Aventures en Guyane/01

La bibliothèque libre.
René Julliard (p. 13-26).

CHAPITRE PREMIER

Paris, 17 Juin 1949.

Et voilà ! Mes bagages sont prêts ; ils dépassent, et de loin, les vingt-cinq kilogrammes fixés comme poids maximum à emporter pour mon raid aux Tumuc Humac. Jamais je ne pourrai supporter ce poids sur les épaules durant près de sept cents kilomètres. Bah !… je le délesterai de tout ce qui est inutile. Mais qu’est-ce qui est inutile ? J’ai à peine le nécessaire ; il faudra encore rogner sur la pharmacie, les munitions, la pacotille indienne…

Une heure du matin déjà.

Tout à l’heure, dîner d’adieu chez le Dr X… : mannequin de Carven, bijoutier, antiquaire ; j’étais seul, dans mon fauteuil, gêné, ma coupe entre les doigts, regardant les bulles du champagne, écoutant, racontés avec brio par des messieurs très bien, les potins de la rue Royale, chronique de la vie mondaine, projets :

— « Vous viendrez, n’est-ce pas ?… Ce sera délicieux ! »

La caution exigée par la Compagnie de navigation sur demande de la préfecture de Guyane sera payée par Doc. Je n’ai plus un sou.

Que vois-je ? Que suis-je ? Qui pense dans mon crâne ? Doute perpétuel ! Bizarre, cette angoisse ! Je serais curieux de savoir si d’autres ont éprouvé cette sensation.

Je ne regrette rien de ce que je vais quitter. Peut-être est-ce l’effet de l’Ortédrine qui ne me soutient plus après dix jours de cure ?

Tout est terminé. Est-ce possible ?

Visite à l’éditeur, au Journal ; tout le monde m’a crié : « M… », j’ai pensé : Merci… C’est la coutume.

Ce départ, je l’ai trop désiré. J’avais les yeux humides en quittant la maison, l’autre jour.

— Tu deviens un homme ! m’a dit un ami d’enfance.

Pauvre mère, pauvre papa, — sourires tristes. — Pauvres parents !

Dernière étreinte, vite on tourne la tête, encore plus vite on referme la porte. C’est dur !

Que les heures sont longues, cette nuit !

Chaque départ est une lutte, chaque arrivée un aléa Toujours courir après l’argent, les uns, les autres…

Mais comme je serais heureux, ensuite, d’avoir franchi le cap, de me sentir libéré, de vivre.

Un avion ronronne doucement… le réveil et son tic tac, la Bastille toute proche… Paris !

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20 Juin 1949.

Rien à signaler à bord du « Gascogne ». Le soir, on danse, je m’ennuie.

3 Juillet.

Escales sur escales. Après les Antilles françaises, les Antilles anglaises et puis… les Guyanes.

Bientôt le bateau est transformé en marché persan. Les ponts sont envahis d’hindous, de noirs, de métis, de chinois.

14 Juillet.

Fête à Cayenne — La place des Palmistes est encombrée de baraques où l’on joue. Près de la crique, dans les bistrots, on danse.

2 Août.

Galop d’essai — 90 kilomètres de brousse impraticable avec quarante kilos de bagages sur le dos, sans vivres. Tout va bien — pieds enflés seulement et crise de foie.

J’ai vu les lépreux ! de quoi puis-je me plaindre maintenant.

Des Indiens ! les derniers Caraïbes…

Reposant dans mon hamac, sous le carbet[1] de l’homme rouge, je me suis enfin senti chez moi.

15 Août.

Bloqué — pas d’argent pour partir. Je dois attendre une occasion. Un mineur doit aller sur le Maroni, peut-être m’emmènera-t-il ?

Fièvre — Je travaille dur mes dialectes Oyampis et Roucouyennes.

Cartographie !… Et moi qui n’aimais pas les math…

Mes angles de marche sont déjà calculés ; c’est joli sur le papier !

25 Août.

Cayenne — Cette inaction me pèse vite…

Une famille métropolitaine m’héberge ; leur affection compréhensive me permet de patienter.

Je ne sors plus, je travaille jusqu’à m’abrutir : dialectes, cartographie… un peu de rêve, parfois le cafard. Cafard ou peur ? Nous verrons bien sur place !

26 Août.

L’échec est humain, mais il ne m’est pas permis d’échouer.

Courrier… Des lecteurs m’écrivent… Jeunes enthousiastes, très jeunes, pas encore blasés. Merci ! vous êtes chics !…

Pluie, pluie… la saison sèche est bizarrement mouillée.

