Aventures en Guyane/02

La bibliothèque libre.
René Julliard (p. 27-118).

CHAPITRE II

Lundi 26 Septembre.

Le départ était fixé à 5 heures du matin à bord du « St-Laurent ». Boby s’est embarqué vaillamment, sans comprendre (heureusement) vers quelles longues pistes je l’entraînais. Brave cabot ! pas bien joli, ni bien méchant, ni bien malin, mais c’est mon chien, un copain, et je m’y suis déjà attaché.

— Hein Boby ! tu vas en voir du pays ! (il pleurniche sans arrêt).

À 5 heures, les gens dorment encore. Quelques amis sont là, fidèles. J’ai la larme à l’œil.

Départ à l’aube ; c’est poignant, ma gorge s’est serrée, j’ai eu peur de montrer mon émotion. Joie ? Peur ? Je ne saurais dire. Je pars, c’est tout et c’est l’aboutissement de quatorze mois de bagarre avec la vie de tous les jours qui m’entravait chaque fois davantage.

Vendu tout le linge, les caissettes étanches et isothermiques auxquelles je tenais tant.

M. B… m’a prêté une montre car la mienne est inutilisable.

La mer est grise. J’ai mal aux gencives. Une dent arrachée à grand peine l’avant-veille me tracasse sous forme d’abcès. Bon départ !… C’est bête d’être sentimental. Les départs m’étreignent toujours à fond. Je pense à ma mère, à mon père. Ils m’ont eu dix ans avec eux. Pauvre et cher vieux couple ! Comme j’ai hâte de revenir vers toi, te voir vivre sans soucis ni tracas. Pourvu que la santé de papa tienne et qu’il ne fasse pas d’imprudences.

J’écrivais un article sur la Guyane sans arriver à le terminer. Il est écrit tel que je le pensais. Je n’ai rien voulu changer. Plaire aux uns, déplaire aux autres… Tant pis !

J’ai veillé toute la nuit à boucler mes bagages. Je suis nerveux, un peu de fièvre, le foie est sensible au toucher. La tournée d’adieux m’a valu de nombreux apéritifs… je paie !

Les côtes se dessinent au loin ; vers 6 heures nous serons à St-Laurent du Maroni.

Il fait chaud et, ce matin, j’avais si froid !

Que ces préliminaires à l’action me pèsent ! J’aurais préféré être parachuté, aussitôt à pied d’œuvre dans le territoire inexploré. Ça serait trop facile, après tout, et j’aurais l’impression de ne pas avoir gagné ma réussite. On m’a dit :

— Pourquoi faites-vous le territoire inexploré, partant du centre de la Guyane, ? Il serait aussi méritant et moins dangereux de ne faire que les Tumuc Humac d’une source à l’autre ! Si vous réussissez, on ne parlera que des Tumuc Humac, pas du territoire inexploré !… Et pourtant, c’est là que vous risquez davantage votre peau, là que vous allez vous crever pour arriver au but de votre exploration, au gros morceau, diminué physiquement et moralement. Renoncez… Joignez seulement les sources !…

Combien d’autres l’ont répété ! Mon père est beauceron… sacré têtu ; j’ai décidé de faire ce trajet, je ne l’amputerai pas d’un pouce. Ce serait renoncer pour moi-même, face à ma conscience. Le travail serait incomplet. Je ferai les deux, je réussirai. Oui, je réussirai, Messieurs les pessimistes !

C’est curieux ce que l’on peut raconter de choses inutiles dans un journal intime. Si tout devait être publié, ce serait barbant. C’est la première fois que je me confie ainsi au cahier, comme une jeune fille en mal de printemps. Le carnet de route est plus concis, moins encombré, plus sec, mais ce voyage vaut ce cahier. Je le pense du moins.

La trépidation des moteurs scande le mot « vivre ».

L’estuaire du Maroni s’offre à l’étrave avec ses îles et ses affluents multiples. Le warf en forme de T aux planches disjointes chevauchées par les rails d’une draisine chargée de bois précieux, bungalows aux lignes élégantes, bouquets agrestes, fleurs rouges et capiteuses, cocotiers échevelés sur le ciel chargé de crépuscule. Le fleuve, lent, large, dont les eaux sales buttent la coque rongée d’herbes vivaces d’un paquebot éventré à quelques encablures de la berge. Albina aux toits rouges : nègres Boschs et Bonis, femmes aux seins lourds ; les ventres sont tatoués de boules en relief aux dessins mystérieux.

Le pyjama rayé flottant sur leur squelette surmonté d’un immense chapeau de paille, des forçats se hâtent de saisir les amarres du « St Laurent ».

Le commissaire Gardiès est là ; sa verve toute méridionale dissipera les dernières lueurs d’un cafard agonisant, dû à une longue attente.

Mardi 27 Septembre.

Il est fou ! — on le dit —. Perdu quarante-cinq jours dans la forêt, retrouvé nu, maigre, délirant, par des noirs Saramacas.

— Ah ! la forêt, terrible, terrible !

Il ne sait dire que ça. Fou ! Oh ! hantise de la folie qui mène à la folie… Oublier cet homme !

— Le cuir de tes souliers pourrira et les coutures aussi et l’étoffe sera déchirée ; les lentilles de ton appareil se décolleront, tout pourrira, tu pourriras toi-même ; sur ton front il y aura de la moisissure, dans ta peau des champignons qui rongent…, etc…, etc…

Il est fou certainement celui-là ! Qu’importe s’il a pourri là-bas, je ne pourrirai pas moi, je tiendrai ! Témoignages de la forêt, spectres et revenants du monde mystérieux, vous êtes redoutables avec vos histoires. Mais non, vous n’arriverez pas à me donner la frousse ! Peur… et après, mais pas de panique. Je tiendrai bon, parce que je veux vivre.

Ils s’acharnent à me décourager ; ils savent pourtant qu’ils n’y arriveront pas. Sadiques !

Oui je vivrai, Messieurs les défaitistes ! Riez, souriez, moquez-vous, diffamez, mordez. Qu’importent vos crachats !

J’ai un peu de fièvre, il faut dormir ; demain, départ pour Mana.

Mercredi 28 Septembre.

Thiébault s’affaire, le professeur somnole coiffé d’un bonnet de coton, bonnes histoires, brave homme, son accent belge plaît à mes oreilles et me rappelle certain voyage à Bruxelles, Amsterdam, ayant juste de quoi prendre le train en vendant mes articles sur le Matto Grosso à la sauvette, de porte en porte… Je croyais gagner beaucoup d’argent. Parti avec trois mille francs, je suis revenu avec dix florins de dette contractée envers une jeune et charmante Hollandaise de La Haye.

Nous partons pour Mana ; dernière grande étape du voyage. Mana est un bourg ensablé. Pour moi ce sera une grande ville, la dernière. Et puis, quatre-vingt-dix-neuf sauts à franchir à la cordelle, à la pagaie. Terminus, adieux, la piste…

Je devrais être parti depuis Juillet ! Mais ne nous plaignons pas, les dieux m’ont été favorables. Mieux vaut partir tard que jamais.

La voiture saute et tressaute, nous avec, puis nos bagages, et Boby pas très rassuré.

Mana ! le sable — visite au bon curé, au gendarme célibataire à l’accent de Toulouse. Sur la berge, notre canot.

Aventure chérie, bientôt je dirai : « Tu es à moi ».

« La route est longue, longue, longue,
« Marche sans jamais t’arrêter.
« La route est dure, dure, dure,
« Chante si tu es fatigué… »

Vieux refrain scout — départ dans les collines, puis dans les montagnes sous le chapeau de l’Éclaireur et enfin, la vraie route du routier, le bâton fourchu en main, flagellé par le vent — saines fatigues du dimanche, rude école : spéléologie, escalades, bagarres amicales…

Et les totems, leurs danses, le rite immuable de l’épreuve du feu, celle de la mixture…

Tu seras « Otarie téméraire ». Otarie, parce que tu nages comme le phoque… Téméraire, parce que tu risques…

Des amis m’appellent encore Otarie, ce sont ceux dont les dernières lettres d’encouragement m’ont transmis le message :

— « Éclaireur… toujours… droit ! ».

Je marcherai droit devant moi, vers le sud, vers les monts mystérieux, ascension que nous tous avons rêvée et que le destin m’a choisi pour tenter.

Le clan s’est dispersé, les routiers ont pris la route de la vie et, chacun de notre bord, je crois que nous restons fidèles à notre devise ; pas toujours hélas ! mais nous marchons droit et nous sommes forts.

Baden Powel, par le scoutisme, a su nous donner le courage de vivre suivant nos goûts… et c’est dur parfois !

Jeudi 29 Septembre.

Nous devions quitter Mana aujourd’hui pour la rivière. Les élections approchent ; samedi le conseil municipal sera renouvelé… fièvre politique, discours… Alors, nous attendons !

Je dois attendre aussi, étant tributaire de la mission, pour joindre la crique Sophie dans la Haute Mana.

Un gendarme arrivé de Sophie m’a prévenu que là-bas, tout se payait au poids de l’or : cinq grammes par jour par porteur.

Pour joindre Sophie à Maripasoula (cinq jours) j’ai mille francs en poche. Je serai obligé d’emprunter au nom de « Sciences et Voyages ».

Je dois avancer maintenant vite et à tout prix.

C’est bizarre, je sens une nette hostilité chez de nombreuses personnes officielles au courant de mon projet, de la froideur chez mes compagnons. Seuls avec Ivanovich, le chef de chantier, nous formons une paire sympa. Évidemment, personne n’imagine ma tentative couronnée de succès. Je sais d’ailleurs qu’ils pensent que je vais abandonner. C’est la guerre froide, la guerre des nerfs et sous ce climat, le cafard gagne vite. Je me sens tellement seul !

Mes vrais grands amis, les B… de Cayenne ! Ah ! quel réconfort que leur douce compréhension. À l’adieu, nos gorges serrées, nos gestes rapides, gauches, les têtes se détournant, sourires qui deviennent des rictus, les mots se ruant aux lèvres tremblantes.

On raconte que la mission Hurault est allée aux Tumuc Humac. Ils auraient rencontré des Indiens très primitifs. Ça m’a fichu un rude coup. Serais-je grillé ? Au fond, je ne crois pas qu’ils aient joint les deux sources et longé la chaîne dans toute sa longueur. Mais enfin, la concurrence est sérieuse. Ils étaient tellement mieux armés que moi pour la réussite… Cafard au coucher du soleil.

Vendredi 30 Septembre.

Pluie — moustiques — on attend la fin des élections pour partir.

Samedi 1er Octobre.

Vingt-trois ans aujourd’hui : j’y ai pensé ce matin, puis je n’ai plus voulu y penser.

Dimanche 2 Octobre.

Vote — le blanc est élu, très entouré, félicité. Je m’ennuie. Départ demain.

Lundi 3 Octobre.

Départ demain, le bosman est malade.

Mardi 4 Octobre.

Départ demain, le bosman ne va pas mieux.

Mercredi 5 Octobre.

Le départ est encore renvoyé à demain. Plus un sou en caisse et je dois six mille francs de restaurant. Je suis ennuyé car arrivé à Sophie, pour joindre Maripasoula et ne pas perdre de temps, je devrai payer un guide porteur durant 5 jours à cinq grammes d’or par jour et acheter un canot pour naviguer sur la crique Petit Inini : de trois à cinq mille francs.

Je pourrais partir seul mais je perdrais un temps précieux dans une région ne présentant aucun intérêt pour l’exploration.

Or, je veux aller vite car je suis terriblement en retard sur mon programme. Je devrais être aux Tumuc Humac orientales ou aux sources du Kouc suivant l’itinéraire dressé à Paris. Il est vrai que les itinéraires en brousse !… Je prends à peine le départ et quel départ ! la saison sèche est sérieusement entamée.

J’ai demandé à plusieurs personnes un prêt remboursable par « Sciences et Voyages ». — Excuses habituelles et je me retrouve gros-Jean comme devant.

Retourner ? tout lâcher ?… Pas question !

Il me faut trouver de l’argent ; je réussirai, j’en suis sûr, seulement la saison sèche m’effraie car je serai certainement bloqué par les pluies très bientôt, quelque part dans la région inexplorée.

Quant à moi, peu importe, mais les pellicules seront périmées à partir de Juillet 1950. Elles tiendront peut-être encore quelques mois, mais avec le climat, j’ai bien peur qu’elles deviennent inutilisables pour la reproduction.

Je suis donc esclave de mes pellicules. Je dois faire vite et tout est contre moi ! Il est vrai que, depuis le temps, je devrais en avoir l’habitude.

J’ai téléphoné au Sous-Préfet de St-Laurent à 9 h. du matin, lui demandant d’intercéder en ma faveur auprès d’un négociant guyanais afin d’obtenir un prêt. La journée se passe à espérer sa réponse. Rien. Je téléphone à nouveau. Le sous-préfet est aux champs… J’ai compris… et n’insiste pas.

Avec raison car voici la nuit, je suis fatigué d’être toujours à la merci des autres. — Pas d’argent, pas d’argent !

Lutter de cette manière est épuisant. Ah ! si j’avais des crédits !… Au Brésil déjà je me battais de cette manière. En Guyane, ça recommence. Toute la vie alors ? Ah ! ces préliminaires… Qu’est l’exploration d’un territoire hostile en regard des difficultés rencontrées au départ ?

Thiébault a été chic. Il a payé ma note de restaurant. C’est tout, mais c’est beaucoup. Là-haut, ma foi, je me débrouillerai.

Jeudi 6 Octobre.

2 heures du matin. Départ. Enfin ! Les deux canots de notre expédition s’ébranlent sur la rivière baignée de clair de lune. Il fait frais, des brumes voilent les berges et donnent aux arbres morts une allure fantômatique.

À 4 h. 15, nous nous arrêtons quelques instants au village de « Papa Momo. Les canotiers achètent des légumes et boivent du tafia. À 5 h. 10, la lune décline, les brumes s’épaississent, puis le ciel se colore. Des vols de perroquets passent la rivière ; des martins-pêcheurs nous dépassent, effrayés par le grondement régulier des moteurs Johnson, se posent sur des branches basses et sans cesse poursuivis, sans cesse rejoints, nous précèdent inlassablement de leur vol rapide durant des kilomètres.

À chaque coude de la rivière, le ciel se nuance davantage de teintes chaudes. Sur de larges éclaircies d’un bleu très pur, les palmiers et les arbres morts se dessinent d’un trait net alors que les arbres sains, estompés par la brume semblent crayonnés au fusain et leurs masses de feuillages noyés rappellent les lavis japonais. Nous dépassons trois canots lourdement chargés qui vont ravitailler les placers de la Crique Morpion. Le nègres Saramacas avec leur pagne à rayures rouges piquent le takari dans le limon des berges et pèsent de tout leur poids sur la longue perche souple. Ils plient un genou pour forcer davantage, se relèvent et, partant de la proue, poussant à pleine main le takari déjà dépassé par le canot, font quelques pas en arrière, puis ils relèvent leur bois, le piquent à nouveau loin devant la proue et l’ensemble de leurs mouvements semble ordonné par quelque invisible chef de manœuvre. À l’arrière, un autre Saramaca dirige l’embarcation à la pagaie.

Les pirogues sont grandes, débordantes de caisses et de sacs ; des femmes, les commerçantes installées sous le « pomakari » nous font un signe d’adieu de la main et les canotiers s’interpellent en « taki taki ». Une muraille épaisse de végétation surplombe la rivière de vingt-cinq à trente mètres. Le soleil levant nous révèle quelques abattis disséminés le long des berges florissantes de pousses de manioc, de citronniers et de bananiers.

À 8 h. nous sommes arrêtés par le premier des quatre-vingt-dix-neuf rapides qui tronçonnent la Mana de l’estuaire à la source.

Le Saut Sabbat est formé de deux rapides de faible dénivellation, mais semés de roches aux arêtes aiguës.

Les deux canots composant notre mission sont arrêtés et amarrés à une roche. Les Saramacas examinent la barre afin de découvrir un chenal propre au passage de nos embarcations, celui-ci variant chaque jour avec la baisse des eaux, car nous sommes en saison sèche et la navigation sur le fleuve sera plus difficile. Le chenal est trouvé, les passagers s’installent sur une roche étroite, le premier canot est tiré à la cordelle. Un homme à l’arrière, un autre à l’avant, le poussent et le dirigent avec le takari cependant que les autres, de l’eau jusqu’au ventre, solidement arc-boutés sur des rochers couverts de cactus aquatiques le halent, tirant en cadence sur une corde fixée à l’étrave. Les eaux bouillonnent, le canot bascule d’un bord sur l’autre, les hommes s’encouragent à grands cris ; leurs muscles, développés pleinement par l’effort, saillent et révèlent des proportions dépassant la norme d’un athlète entraîné. Sur leur peau noire l’eau coule et sèche presque aussitôt ; ils se détachent comme des statues au milieu de l’écume et, désirant faire quelques gros plans, je plonge et nage vers eux, mon Foca dans un sac étanche tenu entre les dents. Le courant est dur ; n’ayant pas l’habitude de ces sortes de prouesses, j’ai quelque peine à saisir un rocher et à m’y installer.

Je réussis tout de même, fais mes photos, plonge à nouveau, rejoins la pirogue, qui vient de franchir le saut et, tout heureux de mes capacités natatoires, me prépare à me rhabiller.

Je n’avais oublié qu’une chose : retirer ma montre ! Quoique Waterproof et de marque suisse, elle n’a pas résisté au Saut Sabbat. La voici noyée. J’essaie de l’ouvrir pour faire sécher le mécanisme, impossible ! alors je l’abandonne à son sort de vieille ferraille, me retrouvant sans montre.

Les deux rapides composant le Saut Sabbat sont franchis sans plus d’incidents. Mon tribut étant payé aux Dieux de la Mana et, ce, dès le premier saut, je pense arriver sans encombre à la Crique Sophie, terminus de la première partie de mon voyage vers les Tumuc Humac.

