Aventures de Pisitrate Caxton/Partie 18

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Traduction par Édouard Sheffter.
Hachette (p. 537-572).


DIX-HUITIÈME PARTIE.


CHAPITRE PREMIER.

Adieu, charmant pays, Chanaan des exilés, Ararat de mainte arche brisée ! Adieu, splendide berceau d’une race à qui le temps réserve un avenir doré qu’aucun sage ne peut deviner ni aucun prophète prédire ! car cette race est destinée, peut-être, à renouveler la jeunesse du monde épuisé par les crimes et les douleurs d’une civilisation qui lutte contre les éléments de décadence qu’elle renferme, et à transmettre la grande âme de l’Angleterre à travers les cycles de l’infini changement. Tu réunis tous les climats qui peuvent le mieux mûrir tous les fruits de la terre, ou développer les divers caractères des diverses familles de l’humanité. Ta douce influence sourit avec bonté à ceux que leurs haillons ne peuvent défendre contre les vents glacés ou contre les ardeurs d’un soleil ingrat. Ici, l’air fortifiant de la froide île-mère ; là, la douce chaleur des automnes d’Italie ou l’ardeur étouffante des tropiques. Sur les rayons de tous ces climats descend l’Espérance légère. C’est d’elle qu’on peut dire ce que dit de la lumière un poète négligé :

Par les chemins des cieux, et des airs et des mers,
Tous ouverts devant toi, tu descends comme l’onde
D’un limpide ruisseau. Tout l’éclat de ce monde
Qui charme nos regards par ses tableaux divers,
C’est ton pinceau léger qui l’étend sur ta route,
Quand tu sors le matin de la céleste voûte[1].

Qui dira combien le souvenir de cette vie du Bocage est cher à celui qui en a fait l’essai avec un esprit bien disposé ? Ah ! ce souvenir lui reviendra bien souvent au milieu des scènes banales d’un monde plus civilisé ; il reviendra avec ses dangers, ses risques, ses sensations de bien-être physique, ses aventures émouvantes, ses intervalles de nonchalant repos, ses galops furieux à travers une mer de plaines immenses, ses lentes promenades nocturnes dans les bois toujours verts, où la lune, brillante comme le soleil, glisse ses obliques rayons entre des grappes de fleurs. Quels efforts il faut pour se réconcilier avec les soins vulgaires et les ennuyeux plaisirs, avec la fièvre quotidienne des froides futilités auxquelles nous revenons ! Comme mon idée est bien exprimée dans ce passage du poète que je citais il n’y a qu’un instant !

« Ici, nous sommes au milieu des scènes vastes et grandioses de la nature ; là, au milieu des misérables expédients de la politique. Nous marchons ici à ciel découvert, à la clarté de la bonté divine ; nous tâtonnons là, dans le labyrinthe sombre et confus de la malice humaine[2]. »

Mais je vous fatigue, lecteur. Le nouveau monde s’évanouit ; il n’en reste plus qu’une ligne, plus qu’un point à l’horizon ; tournons-nous donc vers l’ancien.

Parmi les passagers, combien il en est qui retournent en Angleterre, dégoûtés, désappointés, appauvris, ruinés ! Ils vont redevenir à charge aux infortunés parents qui se croyaient à jamais débarrassés de ces vauriens. Car je ne veux pas vous tromper, ami lecteur, en vous laissant supposer que tous les émigrants en Australie ont autant de bonheur que Pisistrate. Quoique les pauvres artisans, et surtout les pauvres ouvriers de Londres et des grandes villes commerçantes (qui ont généralement plus d’aptitude que le simple laboureur au travail nécessaire dans une colonie nouvelle), soient sûrs du succès, les échecs sont nombreux et le succès est l’exception dans la classe à laquelle j’appartiens : je parle des jeunes gens qui ont été élevés au collège, qui n’ont pas l’habitude d’un travail assidu, qui arrivent avec de petits capitaux et de vastes espérances. Mais quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, c’est la faute des émigrants et non celle de la colonie.

Pour faire d’un petit capitaliste un riche bushman, il ne faut pas tant une grande intelligence qu’une tournure d’esprit particulière et une heureuse combinaison de qualités naturelles, un caractère facile et un esprit prompt.

Si je dus quelque chose à la nature, je ne fus pas moins redevable à la fortune. J’achetai mes moutons à un peu plus de sept schellings la pièce. À mon départ, ils en valaient tous au moins quinze, et les plus gras se vendaient une livre. J’avais un excellent berger, et je ne m’occupais jour et nuit que d’améliorer mes troupeaux. J’eus aussi le bonheur d’arriver en Australie avant que le système auquel on a donné à tort le nom de Wakefield eût diminué les offres du travail et élevé le prix des terres. Lorsque ce changement eut lieu, la valeur de ma propriété s’accrut considérablement. Il en fut de même pour tous ceux qui avaient de vastes terres et de grands capitaux, quoique ce système portât un coup terrible aux intérêts généraux de la colonie. Ma station de gros bétail tripla au bout de cinq années la somme que j’y avais employée, sans compter ce que je retirai de la vente que j’en fis et qui fut très-avantageuse. J’eus du bonheur dans ma spéculation sur les terres du Port-Philippe, grâce aux conseils de l’oncle Jack. Enfin, je quittai le pays à temps, et j’échappai à une crise désastreuse pour la colonie, crise que je prends la liberté d’attribuer entièrement aux malencontreuses idées des théoriciens d’Angleterre, qui veulent régler toutes les horloges sur celles de Greenwich, oubliant que le soleil se lève sur une partie du monde à l’heure où l’on sonne le couvre-feu dans l’autre.


CHAPITRE II.

Me voici de nouveau à Londres ! Comme je me sens étranger, seul, perdu dans les rues ! Je suis honteux de ma force et de ma santé, lorsque je vois ces membres grêles, ces dos voûtés, ces figures pâles. Je choisis mon chemin au milieu de la foule avec la miséricordieuse timidité d’un bon géant. Je crains de tuer quelqu’un d’un coup de coude. Je me dérange pour laisser passer un commis, et il est étonnant que je ne sois pas renversé par les omnibus ; il me semble que je pourrais leur passer sur le corps. Je m’aperçois aussi qu’il y a quelque chose d’étranger et de sauvage en moi. Le beau Brummell m’eût certainement refusé toute prétention à l’air d’un gentleman, car sur trois passants un au moins se retourne pour me regarder. Je me retire dans mon hôtel ; je fais venir bottier, chapelier, tailleur et perruquier. Je m’humanise de la tête aux pieds. Ulysse lui-même fut obligé d’avoir recours aux arts de Minerve, ou, pour parler sans métaphore, de se faire beau, avant de pouvoir être reconnu par sa fidèle Pénélope.

Ces artistes promettent de se hâter. Cependant je m’empresse de renouer connaissance avec ma patrie en parcourant des collections du Times, du Post, du Chronicle, de l’Herald. Tout me va, excepté les articles sur l’Australie ; je me détourne de ceux-là avec le superbe dédain d’un homme pratique.

Les premiers-Londres ne sont plus remplis des éloges ni du blâme de Trévanion. L’éperon de Percy s’est ralenti. Lord Ulverstone ne figure plus que dans les nouvelles de la cour ou de la fashion. Lord Ulverstone donne à dîner à un duc de la famille royale, ou bien dîne à son tour chez lui ; il est parti pour la campagne, ou vient de retourner à la ville. Tout au plus si, faible réminiscence platonique de sa vie passée, lord Ulverstone prononce, à la chambre haute, quelques mots sur une question qui n’est pas une question de parti. Ces mots ne provoquent pas les hear ! hear ! et la galerie ne les entend pas, quoiqu’ils touchent peut-être aux intérêts de milliers, de millions d’individus. Lord Ulverstone préside quelque meeting agricole, et répond au toast qui lui a été porté dans un des festins de Guildhall.

Mais si le père est à son couchant, la fille est à son orient, quoique dans une sphère bien différente.

« Premier bal de la saison à l’hôtel Castleton ! » Suit une longue description des salons et de la compagnie, et surtout de l’hôtesse.

On trouve des vers sur le portrait de la marquise de Castleton, dans le Livre de Beauté, par l’honorable Fitzroy Fiddledum. Ils commencent ainsi :

Es-tu l’ange des cieux
Qui, le front radieux, etc.

Voici un paragraphe qui me plaît davantage : École d’enfants fondée par lady Castleton à Raby-Park. Un autre est intitulé : Lady Castleton, la nouvelle patronnesse d’Almacks. Trouve-t-on dans un poète description plus ravissante que celle de la superbe parure en diamants de lady Castleton, parure nouvellement remontée par Storr et Mortimer ? Buste de lady Castleton, par Westmacott. Portrait de lady Castleton et de ses enfants en costume antique, par Landseer. Dans cette longue série de numéros du Morning-Post, il ne s’est pas passé un mois sans que lady Castleton fût célébrée entre toutes les femmes.

Mais que vois-je ? « Nouvelles de l’Inde. Habile retraite des Cipayes commandés par le capitaine de Caxton. » Déjà capitaine ! Quelle est la date de ce journal ? Il est vieux de trois mois. Le premier-Londres cite le nom de mon cousin avec beaucoup d’éloges. N’y a-t-il pas un levain d’envie dans la joie de mon cœur ? Combien ma carrière a été obscure, et stérile de lauriers ma bataille contre la fortune adverse ! Fi ! Pisistrate, je rougis de toi. Ce vieux monde maudit, avec ses rivalités fiévreuses, t’a-t-il déjà communiqué sa maladie ? Va, cours à la maison, jette-toi dans les bras de ta mère et de ton père, reçois les bénédictions de Roland, toi qui as aidé son fils à rendre son nom glorieux. Si l’ambition te revient, au moins qu’elle ne soit pas souillée par la boue de Londres. Qu’elle naisse fraîche et vigoureuse dans une atmosphère calme et sage ; qu’elle soit nourrie, comme d’une rosée, des tendres affections de la maison paternelle.


CHAPITRE III.

Ce fut au coucher du soleil que je me glissai à travers les ruines de la cour. J’avais laissé ma chaise au pied de la colline. Ceux que je venais voir étaient instruits de mon arrivée en Angleterre ; mais, d’après ma lettre, ils ne m’attendaient que le lendemain. Je voulais les surprendre, et maintenant, malgré l’impatience qui avait hâté mes pas, je craignais d’entrer…

Roland, déjà lors de mon départ, paraissait plus vieux que son âge. Mon, père, alors au midi de la vie, devait approcher de son déclin. Et ma mère, que je me rappelais si belle (la fraîcheur de son cœur ayant conservé l’aimable coloris de ses joues) je ne pouvais m’habituer à penser qu’elle n’était plus jeune.

