Aventures de Pisitrate Caxton/Partie 17

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Traduction par Édouard Sheffter.
Hachette (p. 507-536).


DIX-SEPTIÈME PARTIE.


CHAPITRE PREMIER.

Le rideau est baissé. Mettez-vous à votre aise, mes chers auditeurs ; que chacun cause avec son voisin. Vous, belle dame des loges, prenez votre lorgnette et regardez autour de vous. Et toi, jeune mère, qui parais si heureuse dans la galerie à deux schellings, régale Tom et la gentille petite Sal de quelques-unes de ces bonnes oranges ! Oui, braves apprentis des quatrièmes, faites entendre vos sifflets ! Et vous, très-puissants, très-graves, très-révérends seigneurs, assis au premier rang du parterre, habitués du théâtre et critiques pratiques, vous qui prenez un air mécontent aux débuts des auteurs et des acteurs, et qui, fidèles à la foi de votre jeunesse (honneur à vous pour cela !), croyez fermement que nous sommes plus petits de la tête que les géants nos grands-pères, riez ou grondez, comme il vous plaira, tandis que le rideau vous sépare encore de la scène… Ô spectateurs, il est bien juste que vous vous amusiez tous selon vos goûts, car l’entr’acte est long. Tous les acteurs ont à changer de costume, tous les machinistes sont à l’œuvre et font glisser dans les rainures les décors d’un nouveau monde. Vous verrez sur le programme qu’on réclame vivement votre indulgence, car on a dédaigné les unités de temps et de lieu. On vous demande de supposer que nous avons vieilli de cinq ans depuis le dernier acte. Cinq ans !… Pour plus de vraisemblance, l’auteur recommande de laisser le rideau baissé plus longtemps que de coutume entre la rampe et la scène.

Timbales et violons, attention au signal ! Le temps est écoulé ! Cessez vos sifflets, jeune homme !… Assis au parterre !…

Voilà la fanfare finie… le rideau se lève… Regardez devant vous.

L’atmosphère est transparente, claire et brillante… brillante comme celle de l’Orient, mais vigoureuse et fortifiante comme celle du Nord. Une rivière large et limpide coule au milieu de vertes campagnes. Là-bas, dans le lointain, s’étendent de vastes forêts d’arbres toujours verts, et de riantes collines brisent la ligne de l’horizon sans nuages. Voyez ces pâturages arcadiens avec ces moutons par centaines, par milliers. Thyrsis et Ménalque auraient eu fort à faire pour les compter, et, je crois, bien peu de temps de reste pour chanter Daphné. Mais, hélas ! les Daphnés sont rares ; on ne voit point courir en ces prairies de nymphes armées de houlettes et couronnées de fleurs.

Tournez les yeux à droite, plus près de la rivière. Voyez ce jardin d’environ trente acres, entouré d’une clôture basse. On ne le cultive que pour l’agrément et l’usage personnel, et non pour le profit, qui ne se tire que des moutons. Ne regardez pas si dédaigneusement cette horticulture primitive… Ces jardins sont rares dans le Bocage. Je doute fort que le grand roi du Pic[1] ait jamais trouvé dans sa fameuse serre, où l’on peut se promener en voiture, autant de plaisir que les enfants du Bocage en trouvent dans ces fleurs et ces légumes, dont le parfum et le goût leur rappellent la vieille patrie.

Voyez plus loin le palais des patriarches. Il est de bois, sans doute ; mais la demeure qu’on a bâtie de ses propres mains est toujours un palais. En avez-vous jamais bâti lorsque vous étiez enfant ? Et les seigneurs de ce palais sont seigneurs de presque toute la terre que votre vue peut découvrir, et de ces innombrables troupeaux. Ils jouissent, en outre, d’une santé qu’auraient pu leur envier les antédiluviens, et leurs nerfs sont aguerris à tous les exercices de cette vie active. Ils ont tant dompté de chevaux, tant conduit de bestiaux, ils ont si souvent livré aux nègres sauvages des combats sanglants, tantôt les pourchassant et tantôt pourchassés par eux, que, si le cœur de ces rois du Bocage est accessible à quelque passion, cette passion n’est certes pas la crainte.

Voyez, çà et là, au milieu du paysage, ces huttes grossières. Des vassaux à l’esprit fier et indépendant les habitent. Mais l’abondance et l’espoir les ont adoucis, ainsi que la direction d’une main ferme et libérale, d’un œil juste et clairvoyant. Mais qui donc sort de ces bois et galope à travers ces vertes et ondoyantes campagnes, tout effaré, ses longs cheveux flottant au vent, barbu comme un Turc ou comme un léopard ?… Ah ! vous reconnaissez ce cavalier. Il descend de cheval, et voilà qu’il est accosté par un autre de nos vieux amis, qui vient de quitter un berger avec lequel il causait de choses dont ne se sont jamais inquiétés ni Thyrsis ni Ménalque, car leurs moutons ne paraissent pas avoir jamais connu le fourchet ou la gale.

Pisistrate. — Mon cher Guy, d’où diantre venez-vous ?

Guy, tirant un livre de sa poche avec un air de triomphe. — Voici les Vies des poètes du docteur Johnson. Je n’ai pu obtenir qu’on me cédât Kenilworth, quoique j’en aie offert trois moutons. Je soupçonne ce docteur Johnson d’être un vieil ennuyeux. Eh bien ! tant mieux ! le livre durera plus longtemps… Voici en outre un journal de Sydney, qui n’a que deux mois de date. (Guy prend au ruban de son chapeau un brûle-gueule, ou dodeen, qu’il bourre et allume ensuite.)

Pisistrate. — Vous devez avoir fait trente milles au moins. Quand je pense que vous voilà devenu chasseur de livres, Guy !

Guy Bolding, philosophiquement. — Oui !… on ne connaît la valeur d’une chose que lorsqu’on l’a perdue. Ne vous moquez pas de moi, mon vieux… Vous aussi, vous disiez que les livres vous ennuyaient à mort, et plus tard vous avez trouvé les soirées bien longues sans livres. Alors quelle joie au premier que nous trouvâmes, un vieux volume du Spectateur !

Pisistrate. — C’est vrai !… À propos, la vache brune a vêlé en votre absence. Savez-vous, Guy, que je crois que nos troupeaux n’auront pas la gale cette année ? Il y aura, dans ce cas, une grosse somme à mettre de côté ! Les choses prennent meilleure tournure, Guy.

Guy Bolding. — Oui, une tournure bien différente de celle des deux premières années. Vous faisiez triste figure alors. Vous avez eu bien raison de nous mettre en apprentissage auprès d’un autre propriétaire, avant de vouloir risquer notre capital… Ah ! par Jupiter ! ces moutons auraient pu nous faire perdre la tête. D’abord sont venus les chiens sauvages, juste au moment où nos troupeaux étaient lavés et prêts pour la tonte ; et puis nous avons surpris cette maudite brebis galeuse de Joe Timmes se frottant complaisamment contre nos pauvres bêtes sans défiance ! Je m’étonne que nous n’ayons pas abandonné la partie ; mais Patientia fit… Comment est ce vers d’Horace ?… ah bah ! qu’importe ?

Le chemin est bien long qui ne fait pas de coude !

Ce vers vaut bien ceux d’Horace et de Virgile… Vivian n’est-il pas venu ?

Pisistrate. — Non, il doit sûrement arriver aujourd’hui.

Guy Bolding. — C’est lui qui a la meilleure part. Élever des chevaux et nourrir des bœufs, galoper après ces sauvages démons, se perdre dans une forêt de cornes : voilà son rôle. Vivre avec ces animaux qui beuglent, qui bondissent, qui se battent et se démènent comme des buffles furieux ; vivre avec des chevaux qui franchissent les plus larges fossés et les rochers des forêts ; entendre sans cesse des claquements de fouets et des cris d’hommes ; être toujours sur le point de se casser le cou ou de périr victime d’un taureau irrité : voilà le plaisir ! Ah ! c’est une triste chose de voir des moutons, après une chasse aux taureaux et une foire aux bœufs.

Pisistrate. — Chacun son goût dans le Bocage. On peut gagner de l’argent plus facilement et plus sûrement, avec plus d’aventures et de distractions, dans le département bucolique ; mais on fait de plus grands bénéfices et une fortune plus rapide dans le département pastoral, si toutefois l’on est soigneux et que le sort vous favorise… et notre but est de retourner en Angleterre le plus tôt que nous pourrons.