Vingt minutes plus tard, nous franchissons un petit saut sans difficultés et enfin, le saut « Valentin » qui, nous projetant sur une roche, manque de nous faire chavirer. Le second canot nous dépassant alors que nous avons à peine rétabli l’équilibre, propulse avec ses 22 chevaux une sorte de raz-de-marée qui nous submerge l’avant et nous fait embarquer une bonne quantité d’eau. Les sacs et les caisses empilés au milieu sont trempés, la pirogue alourdie perd de la vitesse. Nous écopons de notre mieux avec. des calebasses et, pour aller plus vite, installons la pompe à essence dans la mare et pompons sans trève jusqu’à ce que les saletés du fond du canot encrassent le mécanisme et la mettent hors de service.

Saut Maïpouri, Saut Belle Etoile, Saut Tamanoir… l’après-midi est morne ; sous un soleil accablant, le bruit incessant du moteur nous abrutit. Chacun sommeille installé de son mieux dans l’étroit espace réservé aux passagers. À l’avant, le « Bosman », un Saramaca, de bout comme une figure de proue, la pagaie en main, indique au motoriste Saramaca les chenaux qu’il discerne dans l’eau d’un vert sale encombrée d’arbres tombés, de souches et de roches immergées. Derrière le Bosman, il y a un porteur martiniquais abrité par un chapeau en paille de coco, puis Volovich, un chef de chantier de la Société Minière de la Haute Mana dont j’ai déjà parlé, de nationalité lettone, polyglotte, sympathique, grand voyageur et d’une verve intarissable lorsqu’il n’est pas plongé dans les romans de la série noire.

À côté de moi, un nègre anglais parlant seul, buvant sec, mauvais nageur et bon travailleur dont la fonction primordiale à bord est d’écoper l’eau qui pénètre par les fissures du bordage.

Dans l’autre canot se trouve Thiébault, chef de mission et directeur, en Guyane, des Mines de la Haute Mana, — barbu, trapu, rouspéteur, vieux bourlingueur et dur à cuire à qui on ne la fait pas — pas mauvais bougre, au contraire, mais em… eur. Se disant dur pour lui-même, étant dur pour les autres et les critiquant sans cesse, le sachant et le disant, rappelant ainsi que Albert Londres, qui avait voyagé avec lui, l’appelait l’ « Ours de la Mana ».

Avec Thiébault, invité par la société pour prospecter et expertiser certains terrains, un vieux professeur, vieux colonial toujours en veine d’histoires excellentes d’une audience très vaste, avec l’accent belge de son Liége natal. — Les défauts et les qualités du Belge avec, en plus, la déformation d’une carrière africaine l’ayant habitué à être servi rapidement et d’une manière par faite. Il se plaint de tout, râle de tout, critique tout, comparant sans cesse nos possessions avec le Congo Belge, septième merveille du monde. Les Créoles et les Saramacas l’appellent « Tête Coco » car il est chauve.

Il y a deux « têtes coco » dans la mission car mon crâne rasé est encore plus dénudé que le sien.

À côté du professeur, une Créole : la cuisinière, une autre, l’amie d’un gendarme exerçant dans l’intérieur, à l’arrière, le motoriste créole, son aide créole à l’avant, le bosman Saramaca et le fils Thiébault, gamin de quinze ans taillé en hercule, débrouillard et sans façon, doué d’un appétit vorace, élevé en Guyane et causant le créole comme un créole, étant ami de tous et goûtant la palabre autant qu’eux.

Vers 17 heures, nous arrivons à un petit village installé sur une falaise aux pentes glaiseuses appelé « Fromager Tamanoir ». Les deux femmes préparent le repas du soir, les hommes graissent les moteurs, arriment le matériel ; nous installons nos hamacs.

Repas sommaire. La nuit est fraîche, il n’y a pas de moustiques,

Vendredi 7 Octobre.

Départ 6 heures pour « Dépôt Lézard », poste frontière de la Moyenne Mana et de la Haute Mana. Installé par la S.E.M.I., Compagnie minière rayonnant sur tout le bassin de la Moyenne Mana. L’association Thiébault Sluys ne va pas. Le professeur se plaint du manque d’égard de Thiébault. Celui-ci déclare qu’il n’est pas une nourrice. Le professeur me prend comme confident ; je reste neutre, ma position dans la mission étant fort délicate puisqu’invité particulier de Thiébault et qu’avec moi, pour l’instant, il est aimable.

Tout cela pimente le voyage mais ne m’intéresse guère. Chaque tour d’hélice me rapproche des Tumuc Humac… et c’est ce qui importe !

Ce matin, au départ, un peu de fièvre ; je double la dose de quinine. J’ai hâte d’arriver, tellement hâte que j’en crève d’énervement.

Vers 10 heures, nous franchissons au moteur et sans difficultés le Saut Dallès réputé comme mortel. De nombreuses personnes se sont noyées en essayant de le franchir. Il est long de deux à trois cents mètres, sans aucune dénivellation, mais pavé de roches énormes et immergées entre lesquelles l’eau se précipite et creuse de violents remous.

Quelques instants plus tard, nous apercevons sur une falaise quelques carbets et des gens qui nous font des signaux de bienvenue. Quelques canots sont amarrés au bas de la falaise, les nôtres ancrent aussi. Noues sommes au poste principal de la S.E.M.I.

Une rue unique et principale conduisant à un chantier. De chaque côté cinq à six carbets, des noirs, deux européens. — Un soleil lourd.

Nous sommes reçus, en l’absence du directeur, par le comptable de la société. C’est un homme charmant qui vient d’éviter la mort de justesse et porte encore les marques profondes des blessures infligées par le soleil.

« — J’étais installé, dit-il, dans une chaise longue, ici, à l’ombre de cette véranda et je sommeillais. À mon réveil j’éprouvai de violentes douleurs à la tête qui de vint rouge, énorme. J’endurai pendant trois jours des souffrances atroces, à demi-aveugle, sans médecin pour me soigner. Comme vous le voyez, cette véranda s’ouvre sur le toit de tôle de la cantine ; la réverbération a provoqué l’insolation (étant moi-même dans l’ombre). Fort heureusement, un infirmier de passage — chose rare et miraculeuse — fit escale à Dépôt Lézard et me fit deux incisions derrière l’oreille de manière à décongestionner. Les yeux furent atteints et c’est le plus grave. »

Son pauvre visage est craquelé, couvert de rougeurs et de croûtes purulentes, ses sourcils, ses cils ont disparu. Les yeux à demi fermés sont noyés de veinules sanguinolentes.

Nous buvons le puneh à son prompt rétablissement, un peu de bière chaude et nous voilà en route.

La conversation a roulé sur l’or car nous approchons maintenant du plus grand centre minier de la Guyane française. Domaine mystérieux que je serai le premier — en qualité de journaliste — à pénétrer, car mes confrères n’ont pas dépassé Dépôt Lézard.

11 semble qu’en matière de voyages, ·les commerçants de la région ne le cèdent à personne. Ils naviguent à la pagaie, au takari durant plus de trois mois, partis de la Mana pour joindre les placers de Sophie et de Patience.

Le retour est un peu plus rapide mais enfin, l’ensemble exige pas mal de courage et surtout de patience. Il est vrai qu’ils ignorent l’ennui profond d’une panne, lequel ennui nous sommes en train de goûter à l’ombre d’un grand arbre penché sur la rivière, cependant que le motoriste s’affaire à placer une goupille et que les singes rouges mènent un concert barbare et assourdissant. La chaleur est atroce, le soleil brûle littéralement et nous sommes exposés à ses ardeurs, démunis de tout abri, ne fut-ce qu’un prélart tendu sur quatre bois. La peau se dessèche, les yeux brûlés par la réverbération pleurent, les articulations ankylosées geignent, les reins sont douloureux. La soif inextinguible. Ça c’est l’envers de la belle aventure.

Nous repartons enfin pour arriver au coucher du soleil à « Saut Fracas ». Amoncellement de roches énormes, s’étendant sur près de un kilomètre. Saut Fracas, avec ses rapides, ses chutes et ses tourbillons est un obstacle difficile à franchir et il est trop tard pour l’affronter.

Nous faisons halte aux premières roches escaladant l’à-pic glissant d’une falaise supportant deux carbets formés de quatre pieux et d’un toit de feuilles de palmiers et une chapelle Saramaca — un peu plus confortable avec ses cloisons pleines de raflas entrelacés, — installée sur un terre-plein formant terrasse avec une balustrade rustique et un pieu fiché en terre au sommet duquel flotte un linge blanc, le même que nous avons vu tout à l’heure installé sur le premier rocher marquant le Saut Fracas et qui, suivant la coutume, représente le Dieu Saramaca, le Dieu, rocher habité de l’esprit vénéré par les nègres de Surinam. En ceci, ils se rapprochent assez des Incas qui adoraient aussi des pierres représentant, sous une quelconque de ses formes, l’esprit qu’ils vénéraient.

Le rocher au drap blanc est donc le Dieu du Saut ; la chapelle est le lieu de dévotion de tous les Saramacas qui se préparent à affronter le terrible « Saut Fracas ». Là, le Grand Maître des cérémonies du groupe des canotiers jette du jus de tabac et des feuilles séchées par terre, puis il implore la clémence du Dieu cependant que ses congénères déposent diverses offrandes à l’intention de l’esprit sur une table spécialement aménagée. À notre arrivée, celle-ci était encombrée de bouteilles de bière et de tafia cerclées, d’une jupe de rafia, « piaye » destinée à faire mourir celui qui, la saisissant pour voler la bouteille et consommer en lieu et place du Dieu, commettrait un épouvantable sacrilège. Les Saramacas adorent le tafia mais ils préfèreraient mourir que de boire une goutte de celui consacré à leur Dieu ; de même, mourant de soif, un homme ne touchera jamais à la bouteille de bière déposée dans un coin de forêt sur le tronc scié d’un grand arbre.

À côté de la table des offrandes se trouve la table de dégustation à l’usage du Dieu. Le couvert y est mis en permanence et rien ne manque : assiette, gobelet, fourchette, cuillère, couteau, cruche, etc…

À la gauche de ces deux tables et à angle droit avec un banc de bois occupant toute la longueur de la case, il y a un autel avec une nappe sur laquelle sont posées de nombreuses statuettes d’origines variées et des images saintes. On peut y voir un groupe en porcelaine de la « Sainte Famille » et une effigie de Ste Thérèse ainsi qu’une sorte d’urne funéraire en plâtre avec des motifs sculptés d’inspiration végétale.

Perpendiculairement à cet assemblage de tables, se trouve une traverse de bois recouverte d’un drap blanc immaculé. On peut, en cas de besoin, coucher dans la chapelle et sur cette traverse mais il est interdit d’installer son hamac dans le sens de la largeur. Enfreindre cet ordre c’est risquer de mourir dans le saut.

L’entrée de la chapelle est barrée d’une poutre transversale assez basse, avec des palmes pendantes, en rideau. Pour y pénétrer, on doit se courber et écarter les palmes. Nos trois Saramaeas viennent faire leur prière, déposer leur offrande ; puis les feux s’allument, la cuisine bat son plein, une dernière cigarette et, dans les hamacs tendus sous les carbets ou bien entre deux arbres chacun songe à l’épreuve au lendemain.

Samedi 9 Octobre.

Départ à l’aube. Les deux canots louvoient entre les premières roches afin de rechercher une plage propice au débarquement, car nous devons décharger entièrement les canots et transborder les bagages de l’autre côté du rapide. Soudain des aboiements, une tête blanche aux longues oreilles luttant avec le courant : Boby ! Boby, oublié au camp de la nuit et qui se manifeste vigoureusement essayant de rejoindre les canots. Ceux-ci ne peuvent revenir en arrière. Je suis en short, je plonge, nage vers Boby et, arrivé à sa hauteur, oblique vers un rocher auquel nous nous agrippons tous deux exténués. Le courant nous a déportés vers la rive opposée à celle où les canots sont amarrés. Boby à ma suite, je nage vers les carbets mais le courant violent nous entraîne. Enfin, une racine se présente, je la saisis, happe Boby au passage, me hisse sur la berge et la suis, imaginant dépasser le rapide, traverser le fleuve et rejoindre le groupe là-haut. Il est difficile de marcher en short, sans chemise et pieds nus sur un sol recouverts de branches épineuses, de lianes, d’herbes coupantes. Je m’en sors tant bien que mal et, croyant avoir suivi le fleuve un kilomètre, ayant dépassé le rapide, je rentre à nouveau dans l’eau. Boby est hésitant, il vient tout de même. Au milieu du fleuve, le courant violent nous entraîne irrésistiblement vers le rapide. Boby disparaît, happé par un tourbillon, reparaît, disparaît à nouveau. Je suis ce même chemin, recommandant mon âme à Dieu. Impossible de nager ; les pieds en avant, je me laisse emporter. Une roche ! un coup de reins… je l’évite, réussis à saisir une aspérité, me bisse dessus ; Boby est là. J’appelle. Le bruit du saut couvre ma voix. Craignant de me perdre, je décide alors d’emprunter le chemin le plus rapide pour arriver au canot : me laisser aller avec le courant, suivi de Boby. Nageant et sautant de roches en roches, les pieds et les main en sang, à demi suffoqués parfois, nous arrivons sur un canot éventré, piqué sur un rocher dans une sorte de tourbillon violent.

Nous sommes happés, précipités, Boby a disparu : je crois me briser le crâne sur la coque de l’embarcation : un miracle ! je m’y accroche, me repose un instant, aperçois nos canots tout proches, maintenant et les canotiers suivant mes péripéties avec intérêt.

Je retrouve des forces, pars dans le tourbillon, nage vigoureusement, évite les obstacles, arrive aux canots, emporté par le courant, les dépasse, m’accroche aux racines d’un palétuvier. Je suis sauvé. Boby est déjà arrivé et assis sur son derrière, la tête penchée, le poil trempé, me regarde avec des yeux follement expressifs :

— On l’a échappé belle, hein ! mon vieux !

On m’offre un grand quart de tafia que je bois comme du petit lait, puis, crevé, au soleil, vautré sur le sable, je lézarde et récupère.

Les canots sont déjà déchargés, à l’exception des fûts d’essence qu’il est impossible de rouler sur l’étroite piste conduisant (après avoir enjambé par un tronc d’arbre une dérivation du rapide) à l’extrémité d’une île calme et boisée dont la pointe est baignée par une Mana assagie quoique encore tumultueuse et traîtresse.

Remis de mes émotions, j’aide à transborder les bagages, les sacs de farine, de riz, les caisses, les cantines, les armes ; finalement, tout est amené à l’autre extrémité de l’île et les Saramacas s’apprêtent à franchir « Saut Fracas » en suivant précisément le chenal qui a conduit l’autre canot à sa perte, le condamnant à demeurer comme épouvantail. Tout se passe bien. Le premier de nos deux canots dépasse le squelette de leur malheureux congénère dressé sur la roche, franchit les bouillonnements redoutables, halé par les robustes Saramacas qui peinent et se plaignent avec de grands cris. Le noir anglais voulant les rejoindre est emporté par le courant et sauve sa vie de justesse. Le premier canot est bien arrivé, le second subit le même sort.

On se félicite, on embarque pour bagarrer quinze minutes encore au takari, sur des roches et du sable et, après quelques instants de navigation au moteur, nous découvrons quelques carbets à l’abandon (leur propriétaire étant décédé subitement) et un Saramaca… le bosman du canot coulé qui, depuis deux semaines attend ses camarades partis chercher du secours dans les placers environnants à quelques jours de marche d’ici.

Des caisses sauvées du naufrage sont entassées sous un carbet. Un abattis de manioc, de cannes à sucre et de bananiers déjà envahis par la brousse cerne les habitations aux poutres rongées. On s’installe, les hamacs tendus ; le repas de midi se digère au cours d’une sieste réparatrice.

Au réveil, un piroguier Saramaca parti à la chasse nous prévient qu’il a abattu cinq pécaris. Les hommes vont les chercher en forêt. Après avoir ébouillanté la peau et raclé les poils, les cochons sont dépecés et mis à rôtir, à boucaner ou à saler. Ce travail se poursuit fort avant dans la nuit à la lueur des lampes à pétrole. Une bonne odeur de chair grillée envahit le campement et nous consommons avec appétit les morceaux les meilleurs des pécaris abattus. Après la sieste nous sommes allés visiter un cimetière, très simple, caché dans une clairière de la forêt qui domine le fleuve : quelques croix démantibulées, sans noms, auxquelles les lianes tombantes s’accrochent.

En ce lieu, on ne sent pas la mort et l’on pense, au contraire, qu’il ferait bon reposer ici du sommeil éternel.

Près du cimetière, quelques carbets en ruine envahis de broussailles, des objets domestiques pourrissant, des fours à pain craquelés, encore un village guyanais abandonné, une halte accueillante de moins sur le dur chemin conduisant aux placers.

Dimanche 9 Octobre.

Repos au camp. Nous chassons, nous pêchons sans entrain, retournant reposer dans le hamac, rêvant de boissons glacées.

Lundi 10 Octobre.

Départ à l’aube : des brumes sur le fleuve ; il fait froid ; les cochons dépecés sont empilés dans les canots. Adieux au Saramaca demeuré seul et, après une heure de navigation : « Saut Continent », rapide formé de multiples barres rocheuses importantes et difficiles à franchir nous force à remplacer deux goupilles brisées.

Le bosman, debout à l’avant de l’embarcation, le takari en main, surveille les chenaux étroits dans lesquels nous nous glissons difficilement. Malgré sa vigilance, nous culbutons une roche, le moteur s’emballe. Le Saramaca motoriste s’affole et nous évitons de justesse la catastrophe.

Nous arrêtons à nouveau devant un saut qui semble infranchissable. Les Saramacas se mettent à l’eau et cherchent un passage. Les roches à fleur d’eau sont couvertes de larges feuilles torturées, hérissées de verrues épineuses et noirâtres. Les eaux semblent baisser de jour en jour davantage. Lé paysage devient d’une sauvagerie impressionnante avec des trous d’ombre profonde devant lesquels les lianes blafardes mettent le ruissellement continu d’une mouvante draperie parfois piquée d’un bouquet de fleurs sauvages rouges ou jaunes. Le bruit des eaux glissant _sur les roches usées donne davantage d’intensité au grand silence des bois. Quelle majesté ! la rivière bondissante, parfois un bruit sourd répercuté longuement qui annonce la chute d’un arbre mort, le chant timide d’un oiseau et les nuages qui passent et se reflètent sur le reflet projeté des murs de hautes végétations.