Et Blanche, que j’avais laissée enfant, Blanche qui, pendant les longues années de l’exil, avait été ma fidèle correspondante, me racontant tous les petits détails qui font l’éloquence épistolaire ; Blanche, dans les lettres de qui j’avais vu l’intelligence se développer avec l’écriture d’abord enfantine et mal assurée, puis légèrement affermie par les premières grâces d’une main courante, puis rapide, dégagée, facile, et la dernière année enfin à la fois fine et formée, régulière et exempte de tout effort. Mais à mesure qu’elle se perfectionnait dans la calligraphie, je voyais, avec un chagrin mêlé de plaisir, une certaine réserve se répandre sur son style. Les souhaits qu’elle faisait pour mon retour étaient plutôt des messages de famille que des désirs exprimés par Blanche ; les anciens termes de familiarité étaient supprimés ; très-cher Sisty avait fait place à ce froid cher cousin.

Ces lettres, m’arrivant en un pays où les jeunes filles et l’amour avaient été pour moi autant de mythes du passé, des fantômes et des eidola, produits des visions de l’imagination, s’étaient glissées peu à peu dans les recoins les plus secrets de mon cœur. La solitude et la rêverie avaient construit, avec les débris de mon roman du passé, les dômes féeriques de mon roman de l’avenir. Les lettres de ma mère m’avaient toujours entretenu de Blanche, de sa tendre et prévoyante activité, de la bonté de son cœur, de la douceur de son caractère. Dans maint petit tableau du foyer domestique, elle me montrait l’image de Blanche telle que je la désirais, non pas occupée à regarder dans le cristal, mais accompagnant ma mère dans ses visites charitables au village, instruisant les enfants et soignant les vieillards, ou s’exerçant à enluminer d’après un vieux missel de la bibliothèque de mon père, afin de pouvoir faire une surprise à mon oncle en lui présentant un nouvel arbre généalogique, avec tous ses écus et écartelures, blasonnés d’or, de sable et d’argent ; ou bien encore voletant autour de mon père assis à son travail et épiant le moment où elle pourrait lui tendre un livre que la paresse d’Austin ne lui permettait pas de chercher autrement que du regard. Blanche avait fait un nouveau catalogue qu’elle avait appris par cœur, et elle savait à l’instant dans quel coin de l’Héraclée évoquer le fantôme désiré.

Ma mère m’avait raconté minutieusement tous ces petits détails ; mais depuis deux ans au moins elle ne m’avait pas dit si Blanche était jolie ou commune de figure. C’était là un oubli fâcheux. J’avais eu envie de faire cette question tout simplement, ou de l’insinuer délicatement avec l’adresse d’un diplomate ; et je ne sais pourquoi je n’avais jamais osé. Blanche aurait certainement lu ma lettre, et puis cela ne me regardait pas ! Si elle était laide, la réponse était aussi embarrassante à faire que la question. Or, dans son enfance, Blanche avait précisément une de ces figures qui peuvent devenir très-belles ou très-laides, horribles, griffonnes, comme des figures de sorcière. Oui, Blanche, ce que je dis-là est très-vrai ! si le regard de ces grands yeux noirs était devenu sévère au lieu de tendre ; si ce nez, encore indécis entre la ligne droite et le profil aquilin, s’était courbé dans cette dernière direction et avait revêtu le caractère martial, romain, impérieux, de la virile proboscis de Roland ; si ce visage, trop maigre chez l’enfant, avait chez la jeune fille concentré les couleurs de l’adolescence sur deux pommettes saillantes au-dessous des tempes (et l’air de Cumberland est fameux pour le développement des os maxillaires !) ; si tout cela était arrivé, et il n’y avait là rien d’impossible, alors, Blanche, j’aurais voulu que tu ne m’eusses jamais écrit ces lettres, et j’aurais agi plus sagement en ne défendant pas si obstinément mon cœur contre les yeux bleus et les souliers de satin de la jolie Ellen Bolding.

Maintenant, lecteur, que tu peux combiner ensemble mes incertitudes et mes appréhensions, tu ne t’étonneras plus de me voir me glisser comme un voleur à travers les ruines de la cour, faire le tour du vieux donjon, regarder fixement la haute fenêtre de la grande salle qu’éclairent les rayons du soleil à l’horizon (la fenêtre est trop haute pour que je puisse en approcher les yeux), et hésiter à entrer, luttant, pour ainsi dire, contre mon propre cœur…

Quel est ce bruit de pas ?… l’ouïe se perfectionne si bien dans le Bocage !… Ce sont des pas légers comme ceux qui font tomber la rosée de la jacinthe des prés. Je me cache dans l’ombre d’un contre-fort couvert de lierre… Quelqu’un sort de la petite porte à l’angle des ruines… C’est une femme… Est-ce ma mère ?… Non, elle est trop grande et sa démarche est trop bondissante. Elle fait le tour de la maison ; elle regarde en arrière, et une voix pleine de douceur, une voix qui m’est à la fois étrangère et familière, appelle d’un ton grondeur et tendre un paresseux qui flâne derrière elle. Pauvre Juba ! ses longues oreilles traînent à terre ; il a évidemment l’esprit inquiet. Le voilà qui s’arrête le nez au vent ! Pauvre Juba, je t’avais laissé si svelte et si agile ! les années t’ont rendu singulièrement sage, et obèse comme la vieille Primmins. On a pris trop de soin de ton confort, ô sensuel Mauritanien ! Et pourtant avec cette intelligence mystérieuse que nous appelons instinct, tu poursuis quelque chose que les années n’ont pu effacer de ta mémoire. Tu restes sourd à la voix de ta maîtresse, quoiqu’elle gronde tantôt et tantôt caresse… À la bonne heure, approche, approche encore, cousine Blanche ; laisse-moi te voir à mon aise… Peste soit du chien ! Il s’enfuit loin d’elle ; il a trouvé la piste ; il se dirige vers le contre-fort !… Mais le voilà pris ! il fait entendre un gémissement de contrariété… Blanche, ne verrai-je pas ton visage ? il est tout caché dans les boucles noires de Juba. Tu le baises aussi. Ah ! méchante Blanche ! prodiguer à ce muet animal ce qui, j’en suis persuadé, rendrait heureux maint brave chrétien !… Juba se débat vainement, il est emporté. Je ne crois pas que les yeux de Blanche aient hérité du regard farouche de son père ; le nez aquilin de Roland ne peut s’allier avec cette voix qui est douce comme le roucoulement de la colombe.

Je quitte ma cachette et me glisse furtivement sur les traces de celle qui a cette douce voix. Où peut-elle aller ? pas bien loin. Elle gravit la colline du haut de laquelle les seigneurs du château rendaient autrefois la justice. Cette colline domine au loin le pays, et on y jouit des derniers rayons du soleil couchant. Quelle gracieuse immobilité dans cette attitude d’un repos plein de désirs ! En quelles courbes harmonieuses se confondent sa taille et ses vêtements ! Comme son image svelte et souple se détache distinctement sur le fond pourpre du ciel ! Puis la douce voix retentit de nouveau, joyeuse et grisollante comme celle de l’alouette : tantôt elle chante un couplet de romance, tantôt elle s’adresse avec enjouement à son noir ami. Elle lui dit quelque chose qui doit lui faire dresser les oreilles, car je saisis ces mots : « Il revient à la maison ! »

Dans mon embuscade, au milieu des ronces et des ruines, je ne puis voir le soleil se coucher ; mais je sens que son disque est descendu sous l’horizon ; je le sens à l’air qui fraîchit et au silence plus profond du crépuscule.

La douce voie s’est tue. Et la guetteuse descend lentement la colline par le flanc opposé ; elle échappe à ma vue. Le crépuscule a perdu tout charmé pour moi. Elle glisse à travers les ruines, le long de la cour désolée. « Ah ! cœur bon et fidèle ! ne deviné-je pas le souvenir qui te conduit ? Je traverse le guichet, je descends dans le vallon, je longe les lauriers, et je vois ton visage tourné vers les étoiles, ce même visage qui se cachait contre mon cœur au moment douloureux de notre séparation… Sur la pierre tumulaire où nous étions assis, il y a de longues années, moi jeune homme, toi petite fille, c’est là, ô Blanche, que s’abandonne à mon regard ta figure charmante, plus charmante que tout ce qu’avait osé rêver l’exilé.

« Blanche, ma cousine !… Ah ! voilà nos âmes de nouveau confondues au milieu des morts… Lève les yeux, Blanche, c’est moi ! »


CHAPITRE IV.

« Entrez la première, et préparez-les, chère Blanche. J’attendrai devant la porte. Laissez-la entr’ouverte, afin que je puisse les voir. »

Roland est adossé contre le mur ; une vieille armure est suspendue au-dessus de la tête du vieux soldat. Je n’ai jeté qu’un coup d’œil sur sa joue hâlée, sur son noble front. Je ne vois point de triste changement, point de nouveau signe de dépérissement. Au contraire, Roland paraît plus jeune que lorsque je le quittai. Son front est calme ; il n’a plus à rougir maintenant ; et ses lèvres, autrefois douloureusement contractées, sourient avec bonheur. Plus de luttes intérieures, Roland, plus de plaintes. Un coup d’œil me révèle tout cela.

« Papæ » s’écrie mon père, et j’entends son livre tomber de ses mains ; il m’est impossible de lire une ligne. Il arrive demain… demain ! Quand nous arriverions à l’âge de Mathusalem, Kitty, nous ne parviendrions jamais à faire de l’homme un vrai philosophe, lorsque ce pauvre homme est affligé d’un fils bon et aimant."

Mon père se lève et se promène à grands pas. Encore une minute, père, encore une minute, et je suis sur ton cœur. Le temps t’a aussi traité avec douceur, comme il traité tous ceux pour qui les passions ardentes et les soucis du monde n’aiguisent jamais sa faux. Ton large front paraît plus large, car tes cheveux sont plus rares et plus clair-semés ; mais aucune ride ne le sillonne encore.

D’où vient ce léger soupir ?

« Quelle heure est-il au juste, Blanche ?… Avez-vous bien regardé à l’horloge de la tour ?… Oh ! allez et regardez encore une fois.