Guy Bolding. — Humph ! je me contenterais bien de vivre et de mourir dans le Bocage, le plus beau pays du monde, si les femmes y étaient moins rares, Quand je pense qu’il y a en Angleterre des milliers et des milliers de filles, et qu’ici l’on n’en trouve pas une seule à trente milles à la ronde, si ce n’est Bet Goggins… et celle-là n’a qu’un œil !… Mais revenons à Vivian. Pourquoi nous importerait-il plus qu’à lui de retourner le plus tôt possible en Angleterre ?

Pisistrate. — Je ne dis pas que cela nous importe plus qu’à lui. Mais vous avez vu qu’il lui fallait quelque chose de plus émouvant que notre vie pastorale. Vous savez combien il était triste et abattu… au point que nous avons dû vendre ses moutons. Et puis les taureaux de Durham et les chevaux du Yorkshire que M. Trévanion nous envoyait étaient une tentation si irrésistible, que j’ai cru pouvoir joindre une seconde spéculation à la première. Puisqu’il fallait que l’un de nous surveillât les bœufs et les chevaux, et que les deux autres restassent à garder les brebis, il m’a semblé que les premiers feraient mieux l’affaire de Vivian, et jusqu’à présent nous n’avons pas eu à nous repentir de les lui avoir confiés.

Guy Bolding. — Oui, Vivian est bien dans son élément… toujours actif, toujours occupé à donner des ordres. Laissez-lui la première place en toutes circonstances, et vous ne trouverez pas de meilleur homme que lui… nous deux exceptés… Écoutez ! les chiens, le claquement du fouet ! c’est lui !… Et maintenant, je pense que nous pouvons aller dîner.

ENTRE VIVIAN.

Son corps est devenu plus athlétique. Son œil, plus fixe et moins inquiet, vous regarde en face. Son sourire est plus ouvert ; mais il y a, dans l’expression de ses traits, une mélancolie voisine de la tristesse. Son costume est le même que celui de Pisistrate et de Guy : veste et pantalon blancs, cravate claire nouée négligemment, chapeau à larges bords en forme de feuille de chou. Sa moustache et sa barbe sont taillées avec plus de soin que les nôtres. Il tient à la main un grand fouet, et porte un fusil en bandoulière.

Après échange de saluts, on se fait des questions sur le gros bétail, sur les moutons et sur les derniers chevaux expédiés au marché indien. Guy montre les Vies des poètes ; Vivian demande s’il est possible de se procurer la Vie de Clive ou celle de Napoléon, ou un exemplaire de Plutarque. Guy secoue la tête, et dit que, si un Robinson Crusoé peut faire son affaire, il en a vu un tout en lambeaux, quoique trop demandé pour qu’il fût possible de l’avoir à bon marché.

Nos trois amis entrent dans la hutte. Dans tous les pays, les célibataires sont des êtres malheureux, mais plus encore dans le Bocage. L’homme ne sait pas ce qu’est une tendre compagne dans le vieux monde, où les femmes sont communes. Mais dans le Bocage, la femme est littéralement l’os de vos os, la chair de votre chair, votre meilleure moitié, l’ange qui vous console, l’Ève de votre Éden : bref, tout ce que les poètes ont chanté, tout ce que répètent les jeunes orateurs dans les repas publics, lorsqu’on les prie de porter un toast aux dames. Hélas ! nous sommes garçons tous les trois, mais nous sommes plus heureux que la plupart des garçons du Bocage : car la femme du berger cumberlandais que j’ai emmené nous fait, à Bolding et à moi, l’honneur d’habiter notre hutte et d’y maintenir un ordre confortable. Elle a eu deux enfants depuis que nous sommes en Australie ; cet accroissement de famille a fait ajouter une aile à notre demeure. En Angleterre, ces enfants eussent été regardés peut-être comme un grand ennui ; mais je déclare qu’ici, où nous sommes environnés de grands hommes barbus, depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher, il y a dans les cris des enfants quelque chose de musical et de chrétien qui vous attendrit… Voilà les cris qui recommencent ; eh bien, Dieu bénisse les petits qui les poussent !

Quant à mes autres compagnons du Cumberland, le plus ambitieux de tous, Miles Square, m’a quitté depuis longtemps. Il est contre-maître chez un grand propriétaire de moutons, à quelque deux cents milles d’ici. Feu-Follet est à la station du gros bétail, où il sert de second à Vivian ; et il trouve encore parfois le temps de se livrer à ses instincts de braconnier, aux dépens des perroquets, des kakatoès noirs, des pigeons et des kanguroos. Le berger demeure avec nous, et le brave garçon ne paraît pas songer à s’enrichir. Il a un esprit de soumission qui étouffe l’ambition si commune en Australie. Et sa femme, quel trésor ! Je vous assure que la vue de sa douce et souriante figure, lorsque nous rentrons à la tombée de la nuit, et les ondulations de sa robe lorsqu’elle retourne les dampers[2] dans les cendres, ou remplit la théière, ont quelque chose de saint et d’angélique. Quel bonheur que notre pâtre du Cumberland ne soit pas jaloux ! Non pas qu’il ait sujet de l’être ; mais, là où les Desdémones sont si rares, vous ne pouvez vous imaginer combien leurs Othellos sont susceptibles. Ce sont des maris excellents, il est vrai ; on n’en trouve pas de meilleurs : mais on ferait bien d’y penser deux fois avant d’entreprendre le rôle de Cassio dans le Bocage.

Ah ! voici cette chère créature. Elle remue les couteaux et les fourchettes ; elle étend la nappe, elle apporte le bœuf salé et ce raffinement de luxe si rare en Australie, notre dernier pot de conserves au vinaigre ; elle pose sur la table les produits du jardin et de la basse-cour (peu d’habitants du Bocage en ont d’aussi beaux), et les dampers avec une tasse de thé pour chaque convive. Ni vin, ni bière, ni liqueur ; on les réserve pour l’époque de la tonte.

Nous venons de dire le Benedicite, coutume de la sainte patrie que nous avons conservée, lorsque, Dieu me bénisse ! quel bruit dehors, quel piétinement, quels aboiements de chiens !… Des convives sans doute. Les convives sont toujours les bienvenus dans le Bocage. Peut-être un acheteur de bétail à la recherche de Vivian ; peut-être ce maudit individu dont les moutons se mêlent toujours avec les nôtres. N’importe ! accueil cordial à tout le monde, ami ou ennemi.

La porte s’ouvre. Un, deux, trois étrangers… Des assiettes et des couteaux !… Approchez vos chaises, vous venez juste à temps. Mangez d’abord… et ensuite les nouvelles ! Au moment où les étrangers prennent place à table, une voix se fait entendre en dehors.

« Vous prendrez un soin particulier de ce cheval, jeune homme. Promenez-le un peu. Lavez-lui le dos avec de l’eau salée. Détachez les poches de la selle ; donnez-les-moi… Oh ! je suis sans inquiétude, j’ose le dire ; mais il y a là des papiers importants. La prospérité de la colonie dépend de ces papiers. Que deviendriez-vous tous s’il leur arrivait malheur ? Je frémis d’y penser ! »

Vêtu d’une veste de chasse ornée de boutons dorés sur lesquels se lit une devise dont on a gardé bon souvenir, la tête couverte d’un chapeau en feuille de chou ombrageant une figure comme on en voit rarement dans le Bocage, une figure rasée du matin ; propre, élégant même, l’air aussi respectable que jamais, le bras chargé des poches de sa selle, les narines dilatées aspirant le fumet du dîner, s’avance… l’oncle Jack !

Pisistrate, s’élançant vers lui. — Est-il possible ? Vous, en Australie ! vous, dans le Bocage !

L’oncle Jack, ne reconnaissant pas Pisistrate dans le grand homme barbu qui se précipite sur lui, recule effrayé en s’écriant :

« Qui êtes-vous ?… je ne vous ai jamais vu, monsieur. Je suppose que vous allez dire tout à l’heure que je vous dois quelque chose. »

Pisistrate. — Oncle Jack !

L’oncle Jack, laissant tomber les poches de sa selle. — Mon neveu ! Le ciel soit loué ! Venez dans mes bras ! »

Ils s’embrassent. Présentations réciproques à la société. D’une part, M. Vivian et M. Bolding ; de l’autre, le major Mac-Blarney, M. Bullion, et M. Emmanuel Speck. Le major Mac-Blamey est un bel homme au port majestueux, avec un fort accent de Dublin ; il vous serre la main comme on presserait une éponge.