Tout est calme, si calme I Une odeur agréable d’humus et d’eau, de mouises, d’écorces. L’air est saturé du parfum grisant de la grande forêt — à ces parfum s’ajoute celui du cochon boucané.

Les Saramacas ont enfin trouvé le passage. Les canots franchissent le saut sans difficulté mais nous allons à pied, partant d’une plagette agreste sur une piste qui suit la rivière et se termine après le saut. Il y a une tombe, deux… des gens noyés, un fusil tout rouillé jeté sur une roche, des casseroles, des caisses démantibulées : vestiges d’un naufrage que nous avons le bonheur d’éviter. Passé ce saut, en voici un autre appelé « Topi Topi ». En réalité, ce sont deux sauts à peine séparés d’une centaine de mètres d’eau tranquille. Les canots sont déchargés en partie, nous suivons la piste conduisant à l’autre bord dans un morceau de forêt bordé, parallèlement à la grande rivière, d’un ruisseau tranquille.

Deux tombes encore, sans nom, sans croix. Deux tumulus légers envahis de broussailles, bordés de grosses pierres, une petite statuette de la Ste Famille… c’est tout ! — Deux Saramacas qui se sont noyés au passage du saut « Topi Topi ».

Tirés à la cordelle, poussés au takari, épaulés par les noirs vigoureux, les canots franchissent péniblement le double obstacle pour se trouver nez à nez avec le saut « Patowa », c’est-à-dire le saut de l’homme sans peur. On décharge à nouveau les canots qui passent à la cordelle. Quatorze heures, il fait chaud !

Nous chargeons, nous partons et, au premier coude de la rivière resplendissant au soleil déjà déclinant, « Gros Saut » barre dans toute sa largeur, par des chutes de huit à vingt mètres de dénivellation, le cours de la Mana. Par côté, des dérivations de moindre importance, sur la gauche, une plage splendide, une tombe, une piste conduisant à une dérivation plus calme de Gros Saut.

C’est là que nous établissons le camp et transportons les bagages. Les canots sont entièrement déchargés et nous attendons l’aube du lendemain pour franchir « Gros Saut » dont le bruit de la chute bercera notre sommeil de son fracas régulier et pesant.

Avant d’y arriver, les créoles m’affirmaient que du haut de Gros Saut on apercevait les bois « piti, piti, piti »… presque un Niagara ! C’est ainsi qu’une fois de plus j’appris à me méfier des descriptions de paysages faites par des indigènes enthousiastes et naïfs. On peut éprouver parfois d’amères déceptions. Il en est d’ailleurs de même pour les montagnes, hautes, si hautes que l’on ne peut atteindre le sommet !… Ce ne sont que des collines dont la plus haute ne semble pas devoir dépasser huit cents mètres.

Mardi 11 Octobre.

Histoire de m’entraîner, j’aide les piroguiers à trimballer sur deux cents mètres de mauvaise piste les sacs de farine de cinquante kilogs. Ça me réchauffe car l’aube est fraîche, le soleil pauvre. Le passage du saut est homérique. Quelle bagarre avec l’à-pic torrentueux ! Les muscles des noirs sont mis à rude épreuve et ils doivent faire état de toute leur expérience de la rivière pour couler de roche en roche le canot, pour le hisser à la cordelle presque à la verticale et, de l’eau jusqu’à la poitrine, les pieds crispés sur les pierres du fond, pousser de toutes leurs forces les coques et résister au courant qui, s’il les saisissait, ne consentirait plus à les rendre, sinon morts. Mais tout se passe bien. Le premier et le second canot passent sans anicroches et rejoignent notre camp par la dérivation. Nous découvrons, tout contre la berge, l’avant d’une immense pirogue crevée, sans doute naufragée au saut X et entraînée par le courant jusqu’ici. Un créole pêche un énorme poisson dégusté avec du couac car nous n’avons plus de pain depuis longtemps. Isabelle, la cuisinière, est malade, tremblante de fièvre dans son hamac, prenant quinine sur quinine. Le fils Thiébault aussi qui, étendu sous un carbet est incapable de remuer le petit doigt mais semble recouvrer très vite ses forces pour le repas de midi.

La journée se passe à réparer puis recharger les canots. Nous partirons demain. C’est alors que se place un incident dont les conséquences pourraient être fâcheuses. Un créole que je photographiais menace de me « piayer », c’est-à-dire de me jeter un mauvais sort. Excité, il va chercher son bréviaire, récite des formules et alors, devant tous ses camarades, prédit que mon appareil tombera à l’eau et qu’ainsi je n’aurai pas sa photographie. On le dit « Jeteur de sort » remarquable et, sans m’attacher outre mesure à la superstition, j’ai eu l’occasion d’éprouver au Brésil la valeur de certains « piayes ». Ce n’est pas l’esprit que je crains, mais l’homme. Pour ne pas perdre la face après cette menace formulée en public, il serait fort capable de provoquer un accident qu’il attribuerait à la volonté des esprits, brisant ou noyant mon appareil. Je vais donc plus que jamais surveiller celui-ci… Un accident est si vite arrivé ! Pour moi ce serait irréparable : sans appareil, mes reportages et mes recherches perdraient cinquante pour cent de leur valeur.

En garde donc et que « Tupinamba », le dieu brésilien des forêts, me protège du pouvoir maléfique créole. Je suis, m’a-t-on dit au Brésil, protégé par ce Dieu, chef indien vénérable et tout-puissant des forêts d’Amérique du Sud, par ailleurs, esprit indigène, alors que l’esprit créole n’est qu’importé d’Afrique…

À part ça, il pleut, la nuit est excellente et, au matin, les lignes relevées nous assurent la capture d’un « aîmara » d’une dizaine de kilogs.

Mercredi 12 Octobre.

Départ à l’aube. Froid.

Nous apercevons un superbe tapir, un maïpouri qui traverse la rivière à la nage sans se hâter, met pied sur le tertre argileux d’un ilot et détale pesamment de son trot de pachyderme pesant, bonne mesure, trois à quatre cents kilogs.

Aussitôt après, nous franchissons un rapide terriblement méchant, quoique sans nom sur les cartes et de peu d’importance. Les tourbillons sont violents, le moteur a de la peine à maintenir le canot ; à l’avant, deux hommes, au takari, pèsent de tout leur poids sur les perches souples, évitant à l’étrave des chocs sur des roches immergées fort capables de crever l’embarcation. Nous sortons enfin de cette mauvaise passe, arrêtons un instant pour attendre le second qui en sort aussi victorieusement.

Il y a des brumes sur le fleuve. Installé à l’arrière sur une planche étroite, je grelotte et prends des notes. Boby sommeille.

Nous passons le saut St-Just, puis le saut Lopa, les deux ignorés des cartes du service géographique et cependant assez importants. Il est vrai que les cartes les plus récentes ne mentionnent que trente-deux des quatrevingt-dix-neuf sauts qui jalonnent la Mana, de Saut Sabat à Fini Saut.

Nous passons deux nouveaux rapides sans difficultés et sommes arrêtés par la chute du Saut Dame Jeanne Les canots sont déchargés en partie et, empruntant un bistouri, c’est-à-dire une dérivation de la rivière étroite, tumultueuse, mais franchissable.

Décharger, recharger, décharger ! Comme les piroguiers, je trimballe caisses et sacs, histoire de me mettre en forme pour le raid.

Rencontrons un petit rapide passé par un bistouri, puis Saut Naï, beaucoup plus important, avec trois grosses chutes qui barrent la rivière dans toute sa largeur. Pour franchir Saut Naï, les canotiers empruntent un bistouri barré par un rapide franchissable, situé sur le côté gauche. Encore une fois : Saut Naï n’est pas indiqué sur la carte !

Coudreau est le seul explorateur qui traça une carte complète et exacte de la Mana avec ses quatre-vingt-dix-neuf sauts ; malheureusement, ces cartes sont absolument introuvables, elles ont même disparu de ses ouvrages à la bibliothèque de Cayenne, arrachées par quelques mains maniaques.

Il est vrai que, jusqu’à cette date, aucune mission géographique n’a remonté la Mana ; je suis aussi le seul journaliste ayant pénétré aussi avant dans le pays, Albert Londres, lui-même, n’ayant pas dépassé Dépôt Lézard.

La piste dans le sous-bois qui permet aux passagers de franchir le saut à pied sec et sans encombre est barrée de rayons de soleil perçant les frondaisons épaisses, pleins du tourbillon de milliards d’êtres infiniment petits, et dans lesquels viennent s’ébattre des nuées de « morphos », papillon d’un bleu azur brillant, splendide quoique fort commun en Guyane et coté trente cents sur le marché américain qui en consomme énormément pour les ateliers de maquillage d’Hollywood ». C’est en se livrant à la chasse aux morphos que de nombreux bagnards libérés se sont enrichis.

Après le Saut Naï, voici le saut Aïmara, franchi encore par un bistouri. Le soleil darde dur dans le canot ; n’ayant pas de prélart pour nous abriter, nous rôtissons littéralement et l’épiderme passe du rose au rouge vif et du rouge vif au noir. Nous sommes tannés comme des Indiens et le thermomètre centrigrade hésite entre 55 et 60°. La réverbération est intense. Une panne vers deux heures de l’après-midi arrête le canot de tête et amène une diversion. À l’ombre des grands arbres de la berge nous accostons pour réparer. Le moteur est mis à terre sur une bâche, démonté, ausculté.

C’est alors qu’un bruit de moteur annonce l’arrivée prochaine et inattendue, d’autres canots-moteurs. Ils sont deux, surgissant du coude de la rivière, immenses, jaugeant au moins soixante barils, c’est-à-dire le double des nôtres.

À notre vue, ils ralentissent et viennent accoster bord à bord avec nos canots. Des Saramacas, des Créoles, une femme… on serre les mains, on échange les nouvelles, on distribue le courrier car ici les P.T.T. sont inexistants et les lettres sont confiées au bon vouloir des gens qui montent ou qui descendent la rivière et se transforment en facteurs occasionnels et bénévoles. De ce fait, le courrier met parfois cinquante à soixante jours pour arriver à destination ; peu importe, pourvu qu’il arrive, et en général, il arrive.

La panne dure ; malgré l’ombrage, il fait chaud. Finalement, tout s’arrange et nous repartons, escortés des deux canots arrivés qui, appartenant à Thiébault, viennent nous aider à franchir le saut X. L’ensemble forme une véritable flotte, chose inaccoutumée sur la Mana et qui ne manque pas de pittoresque avec, debout à l’avant de chacun des canots, le bosman armé du takari.

Le saut X se découvre au soleil couchant, très joli avec un bondissement d’écume flamboyante, colorée diversement, et, les canots amarrés à l’embouchure d’un bistouri, nous débarquons sur une plage sablée couverte de bois mort et de laquelle part une piste aboutissant de l’autre côté du saut, longue de huit cents à mille mètres.

Dans le bistouri, Thiébault aperçoit un caïman ; il tire au fusil de chasse chargé de chevrotine ; le caïman bat l’eau de sa queue avec force et disparaît. Triomphant, Thiébault s’exclame :

— Je l’ai eu, il est mort !

Mais comment le rattraper ? Aucun Créole ni Saramaca ne s’y hasarde, les Européens restent cois… Alors Thiébault :

— Et vous Maufrais ? Allons…

allez-y, n’ayez pas peur, il est mort, et bien mort.

Bah ! pourquoi pas ? Me voici en tenue d’Adam et, armé d’un poignard, je plonge dans les eaux troubles, tâte le fond des pieds, puis, lorsqu’il me manque, plonge et cherche à voir quelque chose, tâtant chaque fissure de roche, avec d’ailleurs une certaine appréhension… rien ! Je respire un bon coup, remonté à la surface et soudain je le vois. Tout le monde crie. Il est à deux mètres de moi, la gueule ouverte, menaçant. Je ne me sens pas très bien. Il plonge, disparaît, remonte en surface, fuit sérieusement blessé, nageant sur le côté. Il se dirige vers les canots puis soudain, fait volte-face et vient vers moi. Sans réfléchir, je vais sur lui le poignard levé. Chose curieuse, il rebrousse chemin, file vers les canots ; un Créole le voyant à sa portée lui assène de formidables coups de sabre sur la tête. Arrivant à cet instant, je lui donne quelques coups de mon solide poignard de tranchée américain. Il est mort, je le prends par la queue, le montre, le dépose sur une roche, pars chercher mon Foca, je reviens… il est parti. On le rattrape, on le décapite, on l’abîme, je m’attribue la queue et, la faisant rôtir sur un brasier, me délecte de cette viande coriace cependant que les noirs me regardent avec horreur et les Européens n’osent pas accepter mon invitation. Ils ont tort et mon goût pour la queue de caïman vient du Mato Grosso au Brésil où j’en dégustais en quantité.

Après cet incident auquel je pense avec une frousse rétrospective sans cesse croissante — surtout lorsque j’examine la gueule formidablement armée du saurien. — c’est la nuit et nous installons nos hamacs. Le mien est attaché à deux solides piquets. Je m’installe et, d’un seul coup admire le ciel et l’ensemble des constellations… douleur fulgurante sur le côté du crâne, feu rouge, puis vert, je suis par terre entortillé dans le hamac, ayant reçu sur le crâne le solide piquet de trois mètres de haut pesant au bas mot quinze à vingt kilogs. — Bosse, abrutissement —. À part ça, nuit excellente.

Jeudi 13 Octobre.

Réveil. On charge les canots. Passons le rapide sans difficulté par un bistouri.

Tout va très vite car nous sommes aidés par le personnel des deux canots qui se sont joints à nous.

La végétation est davantage luxuriante, le sous-bois s’éclaircit et les arbres montent haut vers le ciel toujours chargé de nuages blancs. La baisse des eaux révèle, de chaque côté de la rivière, des falaises ocres de trois à quatre mètres, généralement à pic.

Nous franchissons facilement quatre rapides de moindre importance puis, soudain, les berges de la Mana se resserrent — 60 mètres environ dans la plus large extension alors que de !’Estuaire à Gros Saut la moyenne était de deux à trois cents mètres.

Le Saut Grand Bafa nous barre le chemin vers quatre heures trente. Les canots sont déchargés, ils passent à la cordelle. Les canots rechargés et la nuit tombant rapidement, nous nous mettons en route pour découvrir un lieu propice au camp du soir. Mais nous cherchons en vain ; les berges abruptes hautes de cinq à six mètres, coiffées d’une végétation broussailleuse, ne révèlent aucune éclaircie.

La rivière est jonchée de roches, les berges se resserrent encore plus — vingt-cinq à trente mètres —. Un, deux, puis trois rapides sont franchis difficilement. Le deuxième canot est un instant en difficulté. Il est presque nuit ; le moteur ronronne, presque énervé, lui aussi, de cette poursuite à la recherche d’un camp.

Il fait froid ; nous avons faim, nous sommes las.

Les lianes énormes traînent par paquets dans le courant et servent d’asile aux rapides martins-pêcheurs qui nous défient de leur vol étincelant, des feux de leur ventre rouillé et des ailes bleu acier. Leur tête armée d’un long bec droit et noir, surmontée en panache d’une crinière échevelée, pique au hasard de leur vol la profondeur des eaux sales pour chercher leur nourriture lorsque, lassés de nous poursuivre en vain, ils se posent sans heurt sur les lianes pendantes et s’affairent à chercher ln pâture du soir.

Soudain, un saut semblant infranchissable barre toute la rivière. Un cirque étroit de vase tout à côté du saut nous offre l’hospitalité. Pour installer nos hamacs il faut batailler avec les branches pourries des palétuviers, s’enfoncer jusqu’aux genoux dans une terre molle. Pas moyen de faire du feu, tout est humide.

Couac, corned beef, repas morne, silencieux, à la lueur de lampes-tempêtes qui attirent des milliers d’insectes agaçants. Il fait froid. Nous sommes crottés. La mauvaise humeur est générale. Tant bien que mal, tout le monde s’installe.

Vendredi 14 Octobre.

Le Saut Camanwoie nous sert de petit déjeuner. T… malade, tarde à se lever. Déchargement et rechargement habituels. Nous partons, franchissons Saut Ferou Doro en beauté. Le soleil donne à plein. Les berges du fleuve s’entr’ouvrent davantage (quatre-vingt à cent mètres à présent). Nombreuses roches immergées, arbres tombés. On entend la plainte rauque et étranglée du singe Couata. Quelques chants d’oiseaux.

Rechargeant mon appareil photo, je m’aperçois que le film décroché n’a pas tourné. Depuis le Saut X, toutes les photos sont perdues. Incident technique qui a le don de me gâcher la journée. Par ailleurs, la chaleur et l’humidité font gonfler les pellicules. Celles-ci se dévident mal, l’appareil lui-même se comporte très bien. Je me demande quelle sera la qualité des photos du voyage. La vase des plages annonce le schiste cependant que le granité persiste et, arrivant au Saut Ananas, j’aperçois de superbes structures fluidales datant du refroidissement. Le filon de quartz mord la roche sur dix à quinze mètres et très profondément. La netteté indique que la roche au granité très pur s’est cristallisée beaucoup plus tard. Les roches rencontrées auparavant étaient d’un grain beaucoup plus grossier.

Le Saut Ananas est un obstacle réputé difficile ; l’eau bouillonne à un coude de la rivière suivant une pente accusant une dénivellation de sept à huit mètres. La baisse des eaux a mis à jour de nombreuses roches qui obstruent définitivement les chenaux navigables à la saison des pluies. Les canots sont entièrement déchargés et nous installons le camp pour la nuit, préparant le repas et profitant du soleil pour faire la lessive.

Au soleil couchant, dans l’impossibilité de passer les canots sur le fleuve, nous les faisons glisser sur la mousse des roches mises à sec. Unissant nos efforts, nous y réussissons sans trop de difficultés et rechargeons les canots avant la nuit tombée.

La fatigue de ce pénible voyage commence à se faire ressentir.

Samedi 15 Octobre.

Dès l’aube nous partons, franchissons à la cordelle le saut Capiaye avant d’être arrêtés par le Saut Grand Caïmarou, très dangereux et de mauvais souvenir pour un de nos piroguiers Saramacas qui a coulé ici deux fois.