— Kitty, dit mon père, non-seulement vous avez trois fois demandé l’heure depuis dix minutes, mais encore vous avez mis devant vous ma montre, et le grand chronomètre de Roland, et la vieille horloge hollandaise de la cuisine ; et tout cela s’accorde à vous dire qu’aujourd’hui n’est pas demain.

— Tout cela marche mal, je le sais, répond ma mère avec une douce fermeté ; rien n’a bien marché depuis qu’il est parti. »

Ma mère tire une lettre de sa poche, car j’entends le frôlement du papier. Elle s’approche de la lampe, et j’aperçois sa figure douce, tendre, charmante, belle encore, toujours belle pour moi ; belle comme lorsqu’elle se penchait sur mon oreiller dans la première maladie que je fis étant enfant, ou lorsque nous nous jetions des fleurs sur la pelouse au soleil… Voilà Blanche qui lui parle tout bas ; ma mère se lève tout émue, elle pousse un cri.

« C’est vrai, c’est vrai, ma mère. Ouvrez vos bras, qu’ils me pressent sur votre cœur, comme au temps jadis… Mon père ! Et vous aussi, Roland ! Oh ! quelle joie ! quelle joie !… Je suis à la maison… à la maison jusqu’à la mort ! »


CHAPITRE V.

Je me réveille. J’ai rêvé que j’étais encore dans le Bocage, que j’entendais les hurlements des dingos, ou chiens sauvages d’Australie, et les cris de guerre des indigènes. Le soleil envoie ses joyeux rayons à travers le jardin que Blanche elle-même a fait grimper autour de la fenêtre. Et que vois-je ? mes vieux livres de classe soigneusement rangés sur une étagère, mes lignes, mes crosses, mes fleurets, mon vieux fusil, garnissant les murailles… et ma mère assise à mon chevet… et Juba qui gratte et gémit pour qu’on le fasse monter sur mon lit. Avais-je donc pris le murmure de tes bénédictions, ô ma mère, pour les cris de guerre des sauvages, et les gémissements de Juba pour les hurlements des dingos ?

Quels jours de calme et délicieuse félicité ! quel échange de nos cœurs ! quelles promenades avec Roland ! quels doux entretiens sur celui qui était autrefois notre honte et qui fait à présent notre orgueil ! Avec quelle adresse le vieillard se promène à travers le village, pour que quelque bonne femme l’arrête et lui demande des nouvelles de Son Honneur, le brave jeune capitaine !

Je cherche à faire adopter par mon oncle les projets que je nourris depuis si longtemps : je voudrais réparer les ruines, cultiver ces vastes marécages et ces tourbières. Pourquoi se détourne-t-il d’un air embarrassé ?… Ah ! je devine. Son véritable héritier lui est rendu. Il ne peut consentir à me laisser employer ce métal jaune (dont je ne saurai que faire, une fois le grand ouvrage publié) à la restauration de la maison et des terres qui passeront à son fils. Il ne veut même pas que j’y consacre la fortune de son fils, fortune dont je conserve encore le lourd dépôt. Mon cousin peut avoir un jour besoin de son argent, dans le cours de sa carrière. Mais moi, qui ne suis aucune carrière, ces scrupules me raviraient la moitié du plaisir que j’ai voulu acheter au prix de tant d’années de travail ! De manière ou d’autre, il faut que je réussisse… S’il me louait sa maison et ses terres par un long bail après l’expiration duquel toutes améliorations lui resteraient acquises ? Il y a une jolie petite propriété à vendre tout près d’ici, et je pourrais m’y retirer quand mon cousin, héritier de la famille, reviendra, peut-être avec une femme, résider à la tour… Il faut que je réfléchisse à tout cela et que j’en parle à Bolt, lorsque le bonheur me laissera le temps de songer à toutes ces affaires. En attendant, je m’appuie sur mon proverbe favori : Vouloir, c’est pouvoir !

Quels sourires et quelles larmes, quels éclats de rire et quelles causeries avec ma mère, lorsque par ses questions insidieuses elle cherche à savoir si je n’ai pas perdu mon cœur dans le Bocage ! Je lui réponds toujours d’une manière évasive, pour la punir de ne m’avoir jamais écrit que Blanche est charmante.

« Je croyais que Blanche était devenue le portrait de son père, qui a une belle tête de soldat, mais qui ne serait pas beau en jupon. Comment avez-vous pu garder le silence sur un sujet aussi intéressant.

— Blanche m’avait fait promettre de le garder. »

Pourquoi cela ?… c’est matière à de longues rêveries.

Que d’heures tranquilles et délicieuses passées dans le cabinet de mon père, ou bien au bord de l’étang ! car Austin continue à nourrir les carpes, qui sont devenues des léviathans cyprinidiens. Le canard, hélas ! a quitté ce monde. C’est la seule victime que la terrible mort nous ait enlevée. Je suis fâché de son trépas, mais je me résigne à ce léger tribut payé à la nature. Le grand ouvrage n’a avancé que lentement. Il n’est pas encore prêt à être publié ; car il a été décidé qu’on ne le ferait point paraître par parties, mais en un tout complet, totus, teres atque rotundus. Les matières se sont étendues au delà du cadre originel. Il ne faudra pas moins de cinq volumes, et des plus gros, pour contenir l’Histoire des erreurs humaines. Le quatrième est très-avancé ; et vous savez qu’il ne faut pas presser Minerve !

Mon père est enchanté de la noble conduite de l’oncle Jack : c’est l’épithète qu’il lui donne ; mais il m’a grondé d’avoir accepté l’argent, et il voudrait presque le lui envoyer. En pareilles affaires, mon père est presque aussi don Quichotte que Roland. Je suis forcé de prendre ma mère pour arbitre entre nous, et elle résout la question tout d’abord par un appel au sentiment :

« Ah ! mon cher Austin, ne m’humiliez-vous pas en refusant par fierté d’accepter ce que mon frère vous doit ?

Velit, nolit quod amica, répond mon père en essuyant ses lunettes ; ce qui veut dire, Kitty, que lorsqu’un homme est marié, il n’a plus de volonté à lui… Et penser, ajouta M. Caxton d’un air rêveur, que dans ce monde on ne peut pas même être sûr de la plus simple définition mathématique ? Vous voyez, Pisistrate, que les angles d’un triangle aussi décidément scalène que celui de votre oncle Jack peuvent, après tout, valoir les angles d’un triangle rectangle[3] !

La longue privation de livres m’a rendu mon ancien goût pour la lecture. Que j’ai de pages à lire ! quels projets nous faisons, mon père et moi !

Il ne faut pas que je t’oublie, honnête Squills, ni le plaisir que t’ont fait ma santé et mes succès, ni l’orgueil avec lequel tu t’écrias (une main sur mon pouls, tandis que l’autre me serrait le bras) : « Tout cela provient de mon citrate de fer ; il n’y a rien de tel pour les enfants ; il contribue puissamment au développement des bosses de l’espérance et de la combativité. »

Je ne puis pas non plus passer sous silence la pauvre dame Primmins, qui m’appelle toujours Master Sisty, et qui se désole parce que je ne veux pas mettre les gilets de flanelle neufs qu’elle a eu tant de plaisir à faire. « Les jeunes gens qui grandissent vite attrapent si facilement des fluxions de poitrine ! » Elle a connu, dans le temps où elle habitait Torquay, un jeune homme tel que Master Sisty, qui se consuma et s’éteignit comme une bougie, parce qu’il n’avait pas voulu porter de gilet de flanelle. Là-dessus ma mère prend un air grave et dit : « Aucune précaution n’est jamais de trop. »

Soudain tout le voisinage est mis en émoi. Trévanion, pardon, je veux dire lord Ulverstone, vient habiter Compton. On emploie cinquante bras tous les jours à mettre les terres en bon état. Des fourgons, des voitures de roulage, ont dégorgé de leurs flancs tout ce qu’il faut à un grand homme, dans un lieu où il veut manger, boire et dormir : des livres, des vins, des tableaux, des meubles. Je reconnais bien là mon ancien patron : tout ce qu’il fait est fait sérieusement. Je rencontre son intendant, mon ami, qui m’apprend que lord Ulverstone trouve sa résidence favorite près de Londres trop exposée aux interruptions.

Ils sont arrivés, et avec eux les Castleton et toute une société d’hôtes. Le journal du comté est rempli de noms illustres. « Que disait donc lord Ulverstone, qu’il voulait se débarrasser des hôtes importuns ?

— Mon cher Pisistrate, répond mon père, ce qui trouble le plus le repos d’un ministre dans la retraite, ce ne sont pas les visiteurs qui viennent, mais ceux qui ne viennent pas. Dans toute cette foule, il ne voit que les images de Brutus et de Cassius… qui n’y sont pas. Soyez persuadé qu’une retraite si voisine de Londres ne faisait pas assez de bruit. Voyez-vous, un homme d’État qui se retire est comme cette belle carpe : plus ses sauts l’élèvent au-dessus de l’eau, plus, lorsqu’elle retombe au milieu des plantes aquatiques, elle fait rejaillir l’eau autour d’elle… Mais, ajouta M. Caxton d’un ton de repentir, il ne convient pas que nous plaisantions ainsi ; et si je me suis laissé entraîner un moment, c’est uniquement parce que je vois que Trévanion va sans doute découvrir sa véritable vocation. Dès que le beau monde qu’il amène avec lui l’aura laissé seul dans sa bibliothèque, je crois qu’il s’en tiendra à cette vocation. Alors il sera plus heureux qu’il ne l’a été jusqu’ici.

— Et cette vocation, c’est…

— La métaphysique. Il sera tout à fait chez lui lorsqu’il étudiera Berkeley et qu’il en viendra à se demander si le fauteuil du président et les stalles rouges des ministres avaient une existence réelle. Ce sera pour lui une grande consolation de trouver, avec Berkeley, qu’il a été trompé par des fantômes immatériels, sans forme, sans étendue, sans substance. »

Mon père avait raison. Trévanion, esprit toujours inquiet, subtil, pesant la vérité, avait besoin de voir tous les côtés d’une question. Trévanion était plus propre à découvrir l’origine des idées qu’à prouver aux cabinets et aux nations que deux et deux font quatre, proposition sur laquelle il fût tombé d’accord avec Abraham Tucker. Ce plus ingénieux de tous les métaphysiciens anglais, observe : « Encore que je sois bien persuadé que deux et deux font quatre, si je me rencontrais avec une personne sincère, intelligente, considérée, qui révoquât en doute cet axiome, je l’écouterais, car je n’en suis pas plus assuré que de cet autre : le tout est plus grand qu’une de ses parties. Je pourrais moi-même suggérer quelques considérations qui sembleraient mettre ce point en discussion. »

Je me représente parfaitement Trévanion écoutant une personne sincère, intelligente et considérée, qui chercherait à combattre cette proposition vulgaire : Deux et deux font quatre.