M. Bullion est réservé et hautain ; il porte des lunettes vertes et ne vous tend que l’index.

M. Emmanuel Speck est d’une élégance extraordinaire dans le Bocage. Il a un col de satin bleu, une de ces blouses d’Allemagne brodées au lacet et garnie d’assez de poches pour toutes les mains de Briarée. Il est mince, poli, et s’incline pour saluer ; puis il sourit et se remet à table de l’air d’un homme accoutumé à viser au solide.

L’oncle Jack, la bouche pleine de bœuf. — Fameux bœuf ! Vous l’avez élevé vous-même, sans doute ?… C’est long à élever, un bœuf. (Il vide dans son assiette le reste du pot de conserves.) Dans le Nouveau-Monde, il faut apprendre à aller en avant ! C’est un temps de chemins de fer que ce temps-ci !… Nous pouvons lui glisser quelques mots de l’affaire, n’est-ce pas, Bullion ! (Me parlant à l’oreille.) C’est un grand capitaliste que ce Bullion ! Regardez-le bien.

M. Bullion, gravement. — Quelques mots, oui, comme vous dites, monsieur Tibbets… s’il a des capitaux. (Il cherche du regard les conserves… ses lunettes vertes restent tournées vers l’assiette de fonde Jack.)

L’oncle Jack. — Ce qu’il faut à cette colonie, c’est quelques hommes comme nous, avec des capitaux et de l’intelligence. Au lieu de payer des pauvres pour les faire émigrer, on devrait payer les riches pour qu’ils viennent ici, n’est-ce pas, Speck ?

Tandis que l’oncle Jack est tourné vers M. Speck, M. Bullion pique avec sa fourchette un petit oignon sur l’assiette de Jack, et le transfère sur la sienne, en disant, non pas à propos de l’oignon, mais comme une vérité générale : « Dans ce pays, messieurs, il suffit qu’un homme ait l’œil au guet, prêt à profiter de la première occasion… les ressources sont innombrables. »

L’oncle Jack, revenant à son assiette et voyant l’absence de l’oignon, prévient M. Speck en s’emparant de la dernière pomme de terre. Il dit aussi, dans le même sens philosophique et général que M. Bullion :

« La grande chose dans ce pays, c’est d’être toujours en avant : découverte et invention, promptitude et décision, et puis ça va tout seul !… Sur ma vie ! on ramasse parmi les naturels de ce pays des locutions bien triviales. Ça va tout seuil c’est affreux ! que dirait votre pauvre père ?… À propos, comment va-t-il, ce bon Austin ? Bien. Alors, tant mieux. Et ma chère sœur ?… Ah ! ce maudit Peck ! elle maugrée toujours contre l’Anticapitaliste, n’est-ce pas ?… Mais je mettrai ordre à tout cela… Messieurs, remplissez vos verres ! un toast solennel !

M. Speck, d’un ton ému. — Je répondrai à vos sentiments avec cette grande tasse. Il n’y a plus de verres.

L’oncle Jack. — Un toast solennel à la santé du futur millionnaire que je vous présente dans la personne de mon neveu et unique héritier, Pisistrate Caxton, Esq. Oui, messieurs, je vous annonce ici publiquement que ce jeune homme héritera de toute ma fortune : biens-fonds, baux emphytéotiques, propriétés agricoles et minières. Et lorsque je serai dans la froide tombe (il tire son mouchoir), lorsqu’il ne restera plus rien du pauvre John Tibbets, regardez ce jeune homme et dites : « John Tibbets vit encore ! »

M. Speck, chantant. — Oui, faisons tous raison à ce toast solennel !

Guy Bolding. — Hip, hip, hourra ! trois fois hourra ! Est-ce drôle ? »

L’ordre se rétablit ; on débarrasse la table ; chacun allume sa pipe.

Vivian. — Quelles nouvelles d’Angleterre ?

M. Bullion. — Parlez-vous des fonds, monsieur.

M. Speck. — Je suppose plutôt que vous voulez parler des chemins de fer. Il s’y fera de grandes fortunes, monsieur ; mais je crois que nos spéculations ici…

Vivian. — Excusez-moi si je vous interromps, monsieur ; mais je croyais, d’après les derniers journaux, qu’il y avait quelque chose d’hostile dans l’attitude de la France. N’y a-t-il aucune chance de guerre ?

Le major Mac-Blarney. — Voudriez-vous entrer dans l’armée, jeune homme ? Si mon crédit auprès du commandant des gardes du corps peut vous être utile, le major Mac-Blarney en sera, parbleu ! tout fier.

M. Bullion, d’un air d’autorité. — Non, monsieur, nous n’aurons pas la guerre. Les capitalistes d’Europe et d’Australie n’en veulent pas. Les Rothschild et quelques autres que je ne nommerai pas n’ont qu’à faire ceci, monsieur (il boutonne ses poches), et nous le ferons ; alors que devient votre guerre, monsieur ?

Dans la véhémence avec laquelle il frappe sur la table, M. Bullion casse sa pipe. Promenant alors autour de lui ses yeux abrités de lunettes vertes, il prend la pipe que Speck a posée sur la table dans un moment d’inattention.

Vivian. — Mais la campagne de l’Inde ?

Le major Mac-Blarney. — Oh ! si c’est les Indiens que vous voulez….

Bullion, bourrant la pipe de Speck avec du tabac puisé dans la blague de Guy Bolding, et interrompant le major. — L’Inde, c’est une autre affaire. Je ne m’oppose point à cela. Cette guerre-là est plutôt avantageuse que nuisible aux capitalistes.

Vivian. — Eh bien ! quelles nouvelles de l’Inde ?

Bullion. — Je ne sais pas. Je n’ai pas de capitaux dans l’Inde.

M. Speck. — Ni moi. Le temps de l’Inde est passé. Ce pays-ci est notre Inde à présent.

Il ne voit pas sa pipe à la place où il l’avait laissée ; puis, la reconnaissant dans la bouche de Bullion, il reste comme frappé d’horreur. — N. B. Ce n’est pas un vulgaire brûle-gueule, mais une petite pipe d’écume impossible à remplacer dans le Bocage.

Pisistrate. — Eh bien ! mon oncle, je ne sais pas encore quel nouveau projet vous avez en tête. Quelque chose de bienfaisant, d’avantageux à vos semblables, j’en suis sûr… quelque chose d’utile à la philanthropie et au genre humain.

M. Bullion, surpris. — Eh quoi ! jeune homme, êtes-vous novice à ce point-là ?

Pisistrate. — Moi, monsieur ? Non ; le ciel m’en préserve ! Mais c’est mon… (L’oncle Jack lève l’index d’un air suppliant, et répand son thé sur le pantalon de son neveu. Pisistrate, brûlé par le thé, ne voit pas l’index levé, et continue.) Mais c’est mon oncle qui l’est… Quelque grande compagnie nationale, impériale, coloniale, antimonopoliste !…

L’oncle Jack. — Ah ! ah ! ah ! quel drôle de garçon cela fait !

M. Bullion, d’un ton solennel. — Avec de pareilles idées, qu’il ne faudrait pas, même en plaisantant, prêter à mon respectable et intelligent ami, M. Tibbets (l’oncle Jack salue), vous ne ferez jamais, je le crains, votre chemin dans ce monde, monsieur Caxton. Je ne pense pas que nos spéculations puissent vous convenir… Mais il se fait tard, messieurs ; il faut que nous poursuivions notre route.

L’oncle Jack, se levant avec précipitation. — Et j’ai tant de choses à dire au cher enfant… Excusez-nous ; vous connaissez les sentiments d’un oncle. (Il prend mon bras et m’emmène hors de la hutte. Aussitôt que nous sommes en plein air il ajoute :) Vous nous ruinerez tous, vous, moi, votre père, votre mère ; oui, tous ! Pour qui croyez-vous que je travaille comme un esclave, si ce n’est pour vous et les vôtres ? Vous nous ruinerez tous, dis-je, si vous tenez ce langage en présence de Bullion. Son cœur est aussi dur que la banque d’Angleterre… et il a bien raison. Mes semblables ? sornettes !… j’ai renoncé à ces illusions, aux généreuses folies de ma jeunesse ! Je commence enfin à vivre pour moi… c’est-à-dire pour moi et pour mes parents. Je réussirai cette fois, vous verrez !

Pisistrate. — En vérité, mon oncle, je l’espère sincèrement. Et, pour vous rendre justice, il y a toujours quelque chose de très-ingénieux dans vos idées… seulement, elles ne…

L’oncle Jack, m’interrompant par un gémissement. — Ah ! quand je pense aux fortunes que d’autres ont faites avec mes idées, c’est affreux !… Et l’on me reprocherait de ne plus vivre pour cette race de voleurs, d’avides et ingrats coquins ?… Non, non. Le chiffre 1 sera mon emblème, et je ferai de vous un Crésus, mon ami… Oui, certes.