Le Grand Caïmarou forme un barrage sur toute la largeur de la rivière et sur une longueur de deux centimètres. C’est une constellation de roches et de bancs rocheux, d’îlots minuscules et d’arbres tombés, avec des fonds de sables et graviers variant de 50 centimètres à deux mètres. Les canots sont déchargés ; pour transporter les bagages il faut sauter de roche en roche, franchir les chenaux sur les arbres tombés, les pieds crispés sur des mousses glissantes, les épaules ployant sous le faix. La chaleur lourde, pèse ; on sue, on glisse, on dit des injures. Le déchargement pénible terminé, le saut est franchi sans encombre mais avec peine, les hommes hissant les canots à la cordelle.

Un canotier créole agenouillé à l’avant d’un canot, le front courbé sur sa pagaie qu’il tient droite et à deux mains, remercie Dieu de lui avoir laissé la vie. Ses muscles luisent au soleil, exagérés par l’ombre brutale. Quel superbe tableau ! Photographier la scène entraînerait de nouveaux incidents ; car je dois maintenant user de précautions et de ruses de Sioux pour photographier les passages de sauts. Les canotiers se sont ligués contre moi et me menacent. Le jeteur de sort rumine l’échec de son « piaye » Bref ! les rapports sont tendus. Ils prétendent que chaque fois que je les photographie, je retire un morceau de leur âme. Pour les apaiser, il faudrait les payer… cher. Je préfère ruser ; mais hélas, je loupe de superbes gros plans, devant me contenter de vues d’ensemble et de groupes. C’est en tous cas plus naturel.

Départ… Et voici le Petit Coumarou ; les canots halés à la cordelle passent rapidement. Les moteurs vont bon train. Une dizaine de rapides faciles sont franchis sans anicroches.

À midi, nous apercevons les cases de Degrad Sophie, anciennement Degrad Samson, nom de son fondateur, situé à la confluence de la crique Sophie. — Une vingtaine de cases dont dix-huit sont abandonnées, quelques noirs anglais, des Saint-Luciens surtout, une mission des Eaux et Forêts faisant escale ici avant de monter vers Sahul, plus au Sud de la Mana, deux magasins mal achalandés où deux boîtes de corned beef coûtent un gramme d’or et le litre d’alcool deux grammes : nous sommes au pays des mineurs. Ici, un nouveau monde, sans lois, sans billets de banque, sans recensement, d’une structure sociale simpliste : le curé deux fois par an, le gendarme une fois tous les deux ans, pas de maire, pas <l’autorité, ni d’hôpital. L’infirmier passe au hasard, une fois tous les vingt mois. On se sent seul, isolé et, en fait, ici, que la maladie vous frappe et vous êtes un homme mort. Tout se vend au gramme d’or. Les difficultés de transport sont la cause des prix exorbitants réclamés et cependant, pour un travail périlleux et exténuant, les canotiers sont payés cinq cents francs par jour.

Quelques moustiques — chaleur écrasante — nuit fraîche — sommeil tardif et agité.

Dimanche 16 Octobre.

Repos à Sophie.

Lundi 17 Octobre.

Seul. — Les canots de la mission Thiébault viennent de disparaître ; sur la rivière, le bruit des moteurs persiste un court moment.

Boby intrigué me regarde… « Pourquoi ne sommes nous pas partis aussi ? » semble-t-il dire.

Seul… malgré moi, c’est le cœur serré que je me dirige vers mon carbet. Quelques vieux noirs, puis moi davantage isolé par leur présence.

Sophie est le tremplin duquel je vais partir vers la grande aventure. Je suis à pied d’œuvre, sans aide, sans amis, sinon Boby.

En fait d’argent… cent francs en poche. En fait de vivres : deux boîtes de corned beef, deux boîtes de lait. La journée est lente à s’écouler. Je me morfonds, j’écris des notes mais la chaleur met un frein à l’inspiration.

Une vieille femme vient me proposer des bananes : un gramme d’or la douzaine. Je donne une boîte de corned beef en échange de six bananes et renvoie la vieille qui cherchait à m’extorquer du tabac et des médicaments.

Au pays de l’or, celui qui est sans argent n’a d’aide à escompter de personne. Payer ou crever de faim…

Il fait lourd ; il pleut ; je traîne mon cafard dans la boue glissante, je regarde le fleuve s’écouler lentement. Du village Saramaca monte de la fumée.

Je parcours les environs, quelques pistes mal tracées, des abatis misérables, des enclos démantibulés, un laisser-aller fantastique. Le village est déserté, rien ne se fait et l’effort est un vain mot. Chacun pour soi… Les habitants se plaignent qu’on ne fait rien pour eux, mais ils ne font rien pour eux-mêmes. Ils n’entretiennent pas les pistes reliant le village, ne construisent aucune passerelle pour traverser la crique, préférant patauger dans la vase ou glisser sur des arbres tombés. Les carbets se disloquent, dans le village pousse de l’herbe, la rivière menant à Didier est encombrée de bois mort que personne ne songe à scier pour faciliter les communications, par peur de faire un effort profitable à la communauté, par peur de l’effort tout court. Aucune initiative, même pas de pittoresque — un pays mort, sans âme, sans volonté, désespérant par cette apathie créole amusante au premier abord. Il est vrai que les villes du Littoral elles-mêmes ne sont pas mieux loties : Saint Laurent meurt, Cayenne végète, Mana agonise…

On dit : « Les gens n’ont besoin de rien pour vivre, pourquoi travailler à ceci, à cela, pourquoi se donner du mal ? »

D’accord… alors laissons-les ; mais pourquoi se plaignent-ils — puisqu’ils n’ont besoin de rien — de l’indifférence des pouvoirs publics à leur égard, à l’égard de la misère dans laquelle ils se complaisent ?

En face de mon carbet, il y a un vieil homme qui vient pleurer pour avoir de quoi manger et quelques médicaments. Gentiment, sa commère est venue me dire :

— Vous savez, il pleure misère, mais dans sa case il y a une botte enterrée avec plus d’un kilog d’or !

Mardi 18 Octobre.

Il est tôt. Un Saramaca arrive…

— Capitaine ! you ka vini, ki mo fond Sophie !

Un créole anglais part à Didier (actuellement village Sophie). Il m’emmène. Mes bagages sont bouclés… en route !

Nous naviguons au takari sur la rivière Sophie, encaissée comme un tunnel, encombrée tous les dix mètres d’arbres morts, de broussailles, de bans de sable et de roches. Il faut naviguer avec prudence, la pirogue fait eau de tous les bords. Installé parmi les bagages, j’écope à l’arrière. L’Anglais dirige l’embarcation que le Saramaca propulse à l’aide d’une énorme pagaie faisant office de gouvernail. Un caïman plonge de la berge ; une poule de brousse s’envole pesamment.

L’air est vif, le soleil à peine levé quelque part derrière les arbres est noyé par les brumes. Après deux heures de navigation, arrêt au Saut « Milok » long d’une centaine de mètres, étroit et torrentueux, hérissé de roches noires. Le canot déchargé passe facilement. Deux heures encore. Le soleil, haut maintenant, brûle.

Premier village de mineurs. À cheval sur un tronc d’arbre à demi immergé dans la rivière, à l’ombre de son large chapeau chinois de forme conique en paille tressée, une vieille femme lave du linge — une éclaircie, au bas de la colline quelques carbets — encore la rivière, une éclaircie plus large, des abatis, une cinquantaine de cases fichées sans ordre dans un espace étroit surmontant la rivière : voici « Village Sophie ».

Pour accéder au village, il faut gravir une pente raide et glissante ; un chien aboie ; peu de gens dans les ruelles tortueuses sinon des gosses au ventre énorme, nus et ébahis de voir un Européen. Je m’installe dans un carbet inhabité et repose, pris d’un court accès de fièvre qui me laisse abattu pour le restant de la journée. Un bruit de pilon résonne inlassablement dans le village, bat la charge sur mon crâne et la migraine atroce me laisse sur le qui-vive une grande partie de la nuit.

Mercredi 19 Octobre.

La fièvre dissipée, au réveil, Sophie qu’illumine un doux soleil apparaît très propre, pas tellement misérable. Je trouve chez quelques créoles Anglais une franche hospitalité et un grand intérêt pour mes projets de voyage.

— Nous sommes civilisés, me dit un vieux noir Saint-Lucien… mais aux Tumuc Humac, les Indiens sont sauvages…

On me sert le tafia et puis on me demande des nouvelles de la prochaine guerre.

La dernière, ils l’ont ignorée ; de celle-ci, ils en ont peur, craignant de manquer de vivres… et ici, sans vivres, c’est-à-dire sans boîtes de conserves venant du littoral, c’est la famine car il y a très peu d’abatis, les récoltes sont maigres, la chasse, la pêche, insignifiants.

La viande vaut un gramme d’or le kilog et chez tous les commerçants, dans tous les carbets, on peut voir les petites balances qui servent à peser le minerai. Il faut voir avec quelle dextérité les gens, cassent de petits morceaux d’or (de l’or amalgamé encore avec du mercure et qui s’effrite sous la pression des doigts, de l’or sale, sans éclat, à peine jaune. 1 gr. 2, 2 gr. 3/4 : on ne rend pas la monnaie. Le client fait toujours l’appoint et le porte-monnaie est un petit flacon soigneusement bouché, une petite boîte d’aluminium, un papier pincé…

Quelle minutie dans la pesée ! Les gros doigts du mineur piquent d’infinies parcelles de minerai pour compléter un gramme et le commerçant tapote le plateau pour mieux détacher la poudre d’or dans un carré de papier qu’il plie en quatre avant de le mettre dans sa caisse.

L’or se vend couramment trois cent soixante-quinze francs le gramme alors qu’il n’était qu’à deux cent quatre-vingt il y a quelques mois à peine. Mais transformé en bijoux, il revient à huit cents francs et les Guyanais se plaignent du bon temps où le gramme valait dix francs (il n’y a pas tellement longtemps) et où leurs femmes allaient couvertes de bijoux barbares d’un poids extravagant ou de superbes ciselures, une dentelle d’or ! spécialité des orfèvres Guyanais et dont, hélas, on perd peu à peu le goût pour copier les modèles de la Métropole. On peut voir encore ces chevalières épaisses au chaton formé d’une grosse pépite, ces pendentifs formés de bouts d’or que seule a travaillés, au gré de sa fantaisie, Dame Nature.

Ici, le mineur se résoud rarement à vendre les pépites, c’est presque un signe de faillite et cependant, n’est-ce pas tout de même la faillite que ce rude travail si mal payé par une terre ingrate qui fut riche autrefois et qui, aujourd’hui, épuisée d’être trop travaillée par des générations de mineurs avides, livre comme à regret les dernières parcelles du métal précieux et trouve tout de même encore assez de fous pour se laisser tenter de la fouiller, de tripoter de la pelle et de la pioche des centaines et des centaines de mètres cubes de terre… alors que le même travail, fourni pour la culture, enrichirait à coup sûr l’homme libéré de la hantise.

C’est le métis Paolino qui, en 1854, découvrant une pépite d’or provoqua la ruée.

En 1855, le territoire de l’Inini et en particulier les abords de la Haute Mana étaient envahis par des hordes d’hommes venus du Brésil, des Antilles anglaises, de tout le Littoral guyanais soudain déserté… En 1856, première exportation : huit kilogs. En 1860 : quatre-vingt-dix kilogs. En 1864 : deux cent cinq kilogs. En 1874 : mille quatre cent trente-deux kilogs. En 1884 : mille neuf cent vingt-cinq kilogs. À l’apogée, en 1894 : quatre mille huit cent trente-cinq kilogs, avec une moyenne de deux mille six cents kilogs d’or brut non déclaré.

Depuis cette date, l’exportation de l’or n’a fait que décroitre et aujourd’hui elle est absolument insignifiante. Ceci tient à plusieurs raisons. Tout d’abord, l’or se vend plus cher au Surinam tout proche et les mineurs le savent, qui passent l’or en fraude, n’ayant aucun intérêt à le déclarer aux douaniers français ; ensuite, depuis 1855, ce sont les mêmes placers qui sont fouillés de plus en plus profondément et les plus riches se sont épuisés. Là où le mineur en 1856 récoltait trente à quarante grammes par jour, le mineur de 1949 en récolte deux, trois, et pas tous les jours.

Les mineurs guyanais sont des fonctionnaires, en ce sens qu’ils sont en général en ménage, avec de nombreux enfants et, oh ! paradoxe, ils aiment la vie de famille, leur village, leurs amis, leurs habitudes… la routine enfin.

Comme la terre du paysan, le placer du mineur passe de père et fils, mais à l’inverse de la culture, il s’épuise au lieu de se développer.

Aucune aventure, pas de pittoresque, tout est morne et quelconque. Le mineur est embourgeoisé, il a peur de l’aventure, du grand bois, des Indiens et des « piayes » ; s’écarter de son village est une chose extraordinaire à laquelle il ne consent pas sans réticence, et il revient toujours au même endroit. Il objectera que, pour partir prospecter ailleurs et chercher des terres plus riches, il lui faut des vivres, pour avoir ces vivres, de l’argent ou du crédit.

Il n’a ni l’un, ni l’autre et redoutant l’aventure pure, le hasard, redoutant le risque, la famine, la forêt, il demeure, végète et meurt de ne pouvoir partir. C’est la faillite, ils le savent, mais espérant un miracle là où il v en eut un… A-t-on attrapé déjà deux lièvres au même gîte ?

Au Brésil, les chercheurs de diamants, les prospecteurs, sont de rudes hommes que n’embarrassent aucun scrupule, ni lien d’aucune sorte et qui, prenant une pirogue, avec ou sans vivres, pourvu qu’ils soient armés et possèdent une pelle, une pioche et une battée, s’en vont loin vers l’intérieur des terres, toujours plus loin, faisant le coup de feu chez les Indiens insoumis, nomades — hantés par le désir de faire fortune, la faisant rarement mais tentant de la faire en véritables aventuriers.

Ici, rien de tout cela… malheureusement, car tout meurt en Guyane à cause de la simili-organisation y existant et entravant toute initiative. On connaît la loi quoique peu efficace et fort loin — on la respecte. Les commerçants ont leur patente et les hommes un permis pour leurs armes.

Mort le pittoresque, mort l’avenir ! New-York, avant d’avoir des buildings, était un Far West ; en Guyane il n’y a jamais eu de Far West, il n’y aura jamais de buildings parce que imposer l’ordre dans un pays neuf au lieu de laisser son évolution suivre normalement son cours, c’est conduire sciemment ce pays à sa ruine et faire avorter son développement.

Du désordre, naît l’ordre. Canada, Etats-Unis, Brésil…

pays neufs, pays riches, évolués ; tous ont eu ou ont encore, en certains endroits de leur territoire, un Far West. Il ne s’en portent pas plus mal et n’y voient pas de quoi rougir.

Enfin, tout ceci pour vous dire que les mineurs guyanais m’ont déçu. Si j’avais vu les mineurs de Lille, j’aurais eu davantage l’impression de vivre une belle aventure. Ici, j’ai vu des terrassiers.

Je suis parti avec deux frères mineurs ; le chantier est tout près de Sophie, à une demi heure de marche dans la forêt… Évidemment, pas de piste, à peine un tracé indistinct coupant des criques, des ravins.

L’un des frères est devant, le sabre à la main, pieds nus, en guenilles, son katouri aux épaules et la pipe à la bouche ; l’autre derrière, ressemblant comme un frère… à son frère. On entend les singes rouges au loin, quelques perroquets.

— Voilà, dit l’un des frères, voici les chantiers.

De larges excavations sur le flanc d’une colline, des déblais de quartz ; auprès de chaque trou profond de quinze à trente-cinq mètres, une « queue de Hocco », carbet simpliste destiné à abriter le repas et le matériel des pluies de la mauvaise saison. C’est tout. Il y a des trous abandonnés et pleins d’eau ; là il n’y a pas d’or ou il n’y en a plus. Mais un autre trou est à vingt mètres de celui-ci et des hommes (ceux qui ont abandonné le premier) creusent depuis des semaines, espérant trouver cette fois. Tant qu’à faire, ils n’avaient qu’à élargir le premier !

Et comme pour mieux se sentir en famille tous les trous sont les uns près des autres… On ne bouge pas de là : c’est trop commode… à demi heure de la maison !

Le soleil n’est pas encore levé, des brumes s’accrochent jusqu’aux cimes des géants de la forêt qui ruissellent d’humidité. Un chant résonne dans le lourd silence avec parfois comme réponse un cri d’oiseau engourdi.

Torses nus malgré la fraîcheur du matin, les deux frères dans leur trou ahanent à la mesure de leur pioche qui pique la terre grasse et ·rouge : le métal choque le quartz, la masse le broie lourdement pour en vérifier la teneur, la pelle crisse, chant clair au frottement régulier des déblais qui s’amoncellent jetés avec force par dessus le trou qui s’agrandit sensiblement et s’agrandira jusqu’à ce qu’à force de creuser Je filon apparaisse. Une semaine, deux, trois peut-être, durant lesquelles les mineurs ne verront pas un gramme d’or, travaillant seulement à sa recherche.

Et dans la forêt les brumes traînent encore — Lianes aux arabesques rigides, feuilles et arbres paraissant irréels — Dans de larges éclaircies, des silhouettes mortes se dressent chargées de nids de corbeaux.

La sueur ruisselle sur le torse nu des deux frères ; le plus âgé s’arrête un instant, bourre sa pipe courte et bien culottée.

— Vous voyez le travail.

Il prend un morceau de quartz, effrite la gangue terreuse, la brise à la masse, crache sur la cassure et, ajustant des lunettes à la monture d’acier rafistolée avec du taffetas gommé, il s’efforce de découvrir un point d’or.

Dix, vingt fois il recommence et, finalement, il trouve. J’aperçois sur la surface terne et nette de la cassure une étincelle jaune. C’est tout, et c’est de l’or : mais pour faire un gramme de ce métal précieux, combien de tonnes de quartz faut-il piler le soir dans le carbet avec la baramine ?