Mais la nouvelle de son arrivée avec lady Castleton me troublait, et je me mis à faire de longues promenades solitaires. Pendant une de ces excursions, ils vinrent tous à la tour ; lord et lady Ulverstone, les époux Castleton et leurs enfants. Quand je rentrai, une certaine délicatesse, née des anciens souvenirs, empêcha qu’on ne parlât beaucoup en ma présence de ce grand événement. Roland avait été absent, comme moi. Blanche, ignorant tous les antécédents, fut celle qui en parla le plus, et elle choisit pour thème la grâce et la beauté de lady Castleton.

On avait cordialement invité mes parents à venir passer quelques jours au château. Je fus le seul qui acceptai.

Oui, je voulais mettre à l’épreuve la victoire que j’avais remportée sur moi-même, et me rendre compte de la nature des sentiments qui m’avaient troublé. Il me semblait moralement impossible que je conservasse de l’amour pour lady Castleton, épouse d’un homme qui avait tant de droits à mon amitié. Et cependant pouvais-je aimer ailleurs, avec toutes ces impressions de jeunesse encore si vives dans mon cœur, avec le souvenir de Fanny Trévanion, à mes yeux la plus belle des créatures humaines ? Pouvais-je rechercher une autre femme, réclamer l’amour d’une jeune fille tant que je regretterais l’amour de Fanny ? Non. Il faut que je reconnaisse que Fanny (fût-elle libre de nouveau, et n’y eût-il entre nous aucun obstacle humain ou divin) a cessé d’être celle que je choisirais entre toutes. Sinon, tout en regardant mon amour comme mort, je dois rester fidèle à sa mémoire.

Ma mère soupira et parut inquiète pendant toute la matinée du jour de mon départ pour Compton. Elle était fâchée pour la troisième fois de sa vie ; car elle n’eut aucun compliment à donner à M. Stultz lorsque j’eus changé de veste de chasse contre un habit noir que cet artiste avait déclaré splendide. Elle ne s’occupa aucunement du contenu de mon portemanteau, de l’état de mes gilets blancs et de mes cravates, elle qui soignait si minutieusement toutes ces choses dans les occasions mémorables. Et lorsqu’elle me parla de Blanche, je remarquai dans sa voix une sorte de tendresse plaintive et compatissante. Heureusement le motif en demeura impénétrable pour l’innocente enfant. Blanche ne pouvait voir comment le passé remplissait les urnes de l’avenir à la fontaine de la vie.

Mon père me comprit mieux. Il me serra la main lorsque je montai en voiture et me dit ces paroles de Sénèque : Non tanquam transfuga, sed tanquam explorator. « Non pas comme un transfuge, mais comme un explorateur. »

Il avait bien raison


CHAPITRE VI.

Conformément à l’usage des grandes maisons, je fus, dès mon arrivée à Compton, conduit à ma chambre pour y réparer ma toilette, ou calmer mon esprit dans la solitude. Une heure devait s’écouler encore jusqu’au dîner. Mais j’étais à peine là depuis dix minutes, que la porte s’ouvrit, et Trévanion lui-même (je préfère l’appeler ainsi) parut devant moi. Son accueil fut très-cordial. Il s’assit à côté de moi et se mit à causer avec sa brusque éloquence et son savoir indolent, jusqu’au premier signal de la cloche. Il parla de l’Australie, du système Wakefield, des bestiaux, des livres, de la peine qu’il avait eue à ranger sa bibliothèque, de ses projets d’amélioration et d’embellissement, de son plaisir d’avoir trouvé mon père en si parfaite santé, de sa résolution de le voir souvent, de gré ou de force. Bref il parla de tout, excepté de la politique et de sa carrière passée. Ce silence témoignait de ses chagrins. Mais, indépendamment de l’effet du temps, il paraissait plus fatigué et épuisé par ses loisirs qu’il ne l’avait été par ses travaux. Sa vivacité un peu brusque semblait tenir de la fièvre.

J’espère que mon père consentira à le voir souvent, car je sens que cet esprit fatigué a besoin du calmant de l’amitié.

Au moment où la cloche sonnait le second coup, j’entrai dans le salon. Il y avait au moins vingt personnes, dont chacune était sans doute une planète de la mode ou de la renommée, ayant à son tour des satellites, mais je n’en distinguai que deux : d’abord lord Castleton, remarquable par la décoration de la Jarretière. Sa taille avait pris un certain embonpoint majestueux, et des boucles grisonnantes commençaient à diaprer sa soyeuse chevelure ; mais il l’emportait encore sur tous par sa beauté, qui ne dépendait pas tant de la jeunesse que d’une heureuse combinaison de la tournure et des manières, et de cette exquise suavité d’expression qui séduit les cœurs et fait qu’on est heureux d’admirer. On pouvait dire de lord Castleton ce qu’on disait d’Alcibiade, « qu’il était beau à tout âge. »

Je sentis ma respiration s’embarrasser, et un nuage passa devant mes yeux au moment où lord Castleton me conduisit à travers la foule, et me présenta à Fanny Trévanion. Qu’elle était changée ! Je fus ébloui de cette radieuse vision. Je sentis le doux contact de cette main blanche comme la neige, mais aucun frémissement coupable ne me fit tressaillir. J’entendis sa voix aussi musicale que jamais, mais plus grave, plus assurée, moins tremblante qu’autrefois. Ce n’était plus la voix qui transportait mon âme dans mon oreille[4]… C’en est fait, mon rêve s’est envolé pour toujours du milieu de ce monde qui ne rêve plus.

« Une autre vieille amie ! s’écria lady Ulverstone, qui vint à moi en conduisant par la main un beau garçon de neuf ans, tandis qu’un second de deux ou trois ans plus jeune se cramponnait à sa robe. Une autre vieille amie… avec deux amis nouveaux, pour quand les vieux ne seront plus, » ajouta-t-elle. Sa voix était mélancolique ; mais elle devint plus gaie lorsque, après m’avoir présenté le jeune vicomte, elle attira le petit lord Albert, qui était plus timide que son aîné, et qui avait, sur le front et dans les yeux, quelque chose du regard et de l’intelligence du grand-père dont il portait le nom.

Le tact de lord Castleton sut bientôt mettre fin à l’embarras que pouvaient amener ces présentations. Il s’empara de mon bras, m’entraîna d’un autre côté et me présenta à quelques-uns des hôtes de lord Ulverstone qui se trouvaient auprès de nous. L’accueil qu’ils me firent me prouva qu’ils avaient déjà été préparés à cette présentation.

On annonça le dîner, et je fus ravi du calme et de l’isolement au milieu desquels chacun s’assoit sur sa chaise dans nos grandes réunions.

Je restai trois jours au château. Ah ! Trévanion avait bien deviné en disant que Fanny jouerait parfaitement la grande dame. Quelle harmonie entre ses manières et sa position ! Elle conservait juste assez de cette séduisante gaieté et de ce charmant désir de plaire propres aux jeunes filles, pour adoucir la majestueuse dignité qu’elle avait prise à son insu, moins, après tout, comme grande dame que comme épouse et mère. Sa politesse était peut-être languissante et artificielle en comparaison de l’affabilité naturelle à son mari ; mais elle était exempte de cette froide condescendance ou de cette fine impertinence qui sont le propre de la petite noblesse, fière et exclusive. Avec quelle grâce sans pruderie elle acceptait les compliments flatteurs de ses hôtes, se détournant d’eux pour s’occuper de ses enfants, ou s’enfuyant auprès de lord Castleton avec un laisser-aller qui lui assurait aussitôt la protection du foyer domestique !

Assurément lady Castleton était plus incontestablement belle que ne l’avait été Fanny Trévanion.

Je le reconnaissais, non pas avec un soupir et un saisissement douloureux, mais avec un pur sentiment d’orgueil et de plaisir. J’aurais pu aimer follement et présomptueusement, comme un jeune homme ; mais j’avais aimé noblement, et cet amour ne faisait pas rougir mon âge mûr. Le bonheur de Fanny était le meilleur remède aux blessures non encore totalement cicatrisées de mon cœur. Si elle avait été mécontente, triste, lasse des liens qu’elle avait formés, il y aurait eu plus de danger pour moi ; j’aurais rêvé du passé et regretté la perte de mon idole. Mais il n’y avait rien de tout cela. La transformation de sa beauté l’avait tellement changée, que Fanny Trévanion et lady Castleton me semblaient deux personnes. En l’observant, en l’étudiant, je trouvai dans nos caractères des différences qui justifièrent l’assertion de Trévanion, assertion qui m’avait paru si monstrueuse : « Nous n’aurions pas été heureux si le sort avait permis notre union. » Quelque pure et simple de cœur qu’elle demeurât au milieu de ce monde artificiel, ce monde n’en était pas moins son élément ; ses intérêts l’occupaient ; elle prenait part à ses conversations, sans que le scandale souillât jamais ses lèvres. Pour emprunter les paroles d’un homme, courtisan lui-même, et courtisan si distingué qu’il pouvait se moquer de Chesterfield[5] : « Elle avait la routine de ce style de conversation qui ressemble à une feuille d’or et qui est un bel ornement lorsqu’il est joint à autre chose. » Je n’ajouterai pas : « mais qui, tout seul, fait bien triste figure, » parce que cela ne pourrait pas s’appliquer à lady Castleton, chez qui ce style n’était pas seul, et chez qui la feuille d’or ne faisait que plus d’effet lorsqu’elle était plus mince, parce qu’elle ne pouvait cacher la douce et aimable nature sur laquelle elle s’étendait. Toutefois, ce n’était pas l’esprit auprès duquel mon expérience plus mûre m’aurait fait chercher de la sympathie pour une action virile ; ce n’était pas non plus la société que j’eusse désirée pour mes loisirs intellectuels.