Après avoir remercié l’oncle Jack de tous ses bienfaits à venir, Pisistrate lui demande depuis combien de temps il est en Australie, ce qui l’a amené dans la colonie, et quels sont ses projets. Il apprend, à son grand étonnement, que l’oncle Jack est en Australie depuis quatre ans, qu’il est parti entraîné, dit-il, par l’exemple de lui, Pisistrate ; poussé par quelque influence mystérieuse qu’il ne veut pas expliquer, et par quelque mission émanée du ministère des colonies ou d’une compagnie d’émigration.

L’oncle Jack a merveilleusement prospéré depuis qu’il a laissé là ses semblables. Sa première spéculation, en arrivant, fut d’acheter quelques maisons à Sydney. Par suite de ces fluctuations de prix si communes dans les colonies, où tantôt l’on s’élance avec l’espérance sur un arc-en-ciel, et tantôt l’on descend avec le désespoir dans les abîmes de l’Achéron, il eut ces maisons à très-bas prix et les revendit ensuite très-cher. Mais sa principale opération se rattachait à la colonie naissante d’Adélaïde, dont il se regardait comme l’un des principaux fondateurs. Dans le flot d’émigrants qui inonda cet établissement, dès les premières années de son existence, et qui entraîna avec lui toutes sortes d’aventuriers crédules et inexpérimentés, il se perdit des sommes considérables, et un homme vif et adroit comme l’oncle Jack attrapa sans difficulté quelques fractions de ces sommes.

L’oncle Jack s’était procuré d’excellentes lettres de recommandation pour les principaux personnages de la colonie ; il s’était lié avec quelques-uns de ceux qui cherchaient à accaparer le monopole des terres (ils y sont parvenus depuis en partie, grâce à l’élévation du prix qui exclut le menu fretin des petits capitalistes), et s’était imposé à eux comme un homme très-versé dans les affaires, ayant la confiance des grands capitalistes d’Angleterre, une influence considérable dans la presse anglaise, etc., etc. Et ne soupçonnez pas qu’ils manquassent de discernement ; non. Mais, quand l’oncle Jack le voulait, il avait des manières presque irrésistibles.

Voilà comment il réussit à s’associer avec des hommes qui avaient réellement des capitaux considérables et une longue expérience pratique de la meilleure manière de les faire fructifier. C’est ainsi qu’il entra en association avec M. Bullion, un des plus riches propriétaires de la colonie, et qui, ayant beaucoup de choses à soigner, résidait à Sydney et laissait son bétail et ses terres sous la surveillance d’inspecteurs et de contre-maîtres. Les spéculations terriennes étaient celles qui plaisaient le plus à Jack, et un savant Allemand ayant déclaré que les environs d’Adélaïde contenaient ces trésors précieux qu’on y a découverts depuis, M. Tibbets avait persuadé à Bullion et aux personnages qui l’accompagnent en ce jour où nous le retrouvons, d’entreprendre par terre, tranquillement et sans bruit, le voyage de Sydney à Adélaïde, afin de s’édifier sur le rapport de l’Allemand, auquel on ajoutait peu de foi. « Si le sol ne contient pas de minéraux, avait dit l’oncle Jack à ses associés, l’on en trouvera dans les poches des aventuriers sans expérience toujours prêts à acheter au plus cher cette année-ci, et forcés de revendre au plus bas l’année d’ensuite. »

Mais, conclut l’oncle Jack en me lançant un malin regard et me donnant un coup de poing dans les reins, j’ai déjà eu de ces affaires de mines et je sais ce que c’est. Je ne confierai qu’à vous mon petit projet, et, si vous voulez des actions, vous en aurez. L’affaire est aussi claire qu’un problème d’Euclide. Si l’Allemand a raison et s’il y a des mines, eh bien ! ces mines seront exploitées. Il faudra employer des mineurs ; ces mineurs mangeront, boiront et dépenseront leur argent. La chose sera de rattraper cet argent… me comprenez-vous ?

Pisistrate. — Pas du tout.

L’oncle Jack, d’un ton majestueux. — Grand dépôt de grog et autres provisions ! Les mineurs ne peuvent se passer de vivres ni de grog. Ils viennent à votre dépôt, et vous encaissez leur argent, quod erat demonstrandam ! … Voulez-vous des actions, jeune coquin que vous êtes ? Versez une misère, mille livres, ou deux mille, et je vous mets de compte à demi avec moi.

Pisistrate, avec véhémence. — Non, pas pour toutes les mines du Potosi.

L’oncle Jack, gaiement. — Eh bien ! vous n’y perdrez rien. Votre manque de confiance ne me fera pas changer mes dernières volontés. Votre jeune ami, ce M. Vivian (c’est ainsi, je crois, que vous l’appelez, un jeune homme à l’air intelligent, plus dégourdi que l’autre), prendrait-il une action ?

Pisistrate. — Du dépôt de grog ? Vous ferez mieux de le lui demander vous-même.

L’oncle Jack. — Quoi ! vous avez des prétentions aristocratiques dans le Bocage. C’est charmant !… Ah ! voilà qu’on m’appelle… Il faut que nous partions.

Pisistrate. — Je vous accompagnerai l’espace de quelques milles… Qu’en dites-vous, Vivian ? et vous, Guy ? »

Toute la troupe nous rejoignait en ce moment.

Guy préfère se chauffer au soleil et lire les Vies des poètes, Vivian vient avec nous. Nous accompagnons les capitalistes jusqu’au coucher du soleil. Le major Mac-Blarney prodigue ses offres de service en tout genre, et ajoute avec assurance que, si nous avons besoin de quelque chose qui se rapporte à l’art de l’ingénieur, aux mines, aux plans, à l’arpentage, etc., il se met à notre disposition pour rien ou presque rien. Nous soupçonnons le major Mac-Blarney d’être un de ces ingénieurs civils qui se figurent innocemment avoir servi dans l’armée.

M. Speck me dit confidentiellement que M. Bullion est monstrueusement riche, et qu’il a fait fortune avec peu de chose parce qu’il n’a jamais laissé échapper une bonne occasion. Je pense à l’oignon au vinaigre de l’oncle Jack et à la pipe d’écume de M. Speck, et je remarque avec une admiration respectueuse que M. Bullion suit uniformément en tout son grand système.

Dix minutes après, M. Bullion me dit, d’un ton également confidentiel, que M. Speck, malgré son air poli et souriant, est pointu comme une aiguille, et que, si je veux quelques actions de la nouvelle spéculation, ou de toute autre, je ferais mieux de m’adresser à lui Bullion, qui ne me tromperait pas pour mon pesant d’or. « Ce n’est pas, ajoute M. Bullion, que j’aie quelque chose à dire contre Speck. Il a ce qu’il faut pour réussir dans le monde : il est très-riche, monsieur, et, quand un homme est vraiment riche, je suis le dernier à m’inquiéter de ses petits défauts et à lui battre froid.

— Adieu ! me dit l’oncle Jack en tirant de nouveau son mouchoir ; mes compliments affectueux à tous ceux qui sont en Angleterre. » Puis il ajoute tout bas : « Si jamais vous avez meilleure opinion du dépôt de grog et de vivres, mon neveu, vous trouverez sous cette poitrine un cœur d’oncle ! »


CHAPITRE II.

Il faisait nuit lorsque Vivian et moi nous revînmes lentement à la maison. La nuit en Australie ! il est impossible de décrire sa beauté. Dans ce nouveau monde, le ciel paraît plus rapproché de la terre. Les étoiles sont si brillantes qu’elles semblent sorties fraîchement des mains du Créateur. Et la lune est comme un grand soleil d’argent, tant le moindre objet qu’elle éclaire est blanc et distinct[3]. Parfois un son vient rompre le silence, mais un son tellement en harmonie avec la solitude qu’il ne fait qu’ajouter à ses charmes. Écoutez ! c’est la voix d’un oiseau de nuit qui sort du milieu des rochers grisâtres dont ce vallon est entouré. Écoutez ! lorsque la nuit s’avance, c’est l’aboiement lointain d’un chien de garde, ou le hurlement étrange de ses frères sauvages contre lesquels il défend le troupeau. Écoutez encore ! l’écho s’empare de ces sons et les promène gaiement de colline en colline, loin, bien loin, plus loin encore, jusqu’à ce que tout rentre dans le silence et que les fleurs pendent sans bruit au-dessus de votre tête, quand vous traversez un bosquet de gommiers gigantesques. L’air est littéralement chargé de parfums, et cette surabondance affecte presque péniblement l’odorat. Vous hâtez alors le pas, vous entrez dans la plaine immense où rien n’intercepte la clarté de la lune, et, à travers les tiges sveltes des arbres à thé, vous apercevez le cours lumineux de la rivière dont vous entendez le doux murmure, grâce à l’exquise pureté de l’atmosphère.