Le soleil a dissipé les brumes. Chants dans toute la forêt. Dans tous les trous, les mineurs travaillent en silence ; le choc de leurs instruments forme un concert monocorde ; dans la « queue de hocco » la soupe est en train de se faire. Il est l’heure du déjeuner : riz, couac, viande boucanée, une pipe et, sous le soleil ardent de l’après-midi, le travail reprend. Pelles, pioches et pics creusent, déblaient, fouillent…

Dix-sept heures. C’est l’heure de rentrer à la maison ; on range le matériel, on met le katouri aux épaules, on prend le sabre à la main et c’est le retour au village en une longue procession de tous les mineurs de l’endroit.

Parfois l’un des frères tousse :

— Depuis longtemps ? depuis dix ans !

— Oh ! c’est un rhume.

Jeudi 20 Octobre 1949.

Hier au soir, à notre arrivée au village, j’ai assisté au travail du minerai. En général, le concassage du quartz a lieu à la fin de la semaine ; chaque jour, le mineur apporte un plein katouri de pierres et celles-ci sont entassées dans un coin du carbet. Parfois, les femmes, aux heures perdues s’occupent à diminuer le tas et c’est pour cette raison que toute la journée, dans les villages de mineurs on entend l’écrasement sourd répercuté par le sol de terre battue, de la baramine servant de pilon broyant le quartz mis dans un mortier de fer.

Les deux frères sont assis sur des caisses, dans une remise attenant à leur carbet. À terre une fosse rectangulaire dont le fond est garni d’une large pierre plate. Sur cette pierre un petit tas de quartz est déposé. Armé d’une baramine, le Créole se met en devoir d’écraser les pierres. Réduites en gravier, elles sont mises dans une caisse dans laquelle puise le second mineur qui écrase ces graviers dans le mortier de fer.

Une poussière fine et impalpable s’en échappe, recueillie par une troisième caisse ; les résidus mélangés au gravier sont frappés à nouveau, transformés en poudre.

Ils passent alors, après un nouveau criblage, dans la caisse numéro trois.

Le tas de quartz diminue, les caisses s’emplissent, la baramine broie d’un mouvement régulier et pesant.

Avec la caisse, les deux frères sont partis au bord de la rivière. Ils ont emporté une battée, cône évasé en tôle emboutie et deux « couias », des coupes de tôles arrondies parfaitement.

Et les deux frères lavent la poudre de quartz, d’abord dans les « couias » au-dessus de la battée, et puis dans la battée dont le fond est garni de mercure en double mouvement de rotation et de balancement qui placent le gravier et l’or par ordre de densité.

Lorsque le mercure jaunit, il est déposé dans un carré d’étoffe soigneusement plié, pressé puis chauffé jusqu’à évaporation. Le carré déplié révèle un minuscule bout d’or empli d’impuretés mais servant au commerce et valant trois cent-soixante et quinze francs le gramme.

Au village Sophie, cette méthode d’exploitation tout à fait particulière est due à la présence de gîtes éluviaux résultant de l’altération sur place des formations aurifères. Les gîtes éluvionnaires se trouvent aux flancs de vallées ou aux environs immédiats des rivières. Ils passent d’ailleurs latéralement aux gîtes alluvionnaires et aux endroits d’affleurement de la formation aurifère. Suivant le degré et la profondeur de l’altération de formation aurifère, les gîtes éluvionnaires se divisent en deux catégories. La première comprend les gîtes de terre végétale au sens strict, c’est-à-dire caractérisée par l’altération complète de la formation qui a donné naissance.

Ces gîtes se présentent ainsi au trou de prospection une couche (vingt à trente centimètres) d’humus ou d’argile noire ou rouge, traversée de racines d’herbes et d’arbres, à un mètre cinquante il n’y a pas encore de gravier à la base mais celui-ci augmente dans l’argile vers le « Bed Rok ».

Les gîtes de terre végétale au sens strict sont situés aux flancs des collines aux pentes assez raides et leur teneur est de un gramme au mètre cube, cependant, les pépites sont fréquentes ainsi que le quartz aurifère.

Les gîtes de terre végétale normaux présentent une altération plus profonde de la roche qui a donné naissance ; ces gîtes sont les plus caractéristiques et les plus répandus en Guyane.

Ils existent à une heure trente de marche de Sophie, aux placers de Dagobert où je vais me rendre tout à l’heure. Leur teneur est de un gramme au mètre cube et celle-ci augmente suivant la pente car l’or se comporte comme les alluvions, se concentrant entièrement dans les couches de graviers.

Les placers de Sophie appartiennent à la deuxième catégorie des gîtes éluvionnaires, ce sont les gîtes de terre de montagne. La formation aurifère qui leur a donné naissance est plus profondément mais surtout plus irrégulièrement altérée, affectant les roches traversées de filons et de veines de quartz aurifère.

Ces gîtes sont plus nombreux et plus importants que les gîtes de terre végétale ; l’or, d’une teneur très faible, imprègne toute l’épaisseur de la roche altérée.

(Il y a cinq catégories de gîtes alluvionnaires… voir page 40 : L’Or.)

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En route pour Dagobert. Il est cinq heures du matin ; je pars en compagnie de deux mineurs venus à Sophie, la veille, pour se ravitailler.

Hors du village nous traversons quelques terrains défrichés, hérissés de troncs calcinés, d’arbres sciés, de branches et de pousses diverses entre lesquelles les planteurs sèment le manioc qui pousse ainsi à la grâce de Dieu.

La piste est mauvaise ; nous traversons la rivière sur un arbre tombé surplombant l’eau de quatre à cinq mètres, large de vingt centimètres, long de douze à quinze afin d’atteindre le premier village situé au pied d’un « Morne » : telle est l’appellation que donnent aux collines les Guyanais.

Blême pas une passerelle pour réunir ces deux villages créés depuis plus de cent ans ! un arbre à la place !

Nous, grimpons la pente fort raide de ce premier morne pour, après l’avoir descendu, en remonter un autre et ainsi de suite durant longtemps.

Le pays tout entier est couvert de ces élévations de trois à quatre cents mètres entre lesquelles croupissent des criquots vaseux que l’on traverse en équilibre sur des arbres couchés ou les pieds franchement dans la vase gluante qui vous enlise jusqu’aux genoux ; les collines s’escaladent difficilement et les souliers ferrés glissent sur les feuilles qui jonchent les rudes montées.

La piste, si on peut l’appeler ainsi, est un étroit tracé reconnaissable aux feuilles écrasées par les pas des précédents voyageurs. Il faut un œil de Sioux pour en suivre les méandres et un pied de montagnard pour y rester solidement accroché et ne point dégringoler les deux ou trois cents mètres de pente raide qui offre au regard la perspective écrasante de fûts énormes aux essences précieuses et d’une variété infinie. De toute manière, la descente s’effectue assez souvent sur l’arrière train car les culbutes sont fréquentes et enfin, après une heure quarante de marche rapide dans cette suite de « montagnes », après avoir traversé maints et maints criquots, après avoir respiré l’air humide et chaud stagnant dans le sous-bois, nous abordons les abatis annonçant, J’approche du village de Dagobert.

Autre gymnastique : il faut enjamber ou suivre des troncs énormes abattus dans tous les azimuts ; quelques « mornes » dénudés offrent la morne perspective de leur arrondi parfait.

Un sentier, une large éclaircie au flanc d’une colline, une quinzaine de carbets, trois femmes endormies : Dagobert ne brille pas par son animation.

Le panorama couvre toutes les collines environnantes et le moutonnement de la forêt vierge. Tous les hommes sont au chantier. Mes deux compagnons de route, après avoir rangé le ravitaillement dans une caisse servant de placard, de buffet et de commode, se mettent en devoir de préparer le petit déjeuner. Le carbet ressemble comme un frère à tous les autres carbets du pays : un bâtis de pieux fichés en terre, entre les pieux des appliques d’osier tressé à clayonnage, un toit retenu par des poutres posées sur des fourches et recouvert de feuilles de palétuvier. Le sol est en terre battue, des séparations en clayonnage divisent le carbet en deux parties : la cuisine et la salle à manger, à coucher, à tout faire.

Dans la cuisine, un bloc d’argile cuite, deux pierres : c’est le foyer. Dans la salle, quatre fourches fichées en terre, deux planches sur deux traverses : c’est le lit ; une caisse : c’est la table et, dans un coin, un fouillis de pelles, de pioches, une battée, des bouteilles à mercure et des vieilles boîtes à conserves disposées un peu partout et servant de pot à tabac ou de boîte à sucre, à café, à riz, à couac.

Le déjeuner n’est pas compliqué : deux topinambours du pays bouillis à l’eau claire, un peu de poisson séché avec une goutte d’huile…

Les deux hommes me précédant empruntent un chemin confortable et, en cinq minutes, nous sommes au chantier où ils travaillent l’or. Leurs compagnons œuvrent déjà et s’étonnent de me voir.

Pieds nus, chemise rapiécée, pantalon d’arlequin… tenue de travail commune aux mineurs du monde entier — sous un chapeau de feutre délavé, un visage noir ou olivâtre… pas un Européen dans tout le pays.

Il fut un temps où les bagnards — et ce sont eux qui ont exploité le plus de filons — installés un peu partout, pouvaient faire croire qu’un Européen peut travailler l’or sans danger pour sa santé. Puis les mineurs sortis ou évadés du bagne ont disparu ; la tête pleine d’histoires mirifiques, ils sont allés alimenter la chronique de journalistes en mal de fantaisie imaginative, créant des « El Dorado » à la petite semaine, inspirant des livres sérieux et des articles documentés… à leur manière.

Pas un seul d’entre eux n’est revenu bien riche sur le littoral guyanais ou, s’ils revenaient bien lestés, en trois semaines ils étaient dépourvus…

Les bagnards s’en sont allés mais des noms sont restés sur les cartes, rappelant leur souvenir, noms donnés à l’emporte pièce à des placers découverts fortuitement ou longtemps espérés : « Pas de chance » — « Paradis ou blocus » — « Souvenir » — « Patience » — « Bœufmort » — « Bas espoir » — « Déchéance » — « Paradis » — « Cent sous » — « Popote » — « Dieu merci » — « Elysée » — « Délices » — « Adieuvat » — etc… et puis des prénoms de femmes : Jacqueline, Paulette, Huguette, Ghislaine, puis des noms de villes, de faubourgs : St-Nazaire, La Vilette, République, Bordeaux Station, Mont Valérien… et d’autres encore.

Certainement il existe encore des forçats ayant opté à leur libération pour le bagne de l’or, ou d’autres qui, ayant fini « la Belle » ont préféré tenter la chance à fuir vers le Brésil ou au Surinam. Mais ici, pas de blancs.

Le chantier est à ciel ouvert ; dans une éclaircie, le sable blanc des déblais provoque une réverbération éclatante. Le soleil donne à plein. En silence, les hommes travaillent, mécaniquement, sans gestes inutiles, chacun ayant une tâche à remplir et connaissant son métier.

L’or alluvionnaire provenant de la décomposition lente des têtes de filons accumulées lors des grandes érosions de la période secondaire est déposé sur une couche d’argile formant le fond du terrain, ou un lit de roches appelé « Bed Rok ». La facilité de l’exploitation dépend de l’épaisseur de la couche végétale et une sonde permet, avant d’entreprendre la prospection, de vérifier la profondeur de cette couche et de supputer le temps qu’il faudra pour atteindre le Bed Rok.

Le mineur, ayant choisi son terrain, commence à creuser un trou de prospection, tout d’abord avec une pelle à vase, longue et lourde, puis avec une pelle « criminelle », étroite, longue, dont les bords tranchants débarrassent aisément le terrain du fouillis de racines.

Ensuite, avec un pie, il retire les grosses roches supérieures, évitant de toucher au gravier avoisinant la glaise du fond au niveau hydrostatique.

C’est alors qu’il procède à l’essai à la battée, c’est-à-dire qu’il lave un peu de gravier et vérifie la teneur en or. S’il est satisfait de l’essai, faisant appel à deux ou trois compagnons, il entreprend la construction du « long tom », long canal en planches composé de 3 pièces : première, une dalle, c’est-à-dire une caisse peu profonde placée sous un déversoir alimenté par une dérivation de la rivière la plus proche, deuxième : une grille destinée à retenir les gros cailloux, et enfin, la caisse à production recevant l’or amalgamé et le sable, située en contrebas de la dalle avec une inclinaison de soixante-quinze degrés. Dans la caisse à production se trouvent les « rifles », c’est-à-dire des pièces de bois striées de rainures dans lesquelles se trouve du mercure. Les rifles barrent un long canal en planches appelé « sluice » ou « sluire ».

Sur le chantier de Dagobert, le < long tom > est placé sur pilotis ; il traverse en effet le trou large et profond où, à la pelle, est recueillie la terre aurifère. Cette terre, jetée dans la dalle, est lavée par l’eau courante provenant du déversoir qui est une longue tranchée aboutissant à une crique et qu’isole à volonté un système de barrage en planches.

L’eau ainsi se précipite ou bien n’arrive pas, suivant les besoins du travail.

L’eau entraîne l’argile, les graviers et les gros cailloux s’arrêtent sur la grille.

Un homme ratisse la dalle, malaxant sans interruption la terre jetée par son compagnon en contre-bas. Parfois il se penche et dégorge la grille, jetant à pleines mains les cailloux retenus.

Le reste passe dans la caisse à production après avoir franchi les rifles du sluice ; une battée est disposée en contre-bas de la caisse de production contenant aussi du mercure et amalgamant l’or échappé à l’épreuve du sluice. L’eau continue à courir librement dans un canal encaissé entre les déblais ; un homme armé d’une pelle travaille à dégager le canal, sans cesse enrichi de l’apport des alluvions déversés dans la dalle.

Un des mineurs barre le déversoir, l’eau cesse de couler, de la boue reste dans la dalle, la grille est dégorgée, le mineur de la fosse cesse de jeter de la terre, la dalle est nettoyée par un dernier courant d’eau.

Accroupi, armé d’un balai miniature, un mineur nettoie les planches du sluice amenant petit à petit le mercure vers la battée, cependant que l’eau claire coule et que le mercure brille d’un faible éclat jaune.

Sur un feu, une plaque chauffe, le mercure est mis sur cette plaque, il s’évapore, quelques grains d’or demeurent.

L’opération a rempli la matinée. Il est midi au soleil ; je crève de chaleur d’avoir couru d’un côté et de l’autre à la recherche d’angles variés pour les photographies. Le ciel nuageux m’oblige à changer l’ouverture à chaque instant. La chaleur agissant sur le film empêche son déroulement, je m’énerve et, lassé, file sur un autre chantier, suivant la piste que l’on m’indique, Boby crotté sur mes talons.

Après une heure de marche, j’arrive à un chantier immense où travaillent une quinzaine de noirs, de la boue jusqu’aux mollets, déblayant un terrain fait d’argile molle. Le soleil tape et le travail est harassant. Ils vont à la poursuite du filon, creusant depuis plusieurs semaines cependant que deux « long tom » gigantesques et inutilisés se dressent sur leurs pilotis dans l’attente de leur pâture de terre aurifère.

À quelque distance du chantier se trouvent quelques « queues de hocco ». Deux mineurs font la cuisine : des topinambours dans la marmite. Même pas d’argent pour acheter du riz ou du couac ; quant à la viande, elle est introuvable car personne ne chasse, tous travaillant l’or.

Dans les déblais, parfois, les mineurs trouvent du quartz aurifère, ils l’emmènent ici et c’est un vétéran de l’orpaillage, Gomès Robert, âgé de quatre-vingt treize ans, qui a la charge de piler les cailloux et de les réduire en poussière. Son visage noir et ridé est souriant au rappel des souvenirs qu’il dévide pour moi. Il est installé à Dagobert depuis 1902… la belle époque. Depuis ce temps-là, venu, des Antilles, il cherche d’or. A-t-il fait fortune ?… une fois au moins.

— Des années je mangeais bien, d’autres années je mangeais mal !…

Son carbet est installé près d’un trou profond de vingt mètres, à demi empli d’eau et de broussailles.

— Là, il y a un filon très riche, dit le vieillard ; je ne peux pas l’exploiter seul et personne ne veut m’aider. Puis il faudrait de l’argent pour acheter des pompes, assécher le trou, faire venir du matériel… Trop vieux ! soupire-t-il…

Mais un Monsieur doit venir de Cayenne ; il apportera de l’argent… oui, beaucoup d’argent !

Et le vieillard reprend sa garde auprès du filon noyé dont personne ne veut, un trésor auquel personne ne veut plus croire.

— Pourquoi restez-vous ? ai-je demandé à un jeune garçon épuisé qui venait boire l’eau de son bidon accroché au carbet.

— Bah ! un jour peut-être…

Ils croient à la chance… leur chance. Peut-être essaient-ils de croire car le vétéran vivant à leurs côtés est le vivant symbole de l’achèvement du rêve des mineurs du monde entier.

— Voyez-vous, m’a dit le jeune garçon, depuis trois semaines nous creusons à la recherche du Bed Rok… trois semaines sans un gramme d’or, encore trois peut être avant de trouver, trois encore avant que l’exploitation soit rentable… et le jour du partage, il y aura peut être un gramme seulement pour chacun,… mais peut-être dix… Ça serait beau et tout ça pour neuf semaines de travail. On ne veut plus nous faire crédit, alors on crève de faim.

Chez les chercheurs de diamants d’Aragarcas, au Brésil, j’ai entendu les mêmes plaintes, formuler les mêmes espoirs. Là-bas, ici, ailleurs… chez les mineurs du monde entier la misère est la même. Que d’énergie gaspillée ! quelle puissance que la hantise de l’or ou du diamant.

Je suis revenu à Sophie exténué. À l’approche du village résonnait toujours le même choc sourd des baramines broyant le quartz.

Dans son magasin je trouvai mon ami P… à quatre pattes, en train de récupérer à la petite cuiller l’huile d’arachide répandue à la suite du bris d’une « dame jeanne ». Sa femme, à genoux, tenait en mains une bassine et, petit à petit, P… asséchait les lacs et ruisseaux d’huile qui dessinaient de jolies cartes sur la terre ravinée.

— Elle est encore bonne, dit la femme qui, après avoir trempé son doigt dans l’huile, le suçait.