Cette même charmante favorite de la nature et de la fortune avait une certaine faiblesse qui n’était pas sans grâce dans ce rang élevé, et qui contribuait peut-être à assurer la paix de sa maison ; car elle attachait à ceux qui avaient gagné quelque influence sur elle. Elle avait heureusement le caractère très-affectueux. Mais si, moins favorisée par les circonstances, moins abritée contre les vents et les tempêtes ; si, devenue la femme d’un homme inférieur par son rang, la haute position et les avantages réservés aux enfants gâtés de la fortune lui avaient fait défaut, cette faiblesse aurait pu devenir une source de plaintes et de regrets. Je pensai à la pauvre Ellen Bolding et à ses souliers de satin. Fanny Trévanion n’était pas née pour marcher dans un chemin semé de cailloux et de ronces ; elle semblait être venue au monde avec des souliers de satin.

Dans la conversation de ceux qui m’entouraient, j’entendis quelque chose qui confirma cette appréciation du caractère de lady Castleton, tout en augmentant mon admiration pour son mari. Je reconnus qu’elle avait sagement choisi, et que son mari était décidé à justifier son choix. Un soir que j’étais assis un peu à l’écart avec deux beaux de Londres, dont j’écoutais en silence l’amusante conversation, parce qu’elle roulait sur les anecdotes d’un monde qui m’était étranger depuis longtemps, l’un des deux s’écria :

« Ma foi ! je ne connais pas de plus excellente personne que lady Castleton ; elle aime tant ses enfants, et ses manières avec son mari sont si bien ce qu’elles doivent être : part égale d’affection et de respect. C’est d’autant plus honorable pour elle qu’elle n’en était pas amoureuse, dit-on, lorsqu’elle l’épousa… et certes, quelque bien qu’il soit, il a deux fois son âge ! Il n’y avait pas de femme plus courtisée ni plus adulée par les Lothario et les séducteurs que lady Castleton. Je confesse à ma honte que le bonheur de son mari me met dans l’embarras, car c’est une exception à la règle générale que l’expérience m’a apprise.

— Mon cher, » dit l’autre, un de ces sages du plaisir qui nous étonnent quelquefois par leur savoir et se contentent pourtant d’une célébrité de salons, un de ces hommes qui paraissent toujours désœuvrés et qui semblent cependant avoir tout lu, toujours indifférents à ce qu’ils voient, et connaissant pourtant le caractère et les secrets de chacun, « mon cher, vous ne seriez pas embarrassé, si vous aviez étudié lord Castleton au lieu d’étudier sa femme. De toutes les conquêtes de Sedley Beaudésert (et vous savez que deux des plus belles dames du Faubourg se sont battues en duel au bois de Boulogne pour se disputer ses sourires), aucune ne lui a coûté autant de peine, aucune n’a mis autant à contribution sa connaissance du sexe, que la conquête de sa femme après son mariage. Il ne s’est pas contenté de sa main, il a voulu avoir son cœur, une chrysolithe parfaite, et il a réussi ! Jamais mari ne fut aussi vigilant et aussi peu jaloux ; jamais mari ne se confia plus généreusement aux meilleurs sentiments de sa femme, tout en s’empressant de la protéger et de la défendre sur les points où elle était le plus faible. Lorsque dans la seconde année de leur mariage, le prince von Leibenfels s’attacha avec tant de persévérance à lady Castleton, et que les marchands de scandale dressèrent les oreilles, espérant une victime, je regardais Castleton avec autant d’intérêt que j’aurais regardé Deschapelles jouant aux échecs. Jamais on n’a rien vu d’aussi maîtrement joué. Il se campa contre Son Altesse avec la froide confiance, non pas d’un mari aveugle, mais d’un rival heureux. Il le surpassa par la délicatesse de ses attentions, il l’éclipsa par son insouciante magnifioence. Liebenfels eut l’impertinence d’envoyer à lady Castleton un bouquet de fleurs rares, très à la mode en ce moment. Mais, une heure avant qu’elle la reçût, Castleton avait rempli son balcon des mêmes précieuses exotiques, comme étant trop communes pour en faire des bouquets et ne méritant de fleurir qu’un jour pour sa femme. Si jeune et si accompli que fût Leibenfels, Castleton l’éclipsa par la grâce de ses manières, et se moqua de lui très-spirituellement. Il trama de petits complots pour ridiculiser sa moustache et sa guitare ; il l’entraîna à une chasse au chevreuil, quoiqu’il n’eût pas chassé lui-même depuis sa trentième année, et il eut l’avantage de le tirer, maugréant ses jurons allemands, du milieu d’un fossé bourbeux. Bref, il le rendit la risée des clubs et le mit tout à fait hors de mode ; et tout cela avec une supériorité si pleine de douceur, que c’était bien la plus ravissante comédie qu’on pût voir. Le pauvre prince s’en retourna la figure aussi triste que Don Quichotte. Castleton s’est proposé comme but de son existence, comme chef-d’œuvre de son art, de faire le bonheur de sa femme et de s’assurer l’entière possession de son cœur. Les deux ou trois premières années lui ont, je crois, causé plus de soucis qu’homme n’en eut jamais au sujet de sa femme ; mais à présent il peut se reposer : lady Castleton est conquise, et pour toujours. »

Quand mon monsieur cessa de parler, la noble tête de lord Castleton s’éleva au-dessus du groupe qui l’entourait, et je vis lady Castleton se détourner avec ennui d’un beau jeune fat qui avait affecté de baisser la voix en lui parlant. Lorsqu’elle rencontra le regard de son mari, il se dessina sur ses traits un sourire de si tendre affection, elle me parut si heureuse et si fière de lui appartenir, que j’y vis la confirmation de ces paroles : Lady Castleton est conquise, et conquise pour toujours.

Oui, cette histoire augmenta mon admiration pour lord Castleton ; elle me montra avec quel sérieux sentiment de sa responsabilité il avait entrepris de conduire un caractère non encore développé ; cela le justifiait du reproche de légèreté qu’on avait fait à Sedley Beaudésert. Je me sentis plus content que jamais de ce que cette tâche fût dévolue à un homme que son caractère et son expérience rendaient si capable de la remplir. Ce prince allemand m’avait fait trembler de sympathie pour le mari, et j’avais éprouvé une sorte de frisson en songeant à moi-même. Si cet épisode m’était arrivé, je n’en aurais jamais pu tirer une comédie. Non, non ; avec l’idée que je me suis faite de la vie et des occupations d’un homme, il n’y a rien d’attrayant pour moi dans la perspective de veiller sur les pommes d’or du jardin, car Mercure pourrait m’endormir, et alors, gare à Argus ! Non ma femme n’aura besoin d’être veillée que dans les maladies et les chagrins. Dieu merci ! le chemin de ma vie ne traverse pas ces régions ornées de roses, où des princes allemands tendent des pièges aux maris, et où des élégants admirent l’adresse avec laquelle est conduite une aussi terrible partie d’échecs. À chaque rang, à chaque caractère ses lois. Je reconnais que Fanny est une excellente marquise, et lord Castleton un marquis incomparable. Mais, ô Blanche ! si je puis conquérir ton cœur simple et vrai, je crois que je commencerai par le cinquième acte de la comédie, et je dirai à l’autel : Conquise une fois, conquise pour toujours.


CHAPITRE VII.

Je retournai à la maison sur un cheval que mon hôte me prêta, et lord Castleton m’accompagna une partie du chemin avec ses deux garçons, qui montaient bravement leurs poneys shetlandais et galopaient devant nous. Je lui fis compliment de l’esprit et de l’intelligence de ces enfants.

« Mais oui, dit le marquis avec l’orgueil qui convient à un père, j’espère que ni l’un ni l’autre ne feront rougir leur grand-père Trévanion. Albert, sans être tout à fait le prodige que vante la pauvre lady Ulverstone, est trop précoce ; et ce que je dis là est tout ce que je puis faire pour empêcher qu’il ne soit gâté par les éloges qu’on prodigue à son intelligence, et que je crois beaucoup plus dangereux que les flatteries provoquées par le rang. Le rang est un danger auquel son aîné est plus exposé, malgré l’héritage destiné à Albert. Mais Éton corrige bientôt la vanité qui résulte de cette flatterie vulgaire. Je me rappelle que lord Z… (vous savez combien il a peu de prétentions aujourd’hui et quel bon caractère est le sien) se pavanait fièrement le menton en l’air et le regard dédaigneux, lorsqu’il entra pour la première fois dans la cour de récréation. Le gros Dick Johnson, à présent, je crois, grand chasseur, vint à lui et lui dit :

« Eh bien, monsieur, qui diable êtes-vous ?

« — Lord Z… répondit naïvement le pauvre garçon, fils aîné du marquis de Z….

« — Ah ! vraiment ! s’écria Johnson ; alors voici un coup de pied pour milord, et deux autres pour le marquis ! »

« Je ne raffole pas des coups de pied, mais je doute que rien ait jamais fait à lord Z… plus de bien que ces trois coups de pied ! Toutefois, lorsqu’on flatte un enfant à propos de son intelligence, les coups de pieds d’Éton ne peuvent plus faire sortir la vanité de sa tête. Qu’il soit le dernier de sa classe et la plus grande ganache qu’on ait jamais fouettée, vous trouverez toujours des gens pour dire que les collèges ne valent rien pour les enfants de génie. Dix fois contre une le père se verra forcé de prendre son fils à la maison et de lui donner un précepteur qui en fera un orgueilleux pour toujours. Un petit-maître, ajouta le marquis en souriant, est une création frivole qu’il me convient peu de condamner, et j’avoue que je préférerais un jeune homme fat pour le costume que malpropre ou négligé ; mais la fatuité en fait d’intelligence, plus on est jeune, plus cela est désagréable et contre nature… Allons, Albert, sautez-moi cette haie, monsieur !

— Cette haie, papa ! Le poney ne la sautera jamais.

— Alors, dit lord Castleton en ôtant son chapeau avec politesse, je crains bien que vous ne nous priviez du plaisir de votre compagnie. »

L’enfant se mit à rire et s’avança bravement vers la haie ; mais je voyais bien à l’altération de ses traits qu’il était un peu effrayé. Le poney ne put sauter la haie ; mais c’était un poney de ressources et de tact. Il la traversa comme un chat, non sans quelques accrocs à une veste bleu-Raphaël.