Pisistrate. — Et cette terre est devenue l’héritage de notre peuple !… Quand je promène mes regards autour de moi, il me semble voir la volonté du Père bienfaisant se dégager clairement du milieu de l’histoire confuse du genre humain. Pendant que l’Europe élève ses populations et remplit sa mission civilisatrice, ces royaumes restent mystérieusement cachés pour elle. Ils ne nous sont révélés que juste au moment où la civilisation a besoin d’eux pour résoudre ses problèmes ; alors ils deviennent un champ ouvert aux fiévreuses énergies perdues dans la foule ; ils offrent du pain à celui qui a faim et de l’espoir à celui qui n’en a plus. C’est vraiment le nouveau monde qui redresse la balance de l’ancien. Quel Latium pour les esprits errants

Ballottés sur les mers par d’horribles tempêtes !

Ici, sous nos yeux, se déroule une Énéide contemporaine. De ces huttes d’exilés éparses sur cette Italie plus féconde, on verra sortir un jour (quel est celui qui ne le prévoit pas ?)

........D’Albains une race nouvelle,
Et les longues splendeurs d’une Rome éternelle !

Vivian, avec tristesse. — Est-ce du rebut des workhouses, des prisons et des bagnes, que doit naître une seconde Rome ?

Pisistrate. — Il y a, dans cette terre nouvelle, dans le travail qu’elle provoque, dans l’espoir qu’elle inspire, dans le sentiment de la propriété que je crois le cœur de la morale sociale, quelque chose qui accélère avec une rapidité merveilleuse l’œuvre de rédemption. Prenez tous ces colons ensemble, quelle que soit leur origine, quel que soit le motif qui les a amenés ici : c’est une race d’hommes beaux, forts, au cœur généreux ; une race grossière, mais sans bassesse, surtout dans le Bocage. Et je crois qu’elle fera une population aussi vaillante et aussi honnête que celle qui grandit actuellement dans l’Australie méridionale, d’où les condamnés sont exclus, et j’ajoute heureusement exclus, parce que cette distinction piquera l’émulation des nôtres. D’ailleurs, et ceci est ma réponse directe à votre question, je crois que même la partie la moins irréprochable de notre population est de tous points aussi respectable qu’a pu l’être ce mélange de brigands commandés par Romulus.

Vivian. — Mais n’étaient-ils pas soldats ?… Je parle des premiers Romains.

Pisistrate. — Mon cher cousin, nous sommes en progrès sur ces affreux bandits, puisque nous pouvons avoir des terres, des maisons et des femmes (encore qu’il soit difficile de trouver celles-ci, et il est bon qu’il n’y ait point de Sabines blanches dans le voisinage), sans être réduits à cette vie de soldats qu’ils furent contraints de mener pour exister.

Vivian, après une pause. — J’ai écrit à mon père, et plus longuement au vôtre, exprimant dans la première de ces lettres mes désirs, et cherchant à expliquer dans la seconde les sentiments qui les ont fait naître.

Pisistrate. — Les lettres sont-elles parties ?

Vivian. — Oui.

Pisistrate. — Et vous n’avez pas voulu me les montrer !

Vivian. — Ne me parlez pas de ce ton de reproche. J’ai promis à votre père de lui ouvrir mon cœur toutes les fois qu’il serait agité et inquiet. Et je vous promets maintenant de suivre ses conseils.

Pisistrate, avec tristesse. — Dans cette vie militaire que vous désirez si ardemment, qu’y a-t-il donc qui puisse vous offrir plus d’agitation et d’aventures que dans votre existence actuelle ?

Vivian. — Les honneurs !… Vous ne voyez pas la différence qu’il y a entre nous. Vous n’avez à faire que votre fortune. Moi, j’ai un nom à reconquérir. Vous regardez l’avenir d’un œil calme. Moi, j’ai une tache à effacer dans le passé !

Pisistrate, avec douceur. — Elle est effacée. Cinq années courageusement employées à vous corriger par un travail incessant, cinq années d’une conduite si exempte de tout blâme que Guy lui-même, en qui je vois l’incarnation du gros bon sens anglais, doute presque que vous soyez assez rusé pour gouverner votre station ! Votre caractère est déjà en si haute estime que je soupire après l’heure où vous reprendrez le nom sans tache de votre père, où vous me donnerez l’orgueil d’avouer notre parenté devant tout le monde. Ah ! vous avez bien racheté des erreurs qui provenaient d’une enfance sans éducation et d’une jeunesse vagabonde.

Vivian, s’inclinant sur sa monture et me mettant la main sur l’épaule. — Mon cher ami, que ne vous dois-je pas ? (Pour cacher son émotion, il hâte le pas de son cheval.) Mais, ne le voyez-vous pas ? à mesure que je comprends mieux le bien, ma conscience devient plus sévère ; plus je connais mon excellent père, plus je désire être ce qu’il voulait que fût son fils. Pensez-vous qu’il n’aurait plus rien à souhaiter s’il me voyait élever du bétail et marchander avec des bouviers ? N’était-ce pas le plus vif désir de son cœur de me voir embrasser la carrière qu’il avait suivie ? Ne vous ai-je pas entendu dire que, sans votre mère, il aurait aussi fait de vous un soldat ? Je n’ai pas de mère, moi ! Si j’amassais des mille et des dix mille dans ce métier vulgaire, cela procurerait-il à mon père la moitié du plaisir qu’il aurait à voir mon nom honorablement mentionné dans une dépêche ?… Non, non. Vous avez refoulé le sang égyptien ; c’est maintenant le sang du soldat qui déborde ! Oh ! que ne donnerais-je pas pour un jour de gloire où j’arriverais à une belle renommée, comme nos pères avant nous ; où des larmes de joie couleraient de ces yeux qui ont tant pleuré ma honte ; où elle aussi, dans le rang élevé qu’elle occupe à côté de son noble mari, elle pourrait dire : « Après tout, son cœur n’était pas si vil ! » Ne raisonnez pas avec moi ; ce serait inutile. Priez plutôt pour qu’il me soit donné d’agir à ma guise : car, je vous le dis, si je suis condamné à rester ici, je pourrai sans doute ne pas murmurer tout haut, je pourrai tourner dans ce cercle étroit de mon devoir, comme la brute qui tourne une roue de moulin ; mais mon cœur dépérira lentement, et vous écrirez bientôt sur la pierre de ma tombe l’épitaphe du pauvre poète dont vous nous avez parlé, et dont la vraie maladie était la soif de gloire : « Ci-gît quelqu’un dont le nom fut écrit sur l’eau. »

Je n’avais rien à répondre. Cette ambition contagieuse faisait courir dans mes veines un sang plus chaud, et précipitait les battements de mon cœur. Au milieu de ces scènes pastorales, à la paisible clarté de la lune, jusque dans les campagnes du nouveau monde, l’ancien monde venait me réclamer pour un de ses enfants, moi grossier habitant du Bocage.

Mais à mesure que nous avancions, l’air à la fois si vif et si doux me remettait en harmonie avec cette paisible nature. Nous voyions nos troupeaux blancs comme la neige dormir à la lueur des étoiles. Entendez-vous ? c’est la voix des chiens de garde qui nous reconnaissent. Voyez, la lumière rayonne au loin à travers les fentes de la porte !

Je m’arrêtai pour dire tout haut : « Non, il y a plus de gloire à poser les fondements d’un État puissant, lors même qu’il n’y a pas de trompettes pour célébrer votre victoire, ni de lauriers pour ombrager votre tombe, qu’à se frayer un chemin à travers des cités en flammes et des hécatombes d’hommes ! »

Je tournai la tête, attendant la réponse de Vivian ; mais je reconnus qu’il s’était éloigné au galop avant que j’eusse ouvert la bouche, et je vis des chiens sauvages s’enfuir sur le gazon, pour ne pas être écrasés par les sabots de son cheval.


CHAPITRE III.