Un homme m’a raconté une histoire… Comme les autres : dix-sept hommes sont partis, en 1938, sous la direction du Capitaine Grelier des Eaux et Forêts. Ils sont revenus au nombre de huit — Deux fois attaqués par ·les Indiens — fièvre — faim — peur.

— Je suis bien content d’avoir sauvé ma peau, c’était un enfer !

Le chef de l’expédition est resté trois mois à l’hôpital. Forêt, forêt guyanaise ! me seras-tu ainsi hostile ? Pour te fléchir, que faut-il faire ? Dois-je sacrifier à Tupinamba ? Tablaqueras ? Dieux des forêts, des eaux, des arbres, du ciel et de la terre, laissez passer le voyageur solitaire !

Dans ma chambre, chaque soir, une chauve-souris vient me rendre visite, visiteuse du soir au sombre et satanique manteau d’apparat… Quel présage funeste viens-tu donc m’apporter ?

Le singe de la maison croque des papillons ; le forçat nous raconte sa vie :

— Ils nous tuaient pour un pari, jouant le soir à la belote celui qui se chargerait de l’exécution. Des corvées partaient à cinquante et revenaient à dix ou ne revenaient pas, etc…

30 Août.

Dernier courrier — Les ponts sont rompus. À nous deux, maîtresse brousse. Toi, moi… quel beau spectacle ! Mais surtout, lorsque tu frapperas, que ce soit vite, fort ; je n’aime pas souffrir longtemps.

31 Août 1949.

En attendant, je bûche ferme les vieux livres de la bibliothèque. Des pages sont arrachées, des appréciations personnelles de lecteurs emplissent les marges, raturent le texte. Rien n’y manque, même pas les injures !

Vandales, prétentieux, stupides, éloquence du perroquet, vaines diatribes !

Pauvre Coudreau, si tu savais ce que l’on t’abîme… Mais au fait, n’as-tu pas abîmé Crevaux ?…

Bah ! entre loups, le chef le file blessé n’est pas épargné par les roquets… Dieu sait s’il y en a dans cette profession ou celles qui s’y rattachent. Tu croyais au Sacerdoce… égoïste, va, tu n’as pas voulu leur dire les joies de nos solitudes. Tu as raison ; partagées, elles seraient odieuses. Faisons croire au dévouement pour mieux goûter notre plaisir avare.

4 Septembre.

Encore à Cayenne ! Le temps est toujours à la pluie. Je sens ma volonté faiblir, j’ai hâte de m’en aller. Je n’arrive pas à terminer mes papiers pour les journaux du soir. Ceux de Sciences et Voyages sont enfin partis avec les photos.

J’ai vendu ma Winchester qui devait servir à payer les piroguiers. J’ai vendu ma valise de cuir, celle dont j’étais si fier, achetée à Rio, juste avant de repartir en France. J’ai vendu ma cellule photo-électrique. Après expérience, je pense qu’il vaut mieux se fier à soi-même, qu’à cet engin capricieux et fragile, et puis… il me fallait de l’argent.

Malgré cela, je n’ai encore plus un centime en poche. Je suis hébergé chez des gens qui m’ont adopté comme leur enfant ; le quatrième, puisqu’ils en ont déjà trois. Ils font tout pour me mettre à l’aise.

Je souffre cependant de cette situation misérable. Satané métier, ! Il me faudrait une fortune, des amis puissants, un nom, au moins… Je suis R. MAUFRAIS, rien de plus.

Le départ est encore reculé à jeudi prochain ; je suis à la merci d’un homme qui, aimablement, m’offre passage à bord de son canot. Je suis à sa merci pour le départ, pour l’itinéraire. Ah ! si j’avais de l’argent… Toujours quelque chose à acheter au dernier moment.

Les billets de mille s’évaporent. Il en faudrait tellement encore ! J’arriverai au Brésil sans un sou.

Je n’ose plus aller chez le dentiste, impossible de le payer ; même chose chez le photographe chinois. Mon courrier lui-même est suspendu. Ça va mal.

J’ai tellement hâte de fuir. Toujours des soucis d’argent, ce n’est pas drôle. J’ai l’impression de perdre mon temps, justement à cause de cela. Je suis esclave de ma pauvreté.

Dans un mois, vingt-trois ans déjà !… Qu’ai-je fait de tangible ? Pourtant, ai-je le droit de me plaindre ? Les Dieux m’ont été favorables. Mes projets mettent un temps infini à se réaliser, mais ils se réalisent tout de même… Alors ?… Alors, on s’use, on se ronge le sang. L’autre jour, une dame charmante m’a donné trente-cinq ans ! Que paraîtrai-je à cet âge ? Jeune vieillard !  !