P… n’est pas marié, il est avec H…

Au pays des mineurs, c’est ainsi… comme dans presque toute la Guyane d’ailleurs. Les dernières statistiques donnent dix-huit mille deux cent trente-cinq célibataires pour deux mille sept cent soixante et douze ménages et trente-sept pour cent de ces derniers sont sans enfants. La natalité est faible alors que la mortalité atteint vingt-quatre pour cent. La syphilis à elle seule, suivant le Centre Pasteur de Cayenne, cause vingt-deux pour cent des cas mortels, le paludisme cinq à six pour cent et les maladies intercurentes dues à la lèpre, cinq pour cent.

L’alcoolisme, par ailleurs, fait des ravages : onze litres et demi par individu et par an de tafia… ceci officiellement, mais il faut compter le double. On boit sec chez les mineurs mais ça revient cher : deux grammes d’or pour un litre de mauvais alcool de canne à sucre… soit plus de sept cents francs alors qu’à Cayenne il coûte deux cents à deux cent cinquante francs.

— Il faut ça pour tenir le coup, disent les mineurs !

— Il faut ça pour combattre la fièvre, disent les Cayennais !

(Le tafia est certainement la seule industrie florissante du pays car tout le monde, en Guyane, se fait un devoir de boire son ou ses punchs à chaque repas.)

Chez les mineurs, les mœurs sont régulières mais il n’est pas rare de voir une femme pour deux mineurs trop pauvres pour en entretenir une chacun.

Il n’est pas rare de voir une femme couverte d’or quitter un ami mourant de faim pour s’installer chez un mineur favorisé par la chance (aussi toutes les bagarres ont-elles les femmes pour origine) ; elle se débrouillera pour le ruiner à son tour… Et on ne la verra plus. Combien de commerçants se sont ruinés à ce jeu.

Les femmes sont belles mais terriblement intéressées. J’ai connu sur le Maroni un Arabe, commerçant, qui avait deux femmes… toutes deux légitimes : ça lui a coûté cher car son fonds de commerce n’a pas tardé à être vide.

Les chercheurs d’or de Sophie ou de Dagobert sont appelés des Maraudeurs ou des Bricoleurs. En effet : ils travaillent sur des placers ne leur appartenant pas et dont ils connaissent très bien le légitime propriétaire. Celui-ci les laisse faire car, bon gré mal gré, rien ne pourrait empêcher les bougres de rapiner quelques lopins de terre aurifère.

La délimitation des placers est d’ailleurs fantaisiste et plus d’un propriétaire m’a avoué ignorer la superficie exacte de sa concession. Ceci s’explique par le fait que le Service des Mines ne se soucie guère d’envoyer des gens arpenter la brousse. L’homme trace un rectangle sur le papier, englobant quelques rivières, le rectangle est imprimé sur la carte avec son nom et c’est tout. On se fie à sa parole ; quant à lui, il jauge à l’à peu près : au nombre de jours pour aller de tel à tel point ou tout simplement au juger.

Quant à empêcher les maraudeurs de s’installer chez lui ou à proximité du placer qu’il exploite lui-même, pas question ! Il faudrait une armée de gendarmes ou de garde-chasses. Nulle contestation n’est donc possible ; la terre est à tout le monde et, du mieux qu’ils le peuvent, les mineurs l’exploitent… avec une perte de cinquante pour cent au minimum car ces méthodes primitives de lavage abandonnent aux déblais la moitié de la production que l’on pourrait réaliser avec un outillage moderne et perfectionné. Je doute d’ailleurs qu’un jour ce matériel soit amené à pied d’œuvre en raison des difficultés énormes du transport. Tout au plus peut-on amener quelques machines légères et insuffisantes en pièces détachées… et le prix de revient du transport est ahurissant puisqu’il atteint jusqu’à mille cinq cents francs le baril, c’est-à-dire les cent kilogs. De ce fait, les grandes sociétés exploitant en Guyane (il y en a trois : la Sté Elie, la S.E.M.I. et la S.M.H.M. de Thiébault) ne sont elles-mêmes que des bricoleurs aux productions insignifiantes que ·on peut vérifier suivant les statistiques d’exportation de l’or guyanais.

L’or des bricoleurs se volatilise, en contrebande, le plus souvent, ou circule chez les commerçants ; un tout petit peu va à la banque.

L’or des grandes sociétés — en principe — est dirigé sur les banques de Cayenne… et l’on dit que la Banque de France impose elle-même le niveau de la production qui, les directeurs l’affirment, pourrait être beaucoup plus importante. La politique financière a ses caprices !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Fatigué de ma course à Dagobert, je me repose dans mon hamac, vêtu, à la mode indienne, d’un simple calimbé, lorsque quelqu’un frappe à la porte du carbet : un blanc, une connaissance de Paris, le Docteur Sausse, chevelu en diable, moustachu et bronzé…

— Comment allez-vous ?

Attaché à une mission du Service Géographique National dirigée par le jeune ingénieur-géographe J. Hurault, le Directeur Sausse revient des Tumuc Humac. La mission, en effet, remontant jusqu’aux Sources du Maroni a touché en un point la fameuse chaîne qui demeure cependant inviolée, puis du Maroni, joignant la Mana, est arrivée jusqu’à Sophie.

Et voici J. Hurault rencontré à Paris au Service Géographique, toujours semblable à lui-même, en « Battel Dress » et accompagné de quelques Bonis qui s’installent sans façon dans le carbet.

Je dois vous dire que J. Hurault et moi, nous sommes chamaillés plus d’une fois à propos de me projets et de la question indienne.

— Vous nous avez traités de… dans « Paris-Presse » s’indigne en souriant le toubib.

— Pas tout à fait. Je critiquais vos méthodes…

— Cela revient au même.

Et aussitôt nous enfourchons notre dada favori.

— Alors… votre raid ?

— Le voici.

J’étale la carte où mon itinéraire prévu est indiqué en rouge.

— Folie, clame Hurault…

Je m’y attendais : il me l’a dit à Paris répété à Cayenne… il me le dit ce soir.

Nous discutons avec fougue de la question. Un peu lassé tout de même, je ne réplique guère et fais semblant d’acquiescer… la discussion est ainsi plus gentille et nous achevons la soirée ensemble sous un hangar, devant un repas copieux, sous les yeux intéressés de huit Indiens Roucouyennes qui accompagnent J.H. de puis l’Itany et qu’il a l’intention d’emmener à Cayenne.

Repas sympathique ; ils racontent leur voyage.

— Ça a été dur !

Voici la deuxième mission de J.H. en Guyane, il commence à se lasser des rivières guyanaises : Oyapock, Maroni, Itany… tout… tout, sauf les Tumuc Humac, la tache blanche qui m’obsède, la région inexplorée vers laquelle je me dirige.

— Installé dans le fauteuil pliant de J. Hurault, dégustant dattes et nescafé, fumant des cigarettes toutes faites, j’écoute le toubib tenter de me dissuader.

— Allons, Maufrais, revenez avec nous à Cayenne et rentrez à Paris, vous en avez déjà fait suffisamment ici… Avec la saison des pluies il est trop tard pour partir.

— Bon !… si vous y tenez, faites seul la jonction Ouaqui-Tamouri[1], joignant ainsi le Maroni à l’Oyapok, ce sera déjà un exploit devant lequel je tirerai mon chapeau car nous avons échoué, cette fois, et en compagnie du Préfet nous avons rebroussé chemin. Nous étions bien armés, bien équipés, avec du ravitaillement… et des porteurs. Seul, vous avez cinquante chances sur cent d’y rester ; si vous en revenez, je témoignerai de la valeur de votre raid.

— Peut-être me lisez-vous, Docteur Sausse… Vous souvenez-vous ?… et bien je ferai la liaison Ouaqui-Tamouri, je pars pour cela, mais je ferai aussi la liaison Oyapok-Maroni ! par les Tumuc Humac ! Pour ce dernier raid, vous ne m’accordez aucune chance… Vous allez faire un mauvais prophète !

La nuit est profonde, le village endormi est baigné au clair de lune. Les mineurs reposent. Quels rêves hantent leur sommeil ? Quelles histoires, colportées de villages en placers, les tiennent éveillés longtemps à songer, réunis autour d’une lampe à pétrole, discutant seul ou avec la compagne de celui qui, passant sur un chemin où tout le monde passait, laisse tomber sa pipe et, la ramassant, aperçoit des traces d’or, court en secret enregistrer le terrain, creuse et, en trois jours, est propriétaire de quinze kilogs d’or… L’or, l’or… Des histoires il en existe par milliers et

chaque soir les mineurs rêvent d’être, le lendemain, le héros de l’une d’entre elles.

Trouver sous la pioche un « panier d’oranges » : un trou bourré de pépites grosses comme des noix !…

Le mineur rêve, songeant au crédit qu’il devra payer bientôt chez le commerçant intraitable, au mercure à vingt francs le kilog sans lequel il ne pourra pas travailler. Même pas une « ouaille » depuis plusieurs semaines et pourtant qu’est-ce que l’ouaille ?… une simple paillette d’or, une minuscule paillette.

Dans le crâne du mineur, les mesures en usage chez les orpailleurs défilent… la couleur… plusieurs « ouailles » très belles, le sou marqué, à la teneur d’or plus forte. Autrefois cela valait un sou d’or, et puis un deci, deux deci, la pincée… au-delà du sou marqué et enfin le « panier d’oranges », poche riche mais vite épuisée car seule la paillette indique un sol aux alluvions uniformément riches.

Dors, mineur… rêve mineur… demain je prends la route sans envier ton sort.

Ma fortune c’est l’espace, la certitude de découvrir quelque chose d’inconnu, d’inviolé, la tienne c’est un infini problématique.

Adieu mineurs et… bon vent !

Vendredi 21 Octobre.

De bonne heure ce matin, Hurault prend le chemin de la grève en compagnie de huit Indiens et deux Créoles. Il va faire le relevé de la piste autrefois très fréquentée par les mineurs, aujourd’hui à peu près délaissée. Je vais aussi prendre cette piste et, continuant par la crique Petit Inini, arriver au Maroni. J’ai engagé un porteur qui me coûte fort cher : vingt grammes d’or jusqu’à la grève.

J’ai dû vendre mon revolver pour avoir de l’or, — on me donne cinquante grammes : c’est une bonne affaire. — J’ai acheté des vivres pour la route, de la pacotille pour les Indiens. Je suis chargé de bagages qui ne trouveront leur utilité que sur le Maroni et sur l’Ouaqui. Ensuite, délesté, je partirai pour mon raid, chargé d’un poids dépassant à peine celui qui était prévu, c’est-à-dire vingt-cinq kilogs.

Mon sac pour le raid : pellicules et papiers divers dans une caisse métallique : cinq kilogs cinq cents ; munitions pour 22 long rifle : six kilogs cinq cents ; hamac, moustiquaire, hache, imperméable : quatre kilogs cinq cents ; pharmacie : un kilog cinq cents ; pacotille pour Indiens ; deux kilogs cinq cents ; divers, tabac, allumettes, corde, sac de sept kilogs, soit un total de vingt-huit kilogs cinq cents, charge aisément portable en marche lente à raison de trois à cinq kilomètres par jour. Mais avec la charge de rivière, les pacotilles supplémentaires, sabres d’abatis, etc…, prévus pour les Indiens Roucouyennes de l’ltany que j’espère visiter avant le départ pour l’exploration, la charge répartie en deux sacs représente trente kilogs pour le porteur martiniquais et autant pour moi.

Dès le départ, le martiniquais marque une nette mauvaise grâce à m’accompagner, disant que pour un tel travail je ne l’ai pas payé suffisamment, que la route est longue, la charge pesante…

Il est dix heures du matin, nous avons traîné fort tard dans Sophie que nous devions quitter à six heures, mais mon porteur n’ayant pas de katouri a dû en chercher un… palabres… Puis il a chargé son sac d’osier devant les voisins assemblés et compatissants… palabres… Puis il a mangé, cependant que sa femme, la mère de celle-ci et l’arrière ban de la famille l’entouraient avant ce grand départ qui prenait une allure héroïque. Palabres… On me jette des regards noirs, je me sens envahi de remords. Pauvre garçon ! Quelle brute je suis, pour vingt grammes d’or, de lui avoir imposé le port sur trente kilomètres de mauvaise piste d’une charge de trente kilogs !

Nous sommes enfin partis et nous sommes là, tout près d’une petite rivière, un peu essoufflés d’avoir enjambé, ou sauté ou escaladé une centaine de troncs couchés en long ou en travers dans les abatis du village encore tout proche.

Le katouri à terre, le porteur s’éponge le front et :

— Non ! pas aller plus loin, trop lourd, chercher camarade.

Que faire ? Impossible de trouver un autre porteur à moins de cent kilomètres à la ronde… Il part… j’attends.

Un « can can > se pose sur le faîte d’un arbre. Je tire, le tue, le plume, allume un feu. Une fois rôti je partage le « can can » avec Boby’; c’est coriace. Il est midi, le temps passe, je m’énerve.

Les voilà… C’est franc !… Ou je prends le copain qu’il a fallu aller chercher à la mine ou on me laisse tomber ! Le coup est bien monté… et certainement prévu de la veille.

— Ce sera combien ? ?

— Quelques grammes moi, quelques grammes le Martiniquais, parce que tous les deux nous allons délester notre charge sur le dos du troisième.

— Allons-y pour les neuf grammes… et la petite boîte où je casais mes grains d’or en prend un coup presque fatal. Soupir… on décharge, charge, on arrange. Quatorze heures : nous démarrons enfin, chacun vingt kilogs sur les épaules, le fusil en bandoulière et aussitôt nous filons bon train.

Bon ! voilà un katouri à terre, la courroie vient de lâcher… Palabres… on répare.

Nouveau départ ; c’est le bon. Nous marchons sans arrêt jusqu’au coucher du soleil. La chaleur est intense, la piste indiscernable à celui qui ignore l’art de suivre à la trace un gibier quadrupède. Sans cesse des arbres écroulés dans un amoncellement de broussailles, sans cesse des criques qu’il faut traverser en équilibre sur un tronc vermoulu qui cède parfois ou vous projette en glissades. — Des « tape cul » infinitésimaux sur les feuilles mortes qui tapissent douillettement le sol et le transforment en patinoire.

Je suis chaussé de sandales de tennis pour être plus à l’aise. Je paye chèrement ce souci du confort de mes pieds.

La forêt prof onde est obscure, le soleil n’y pénètre que par de rares éclaircies ouvertes par les arbres tombés.

Pas une clairière. À l’infini, des troncs et des lianes, des troncs gigantesques, à ailettes, entre les racines desquels on pourrait construire une cabane à la Robinson et y abriter un patronage ; seuls les abords des criques sont envahis d’une épaisse broussaille qu’il faut hacher au sabre si l’on veut traverser. Ailleurs, le sous-bois est clair.

Des arbustes, des lianes, des « awaras ».

Toute la nuit, des singes rouges mènent un vacarme infernal. Je connais la musique par cœur, qui s’ouvre avec trois « ha… ba… ba… » puissants et rauques et se termine, après une série de mugissements allant du grave à l’aigu, par trois nouveaux « ha… ba… ba… » espacés.

Alors, c’est un silence lourd. Au travers de la moustiquaire on voit les braises rougeoyantes de notre feu de camp. Boby, couché en rond, et les porteurs dormant sur un boucan.

Samedi 22 Octobre.

On voit à peine le ciel qui s’éclaircit ; le feu ranimé, je tends les mains car il fait froid et la flamme haute et claire me fait souvenir d’autres feux de camp.

Dans la nuit, réveillé en sursaut par les porteurs qui grognaient comme des possédés. Ils ont allumé du feu, se plaignant d’avoir été mordus par des vampires. Du sang coule d’une blessure qu’ils ont aux doigts de pieds… Bah ! ce n’est rien, mais ce pourrait être un prétexte à réclamer une indemnité pour accident de travail !

Avant de partir, j’extirpe quelques « chiques » qui commencent à se développer dans mes doigts de pieds. Un point noir, au centre d’une cible d’un blanc douteux large comme un bouton de chemise, on enfonce une épingle dans le point noir, on donne un mouvement de torsion et, si le mouvement est bien donné, on arrache un petit couvercle formé de milliers de petits points blancs et grumeleux… des œufs de chiques ! qui se développent avec une rapidité effrayante et peuvent provoquer — s’ils ne sont pas retirés à temps — de graves accidents.

Un médecin attaché à St Laurent du Maroni, son séjour terminé, décida de garder une chique qui lui prenait le petit doigt du pied gauche et de l’exhiber en France à ses amis. Il arriva en France, la chique aussi, mais les amis ne purent la voir car elle disparut en même temps que le pied du toubib, amputé afin que la gangrène se développant ne prenne toute la jambe.

Les chiques sont un danger sérieux et il est bon de ne pas négliger de les retirer lorsqu’on examine ses pieds. Un trou assez profond demeure après l’extraction qui, lorsqu’elle est faite à temps, est sans douleur. Ce trou peut impressionner car la chique pourrit parfois la moitié du membre atteint et l’on pourrait y loger à l’aise l’extrémité du petit doigt. Si la chique est bien retirée, on guérit ; sinon, elle continue son œuvre et il faut recommencer et désinfecter à l’alcool.

Il est prudent d’ailleurs d’examiner ses pieds chaque jour. La moindre écorchure suppure et forme ulcère. Des champignons se développent, favorisés par l’humidité constante à laquelle on est exposé. Les jambes se couvrent de rougeurs, de points purulents et, si l’on veut arriver, il ne faut pas négliger ces petits soins, ennuyeux peut-être, en tous cas indispensables. Nous voilà en route. Je cherche en vain des traces du groupe de Hurault. Ils passent comme nous et se faufilent de leur mieux. Ça grimpe… le chemin de Dagobert était un paradis à côté de celui-là. C’est dur avec le sac qui tire sur les épaules, le fusil qui s’accroche et les espadrilles qui dérapent. On suit le flanc de la colline abrupte qui se nomme « Gros Montagne », on descend ; là, un vaste marécage que l’on traverse de son mieux, de la boue jusqu’aux cuisses ou bien jusqu’aux chevilles, en équilibre sur des rondins. Pas de ponts, parfois pas d’arbre tombé pour traverser les petits marigots. On traverse, de l’eau jusqu’au ventre, ou bien on suit le lit formé de sable, de criques peu prof ondes, pour éviter des bois tombés ou de profonds marécages.