Semaines et mois s’écoulèrent, et les réponses aux lettres de Vivian arrivèrent enfin. J’en devinais trop bien le contenu. Je savais que mon père ne pourrait s’opposer au désir le plus cher d’un homme arrivé à l’entier développement de son intelligence, et qu’il fallait laisser libre de choisir le sentier de sa vie. Je lus, beaucoup plus tard, la lettre de Vivian à mon père. Sa conversation m’avait à peine préparé aux touchants aveux d’un esprit également remarquable par sa vigueur et par sa faiblesse.

S’il avait vu le jour dans un siècle d’enthousiasme religieux, son caractère, en se réveillant du sommeil du péché, n’aurait pu se contenter des humbles devoirs d’une vertu ordinaire. Il se serait plongé dans les profondeurs brûlantes de l’exaltation monacale ; il aurait lutté contre le démon dans un ermitage, ou marché contre les infidèles, pieds nus, couvert d’un sac pour toute armure, et sans autre épée que la croix. De nos jours, son désir impatient de racheter son nom avait pris une direction plus mondaine, tout en conservant quelque chose de religieux dans sa ferveur. Et cet enthousiasme se répandait en une si profonde mélancolie ! Lui refuser une issue, c’était le changer en léthargie ou l’exciter jusqu’au délire. Lui ouvrir cette issue, c’était lui permettre de couler comme un fleuve qui répand sur ses bords la vie et la fertilité.

La réponse de mon père fut telle que je l’attendais. Elle répétait doucement les vieilles leçons sur la distinction à établir entre les aspirations sincères à la perfection, et la passion morbide des applaudissements qui fait de notre conscience une Babel où viennent se confondre les cris de la foule, que nous prenons pour de la gloire. Mon père ne cherchait pas à s’opposer aux désirs d’un esprit si obstinément porté vers la vie militaire, mais plutôt à le guider et à le fortifier. La mer de la vie humaine est vaste. La sagesse peut nous inspirer dans le voyage ; mais il faut examiner d’abord l’état du navire et la nature des marchandises. Les vaisseaux qui partent de Tarsis ne peuvent tous revenir chargés de l’or d’Ophir. Faut-il pour cela les laisser pourrir dans le port ? Non. Livrez leurs voiles aux vents.

La lettre de Roland à son fils devait, dans mon attente, être pleine de joie et d’exultation. De la joie, il n’y en avait pas ; de l’exultation, il y en avait peut-être, mais une exultation sérieuse, grave, contenue. Dans le consentement que le vétéran donnait à son fils, pour des motifs qui s’accordaient si bien avec son caractère, on remarquait encore du chagrin. Il semblait s’être fait violence pour donner ce consentement. Ce ne fut qu’après avoir relu plusieurs fois cette lettre que je pus deviner les sentiments qu’avait eus Roland en l’écrivant. Aujourd’hui je les apprécie parfaitement. S’il avait envoyé à une noble guerre un jeune homme nouveau, exempt de toute faute, plein d’un enthousiasme pur et sincère, oh ! alors il aurait joyeusement payé son tribut aux armées d’Angleterre ; mais il reconnaissait ici, quoique confusément peut-être, non pas une franche ardeur militaire, mais l’austère désir de l’expiation, et il admettait des pressentiments qu’il aurait repoussés sans cela ; de sorte que, à la fin de la lettre, on eût dit qu’elle avait été écrite par une mère timide et craintive, plutôt que par le bouillant et martial Roland. Des recommandations, des prières de ne pas être téméraire, l’assurance que les meilleurs soldats étaient toujours les plus prudents : telles étaient les exhortations du vétéran qui, à la tête des enfants perdus, était monté à l’assaut de…, son épée entre les dents.

Mais, quels que fussent ses pressentiments, Roland avait cédé tout de suite aux prières de son fils. Il avait couru à Londres, aussitôt sa lettre reçue, et lui avait obtenu une commission dans un régiment, alors en service actif dans l’Inde. Cette commission, à laquelle était annexé un ordre de rejoindre sur-le-champ le régiment, accompagnait sa lettre à son fils.

Vivian me montra le nom qui lui était donné dans la commission, et me dit : « À présent, en vérité, je puis reprendre ce nom ; et, après celui de Dieu, ce sera le plus sacré pour moi ! Il me guidera à la gloire dans cette vie, ou du moins mon père le lira sans rougir sur ma tombe ! »

Je le vois encore debout devant moi, tel qu’il était en ce moment, avec le regard solennel de ses yeux noirs, la sérénité de son sourire, la noblesse empreinte sur son front, toutes choses que je n’avais pas encore remarquées. Était-ce bien le même homme dont le cynisme railleur m’avait révolté, dont l’audace et la perversité m’avaient fait frémir, et sur l’exil duquel j’avais versé des larmes ? Combien peu la noblesse de la physionomie dépend de la symétrie des traits ! Quelle dignité revêt l’homme qui est animé d’une pensée sublime !


CHAPITRE IV.

Il est parti ! il a laissé un vide dans mon existence ! Je m’étais si bien habitué à l’aimer ! j’étais si fier de l’entendre louer ! Mon amitié ressemblait fort à de l’amour-propre, car je regardais Vivian presque comme l’ouvrage de mes mains.

Il s’écoula du temps avant que je pusse me remettre de bon cœur aux travaux de la vie pastorale. À la veille du départ de mon cousin, nous avions compté notre gain et réglé nos parts. Lorsqu’il avait renoncé à la pension que Roland lui faisait, son père m’avait donné secrètement pour son usage une somme égale à celles que nous avions apportées, Guy Bolding et moi. Roland avait emprunté cette somme sur hypothèque. Les intérêts à payer n’absorbaient qu’une faible partie de son revenu, en comparaison de la rente qu’il servait antérieurement ; et le capital était beaucoup plus utile à son fils que ne lui eût été cette rente annuelle. Ainsi, à nous trois, nous possédions 4 500 livres (112 000 fr.), somme considérable pour des colons australiens.

Nous ne gagnâmes rien pendant les deux premières années. Une grande partie de la première avait été employée à apprendre notre métier dans l’établissement d’un vieux colon : mais, à la fin de la troisième année, nos troupeaux ayant considérablement multiplié, nous eûmes un bénéfice qui dépassa mes plus belles espérances ; et, lorsque mon cousin nous quitta dans le courant de la sixième année de notre exil, nos parts s’élevaient à 4 000 livres pour chacun, sans compter la valeur de nos deux établissements.

Mon cousin avait d’abord désiré que sa part fût remise à son père ; mais il reconnut aussitôt que celui-ci ne l’accepterait jamais, et il fut convenu qu’elle resterait entre mes mains et que je la ferais valoir. Je devais lui en envoyer les intérêts à 5 pour cent, et ajouter le surplus des bénéfices au capital. J’avais donc à veiller sur douze mille livres, et nous pouvions nous regarder comme de très-respectables capitalistes.

Je conservai la station du gros bétail, avec l’aide de Feu-Follet, pendant deux ans environ après le départ de Vivian. Il y avait alors cinq ans qu’elle existait. À l’expiration de ce temps, je la vendis très-avantageusement. Les moutons, pour l’élève desquels j’avais acquis une grande réputation, ayant merveilleusement prospéré, je crus que nous pouvions en toute sécurité nous lancer dans des spéculations plus aventureuses.

Charmé d’ailleurs de changer d’horizon, je confiai les troupeaux aux soins de Bolding et me dirigeai sur Adélaïde. La réputation de cette nouvelle colonie troublait déjà la paix du Bocage. Je trouvai l’oncle Jack installé dans une très-belle villa, près d’Adélaïde, et vivant au sein du luxe et de l’opulence. La rumeur publique n’exagérait peut-être pas ses bénéfices. Il avait tant de cordes à son arc ! et chacune de ses flèches paraissait cette fois avoir frappé son but.

Je me crus alors assez de savoir et de prudence pour profiter des idées de l’oncle Jack sans me ruiner en les suivant avec lui ; et je trouvais qu’il était juste de faire servir son esprit à réparer une fortune que, d’après Squills, son idéalité et sa constructivité avaient si notablement diminuée. Je reconnais ici que je fus redevable d’une partie de mes succès à son génie irrégulier. L’exploration des mines supposées n’avait pas satisfait M. Bullion, et elles ne furent bien découvertes que quelques années plus tard. Mais Jack, convaincu de leur existence, avait acheté à son compte, et pour presque rien, des terres stériles qui se changèrent ensuite en une Golconde nouvelle, sous le nom euphonique de Mines de Tibbets. Ainsi s’était heureusement trouvée arrêtée la formation du dépôt de grog, et l’oncle Jack s’occupait alors des affaires de Port-Philippe. Profitant de ses conseils, je fis dans cette nouvelle colonie quelques timides et prudentes acquisitions que je revendis très-avantageusement.