Cayenne dort. Une heure du matin, ma plume racle le papier. Boby sommeille. Pauvre Boby, te voilà désigné d’office pour m’accompagner aux Tumuc Humac. — Poil ras, blanc sale, ventre rosé, taches noirâtres sur ce rose indécent et maladif, l’œil alerte mais la gueule bâtarde avec des bajoues découvrant des crocs pas bien terribles —. On m’a dit que tu débusques l’Agouti (ou cochon des bois), on m’a dit que tu es un bon chien de garde.

Hier, tu as abandonné au chat ton pain trempé en gémissant comme un pleutre. Un chien te fait trembler. À la chasse, tu as peur du bois, tu es maladroit dans les hautes herbes, tu lèches la main de n’importe quel étranger.

Il est vrai que tu as débusqué un agouti ! Malgré ton cafard, tu fais bonne contenance. Tu as peur de moi ; je t’ai battu pour t’apprendre à venir à mes pieds au commandement, pour te coucher et pour t’arrêter net…

Je t’aime bien, Boby, j’ai de la peine à te voir renifler vers la porte du jardin, tirer désespérément sur ta corde, guetter les bruits de voiture. Tu ne reverras plus ton vieux maître d’ici longtemps, ni ta maison, ni tes copains de la place. Tu t’habitueras à moi ; ensemble nous tenterons l’aventure, nous partagerons fraternelle ment la croûte tombée du ciel, tu m’y aideras, j’espère ? Tu seras mon seul compagnon. Tu verras les Tumuc Humac ; si je crève, tu crèveras avec moi ; tu dormiras dans mon hamac, tu boiras dans la même eau qui m’abreuvera, nous déchiquetterons ensemble la même carne.

Allons, Boby, en route mon vieux et, je t’en prie, aide-moi à trouver le beefteack quotidien, défends mon ha mac et, d’un coup de langue, retire mon cafard quand tu verras que j’en ai marre. Je compte sur toi, hein !…

6 Septembre.

Le forçat qui travaillait à la maison, a eu une crise de folie ; coup de bambou ? La vaisselle a famille était bouleversée.

L’homme purgeait une peine de quinze ans de travaux forcés pour meurtre. Cuisinier, laveur, repasseur, bonne à tout faire, brave garçon édenté, chauve, trois évasions, des histoires invraisemblables.

Deux gendarmes l’ont embarqué. Ce n’est pas la première fois ; ils lui ont déjà fracassé la mâchoire lors qu’il voulut poignarder sa patronne à la gendarmerie. Cette fois, on l’enferme pour de bon.

En vérifiant le carnet de compte, M. X… s’est aperçu que le bonhomme achetait tafia, anisette, conserves fines et tabac sur son compte. Il semble que ceux qui me disaient : « vingt ans de bagne plutôt que cinq ans de centrale », aient eu quelques raisons de penser ainsi…

7 Septembre.

On a philosophé jusqu’à deux heures du matin.

J’ai hâte de rentrer pour bouquiner, étudier, je suis terriblement incomplet, je n’ai jamais eu le temps d’alourdir mon bagage ; quel handicap… Il y a tellement de choses à savoir. Ma philosophie est instinctive ; M. X… l’a cependant trouvée semblable en tous points à celle de Nietzsche…

Les journées passent vite, cependant, le temps me pèse. Aurai-je le courage de foncer dans le brouillard… Vite, l’action, j’ai peur de moi-même. Je commence à douter du succès. Et puis, tous ces bruits de guerre, confirmés, démentis. 39, Munich… Ça recommence. Que sera-t-il du monde à mon retour ?

8 Septembre.

Je pensais sauver mes bottes ! Trois jours de forêt lors de la marche forcée Manaa-Iracoubo avec quarante kilogs sur le dos — quatre-vingt-dix kilomètres à pied, trois jours de marche, trois jours de pluie, le cuir raccorni, resserré malgré de multiples applications de graisse, ont fait de la botte une gangue, un étau douloureux.

J’ai coupé au rasoir ; ça a donné une paire de souliers impossibles à mettre, une paire de guêtres que j’ai cousue, rafistolée tant bien que mal pour aller avec les brodequins achetés ce matin. Trois jours ont suffi pour tuer les bottes, la pluie pour rouiller le chronographe (l’horloger le déclare perdu). Plus de bottes, plus de montre ; comble de malchance, mon revolver à barillet est en piteux état ; les balles achetées chez Flaubert sont périmées.