Et l’on grimpe à nouveau. Les racines agrippant l’humus forment un escalier aux marches inégales et traîtresses. De· racine en racine l’on monte, l’on trébuche, on se prend les pieds dedans, on glisse… La racine cède et vous voilà par terre, mais enfin elles sont là, utiles, indispensables, que ce soit pour monter, et ce sont les barreaux d’une échelle, que ce soit pour descendre, ce sont des marches raides. Pour traverser les marécages et même les rivières, elles sont partout, gigantesques, torves, monstrueuses, fourmillant de radicelles qui, comme un filet étreignent la terre fluide que les pluies entraînent et, lorsque la terre s’en va, il reste un trou et ce trou est pour votre pied immanquablement, le coinçant comme un piège à renard, vous faisant craindre l’entorse ou la fracture et jurer plus qu’il ne l’est permis à un honnête homme.

Sinon, rien d’extraordinaire, le vert brutal des feuilles lasse, fatigue. On aspire à voir une éclaircie, une plaine jusqu’à l’horizon puis des couleurs, d’autres couleurs. Le vert étreint comme un drap de pompes funèbres ; avec le soleil, on y découvre mille nuances, joliment appliquées là où on ne soupçonnait rien. Avec le soleil, la forêt vibre, vit, superbe ; mais le soleil effleure les cîmes, ne condescendant à percer qu’au hasard d’une éclaircie et puis, c’est encore et toujours la demi-obscurité, le regard butte sur des troncs et, s’il veut s’amuser à les suivre, il se perd, pris de vertige, à vingt-cinq ou trente mètres du sol, là où s’étalent enfin les premières branches. Vingt-cinq ou trente mètres d’écorce nue, lisse, de mille teintes.

Boby lève un agouti qui traverse la piste, se projetant en bonds énormes et rapides, roux comme un renard, la queue hérissée. Pas le courage de tirer. On continue… Montagne Ananas, crique, carbet brûlé. Toujours monter, descendre, avec, comme repos, les marécages des contre-bas où l’on patauge.

Traversant une crique sur un arbre, celui-ci, pourri, cède ; le poids du sac me fait tomber sur le dos. Je suis trempé, le sac aussi… Ça ne fait rien, on continue.

Et soudain, une éclaircie. Dans celle-ci, quatre carbets : c’est le lieu de rendez-vous des mineurs de la grève. Nous sommes à moitié chemin. Crotté, fourbu, je me sèche auprès du grand feu que l’on vient d’allumer ; il est tôt encore : à peine trois heures, mais pour aujourd’hui nous n’irons pas plus loin.

Conciliabule chez les porteurs dont l’un ne parle pas du tout français et l’autre, un patois français. Je com prends quelques mots créoles… ils veulent de l’augmentation pour continuer :

Vas-y, demande lui !

— Non, toi !

Finalement, on se décide :

— Patron, y en a avoir beaucoup boulot !

— Oui.

— Nous avoir travaillé fort… deux jours, demain trois… demain pas payé ?

— Non.

Conciliabule…

— Patron…

Je commence à m’énerver :

— Combien ?

On discute… quatre cents francs chacun pour la journée supplémentaire ! Le temps passe.

— Patron !

— Quoi ?

— … Plus avoir riz.

Je leur donne du riz. J’installe mon hamac.

— Patron, plus avoir lait !

Je leur donne du lait, mais comme il recommence pour avoir du tabac… je gueule et les abrutis de phrases ronflantes. Ils n’ont rien compris, mais ils se taisent. Je repose dans le hamac.

— Patron !

— …

— Indiens !

Debout !… Ce sont les Indiens de Hurault en calimbés rouges, des colliers de perles brillantes sur la poitrine, avec leurs longs cheveux traînant sur les épaules. Ils ploient sous un katouri, s’appuyant sur un bâton.

— Tafia, hug…

Il n’y en a pas. Ils aiment bien l’alcool, les bougres. Ils sont deux : Malapate de Tamouchi, c’est-à-dire le cacique et Coco Bel Œil, peito, c’est-à-dire vassal, de Malapate.

Coco Bel Œil, nommé ainsi à cause de la perte d’un œil qui lui donne toujours une expression étonnée, me tape amicalement sur le dos.

Ils ont tué un cochon et le mettent à boucaner. Malapate m’en offre un morceau gentiment, puis il en offre aux créoles tout étonnés de ne pas payer… Ce sont de Indiens — que l’on croyait sauvages — mais sauvages avec de belles manières, un peu à la Chateaubriand.

Et d’un seul coup, grâce à la présence des deux Indiens, avant-garde du groupe qui va arriver incessamment, le camp prend une allure sympa. Les mineurs sont au chantier et ne rentreront certainement que le soir. Les porteurs préparent leur repas, les Indiens chantent, couchés dans le hamac auprès du boucan sur lequel grille le cochon.

Il est presque nuit lorsque, fatigués, crottés, Hurault, les six Indiens, et les deux Créoles font leur apparition.

— Le chemin est dur, me dit Jean Hurault, mais la piste est mieux coupée.

Nous soupons ensemble, discutant de nos projets ; jusque fort tard dans la nuit. Cette réunion sympathique me découvre un Hurault plus proche, plus homme que fonctionnaire. Il a son caractère, j’ai le mien… Ces Tumuc Humac nous séparent.

La pluie tambourine toute la nuit sur la bâche tendue au-dessus de mon hamac.

Dimanche 23 Octobre.

Café avec Hurault, dernier adieu. Il sera à Paris dans deux mois, j’y serai dans huit… si la Providence me le permet !

— Nous nous reverrons là-bas.

— Soyez raisonnable… abandonnez !

Les orpailleurs viennent d’arriver, étonnés de voir un tel rassemblement en ces lieux.

Nous filons à bonne allure avec mes porteurs.

Comme les Indiens, je me suis taillé un solide bâton qui m’aide à gravir la série de montagnes raides que nous égrenons, heure après heure, péniblement.

Malgré le bâton, le poids du sac m’entraîne dans un marécage avec la branche pourrie qui me servait de passerelle. Me voici dans la vase, ayant fort à faire pour m’en tirer et crotté comme un jeune chien.

Crique Maxis, Montagne Maxis, Grande crique, Beké, liontagne de la mort et enfin, bois Ténecœur où nous faisons une pause, hors d’haleine d’avoir escaladé autant. La forêt sauvage ruisselle d’humidité. Une odeur de pourriture végétale monte avec les vapeurs amenées par le soleil que l’on imagine très haut déjà.

On ne voit aucun ciel, pas d’horizon, partout des arbres. Les criques minuscules se faufilent entre les troncs pourris et se perdent dans de profondes broussailles s’agrippant au sol où soudain je m’enfonce jusqu’aux hanches, ayant fait un crochet pour rattraper les porteurs.

La piste devient de plus en plus pénible, ce ne sont que marécages et pentes abruptes, mais au hasard de cette route quel enchantement de découvrir de là-haut, le lit d’une rivière minuscule encaissée entre deux montagnes, farouches d’ombres. Quelle brutalité dans ces verts, dans ces noirs ; l’homme se ramène à ses justes proportions, perdu dans un tel océan.

Un accès de paludisme me force à donner le signal d’une nouvelle pause, trois quinines, deux aspirines, je repose une heure ou deux complètement abruti, transi et grelottant.

Il faut partir tout de même et les derniers kilomètres sont durs à franchir. Nous atteignons un terrain peu accidenté, assez découvert, mais envahi d’une végétation tellement broussailleuse que l’on devine avant de les voir, qu’en cet endroit il y eut des cultures. En effet, quelques bananiers sauvages, un citronnier, des arbres sciés, débités, pas de carbets ; les bois se sont effondrés, la broussaille a recouvert le village Ouapa… Après la crique Ouapa, toute proche de l’emplacement de l’ancien village, c’est la montagne du Brésil, la Crique Cordelle où un porteur patauge à son tour dans Jaboue, ayant perdu son équilibre, et voici la montagne Dioukali.

Soudain une odeur forte nous submerge, un roulement de tonnerre se répercute, des grognements, des piétinements, une cavalcade éperdue et pesante… un troupeau de pécaris nous croise… feu !… un pécari reste sur le carreau. C’est une femelle énorme ; la balle a traversé le ventre et, comme elle n’est pas morte, un porteur l’achève au sabre. Après avoir lié les pattes, ils traînent l’énorme animal vers les katouris abandonnés sur la piste pour le dépecer lorsqu’ils fuient, lâchant la corde, battant l’air de leurs bras comme un moulin à vent et poussant des cris d’orfraie ; intrigué, à tout hasard ayant armé la carabine, je les rejoins et, à mon tour de virer les deux bras comme un moulin et de rugir, piqué aux joues, aux épaules, aux mains, partout à la fois par une escadrille de mouches indiennes, avant-garde de toute une armée que nous avons ameutée en buttant leur nid au pied d’un arbre. J’éprouve de cuisantes brûlures lentes à disparaître. Tout passe, les brûlures aussi, mais de petites enflures apparaissent. Il faut maintenant se saisir du cochon abandonné, objectif de milliers de mouches sauvages qui mettent sur le cadavre une auréole d’épines.

Après une demi-heure d’effort, à l’aide d’un nœud coulant mis au bout d’une perche, le cochon est attrapé, ramené, dépecé et nous voilà chargés chacun d’un énorme quartier de viande saignante qui, amarrée sur les sacs, laisse derrière nous une trace très nette.

En route ; la charge est lourde — environ quinze à vingt kilogs de viande chacun en plus —… et voici un autre troupeau… À quoi bon tirer ! Ce serait un meurtre inutile et peut-être que plus tard je serai heureux de le trouver sur ma route.

Marécages, marécages… Une nuée de mouches noue ; harcèle, affolées par l’odeur de la chair fraîche.

Montagne « Are ai you », Montagne « Good Morning »… et à la descente, dans une large éclaircie bordée par une rivière, deux rangées de dix cases proprettes, un bon soleil chaud, bien lavé, bien net, cinq femmes, noires à Madras, seules habitantes du village « La Grève », les hommes étant sur les chantiers.

On revit… Un coq chante quelque part.

Lundi 24 Octobre.

On me propose un canot ; prix de la location : six grammes d’or (pour un jour). Hier au soir, on m’a donné deux œufs et un peu de riz ; la vieille noire me demande quatre, trois puis deux grammes d’or… et je lui ai déjà donné ma part de pécari pour simplement en avoir un morceau à manger rôti… Je refuse et lui don ne du tabac. Ils n’en ont pas depuis un mois… c’est une veine pour moi.

Finalement, pour huit mille francs, les porteurs me proposent de se transformer en canotiers et de me conduire au village « Cambrouze » sur la crique Petit Inini.

Les femmes viennent encore me demander du tabac que je leur refuse car je suis las d’être rançonné, véritablement mis au pillage par ces gens qui ne voient dans le voyageur qu’un bon Samaritain, une sorte de dinde qu’ils pensent pouvoir plumer à leur aise…

À Bruxelles, l’illustre géographe Elisée Buclos, lors de la construction de la sphère terrestre au cent millième vint à bout, en dix ans, du legs de la belle Polonaise, son admiratrice, c’est-à-dire dix millions de francs or, par son inlassable bonté, secourant les misérables, ceux qui affectaient de l’être, entretenant parasites et tapeurs professionnels, se faisant voler par tout son personnel, du portier au directeur… En Guyane, quelques mois auraient suffi !

Je rumine ces pensées amères cependant que, précautionneusement, la pirogue glisse entre les obstacles accumulés sur l’étroite rivière. Des passages, à certains endroits, facilitent la navigation ; ailleurs, il faut scier, couper, déposer les bagages sur la berge, couler volontairement la pirogue, la faire passer ainsi immergée sous des troncs énormes, la retourner, recharger…

Le soleil vite nous accable. Les piroguiers palabrent incessamment. Je sens où ils veulent en arriver. Ça ne manque pas :

— Patron… tu vois comme c’est dur…

— D’accord, mais le prix a été convenu.

— On fait ça par amour pour toi…

— Ta gueule !

Quels mendiants ! Pour l’un c’est une chemise — convoitée depuis le départ — l’autre, de la graisse d’arme, ; les deux une prime et des vivres…

Je suis intraitable. La marche s’en ressent. Il faut trois heures, m’a dit une villageoise noire de « La Grève », pour atteindre la crique Petit Inini. Nous mettons un jour. Comme incidemment, alors que je fais des photos ou prends des notes, la pirogue, à toute allure, frôle les berges et passe sous des troncs qui obligent à s’étendre au fond de l’embarcation pour ne pas avoir la figure écrasée. Plusieurs fois, je manque me faire prendre ainsi. Puis ce sont les branches, les lianes, les éclaboussements. Alors je gueule et les menace. Ils sont deux, mais ils n’aiment pas la bagarre. Ils s’assagissent…

— Patron… rigolades !

— Mo ka pas rigolé schadap.

Trois coups de pagaie — repos — palabres. Oh patience ! Rageur, je tire et tue un crocodile vautré dans une flaque de boue. En réponse, ayant aperçu un hocco, un porteur saute à terre et le tue. C’est une pièce superbe… Après ça, ils mangent. Couac, corned beef. Il y en a pour une heure. On part. Les heures traînent, nous aussi.

La rivière s’élargit, les obstacles sont moindres. Le soleil est de plomb. Les berges sont giboyeuses à souhait mais l’après-midi étant fort avancée, nous filons sans nous en occuper.

Deux aras posés sur un arbre mort, rouge sang, se découpent sur le bleu du ciel, chromo étincelant dans la crudité de la lumière.

Un arbre barre la rivière. On débarque, on taille quelques broussailles, on tire la pirogue sur la terre vaseuse, la pirogue glisse non sans mal.

Je remarque l’orientation de la rivière. Obéissant à des lois immuables, nous tournons à gauche si les rochers sont sur la rive droite et à droite s’ils sont sur la rive gauche. La rivière encaissée entre les collines de faible altitude a érodé dans le sens du courant la base de ces collines et, n’ayant pu traverser la masse, a opéré une retraite du côté opposé à la résistance. De ce fait, il est facile de prévoir de fort loin si l’on va tourner à droite ou à gauche.

Livré à mes observations sur les sinuosités des berges, j’aperçois un long trait rouge et brillant qui glisse sur un tumulus à quelques centimètres de la berge. La pirogue, qui va bonne allure, est stable ; à tout hasard je vise le serpent agouti ·derrière la tête pour ne pas l’abîmer si je le tue. Chance incroyable, alors qu’il nous regardait passer, branlant sa petite tête peu sympathique, il se présente de trois-quarts, je tire et, dévidant ses anneaux, le reptile coule doucement dans l’eau. Arrêt. On s’approche, on discute ; les piroguiers n’aiment pas ce spécimen qu’ils considèrent comme très dangereux et dont ils ont une sainte frousse. On dit le serpent agouti très venimeux. Il affectionne les aborde des rivières, faisant son lit de la nervure centrale des grandes palmes d’awara ou de feuilles de bananiers, aimant les fruits parfumés de la « Marie tambour » paniflore dont les reptiles en général sont friands.

Le serpent agouti est rouge brique avec des nuances délicates de brun chocolat ; il est long d’au moins un mètre soixante-dix, et son sang coule d’une petite blessure au-dessous de la tête, là où je désirais que la balle 22 long rifle le touchât et où, par un hasard miraculeux, elle a touché.

Il n’est pas tout à fait mort, à peine hors d’état de nuire ; ses anneaux ont des convulsions désagréables, mais ne voulant à aucun prix l’abîmer, je me garde bien de l’achever. Délicatement, avec deux branches je le saisis et le dépose à bord, dans une casserole… soudain, devenu rageur, il saute de la casserole et disparaît dans les bagages. En un clin d’œil, avec un ensemble par fait, nous plongeons tous les trois… fort embarrassés, puis nous apercevons l’animal glissant sur le bordage. L’achever ?… Non, ce n’était qu’un dernier sursaut d’agonie, il était trop gravement atteint pour nuire.

Les piroguiers toujours dans l’eau, j’approche la pirogue d’un tronc, grimpe dans l’embarcation, saisis vigoureusement par la toute extrémité de sa queue le serpent agouti, ayant dans l’autre main un machette et prêt à toute éventualité. ·Rien ne se passe. J’ai la désagréable impression de la quel. Je autour de ma main, puis le long corps glisse et se love au fond de la casserole que je recouvre de son couvercle lesté d’une grosse pierre.

Nous voici tranquilles, mais il faut palabrer longuement avec les piroguiers pour les décider à grimper dans le canot. Ayant omis d’apporter leur fiole de « remède serpent » ils ne sont pas rassurés.

— Mauvais, patron, mauvais…

Je savais le reptile venimeux et c’est pour cette raison que je tenais à le conserver pour l’expédier en France dès que possible, ce que je ferai de Maripasoula.

Les « remèdes serpents » créoles ne sont pas compliqués, quoique leur formule demeure mystérieuse : c’est essentiellement une macération de têtes de reptiles divers, d’herbes de la forêt, dans du tafia.

Le remède se boit et l’on assure ses résultats certains. Autre remède comme la liane Coumana, de la grosseur d’un bras, avec des gousses en forme de croissant fermé, larges de deux doigts, renfermant des haricots marron clair assez petits. Une autre variété appelée « grand coumana » a des gousses droites, longues de dix-sept à vingt centimètres, larges de cinq, avec des haricots rouges carmin plus volumineux que les précédents.

Le petit coumana est pour les petits serpents, le gros pour les gros. On retire la peau du haricot qui est peu épaisse, on rape l’amande dans un peu — très peu — d’eau froide. Deux amandes pour une application sur la blessure, car c’est un remède externe agissant spontanément et qui, en application rapide, guérit sans fièvre ni douleur. La guérison, de toute manière, s’opère en deux jours. L’origine de cette plante est ignorée, mais ce sont les Indiens Oyampis qui la cultivaient et s’en servaient comme antivenimeux.