Lord Castleton dit en souriant : « Vous voyez que je leur apprends à traverser les difficultés quand ils ne peuvent passer par-dessus. Entre nous soit dit, ajouta-t-il d’un ton sérieux, je vois un monde tout nouveau se lever autour de la génération qui nous suit ; oui, un monde tout différent de celui où je fis mes premières armes et où je fus si heureux. J’élèverai mes fils en conséquence. Les seigneurs riches doivent être aujourd’hui des hommes utiles ; et s’ils ne peuvent sauter par-dessus les ronces, il faut qu’ils se glissent au travers ? Le mariage rend l’homme beaucoup plus sage, reprit le marquis après une pause. Je souris maintenant quand je pense aux soupirs que m’a fait pousser la pensée de vieillir. Aujourd’hui je suis réconcilié avec les cheveux gris sans rêver de perruques, et je jouis encore de la jeunesse, car elle est là ! » et il montra ses fils.

« Il a presque trouvé le secret du sachet de safran, dit mon père, en se frottant les mains de plaisir, lorsque je lui rapportai mon entretien avec lord Castleton. Mais je crains que le pauvre Trévanion ne soit encore bien loin de comprendre la recette de lord Bacon, ajouta-t-il d’un air de compassion. Et sa femme, dites-vous, par amour pour lui l’entretient toujours dans les mêmes idées.

— Il faudra lui parler.

— Oui, oui, je lui parlerai, et je la gronderai aussi, la folle qu’elle est ! Je lui citerai le conseil de Luther au prince d’Anhalt.

— Quel était ce conseil ?

— Simplement de jeter à la rivière un enfant qui avait épuisé le lait de cinq nourrices, sans compter la mère, ce qui prouvait que l’enfant avait été substitué par quelque esprit infernal. L’ambition d’Ellinor dessécherait le lait de toutes les mères du genre mammifère, et cela pour un petit substitué maigre, malingre, rachitique ! Qu’elle le jette à la rivière, par tout ce qu’il y a de saint ! » s’écria mon père. Et conformant l’action à ses paroles, il envoya au milieu de l’étang ses lunettes qu’il frottait avec indignation depuis trois minutes. « Papæ ! s’écria-t-il avec effroi, tandis que les cyprinidiens, croyant que la chute des lunettes était le signal du dîner, s’empressaient vers le bord. C’est votre faute aussi, reprit M. Caxton en se calmant. Allez me chercher mes lunettes neuves en écaille, et une grosse tranche de pain. Vous voyez que, lorsque les poissons sont réduits à un étang, ils reconnaissent un bienfaiteur, ce qui ne leur arrive jamais dans une rivière, où ils montent à la surface pour happer des mouches ou descendent au fond pour chercher des vers dans la vase. Hem ! c’est un avis à l’adresse des Ulverstone… Avec le pain et les lunettes, tâchez de m’apporter le vieil exemplaire gothique du sermon que saint Antoine fit aux poissons. »


CHAPITRE VIII.

Quelques semaines se sont écoulées depuis que je suis revenu à la tour. Les Castleton sont partis avec tous les gais convives de Trévanion. Depuis ce départ, de fréquentes visites ont été échangées entre les deux maisons, et les liens de l’intimité se sont resserrés. Mon père a eu deux longs entretiens avec lady Ulverstone (ma mère est assez raisonnable pour ne plus s’alarmer de leurs confidences), et le résultat en est déjà visible. Lady Ulverstone a cessé toutes ses déclamations contre le public et le monde ; elle a cessé d’irriter, par une sympathie pleine d’amertume, l’orgueil froissé de son mari. Elle s’est associée à ses occupations présentes comme elle partageait autrefois ses travaux passés. Elle s’intéresse à l’agriculture, aux jardins, aux fleurs, et à ces pêches philosophiques que sir William Temple récoltait sur les pêchers de son académique retraite. Elle fait plus : elle s’assied à côté de son mari dans la bibliothèque, elle lit les livres qu’il lit, ou, s’ils sont en latin, elle obtient à force de câlineries qu’il les lui traduise. Elle le pousse insensiblement à des études de plus en plus éloignées de la politique et des livres bleus, et, suivant le conseil de mon père,

Elle l’entraîne ainsi vers des mondes plus beaux.

Les deux époux sont inséparables. Comme Jeanne et Darby, vous les trouvez toujours ensemble, dans la bibliothèque, dans le jardin ou dans le petit phaéton qui a remplacé les rapides voitures qu’il fallait autrefois à l’activité de Trévanion. C’est fort beau, fort touchant. Quelle victoire la fière lady Ulverstone a remportée sur elle-même ! Jamais une pensée de murmure, jamais un mot qui détourne l’ambitieux de la philosophie où son esprit actif se réfugie. Grâce à ces efforts, son front est redevenu serein. L’expression de fatigue qui contractait ses nobles traits a disparu. Et ce qui me touche le plus, c’est de penser que ce changement qui devient déjà du bonheur a été produit par les conseils d’Austin, par l’appel qu’il a fait à la raison et à l’affection d’Ellinor.

« C’est à vous, lui a-t-il dit, que Trévanion doit s’adresser pour obtenir plus que des consolations. Il faut que vous le rendiez heureux et satisfait. Votre fille vous a quittés, le flot du monde se retire ; il faut que vous soyez tout l’un pour l’autre. Faites qu’il en soit ainsi. »

Après avoir suivi des sentiers si divers, ceux qui s’étaient séparés dans leur jeune âge se rencontrèrent ainsi sur les confins de la vieillesse. Sur la même scène où Ellinor et Austin s’étaient vus pour la première fois, celui-ci vient guérir les blessures de l’ambition qui les a séparés, et tous deux se concertent pour assurer le bonheur du rival que celle-là a préféré.

Voir Trévanion et Ellinor se rapprocher plus intimement, après tous les soucis de la vie politique, et connaître pour la première fois les charmes de la vie privée, c’eût été un beau sujet pour un élégiaque comme Tibulle.

Mais pendant ce temps un amour plus jeune, dont l’histoire ne contient aucune page à déchirer, a joui paisiblement des douceurs de l’été. « Deux cœurs que ne sépare aucun artifice sont bien près l’un de l’autre, » dit un proverbe qu’on fait remonter à Confucius. Ô jours de soleil sans nuage, jours qui reflétiez notre bonheur ; ô retraites chéries, rendues plus chères encore par un regard, un mot, un sourire, ou par le silence du ravissement ! Chaque heure me révélait quelque perfection nouvelle dans ce caractère si tendre et si réservé, si sérieux et si gai, si plein d’amour et d’une poésie qui donnait de la grâce aux travaux les plus vulgaires de la vie ! la nature et la fortune concouraient également à notre bonheur. Égaux par la naissance, partageant les mêmes goûts, aimant l’activité et contents de la trouver autour de nous, n’enviant pas les riches, ne cherchant pas à rivaliser avec les grands, notre caractère nous faisait toujours voir la vie sous son aspect le plus riant ; et nous trouvions des sources de plaisir, des oasis de verdure là où les yeux accoutumés aux villes n’auraient pu découvrir que des sables arides ou un mirage trompeur. Tandis que j’étais en Australie, j’avais obéi, comme c’est le devoir de tout homme, à la loi du travail ; j’avais lutté contre la mauvaise fortune, réparé nos pertes et appris ce que vaut l’amour au milieu des graves réalités de la vie. Et cependant le ciel faisait croître au seuil de la maison paternelle le jeune arbre qui devait ombrager mon toit de ses fleurs, et embaumer de ses parfums l’air nécessaire à mon existence.

Les amis que j’avais quittés désiraient et demandaient à Dieu que telle fût ma récompense, et chacun avait contribué, selon son pouvoir, à faire de cette charmante jeune fille l’ornement et la joie de celui qui aspirait à être son gardien et son protecteur. Elle avait hérité de Roland ce sentiment grave et profond de l’honneur, qui fait la force de l’homme et qui s’épure encore dans l’âme de la femme. C’est de Roland aussi qu’elle tenait son goût pour toutes les beautés de la poésie et de la nature. Son œil étincelait en lisant comment Bayard, resté seul pour défendre un pont, sauva l’armée française ; elle arrosait de larmes la page où était raconté comment Sidney mourant écarta de ses lèvres brûlantes la coupe d’eau qu’on en approchait. Cet esprit est-il trop mâle, pour vous, lecteur ? Eh bien ! chacun son goût. Laissez-moi la femme qui est l’écho des plus nobles pensées de l’homme. Son regard, comme celui de Roland, savait apercevoir les beautés les plus secrètes de cette nature si merveilleusement belle. Pour elle le paysage d’aujourd’hui n’était plus celui d’hier. Un ciel plus couvert changeait l’aspect de nos landes marécageuses ; des fleurs sauvages fraîchement écloses, le chant de quelque oiseau non encore entendu donnaient de la variété à nos campagnes incultes. Est-ce là une source de plaisirs trop simples pour vous ? Si vous avez besoin des stimulants qu’offrent les grandes villes, c’est possible. Mais pour nous, qui avons à passer toutes nos heures au milieu de ces scènes, c’est quelque chose que d’avoir assez de goût pour ne pas trouver la nature monotone.

À tout ce qu’elle tenait de Roland, mon père avait sagement ajouté assez de savoir tiré des livres pour rendre plus attrayants ces goûts si simples, et pour donner à son esprit cette culture qui développe les plus rares perfections de la beauté et de la bonté, qui fait paraître plus beau ce qui est beau, et meilleur ce qui est bon, en exhaussant le point de vue. Il lui inculqua assez de science pour qu’elle prît plaisir aux travaux intellectuels, mais pas assez pour qu’elle pût empiéter sur la discussion qui est le domaine de l’homme. Mais, quoi qu’il en soit :

Le plus beau des jardins se voit en son regard,
Et le plus plaisant livre est son esprit sans fard.

Cependant, sage Austin, et toi, Roland, poète qui n’as jamais écrit un vers, votre œuvre serait restée incomplète sans le concours de la femme. Ma mère donna le dernier fini à celle qu’elle destinait à son fils. Elle lui enseigna ces saintes charités de tous les jours, ces douces vertus domestiques, ces suaves paroles qui apaisent la colère, cette angélique pitié pour les défauts de l’homme le plus grossier, cette patience qui attend son heure, et qui, sans parler des droits de la femme, nous réduit en une servitude invisible qui nous enchante.

Te rappelles-tu, chère Blanche, le beau soir d’été où ces serments que nos regards avaient échangés depuis longtemps s’échappèrent enfin de nos lèvres ?… Viens, ma femme, viens à côté de moi. Tiens, regarde par-dessus mon épaule, lis ce que j’écris… Ah ! tes larmes ont mouillé cette page ! Ce sont des larmes de bonheur, n’est ce pas, Blanche ?… Faut-il ajouter quelque chose encore pour satisfaire la curiosité du monde ?… Non, tu as raison, Blanche ; que pas un mot de plus ne profane la place où ces larmes sont tombées !