Cependant il ne faut pas que j’oublie de dire brièvement quelle avait été, depuis mon départ d’Angleterre, la carrière ministérielle de M. Trévanion.

Ce raffinement de délicatesse et ces scrupules de conscience en matière politique, qui le caractérisaient lorsqu’il n’était encore que membre du parlement, et qui faisaient penser à ses amis comme à ses ennemis qu’il était sans capacité pour les affaires, tandis que réellement son esprit avait toutes les qualités qui font un bon administrateur, auraient peut-être fondé sa gloire comme ministre, s’il avait pu être ministre sans collègues ; si, debout et seul sur les hauteurs du pouvoir, il avait pu exposer clairement devant le monde l’exquise honnêteté de ses desseins et ses merveilleux talents d’homme d’État. Mais Trévanion ne put s’amalgamer avec d’autres, ni souscrire à la discipline d’un cabinet dont il n’était pas le chef, surtout dans une politique qui était tout à fait contraire à sa nature, dans une politique qui n’a pas été seulement celle d’un parti, mais qui s’est tellement imposée dans ces derniers temps à tous nos plus éminents hommes d’État, que ceux qui sont les plus indulgents pensent qu’elle est le résultat nécessaire du siècle et de l’esprit public : je parle de la politique d’expédients.

Je ne veux pas introduire dans ce livre les éléments irritants de la politique ; d’ailleurs, je ne suis pas assez versé dans cette matière. Tout ce que j’ai à dire, c’est que, bonne ou mauvaise, cette politique devait se trouver constamment en guerre avec les principes de Trévanion, et devait irriter sans cesse les fibres de sa constitution morale. Les combinaisons aristocratiques de son alliance avec les Castleton avaient peut-être fortifié sa position dans le cabinet ; mais les combinaisons aristocratiques sont de peu d’utilité contre l’épidémie atmosphérique de ce siècle.

Je compris tout ce qu’il avait dû souffrir, lorsque je lus dans, un journal : « On dit, en se fondant sur de bonnes autorités, que M. Trévanion a offert sa démission, mais qu’on a obtenu qu’il la retirât, parce que sa retraite en ce moment dissoudrait le cabinet. » Quelques mois après, un autre paragraphe disait que M. Trévanion était tombé malade et qu’on craignait que sa maladie ne fût de nature à l’empêcher de reprendre ses travaux ministériels. Puis le parlement se sépara. Avant qu’il se réunît de nouveau, M. Trévanion fut fait comte d’Ulverstone, titre qui avait été autrefois dans sa famille. En même temps il quitta le ministère, ne pouvant supporter les fatigues de sa charge. Pour un homme ordinaire, l’élévation au rang de comte, sans passer par les grades inférieurs de la pairie, eût été une belle fin de sa carrière politique ; mais je sentais qu’un profond désespoir de se voir inutile, et que ses démêlés avec des collègues qu’il ne pouvait ni soutenir ni combattre énergiquement à cause de ses antiques idées d’honneur et de convenances, l’avaient poussé à quitter la scène orageuse sur laquelle s’était écoulée son existence. Pour cette intelligence si active, la chambre des lords était comme ces cloîtres où se retiraient jadis les guerriers fatigués du tumulte des combats. La gazette qui annonçait qu’Albert Trévanion était fait comte d’Ulverstone annonçait par là même qu’il était mort au monde politique. En effet, sa carrière se termina le même jour. Trévanion mourut. Quant au comte d’Ulverstone, il ne donna pas signe de vie.

Jusqu’alors je n’avais écrit que deux fois à lady Ellinor pendant mon exil : une fois à propos du mariage de Fanny avec lord Castleton, six mois après mon départ d’Angleterre, et l’autre fois, lorsque je remerciai son mari de quelques animaux rares, chevaux, moutons et bœufs, qu’il nous avait envoyés en présent, à Bolding et à moi.

J’écrivis de nouveau lors de l’élévation de Trévanion à la pairie, et je reçus en son temps une réponse qui confirma tous mes pressentiments ; car elle était pleine d’amertume et de fiel, d’accusations contre le monde, de craintes pour le pays. Richelieu même n’avait pu voir les choses sous un aspect plus sombre, lorsque ses levers furent désertés et que son pouvoir parut anéanti, avant la journée des dupes. Une seule lueur de consolation visitait le cœur de lady Ulverstone et rayonnait de là sur l’avenir du monde. Un second fils était né à lord Castleton. C’était ce fils qui devait hériter du comté d’Ulverstone et des biens de la comtesse. Jamais il n’y eut d’enfant de si grandes espérances. Non, Virgile lui-même, lorsqu’il invoqua les muses siciliennes pour chanter la naissance du fils de Pollion, ne fit pas entendre des accents plus majestueux. Ce fut à cette occasion qu’un poète dit :

Noble enfant, obéis à la voix qui t’appelle ;
Toi seul, tu soutiendras l’univers qui chancelle ;
Viens rassurer la terre, et la mer et les cieux ;
Viens, à jamais ton nom restera glorieux.

Rêve de bonheur que le ciel envoie aux grands-parents ! Baptême où l’espérance renaît sous les gouttes qui mouillent le front du petit-fils !

Le temps s’envole ; les affaires continuent de prospérer. Je viens de quitter la banque d’Adélaïde d’un air satisfait, lorsque soudain je suis arrêté dans la rue par les salutations de personnes qui ne m’avaient jamais auparavant serré la main, et qui s’écrient alors : « Je vous fais mes compliments, monsieur. Ce brave jeune homme, votre homonyme, est sans doute votre proche parent.

— Que voulez-vous dire ?

— N’avez-vous pas vu les journaux ?… Les voici : Belle conduite de l’enseigne de Caxton, promu au grade de lieutenant sur le champ de bataille. »

J’essuie mes yeux et je m’écrie : « Dieu soit loué ! c’est mon cousin ! »

Alors, nouveaux serrements de mains ; de nouveaux groupes se forment autour de moi. Je me sens plus grand d’une tête. Nous autres maussades Anglais, qui nous querellons toujours entre nous, et pour qui le monde n’est pas assez vaste, lorsque, sur la terre étrangère, quelque action d’éclat est faite par un compatriote, nous sentons bien pourtant que nous sommes frères, et nos cœurs se réchauffent les uns les autres. Quelle lettre j’écrivis à la maison ! Avec quelle joie je rentrai dans le Bocage !

Feu-Follet avait acheté une station de bétail. Je fais un détour de cinquante milles pour lui apporter cette nouvelle et le journal ; car il sait à présent que son ancien patron, Vivian, est un Cumberlandais, un Caxton. Pauvre Feu-Follet ! Ce soir-là, son thé ressembla à un punch au whiskey. Père Matthew, pardonnez-nous ; mais si vous aviez été Cumberlandais, et si vous aviez entendu Feu-Follet chanter d’une voix de tonnerre : « Bonnets bleus, passons la frontière, » je crois bien que votre thé ne serait pas sorti de sa boîte.


CHAPITRE V.

Un grand changement est survenu dans notre ménage. Le père de Guy est mort ; il a été consolé dans ses dernières années par les rapports qu’il recevait sur la bonne conduite et la prospérité de son fils, et par les preuves d’affection que Guy lui a données : car celui-ci a insisté pour rembourser à son père toutes ses vieilles dettes de collège, ainsi que l’avance de quinze cents livres, demandant que cet argent fût ajouté à la dot de sa sœur. Or, après la mort du vieillard, la sœur a voulu venir vivre avec son cher frère Guy. Une autre aile a été ajoutée à la maison de bois. On fait des plans ambitieux pour une maison de pierre qui sera commencée l’année prochaine ; et Guy a ramené d’Adélaïde non-seulement sa sœur, mais encore, et à mon grand étonnement, une épouse, dans la personne d’une charmante amie qui accompagnait sa sœur.

La jeune demoiselle a bien fait de venir en Australie, si elle voulait se marier. Elle est très-jolie, et tous les élégants d’Adélaïde se sont pressés en foule autour d’elle. Guy en devint amoureux le premier jour, s’emporta contre trente rivaux le deuxième, fut au désespoir le troisième, fit sa déclaration le quatrième, et l’épousa avant le quinzième. Il se hâta de revenir à son établissement avec son trésor, s’imaginant que tout le monde conspirait pour le lui dérober. Sa sœur était tout aussi jolie que sa femme, et elle aussi fut assaillie de prétendants dès qu’elle eut débarqué ; mais elle était romanesque et difficile, et je crois que Guy lui avait dit que je ferais tout juste son affaire.