Quant à moi, je préfère mes ampoules de sérum de Butantan de 10 cc en injection intra-musculaire. La crique Petit Inini s’offre soudain à nous, large, majestueuse, écrasée sous un soleil lourd, reflété sur le miroir des eaux lissées par le courant. Puis le soleil décline rapidement, disparaît derrière les berges hautes. Il fait presque froid, sans transition. Après un rapide lestement passé, quelques cases sur une falaise, des canots amarrés, des noirs Boschs nous regardent arriver…

Cambrouze, où un négociant anglais m’offre une large hospitalité que je mets à profit pour me reposer des heures pénibles de navigation. Le repas est un festin arrosé de vin portugais, abondant en gibier et poisson…

Trop arrosé et abondant peut-être, car, si la nuit est excellente, le réveil est bilieux et une crise de foie m’oblige à passer la journée à Cambrouze.

Mardi 25 Octobre.

Le village Bosch est composé d’une vingtaine de paillottes fichées sans ordre sur un terrain découvert et bosselé.

Je traite quelques rhumatisants et presque tout le village vient se faire panser, masser, soit par soin, soit par curiosité. Me voici transformé en toubib, prenant le pouls d’un bébé malade, ordonnant tisanes, cachets, diètes et supprimant tafia et piments aux estomacs fatigués.

Le serpent agouti jette la terreur chez les noirs qui le contemplent à distance respectueuse et qui, sachant que je les chasse pour les conserver, racontent qu’il y a un énorme anaconda tout près d’ici, dans un renfoncement de la berge. Mais une discussion s’élève, les anciens ne voulant pas que l’on me révèle l’endroit où se cache l’anaconda, celui-ci, suivant leur croyance servant de gîte à l’Esprit du Dieu Bosch.

En attendant, le serpent agouti est mis en bouteille non sans peine et macère dans du tafia.

Deux Boschs consentent à me conduire au Maroni moyennant cinq grammes d’or. Ils sont payés, mais la caisse est vide une fois de plus.

Si tout va bien, ce soir je serai à Maripasoula.

Conduit de main de maître sur la rivière large et monotone, le canot avance rapidement. À l’arrière, le mari, à l’avant, sa femme — cette dernière aussi musclée que son mari et ne lui cédant en rien, entretenant la cadence d’un homme. De nombreux affleurements granitiques, des arènes de sable.

La journée s’écoule lentement, le soleil darde.

Au soir, nous découvrons l’Itany, large, majestueux, encombré d’îlots. Le poste de douane installé sur un promontoire ne nous retient que quelques instants

— Pas d’or à déclarer ?

— Plus d’or à déclarer !

Soupçonneux, en short élimé, le douanier, un créole, se gratte l’occiput et donne enfin le magique et bienvenu :

— Ça va… passez !

Vingt minutes plus tard, nous sommes sur le Maroni, en vue de Maripasoula, poste administratif.

L’infirmerie formée de deux grands carbets, l’infirmier, un forçat libéré et sympathique. — Le poste de la circonscription, un autre grand carbet, au mât sur un terre plein, nos trois couleurs. — Un gendarme qui attend son congé depuis trois mois, impatient d’être relevé. — Six cases de noirs Boschs… C’est tout le poste administratif de Maripasoula. Le courrier, en temps ordinaire, met cinquante jours pour arriver, d’autres fois trois mois. Pas de radio.

Installé dans ma dépendance de l’infirmerie, je rédige les reportages et mets de l’ordre dans mes bagages.

Jeudi 27 Octobre.

Toute la nuit, dans la pièce à côté, un homme a gémi, s’est plaint, a grogné. C’est un vieux créole qui travaillait pour un grand propriétaire de terrains aurifères de la crique Petit Inini. Devenu subitement paralytique, incapable de travailler, sans un sou, un jour que le chef de poste était en tournée, il a été abandonné sur les marches de l’infirmerie, comme certaines filles mères déposent leur bâtard sur les dernières marches d’une église. Mais, si ces malheureuses ont parfois une excuse — l’affolement —, il n’en est pas de même pour le premier cité.

Le riche propriétaire est un créole, très populaire à St-Laurent, plusieurs fois élu, membre important de la municipalité.

Lorsqu’il a abandonné le vieux mineur, il se dirigeait vers Saint-Laurent où il y a un hôpital… Le voyage est long, le vieillard encombrant…

Et le pauvre vieux de se plaindre de ses misères.

L’infirmier, le gendarme, s’évertuent à satisfaire ses moindres caprices de malade exigeant.

Et voilà la fin d’un mineur…

Impossible de le faire descendre à Saint-Laurent. Les Boschs refusent de s’en charger, leur religion le leur interdisant si personne n’est là pour s’occuper du malade. On en a même vu, paraît-il, qui déchargeaient subrepticement le brancard qui leur était confié avec un agonisant dans un coin de brousse ou dans un village créole. Et là, c’est la mort certaine. À Bostos, sur l’Ouaqui, il y a quelques semaines, le gendarme recueillait un vieux mineur mourant de faim et de soif, abandonné comme un chien dans un carbet alors que le village est habité d’hommes et de femmes créoles.

Le vieillard, n’ayant pas d’or, n’avait plus qu’à crever et pas une seule personne ne s’intéressait aux appels du pauvre homme qui mourut deux jours plus tard, au poste, d’épuisement malgré les soins dévoués mais tardifs qui lui furent prodigués.

C’est alors qu’arrive l’apothéose de l’histoire confirmée par le rapport du gendarme de Maripasoula qui me conta la chose.

Lors de la mort du vieux, il y avait, des mineurs créoles au poste qui venaient se faire soigner…, en un instant, tous disparurent pour ne pas aider à l’enterrement de leur congénère, de leur frère de race.

L’infirmier et le gendarme se transformèrent en menuisier, fabricant un pauvre cercueil, puis en fossoyeurs en enterrant décemment le mineur.

Garçon ! si tu passes au pays de l’or, en Guyane, et si tu n’as pas d’or pour te faire soigner, prépare-toi à mourir et n’en appelle pas aux gens. Ce serait perdre tes forces inutilement.

Sur ma route j’ai rencontré… deux créoles hospitaliers et désintéressés… Deux créoles Anglais !

Vendredi 28 Octobre.

Je tape les reportages et fais mon courrier.

Samedi 29 Octobre.

Les Boschs construisent une pirogue. Quelle habileté ! Le sentier est creusé dans la forêt, partant de l’arbre abattu jusqu’à la berge, puis il est pavé de rondins destinés à faciliter le glissement du tronc. Sur la berge, une queue de hocco a été installée, ainsi, pluie, vent ou soleil ne gêneront en rien l’ouvrier qui, à la hache et au sabre, équarrit le bois grisâtre et filandreux de l’angélique. Le travail avance lentement mais sûrement, la proue, puis la poupe se dessinent grossièrement ; ensuite, le tronc est évidé patiemment à l’herminette ou au feu ; les flancs de la future embarcation sont soigneusement égalisés de la même épaisseur. La pirogue a pris forme. C’est la pirogue indienne. Mais les noirs du Maroni ne s’en contentent pas. Ils allument un feu de palmes sous le canot et le bois, sous l’action de la chaleur s’entrouvre doucement, les bords s’écartent, on tourne et retourne la pirogue comme un rôti sur la broche.

Parfois, le bois grésille, alors on applique un tampon de bambou écrasé imbibé d’eau. Lorsque le bois est rendu souple par la chaleur et que les flancs entrouverts s’y prêtent, des traverses de bois sont introduites de force et les écartent davantage encore.

Large, solide, éfilée, la coque de l’embarcation est terminée. Restent les bordages. Ce sont deux longues planches égalisées à la hache puis au rabot et ajustées sur les bords de la coque, de la poupe à la proue, puis clouées. On pose les traverses définitives qui cerclent la coque intérieure comme les douves d’un tonneau, puis les bancs au préalable burinés avec un canif, ornés de motifs d’inspiration géométrique d’un art certain.

Proue et poupe sont davantage éfilées par l’application d’ajouts de bois préparés à l’avance et renforcés de colliers de cuivre ou de fer burinés eux-mêmes et soigneusement travaillés.

Les fissures inévitables sont calfatées avec du mani et de la glu végétale. Les joints des bordages également. Et en quelques instants, mise à l’eau.

La pirogue glisse, légère, bien racée, d’un fini impeccable, sous l’impulsion de rames solides et sculptée dont chacune ferait la joie d’un musée. Parfois celles-ci sont bariolées de teintes vives, rouge, jaune, vert.

Coursier du Maroni, la pirogue s’en est allée rechercher quelques charges à transporter d’un village à l’autre.

Il n’a fallu qu’une semaine pour la fabriquer et le chantier, le carbet, sont brûlés en signe de fin de travail.

Avec une de ces pirogues je suis allé au village de Wacapou, à une heure quarante de pagaie du poste de Maripasoula. En face de Wacapou, sur la rive hollandaise, Benzdorf, village de mineurs travaillant pour le compte d’une grande compagnie hollandaise.

Les deux villages se faisant face se ressemblent. On va de la rive française à la rive hollandaise sans difficulté, mais à Benzdorf il y a un poste de douane aux peintures vertes et blanches et les douaniers ont de superbes uniformes. À côté, il y a le magasin de la compagnie regorgeant de produits excellents et tout naturellement les Français viennent y faire leurs achats… seulement, on paie en florins, aussi le florin étant maître sur le Maroni, on le vend au marché noir et à deux cents francs.

L’or, le florin, sont les seules monnaies usitées. Le franc est accepté avec répugnance et en échange de ce que veut bien vous vendre le commerçant.

— Ca mauché, à moi. Ka pas vendre…

Vous restez avec votre malheureux billet, tout honteux ; un billet qui ne sert pas à grand chose !

Ces derniers temps, les commerçants allaient jusqu’à refuser la monnaie nationale. Il fallut une ordonnance préfectorale spéciale pour contraindre ceux-ci à l’accepter. Mais que peut-on contre le mauvais vouloir des commerçants ?

Les prix sont évidemment exorbitants et les marchandises manquent car les Boschs sont à l’abattis et ne naviguent plus depuis trois mois.

Sans les Boschs, les pirogues de ravitaillement sont arrêtées ; sans les Boschs, pas de transport, aucun créole ne se hasardant à naviguer sur le Maroni : le commerce est donc tributaire des rois de la rivière… et les commerçants attendront le bon vouloir de ceux-ci jusqu’à la fin du mois de novembre.

On peut dire que sans les Boschs, les Saramacas et les Bonis, l’intérieur Guyanais serait un No mans’land, les quelques villages le peuplant disparaîtraient.

Et ces noirs vivant librement, tolérant notre reconnaissance mais n’étant assujettis à aucune loi, n’en font qu’à leur fantaisie.

Fort heureusement, il reste les Hollandais et c’est chez eux que l’on va se ravitailler à la condition de payer en florins.

L’unique fonctionnaire français de la rivière, le gendarme de Maripasoula, comme ses collègues des autres rivières, est ravitaillé par un trust guyanais, le roi du marché qui impose ses prix et ravitaille l’intérieur, y règne en roi absolu, incontesté et inattaquable. L’administration tout entière est esclave de ce trust qui reçoit les soldes, envoie les vivres, verse le reliquat de fin de mois., prêt, argent, canot, essence, car l’administration trop pauvre étant ainsi tributaire d’une société puissante est véritablement esclave de celle-ci qui est intouchable…

Benzdorf a aussi une station de radio émettrice et réceptrice : c’est de là que l’on expédie ses télégrammes à Cayenne.

À Wacapou, les maisons sont des carbets sur pilotis, car aux hautes eaux le village est noyé et l’on va d’une maison à l’autre en pirogue. Quand Benzdorf est noyé, ses habitants se réfugient sur les hauteurs de l’Aoua, petit village tout proche.

C’est bientôt la Toussaint et les commerçants, des Arabes en majorité, vendent des bougies pour illuminer à cette occasion les tombes du cimetière situé au cœur du village, sans enclos, bouleversé et où les cochons venaient renifler les cadavres enfouis.

Et c’est le retour à Maripasoula, poste après une courte halte ·à Maripasoula-village, chez Abdullah, commerçant entretenant deux femmes, ayant fini de purger une peine de sept ans pour un meurtre qu’il n’a, paraît-il, pas commis.

Maripasoula village ! quelques cases sur la rivière comme tous les villages de l’intérieur…

Dimanche 30 Octobre.

Maripasoula — ennui — 50° à l’ombre.

Reportages n’avancent guère.

Expédié télégramme pour Bernard, demandant prêt de quinze mille francs remboursable journal — suis bloqué sans un centime.

Lundi 31 Octobre.

Wacapou — Bensdorf — pour essayer de me sortir de l’impasse.

Mardi 1er Novembre.

Cafard — En France, les morts, la froidure ; ici, on crève de chaleur.

Mercredi 2 Novembre.

Travail lent, pénible, machine à écrire du poste, que l’on m’a gentiment prêtée est en mauvais état.

Jeudi 9 Novembre.

Benzdorf. Pas de réponse au télégramme — Cafard.

Vendredi 4 Novembre.

Pluie — Travaille pour S. et V. — pas de ravitaillement. Je fais moi-même une maigre popotte sur un feu de bois.

Samedi 5 Novembre.

Pluie — Benzdorf. Toujours pas de télégramme. Le vieux mineur, à côté, râle nuit et jour. Les femmes noires piaillent et chantent. Commerçant prête argent mais rendrai vingt mille pour quinze mille. C’est gentil de sa part.

Dimanche 6 Novembre.

Cafard, pluie.

Lundi 7 Novembre.

Saison des pluie bien en route — grisaille, air lourd, humide.

Benzdorf — Achat réveil (n’ayant plus de montre) et vivres pour la rivière.

Un mineur de Wacapou me dit en branlant la tête :

— Vous pouvez parler de la Guyane car vous la connaissez…

Mardi 8 Novembre.

Pluie — vent — Écris article à la main, machine état avarié.

Mercredi 9 Novembre.

Pluie — Voyage à Maripasoula-Village, chez Abdullah. Il me manque encore la pirogue. Comment faire ? cafard…

Ce soir un peu d’appréhension des lendemains.

Seize mille francs de dettes pour quelques vivres indispensables. Ça va mal. Ah ! ces soucis d’argent !

Demain, départ avec gendarme Bourreau pour Ouaqui. Il va dresser Je constat de départ.

Les journées ici ont été pénibles dans l’attente du télégramme.

Seul avec le mineur paralytique à côté, je fais ma tambouille comme je peux. Je la fais mal. Je suis écœuré. J’ai maigri, je me sens fatigué, déprimé. L’argent, l’argent… toujours cela qui entrave mes élans. Cette période a été plus dure que tout ce qui pourra m’arriver maintenant.

J’expédie le courrier ; les reportages que j’ai du mal à achever… demain ?

Jeudi 10 Novembre.

Il a plu toute la nuit. J’ai songé à Paris, à l’asphalte gluante, au métro, à l’odeur du journal de la dernière édition, à la vie, à mes parents… Cafard.

Pas dormi de la nuit. J’ai terminé mes reportages pour S. et V. Ouf ! Ça été dur.

À l’aube, j’ai commencé à ranger mes bagages… C’est le départ pour l’Ouaqui. Enfin !… Et pourtant, que d’ennuis encore car il y a la pirogue à trouver, à acheter et… à payer. Vingt-cinq francs en poche !… Ris donc Paillasse, ris donc de tes malheurs…

Tout est prêt, sauf le motoriste qui, en voyage chez sa belle, a oublié de rejoindre son poste à l’heure prévue. Contre-temps qui m’indiffère… question d’habitude ! Ni angoisse, ni joie réelle à ce départ… un peu d’étonnement et d’amertume. Je me demande car je devrais en avoir l’habitude

Les Boschs travaillent dans leurs cases, qui une pagaie, qui un tam-tam, qui un peigne.

Ils sont d’une habileté remarquable, n’employant que des outils rudimentaires : hache, canif. — Pagaie ajourées, ciselées comme des abat-jours.

L’art Bosch, hélas, est d’une inspiration restreinte : les mêmes motifs se retrouvent dans toutes leurs sculptures qui finissent par perdre toute originalité. Presque du travail en série… Parce qu’ils aiment ces dessins, ces couleurs, ces formes, ils n’en sortent plus, n’ajoutant aucun cachet personnel à leur travail, ne recherchant aucune fantaisie hors celle de leurs ancêtres qui est devenue la leur, qu’ils aiment et qu’ils ne varient pas.

Vendredi 11 Novembre.

Je viens d’assister à l’ablation de la première phalange d’un Boni — Dextérité de l’infirmier — Deux piqures de Novocaïne — ouverture en croix. On saisit l’os avec une pince, on serre fort, on arrache avec une légère torsion… L’os apparaît, noir…

Du sang, beaucoup de sang — Sulfamides pour plâtrer l’ouverture… et le malade, rajustant son calimbé, reprend la pagaie pour regagner seul son village… situé à une demi-journée de pirogue.

Quant à moi, je suis pâle. Je ne peux supporter ces opérations qu’avec de nombreuses sorties au grand air… Cœur faible ?… Ça m’exaspère. J’essaie depuis longtemps de vaincre depuis que je m’en suis aperçu, assistant à une appendicite au Brésil… C’est dur, mais on y arrivera. Bon sang ! je ne suis pas une femmelette !

Chasse.

Samedi 12 Novembre.

Et toujours à Maripasoula-Poste !

Tanis, le Boni motoriste n’étant pas de retour du village de Sini où il est allé assister à un conseil de famille statuant de sa séparation de corps et de biens avec sa femme légitime…

À notre arrivée, hier au soir « Guitare Bosch » interprétée par une vieille femme de Boniville peinte en blanc et couverte de parures, ayant à la main une calebasse pleine de sable agitée comme un hochet. — Danses, incantations, palabres. Elle est venue écarter le démon menaçant un Boni…

Quelques filles ont dansé pour nous au Poste, cependant que nous célébrions le 11 Novembre avec un mauvais mousseux.

Aujourd’hui, pêche et lessive.

Dimanche 13 Novembre.

Peut-être demain le départ… journée morne — J’en ai assez d’ingurgiter haricots et couac. Mes cuisines ne varient pas.

Chasse — ennui — cafard — Ah ! partir enfin… Et toujours pas de canot.

Le motoriste vient d’arriver.

  1. N’a pas été fait depuis l’explorateur Leblond en 1700.