L’autre jour, exercice de tir : rien ne marquait la cible. Quel maladroit ! Sur cinq balles, pas une placée… Les cinq étaient dans le caisson, collées étroitement… Un miracle que celui-ci n’ait pas explosé, l’armurier en avait le dos glacé. Les cinq douilles se sont fendues, la poudre était morte. Il a fallu chauffer le canon, après avoir retiré les pièces trempées, pour fondre le plomb des balles. Le barillet en a pris un coup. Il sort à coups de marteau, rentre à coups de poing, mais ça tire… Alors je l’emmène tout de même… et un petit marteau avec ; quel armement ! Bientôt, j’aurai un mousquet pour carabine…

J’ai commencé l’entraînement au tir à l’arc. Sérieux ! On ne sait jamais avec ces armes modernes.

Mon équipement tiendra-t-il le coup pendant dix mois de marche en forêt ? Qui vivra verra. En attendant, à cause de l’encombrement, j’ai supprimé les ampoules de penniciline pour celles de sérums anti-venimeux. Je rogne, je rogne toujours… Tout est étalé dans ma chambre, je n’ai pas le courage d’attaquer, sinon à la dernière heure. Alors on verra.

Dimanche 11 Septembre.

C’est pour Jeudi, du moins M. Thiébault me l’a dit : un géologue l’accompagnera jusqu’à Grand Pont, dans la haute Mana. Il arrive mardi soir par avion. Au lieu du Maroni, je prendrai donc la Mana ; de là, je joindrai l’Itany, puis l’Ouaqui et enfin le territoire inexploré.

Lundi 12 Septembre.

J’ai passé la journée à la bibliothèque et relevé des choses très intéressantes.

Mardi 19 Septembre.

C’est demain matin que se décidera définitivement le départ. Le professeur de la Sorbonne devant accompagner Thiébault dans la haute Mana est arrivé ce soir en même temps que le député de la Guyane.

Mercredi 14 Septembre.

Le départ fixé hier soir a été retardé. Un moteur du canot nécessite réparation. Ce sera peut-être pour dimanche soir ou lundi matin. Il pleut. Cafard.

Toujours attendre. :. Parfois je suis désespéré, j’ai peur de faiblir, de lâcher tout. Je ne suis qu’un homme, j’aime vivre ; mon idéal est tellement inaccessible ! Je suis comme ceux que je déteste : les mêmes petits défauts, les mêmes petites lâchetés. Parfois je me demande pour quelle raison je tiens. La persévérance, après tout, est plus le fait des événements que de l’homme. Une fois lâché, une fois parti, on doit aller jusqu’au bout.

Les gens ricanent de me voir encore ici. Tous pensent que je vais renoncer et prennent des mines patelines pour s’informer de mes intentions. Partira, partira pas…

Ah ! si j’avais seulement trente mille francs pour payer canotiers et pirogue !… La saison sèche est rudement entamée, j’ai l’impression que je paierai cher ce retard, arrivé dans les grands bois.

Jeudi 22 Septembre.

Chaleur — J’avais prévu et emporté avec moi deux caissettes étanches. Je suis obligé de m’en séparer à cause du poids. J’abandonne la moitié de la pharmacie et de la verroterie destinée aux Indiens.

Dimanche 25 Septembre.

Des gens, en ville, ont dit : « Maufrais ? Bah !… un fumiste. Il restera caché dix mois aux environs de St Laurent du Maroni puis il paiera des Nègres Bosch qui le transporteront en canot jusqu’à Belem où il annoncera son exploit imaginaire. »

Si j’avais eu le bonhomme sous la main, je crois que je le massacrais. Bah ! après tout, on n’est sali que par la boue. Un ami sincère m’a dit : « Les chiens aboient, la caravane passe ».

Caravane réduite, mais les chiens sont toujours là. On m’a pris aussi pour un fou dangereux. Il vaudrait mieux, aux dires de certains, que je crêve en forêt…

Que de bruit autour de ce départ ! Qu’y a-t-il donc à cacher aux Tumuc Humac, ou sur ma route ?

— Pas une chance sur mille ! a confié un planteur d’ananas, vieux broussard.

— Il n’en reviendra jamais !

Pessimisme partout ; les adieux sont funèbres. On essaie encore de me décourager.

  1. Carbet. Un bâti de pieux fichés en terre. Entre les pieux des claies d’osier tressé, un toit formé de branchages posés sur des fourches et recouvert de feuilles de palétuviers. Le sol est en terre battue, des séparations en clayonnage divisent le carbet en deux parties : la cuisine et la salle à manger, à coucher, à tout faire.