 

J’aurais bien voulu conclure ici ; mais hélas ! hélas ! Je ne puis plus associer à nos espérances, de ce côté-ci de la tombe, celui qui devait venir s’asseoir au foyer où sa place est désormais vacante. Le jour du mariage qui mit sa sœur dans mes bras, nous espérions encore le posséder rassasié de gloire et jouissant enfin du bonheur paisible qu’il avait mérité par de longues années d’épreuves et de repentir.

Dans le courant de la première année de mon mariage, et peu de temps après un combat désespéré où Vivian s’était couvert d’une gloire nouvelle, au moment où nous étions le plus exaltés par l’aveugle vanité de l’orgueil humain, arriva la nouvelle fatale. Vivian mourut comme je savais qu’il avait désiré mourir, à la fin d’un jour à jamais mémorable dans les annales de ce merveilleux empire qu’une valeur sans pareille a soumis au sceptre qui régit les îles Britanniques. Il mourut dans les bras de la victoire, et son dernier sourire rencontra le regard du noble chef qui s’arrêta, au milieu du triomphe, devant la victime tombée sur la plage sanglante.

« Une seule faveur, dit le mourant d’une voix défaillante. J’ai un père en Angleterre… lui aussi a été soldat. Mon testament est dans ma tente… je lui donne tout ce que je possède… Il peut l’accepter sans rougir. Cela ne suffit pas. Écrivez-lui, vous, de votre propre main, et dites-lui comment son fils est mort ! »

Le héros a exaucé cette prière, et sa lettre est plus chère à Roland que toute la liste de ses ancêtres. La nature a réclamé ses droits, et les ancêtres se sont retirés devant le fils.

Mais ce fils perdu n’a pas été un seul jour oublié. Jamais son nom n’a été prononcé sans que des larmes aient mouillé les paupières du vieillard ; et chaque matin, le paysan qui se rend à son travail peut voir Roland descendre lentement le vallon et se diriger vers la porte de la chapelle. Personne n’oserait suivre ses pas ni troubler ses pensées solennelles ; car il fait sa prière devant l’épitaphe, et la mémoire des morts est une partie de notre communion avec le ciel. Mais la démarche du vieillard est encore ferme ; il porte haut la tête : on voit sur son visage que ce n’est point par une vaine jactance qu’il s’est proclamé père résigné. Et vous, qui vous demandez si cette résignation chrétienne ne serait pas peut-être de l’insensibilité païenne, pensez à ce que c’est que de craindre pour son fils une vie de honte. La plus grande douleur d’un père n’est-elle pas la mort de l’honneur de son fils ?

Des années se sont écoulées, et deux jolies filles folâtrent aux pieds de Blanche, ou autour du tabouret d’Austin, attendant patiemment qu’il lève les yeux de dessus son grand ouvrage (le grand ouvrage approche de sa fin) pour réclamer le baiser promis. Mais lorsque Roland entre, oubliant tout à coup leur gravité, et ne tenant aucun compte du terrible Papæ ! elles courent à lui et le somment de tenir la promesse qu’il leur a faite de les balancer sur l’escarpolette du verger, ou de leur chanter pour la cinquantième fois la Chasse de Chevy.

Pour moi, je reçois les biens que Dieu m’envoie, et je suis content de ces filles qui ont les yeux de leur mère ; Roland, l’ingrat, commence à gronder de ce que nous nous occupons si peu des droits des héritiers mâles. Il ne sait pas trop si c’est la faute de M. Squills ou la nôtre ; je ne jurerais pas qu’il ne suppose une conspiration de tous les trois pour faire tomber en quenouille l’héritage des guerriers de Caxton. Quel que soit le coupable, une omission si fatale à la ligne droite en généalogie est enfin réparée, et dame Primmins se précipite de nouveau, ou plutôt se roule, par le mouvement naturel aux corps sphériques, dans la chambre de mon père en s’écriant :

« Monsieur, monsieur, c’est un garçon ! »

Mon père lui adressa-t-il cette fois aussi cette question embarrassante pour les métaphysiciens : Qu’est-ce qu’un garçon ? Je l’ignore, je crois plutôt qu’il n’en eut pas le temps ; car toute la maison se précipita vers lui, et ma mère, qui riait et pleurait en même temps, l’entraîna pour voir le néogilos.

Or, quelques mois plus tard, par une soirée d’hiver, nous étions tous réunis dans la grand’salle. C’est notre séjour habituel, parce que son étendue nous permet de nous occuper chacun selon son idée. Un grand paravent protège contre toute interruption la retraite érudite de mon père. Presque entièrement caché derrière l’imperméable barrière, il achève tranquillement l’éloquente péroraison qui étonnera le monde lorsque, avec la protection du ciel, les imprimeurs auront fini l’Histoire des erreurs humaines.

Mon oncle s’est retranché dans un autre coin, il agite son café dans la tasse dont ma mère lui a jadis fait présent, et qui a miraculeusement échappé aux malheurs qui menacent sans cesse les porcelaines. De l’autre main il tient un volume d’Ivanhoe ; mais, malgré le charme de l’enchanteur écossais, son regard ne tombe pas sur la page. Derrière lui est suspendu à la muraille le portrait de sir Herbert de Caxton, le camarade de Sidney et de Drake ; et Roland a attaché au bas de ce tableau l’épée de son fils et la lettre qui lui a annoncé sa mort. Cette lettre est encadrée. La lettre et l’épée sont devenues des pénates de la grand’salle ; quoique les derniers venus, ils ne sont pas les moins honorés. Le fils est monté au rang d’ancêtre.

Non loin de mon oncle est assis M. Squills, occupé à tracer des divisions phrénologiques sur un crâne qu’il a moulé d’après celui d’un aborigène d’Australie, horrible présent, que (pour céder aux sollicitations pressantes de ses lettres) je lui ai apporté avec un wombat empaillé et un gros paquet de salsepareille. (Pour l’édification de ses malades je dirai, entre parent thèses, que le crâne et le wombat, qui est un animal mitoyen entre un diminutif de cochon et un petit blaireau, ne se trouvaient pas dans le même paquet que la salsepareille.)

Le piano neuf est resté ouvert. Avant que mon père eût fait entendre son hem ! préparatoire, annonçant qu’il allait travailler au grand ouvrage, Blanche et ma mère avaient voulu m’apprendre à chanter ma partie dans la chanson : Le Choucas et le Corbeau sont montés au perchoir ; mais leurs efforts ont été vains, malgré les compliments qu’elles m’ont fait sur ma basse-taille, qui deviendrait fort belle si je voulais la cultiver. Heureusement pour les oreilles de la société, cette tentative est abandonnée.

Ma mère travaille à sa tapisserie sur le dessin le plus à la mode : un jeune troubadour jouant du luth sous un balcon couleur de saumon. Les deux petites filles regardent la tapisserie, prématurément amoureuses, je crois, du troubadour.

Blanche et moi, nous nous sommes retirés dans un coin, et par une étrange illusion nous nous croyons invisibles. C’est dans ce coin que se trouve le berceau du néogilos. Ce n’est pas notre faute s’il est là ; Roland l’a voulu. L’enfant est si sage ! il ne pleure jamais. Du moins Blanche et ma mère le prétendent. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il ne pleure pas ce Soir.

Cet enfant est vraiment une merveille. Il savait sans doute Ce que nous désirions le plus au moment de sa naissance, et il a agi en conséquence de nos désirs. Contrairement à tous les usages, Roland n’a pas voulu qu’une femme, mère ou nourrice, le tînt sur les fonts baptismaux ; mais il a penché lui-même sur le nouveau chrétien son visage basané, me rappelant cet aigle qui cacha un enfant dans son aire, et le protégea de ses ailes qui avaient lutté contre la tempête. À partir de ce moment, l’enfant, qui reçut le nom d’Herbert, reconnut Roland mieux que sa nourrice et même que sa mère ; il parut deviner qu’en lui donnant ce nom nous avions voulu rendre une seconde fois son fils à Roland. Jamais le vieillard ne s’approche de l’enfant qu’il ne sourie, ne pousse de petits cris de joie, et n’étende vers lui ses bras mignons.

Donc, Blanche et Pisistrate sont assis auprès du berceau et s’entretiennent à voix basse, quand tout à coup mon père repousse le paravent et s’écrie :

« Ah ! voilà l’ouvrage terminé ! et maintenant on peut le mettre sous presse quand on voudra. »

Il y eut une averse de félicitations que mon père essuya avec son égalité d’âme ordinaire. Puis, s’approchant de la cheminée, la main sous son gilet, il dit d’un air rêveur :

« Parmi les dernières illusions de l’erreur humaine, j’ai eu à indiquer le rêve de Rousseau sur la paix perpétuelle, et toutes les rêveries pastorales du même genre, lesquelles ont précédé les plus sanglantes guerres qui aient bouleversé la terre depuis plus de mille ans.

— À en juger d’après les journaux, ajoutai-je, les mêmes illusions se renouvellent. Des théoriciens bénévoles parcourent le monde en prophétisant la paix comme une certitude positive, déduite de ce livre sibyllin qu’on appelle le grand-livre ; et nous n’aurons plus de canons à acheter, pourvu que nous puissions échanger nos cotons contre du blé. »

M. Squills, qui, s’étant presque entièrement retiré des affaires, s’est mis, faute d’autre occupation, à méditer sur la marche et les progrès de l’esprit humain au XIXe siècle. « J’espère de tout mon cœur que ces rhétoriciens bénévoles sont de vrais prophètes. J’ai trouvé, dans le cours de ma profession, que les hommes sortent assez vite du monde, sans qu’il soit nécessaire de les tailler en pièces, ou de les faire sauter en l’air. La guerre est un grand mal.

Blanche, passant à côté de Squills et jetant un coup d’œil sur Roland. — Chut ! (Roland garde le silence.)