Cependant, toute charmante qu’elle est, avec ses jolis yeux bleus et le franc sourire de son frère, je n’en suis point épris. Je crois qu’elle a perdu toute chance de conquérir mon cœur le jour où elle a traversé la cour en souliers de satin. Si je dois vivre dans le Bocage, donnez-moi une femme qui monte bien à cheval, qui sache franchir un fossé et m’accompagner, le fusil à la main, quand je vais chasser le kanguroo !… Mais je n’ose énumérer toutes les qualités que demande un mari du Bocage.

Quoi qu’il en soit, ce changement me donne un plus vif désir de revoir l’Angleterre, et cela pour diverses raisons. Dix années se sont écoulées ; déjà ma fortune est beaucoup plus considérable que celle que j’étais venu chercher. Au grand chagrin du brave Guy, j’ai liquidé nos affaires. La société est dissoute ; car il a résolu de passer sa vie dans la colonie, et je n’en suis pas étonné, connaissant la charmante femme qui l’aime de tout son cœur. Guy prend ma part dans la station, et, tous comptes réglés, je dis adieu au Bocage.

Malgré tout ce qui attirait mon cœur vers l’Angleterre, ce ne fut pas sans partager la tristesse de mes vieux compagnons que je pris congé d’eux ; nous ne nous reverrons peut-être plus de ce côté-ci de la tombe. Le plus humble des hommes que j’employais était devenu pour moi un ami. Quand ces mains calleuses saisirent mes mains ; quand de ces poitrines qui avaient si longtemps maudit le monde, il sortit des souhaits de bonheur pour celui qui retournait dans la patrie, avec un tendre souvenir pour cette vieille Angleterre qui ne leur avait été qu’une marâtre, j’éprouvai une sensation inconnue, je crois, à Mayfair et à Saint-James. Je ne pus que balbutier quelques mots entrecoupés de sanglots, moi qui pensais faire un long discours ; et peut-être ces quelques mots firent-ils plus de plaisir à mon auditoire.

Je m’éloignai au galop de mon cheval, et j’atteignis bientôt une petite éminence, où je m’arrêtai pour jeter un regard en arrière. Mes pauvres fidèles amis étaient réunis et me suivaient des yeux, la tête découverte, leurs mains protégeant leurs yeux contre le soleil.


CHAPITRE VI.

Daté d’Adélaïde.

Imaginez-vous mon étonnement… L’oncle Jack vient de me quitter, et… mais écoutez notre entretien.

L’oncle Jack. « Ainsi, vous retournez sérieusement dans cette vieille Angleterre fumeuse et moisie, juste au moment où vous êtes sur la grande route qui mène à cent mille livres ! Tout le monde dit qu’il n’y a pas de jeune homme plus habile que vous dans la colonie. Je crois que Bullion vous accepterait comme associé. Pourquoi vous pressez-vous si fort ?

Pisistrate. — Pour voir mon père et ma mère, et l’oncle Roland, et… (Sur le point de nommer une autre personne, il s’arrête.) Vous le savez, mon cher oncle, je ne suis venu que pour réparer les pertes de mon père dans la malheureuse spéculation du Capitaliste

L’oncle Jack tousse, puis s’écrie : C’est abominable, Peck !

Pisistrate. — Et pour avoir quelques mille livres à consacrer aux terres du pauvre Roland. Mon but est atteint ; pourquoi resterais-je ici ?

L’oncle Jack. — Quelques misérables milliers de livres, lorsque dans vingt années vous nageriez dans l’or !

Pisistrate. — Dans le Bocage on apprend à être heureux avec beaucoup de travail et peu d’argent. Je profiterai de cette leçon en Angleterre.

L’oncle Jack. — Votre départ est bien décidé ?

Pisistrate. — Mon passage est arrêté sur le navire.

L’oncle Jack. — Alors il n’y a plus rien à dire. (Il tousse, examine ses ongles, unis comme des avelines, pas la moindre tache. Puis relevant la tête :) Ce Capitaliste ! il m’est toujours resté sur la conscience ! et, depuis que j’ai abandonné mes semblables, je crois que je m’intéresse davantage à ma famille.

Pisistrate, souriant au souvenir des prédictions de son père. — C’est tout naturel, mon cher oncle. Tout enfant qui a jeté une pierre dans une mare sait que le cercle devient moins visible à mesure qu’il s’élargit.

L’oncle Jack. — C’est très-vrai. Je me souviendrai de cela pour mon prochain discours, où je dois prendre la défense de ce qu’on appelle le monopole des terres. Merci, mon ami. Pierre… cercle… (Il écrit ces mots dans son portefeuille.) Mais pour en revenir à la question, je suis riche maintenant ; je n’ai ni femme ni enfant, et je sens que je dois supporter ma part des pertes de votre père. Ce fut une spéculation commune à nous deux. Et votre père, cet excellent et cher Austin, paya mes dettes par-dessus le marché. Et puis ces trois cents livres qu’Austin me prêta quand je le quittai ! Mon neveu, ce fut là ce qui me refit !… ce fut le gland du chêne que j’ai planté… Aussi voici cet argent ! (ajouta l’oncle Jack avec un effort héroïque, et il tira de son portefeuille des billets pour une somme de trois à quatre mille livres.) Voilà ! c’est fini… et je n’en dormirai que mieux. (Sur ce, l’oncle Jack se lève et s’élance hors de la chambre.)

Dois-je accepter cet argent ? Eh ! oui, sans doute… ce n’est que justice. Jack est vraiment riche et peut facilement se passer de cela. D’ailleurs, si jamais il en a besoin, je sais que mon père le lui donnera. Jack n’était-il pas la cause de la perte que fit mon père dans l’affaire du Capitaliste ? Et ce qu’il me rend là n’est pas la moitié de ce que mon père a payé. Mais c’est beau de la part de l’oncle Jack. Mon père avait raison de ne pas juger trop sévèrement Jack et sa formation scalène.

L’oncle Jack, montrant la tête à la porte. — Et voyez-vous, vous pouvez doubler cet argent si vous voulez me le laisser deux ans entre les mains ; vous ne pouvez comprendre ce que je compte faire de la Mine de Tibbets. Vous l’ai-je dit ? L’Allemand avait raison. L’on m’a déjà offert sept fois la somme que m’ont coûté ces terrains. Mais je cherche à fonder une compagnie. Laissez-moi vous donner des actions pour le montant de ces mauvais chiffons. Cent pour cent ! je vous garantis cent pour cent !

Pisistrate. — Ah ! mon oncle, si vous avez du regret…

L’oncle Jack. — Moi, du regret ! quand je vous offre cent pour cent sur ma garantie personnelle !

Pisistrate, serrant soigneusement ses billets dans son portefeuille. — Alors, si vous n’avez pas de regret, mon cher oncle, permettez-moi de vous serrer la main, et de dire que je ne consentirai jamais à amoindrir l’estime et l’admiration que j’éprouve pour le noble sentiment qui vous pousse à cette restitution, en le confondant avec des idées commerciales de prêts, d’intérêts et de mines de cuivre. Et voyez-vous, comme c’est à mon père que vous payez cette somme, je n’ai pas le droit d’en disposer sans sa permission.

L’oncle Jack, avec émotion. — Estime, admiration, noble sentiment ! Ce sont là des mots flatteurs venant de vous, mon neveu. (Puis, secouant la tête, il ajoute :) Rusé coquin ! vous avez raison. Allez toucher ces billets sur-le-champ. Et écoutez-moi, ne vous trouvez plus sur mon chemin, entendez-vous ? et ne souffrez pas que je vous soutire un seul farthing. »

L’oncle Jack sort et ferme la porte avec bruit. Pisistrate tire prudemment les billets de son portefeuille, soupçonnant à demi qu’ils se sont changés en feuilles mortes, comme l’argent des fées. Il se convainc que les billets sont bons, et témoigne sa satisfaction par des gestes animés.

LA SCÈNE CHANGE.

  1. Le duc de Devonshire et son immense serre de Chatsworth.
  2. Un damper est un pain de farine sans levain, cuit dans les cendres.
  3. M. Wilkinson dit, dans son précieux ouvrage sur l’Australie méridionale, ouvrage à la fois si pratique et si pittoresque : « Il m’est fréquemment arrivé de voyager par une de ces nuits. Je laissais mon cheval aller à sa volonté le long de la route, et je chassais l’ennui du chemin en lisant au clair de lune. » (Note de l’auteur.)