitudes aussi raffinées et de qualités aussi aimables que lord Castleton ? Pourtant ces deux caractères semblaient si bien faits, le premier pour le pouvoir, le second pour le rang ! C’est une chose merveilleuse que de voir avec quelle libéralité la Providence compense les faveurs partiales de la fortune. Pour elle on renonce à son indépendance, on fait des efforts d’activité surprenants, on met de côté l’amour avec ses douces récompenses ; on abandonne le sentier d’une vie toute remplie des charmes de la nature, d’une vie dont les jouissances physiques sont pures et saines, d’une vie où les facultés morales s’épanouissent avec les facultés intellectuelles, et où le cœur est en paix avec l’âme. Ce sort qu’on abandonne est-il donc trop indigne de l’ambition, ou hors de la portée de la nature humaine ? « Connais-toi toi-même, » disait la vieille philosophie. « Perfectionne-toi, » dit la nouvelle. Le grand objet du passager sur le navire du temps n’est pas de gaspiller ses affections et ses talents à des choses extérieures qu’il devra laisser derrière lui ; ce qu’il cultive intérieurement est tout ce qu’il pourra emporter dans le pays de l’Éternité. Nous ne sommes ici que comme des écoliers dont la vie commence là où finit l’école ; nos batailles avec nos rivaux et les joujoux que nous partagions avec nos camarades, et les noms que nous gravions haut et bas sur les murs et sur nos pupitres : tout cela nous sera-t-il d’une grande utilité plus tard ? À mesure que de nouvelles destinées se grouperont autour de nous, tout cela nous arrachera-t-il autre chose qu’un sourire ou un soupir ? Regardez en arrière aux jours où vous alliez à l’école, et répondez.


CHAPITRE XI.

Deux semaines se sont écoulées depuis la date du chapitre précédent ; nous avons dormi notre dernier sommeil, pour dix ans, sur le sol de l’Angleterre. Vivian a obtenu une entrevue avec son père. Voilà une heure et plus qu’ils sont ensemble. Ni mon père ni moi nous ne voulons les troubler. Mais l’horloge sonne ; il est tard ; le navire met à la voile cette nuit ; nous devrions être à bord. Nous attendons en bas de l’escalier ; la porte de la chambre s’ouvre, et un pas pesant descend les degrés ; le père s’appuie sur le bras de son fils. Il faudrait voir avec quelle timidité le fils guide ce pas boiteux. Maintenant que la lumière éclaire leurs visages, il y a des larmes sur la joue de Vivian ; mais la figure de Roland paraît calme et heureuse. Heureuse, lorsqu’il va se séparer de son fils, peut-être pour toujours ? Oui, heureuse, parce qu’il a trouvé un fils ; et il ne pense ni aux années, ni à l’absence, ni aux chances de mort ; il est reconnaissant envers la miséricorde divine et nourrit une espérance céleste. Si vous êtes surpris de voir Roland heureux en ce moment, c’est bien vainement que j’ai essayé de le faire respirer, vivre et agir devant vous !

Nous sommes à bord, où nos bagages nous ont précédés. Avec l’aide d’un charpentier, j’ai établi dans la cale des cabines pour Vivian, Guy Bolding et moi-même. Car, pensant que nous ne pouvions trop tôt mettre de côté les idées européennes, nous dégentilhommiser, comme disait Trévanion, nous n’avions retenu que des logements de matelots, au grand avantage de nos finances. Nous avions aussi l’avantage d’être entre nous, en compagnie de tous nos Cumberlandais, à la fois nos amis et nos serviteurs.

Nous sommes tous à bord ; nous avons vu pour la dernière fois ceux que nous quittons, et nous sommes tous debout sur le pont, bras dessus bras dessous. Nous sommes à bord, et nous voyons briller, près et loin, les lumières de la grande ville ; les étoiles scintillent sur nos têtes comme pour les premiers navigateurs des vieux âges. Des bruits étranges, des voix rauques, des cordes qui craquent, des sanglots de femmes se confondent avec les imprécations des matelots. Au milieu du roulis et du tangage, comme lorsque le navire glisse doucement sur les flots, le triste sentiment de l’exil s’approche de nous ; mais nous restons à regarder et à écouter, muets, appuyés les uns sur les autres.

La nuit s’assombrit, la ville disparaît ; plus un rayon de ses myriades de lumières. Le fleuve s’élargit immense. Comme le vent fraîchit ! est-ce une brise de mer ?… Déjà les étoiles commencent à s’effacer ; la lune est descendue sous l’horizon. Combien les eaux nous paraissent désolées aux premières teintes grisâtres de l’aube ! nous frissonnons, nous nous regardons, nous murmurons quelque chose qui n’est pas la pensée la plus intime de notre cœur, et nous rentrons dans nos cabines… Certes ce n’est pas pour dormir ; et pourtant le sommeil nous surprend, en ami doux et délicat. L’Océan nous berce, pauvres exilés, comme sur le sein d’une mère.


  1. Il est très rare qu’un Espagnol épouse une gitana, ou bohémienne ; mais, au dire de M. Borrow, il arrive assez souvent qu’un riche gitano épouse une Espagnole. (Note de l’auteur.)

    M. Borrow a écrit un livre fort remarquable sur les mœurs des gitanos, et qui est intitulé Lavengro. (Note du traducteur.)