M. Caxton. La guerre est un grand mal ; mais le mal physique et moral est admis par la Providence dans le mécanisme de la création. L’existence du mal a embarrassé des têtes plus sages que les nôtres, Squills. Mais assurément il y a quelqu’un là-haut qui a ses raisons pour permettre le mal. La bosse de la combativité semble aussi commune sur le crâne humain que celle de la philo-progéniture ; et si elle fait partie de notre organisme, soyez sûr que ce n’est pas sans raison. Il n’est ni juste, ni sage, ni digne de la soumission que nous devons au dispensateur de toutes choses, de supposer que la guerre n’est que le produit des crimes et des folies des hommes ; qu’elle ne conduit qu’au mal ; qu’elle ne naît pas souvent nécessairement de l’organisation de la société, et qu’elle n’active pas la marche de notre race vers le but où la mène celui qui sait tout. Jamais une grande guerre n’a désolé la terre sans laisser elle-même des semences qui ont germé et produit d’incalculables biens.

M. Squills, avec un grognement. — Oh ! oh ! oh ! »

Malheureux Squills ! comment aurait-il pu prévoir la douche d’érudition qui allait lui tomber sur la tête au moment où il poussait le ressort avec cet impertinent Oh ! oh ! oh ! D’abord vint la guerre de Perse, avec des myriades de Mèdes vomissant sur lui tous les fleuves qu’ils avaient bus dans leur marche à travers l’Orient, avec les arts, les lettres, les sciences, toutes les idées de liberté que nous avons héritées des Grecs. Mon père ne lui fît grâce de rien ; il inonda le pauvre Squills d’une averse de preuves établissant que, sans la guerre de Perse, jamais la Grèce ne serait devenue l’institutrice du monde. Puis, avant que la victime pût reprendre haleine, il fit descendre sur elle des flots de Huns, de Goths, de Vandales avec toute l’Italie.

« Quoi, monsieur ! s’écria mon père, ne voyez-vous pas que ces invasions dans Rome démoralisée ont régénéré l’humanité, purifié la terre des dernières souillures du paganisme, et que d’elles provient le christianisme affranchi des idolâtries par lesquelles Rome a corrompu la foi ? »

Squills éleva les mains vers le ciel et fit un effort pour parler. Mais la douche continua par Charlemagne, ses paladins et leurs compagnons. C’est là que mon père fut grand. Quel tableau il fit des éléments sauvages, épars et confus, de la société barbare ! Sous la main de fer du grand empereur franc établissant les maîtres dans leurs limites et fondant notre Europe sur sa base, Squills tomba dans une sorte de stupéfaction étourdissante. Mais en entendant ce mot croisades, il se cramponna à une paille et s’écria :

« Ici, je vous défie !

— Me défier ! » reprit mon père ; et tel était le fracas qu’on aurait pu croire que l’Océan descendait en douche sur le pauvre Squills. Mon père s’arrêta à peine sur les points secondaires qui excusent les croisades ; mais il énuméra avec une grande volubilité tous les arts introduits en Europe par cette invasion en Orient, et montra comment elle avait servi la civilisation par l’issue qu’elle ouvrit à la bouillante ardeur des chevaliers, par les éléments de dissolution qu’elle introduisit dans la tyrannie féodale, par l’émancipation des communes et l’affranchissement des serfs. Il insista, en les peignant des plus vives couleurs empruntées au ciel de l’Orient, sur les progrès immenses du mahométisme et les dangers dont la chrétienté était menacée ; il cita les Godefroi, les Tancrède, les Richard, unis par la nécessité en une ligue contre la marche redoutable du Coran et de son épée.

« Vous les appelez des fous ! s’écria mon père ; mais la folie des peuples est la politique du destin. Savez-vous que, sans la terreur répandue par les armées marchant sur Jérusalem, le croissant brillerait sur bien d’autres royaumes que ceux que les Maures enlevèrent à Rodrigue ? Si le christianisme n’avait pas été une passion, et si cette passion n’avait pas ainsi remué toute l’Europe, la foi des Arabes, qui était alors aussi une passion, aurait élevé ses mosquées dans le Forum romain et sur le parvis Notre-Dame. Dans les guerres de religion, quand les religions sont embrassées par de grands peuples, pensez-vous que la raison de quelques sages puisse tenir tête à la passion de millions d’individus ? C’est l’enthousiasme qu’il faut opposer à l’enthousiasme. Le croisé combattait pour le tombeau du Christ, mais il sauva la vie au christianisme. »

Mon père s’arrêta. Squills restait immobile ; il ne luttait plus, il était noyé. Mon père reprit avec plus de calme :

« Si les guerres modernes nous embarrassent, parce que nous ne verrons pas le bien que la sagesse infinie tire de leurs maux, notre postérité verra ce bien aussi clairement que nous apercevons aujourd’hui la main de la Providence dans les champs de Marathon, ou guidant Pierre l’Ermite en Palestine. Tout en admettant qu’une guerre a été un mal pour la génération qui l’a supportée, pouvons-nous nier qu’une grande partie des vertus qui font l’ornement et la gloire de la paix ne soient sorties primitivement des convulsions de la guerre ? »

Ici Squills commença à donner quelques faibles signes de retour à la vie ; mais mon père l’inonda aussitôt sous les flots d’une de ces innombrables machines hydrauliques qu’il avait toujours en réserve.

« Un philosophe, reprit-il, a dit justement, et ce philosophe avait l’expérience du monde (Squills ferma de nouveau les yeux et ne donna plus signe de vie) : « Il est étrange de penser que la guerre, qui de toutes les choses paraît la plus sauvage, devienne la passion des cœurs les plus héroïques. Mais c’est à la guerre que les nœuds de l’amitié se serrent le plus étroitement ; c’est à la guerre qu’on se prodigue le plus de secours fraternels, que la charité s’exerce et se développe le plus au milieu de dangers que chacun partage ; car l’héroïsme et l’amour de l’humanité sont presque une seule et même chose. »

Mon père se mit à rêver. Squills, s’il était encore vivant, jugea prudent de faire le mort.

« Ce n’est pas, reprit Caxton, ce n’est pas que je veuille dire qu’il soit de votre devoir de vous livrer à une passion à laquelle nous devons plutôt nous soumettre comme à une terrible nécessité… Vous avez raison, Squills, la guerre est un mal ; et malheur à ceux qui, sous un léger prétexte, ouvrent les portes de Janus.

......Ce séjour redoutable
Où couve de Janus la fureur implacable.

M. Squills, après une longue pause employée à l’application des moyens propres à ranimer les corps des noyés, après avoir pris une position inclinée devant le feu et s’être doucement frictionné les membres, après s’être servi des stimulants préparés par mes mains compatissantes, M. Squills se relève enfin et dit d’une voix faible :

« Donc, pour ne pas provoquer d’ultérieure discussion, vous iriez à la guerre s’il s’agissait de défendre votre pays… Arrêtez, monsieur, arrêtez pour l’amour de Dieu ! Je suis d’accord avec vous, tout à fait d’accord !… Heureusement il n’est guère probable qu’un autre Bonaparte réunisse une flotte à Boulogne pour nous envahir.

M. Caxton. — Je n’en suis pas sûr, monsieur Squills. (Squills retombe sur sa chaise : on lit dans ses yeux une horreur suppliante.) Je ne lis pas très-souvent les journaux, mais le passé m’apprend à juger le présent. »

Là-dessus mon père recommanda sérieusement à M. Squills de lire avec attention certains passages de Thucydide, ayant rapport à ce qui se passait immédiatement avant l’explosion de la guerre du Péloponnèse. Squills se hâta de répondre par signe qu’il suivrait humblement ce conseil. Mon père fit encore un parallèle ingénieux entre les symptômes qui précédèrent cette explosion et les appréhensions d’une guerre prochaine qu’il déduisait des récentes invocations de la paix : Io Pæan ! Après plusieurs sages remarques tendant à prouver que les semences de guerre mûrissaient déjà au milieu du choc des opinions et de la désorganisation des États, il ajouta : « De sorte que, tout bien considéré, je crois que nous ferions mieux de conserver quelque chose de l’esprit belliqueux, afin d’avoir le courage, s’il le faut, de combattre pour nos pilons et nos mortiers, nos trois pour cent, nos meubles et nos immeubles, et nos libertés. Ce temps viendra tôt ou tard, oui, quand même toute la terre filerait du coton et imprimerait du calicot. Peut-être ne le verrons-nous pas, Squills ; mais ce jeune monsieur, que vous avez aidé à venir au monde et qui est couché dans le berceau, pourrait bien le voir.

— Et s’il le voyait, dit tout à coup mon oncle, ouvrant la bouche pour la première fois ; s’il s’agissait de défendre l’autel et le foyer…

— Allons donc ! » dit mon père, qui battit un peu en retraite, en se voyant pris dans les filets de son éloquence.

Roland détacha alors de la muraille l’épée de son fils. Puis, s’approchant du berceau, il la posa à côté de l’enfant sans la tirer du fourreau, et nous regarda tous d’un air suppliant. Blanche se pencha machinalement sur le berceau, comme pour protéger le Néogilos ; mais lorsque l’enfant se réveilla, il se détourna d’elle, et, attiré par l’éclat de la poignée, il y porta une de ses petites mains, tandis que l’autre montrait le capitaine Roland auquel il souriait.

« Pour l’autel et le foyer seulement, si mon père y consent, dis-je en hésitant. Pour rien moins que cela.

— Et même dans ce cas, reprit mon père, ajoutez le bouclier à l’épée. » Et il posa de l’autre côté de l’enfant la Bible usée de Roland, cette vieille Bible que de pieuses larmes avaient si souvent mouillée.

Nous étions tous là groupés autour de l’enfant, centre de tant d’espérances et de tant de craintes, né pour la bataille de la vie, bataille qui ne connaît jamais de trêve. Et lui, ne sachant pourquoi nous étions tous dans le silence, pourquoi nos yeux étaient pleins de larmes, avait déjà lâché son brillant joujou, et passé ses bras autour du cou de Roland penché sur lui. « Herbert ! » murmura Roland.

Blanche enleva doucement l’épée, mais laissa la Bible.

FIN.

  1. Cowley, Ode à la lumière.
  2. Cowley, Discours sur l’agriculture.
  3. N’ayant plus à appeler l’attention du lecteur sur l’oncle Jack, on m’excusera si je dis, en note, qu’il continue de prospérer étonnamment en Australie, quoique la Mine de Tibbets reste inexploitée, faute d’ouvriers. En dépit de quelques revers momentanés, il a réussi généralement jusqu’à cette année (1849) ; mais je tremble en pensant à l’effet qu’a pu produire sur son ardente imagination la découverte des mines d’or de la Californie. Si tu évites ce piège, oncle Jack, res age, tutus eris, tu es sauvé pour la vie !
  4. Paroles de sir Philippe Sydney.
  5. Lord Hervey : Mémoires de Georges II.