Aventures en Guyane/04

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René Julliard (p. 219-255).

CHAPITRE IV

LE CAMP ROBINSON

J’ai couru le bois sans résultat. Tout est désert. La tête me tourne à regarder les cimes des arbres. La crique, dont les eaux basses montrent le fond, ne semble pas riche en poisson ; mais de toute manière, pour pêcher il faut des appats, de la chair ; j’essaie vainement avec des graines, des vers, des insectes.

Dimanche 1er Janvier 1950.

Lèvres sèches, langue enflée, violentes douleurs d’estomac, besoin immense de mastiquer quelque chose. Le pinot me calme quelques secondes, palpitations, essoufflements.

Me levant du hamac, j’ai des vertiges. J’essaie tout de même de commencer le radeau et d’abattre un arbre canon — Pas la force — Si demain je ne mange pas, ce sera la fin car je ne pourrai même plus chasser.

Lundi 2 Janvier.

J’ai tué un petit lézard terrier. Je pêche sans résultat, de nouveau. La crique n’est infestée que de « yayas », poissons minuscules que j’essaie d’attraper durant des heures au bout du fil, sans y parvenir. Nausée, vertiges.

Mardi 9 Janvier.

Réunissant toutes mes forces, parti à la chasse. Une bande de « marailles » s’envole à quinze mètres, je les poursuis vainement. La carabine tremble dans ma main et je ne peux regarder les hautes branches. Boby devient méchant, il souffre. Ma cheville est enflée. J’ai mal.

Le soir, j’ai tué Boby. J’ai eu la force de le dépecer, de faire du feu. J’ai mangé et puis j’ai été malade car mon estomac resserré me cause une digestion douloureuse. Soudain, je me suis senti si seul que j’ai réalisé ce que je venais de faire et je me suis mis à pleurer, plein de rage et de dégoût.

Mercredi 4 Janvier.

Je me suis attelé à la construction du radeau. J’ai réussi à abattre un gros bois canon. Hélas, malgré l’orientation de ma coupe en champ découvert, il s’est abattu en plein bois et la cime, prisonnière d’autres cimes et de lianes, me nargue. Il me faudrait abattre dix arbres pour le coucher. J’ai mis deux heures pour abattre celui-ci, avec peine… et je le perds. J’essaie de récupérer. Quoique ma faim soit calmée, la fatigue persiste, je me sens vidé. L’après-midi, j’ai abattu un autre bois canon ; la sève jaune jaillissait comme une fontaine avec force, m’aspergeant tout entier.

J’ai dégagé au sabre le tronc tombé dans les broussailles, puis j’ai commencé à le débiter en morceaux de trois mètres. Ma hachette de camp, minuscule, est insuffisante pour un tel travail. Je n’ai pas su le prévoir et c’est bien là ma faute.

Le travail est harassant, j’ai l’impression de ne jamais pouvoir le mener à bien. Je hache de mon mieux mais ce sont mes forces qui me trahissent. Je n’en puis plus, je ne peux plus.

J’ai coupé deux rondins. Les faisant glisser jusqu’à la rivière sur un lit de branchages, je les ai conduits sur les roches du saut où je vais entreprendre la construction. Ça flotte, mais je pense qu’il en faudra beaucoup pour me supporter avec le sac. La cheville toujours enflée me manque parfois et je tombe, demeurant longtemps avant de pouvoir me relever. Je crois avoir des nerfs démis, ils forment une véritable boule, dure et violacée.

Jeudi 5 Janvier.

Me suis mis à terminer l’abattage du premier bois canon puis j’ai commencé à en abattre un autre. Je dois abandonner le tronc creusé de moitié, n’en pouvant plus. Je supplie Dieu de m’accorder la grâce d’un miracle, de faire souffler un vent violent qui, balançant le tronc, le mette à bas… Enfin, le vent s’est levé avec force, j’ai entendu un bruit immense, puis le bois canon est tombé d’une seule masse en terrain découvert. J’ai remercié Dieu de sa clémence et, fort soudain de ce miracle, me suis mis à ébrancher, émonder, tailler, hacher. J’ai trois beaux morceaux de trois mètres et quarante centimètres de diamètre ; le reste est débité en traverses. Impossible de le faire plus large, la crique étant étroite et encombrée. Le radeau, à peine ébauché, s’annonce déjà très lourd et ne me porte pas encore…

En débitant le tronc et voyant qu’il était retenu par un jeune arbre qu’il avait écrasé, je me suis mis en devoir de trancher cet arbre et mettre le bois canon complètement à terre. À coups de hache, je commence à l’entamer ; soudain, sous le poids du gros tronc, il cède et, comme un ressort, se relevant à la verticale me cueille au côté droit de l’estomac, me projetant au milieu des broussailles, tordu de douleur, à moitié sans connaissance. Je crois avoir quelques côtes abîmées. Impossible de lever le bras droit ou de respirer profondément. J’ai mis longtemps à récupérer. J’ai davantage de difficulté à continuer le travail et transporter les lourdes traverses du lieu d’abattage à la rivière.

J’ai réuni toutes les cordes que je possède puis j’ai cherché des lianes et j’ai amarré solidement les traverses. Je pense qu’il va me porter… non… oh ! rage, je me sens prisonnier, du Tamouri…

Je vais essayer d’agrandir le radeau, il faudra bien qu’il passe tout de même. J’abats un nouvel arbre, le débite, rajoute un tronçon de trois mètres, couvre le châssis entièrement. J’espère que, cette fois, ça ira. Il ne me reste plus qu’à égaliser les rondins rajoutés et les lier.

Depuis hier matin je n’ai rien mangé sinon trois petits oiseaux et trois minuscules « yayas » pêchés par miracle et dévorés crus avec tripes et arêtes pour faire plus de poids à mon estomac. Ce soir, je suis allé chasser à nouveau sans résultat. J’ai trouvé des capsules d’ « Awara » que j’ai mis à rôtir. C’est une véritable bourre et ça a le goût du foin. Je pense à Boby, je sens maintenant combien sa muette présence m’était nécessaire. Plus personne au camp, le soir, pour m’accueillir, plus d’aboiements, plus de caresses… je suis seul. Pauvre Boby !

Vendredi 6 Janvier.

Je n’en puis plus. J’ai chassé à nouveau toute la matinée sans résultat… rien, rien, rien. Bois et rivières sont morts, atrocement vides, j’ai l’impression d’évoluer dans un désert immense prêt à m’écraser. Mes forces déclinent de jour en jour. Je me demande parfois comment il se fait que je tienne.

Je m’y prends à dix fois pour lier une traverse… Ah ! comme je me sens las aujourd’hui ; vais-je mourir de faim ici ?

Je fonce à nouveau comme un désespéré, à la chasse, m’enfonçant profondément dans le bois, fouillant les vieilles souches, les troncs creux, explorant les trous, les feuilles, recherchant une tortue, un serpent, un lézard, quelque chose enfin de rampant, car je rampe, je me fourre partout, nu, barbouillé de toiles d’araignées. Évidemment, quand on cherche un serpent pour le manger, impossible de le trouver. Il est là où on s’attend le moins du monde à le découvrir et justement à l’instant précis où on préfèrerait l’éviter. Pas l’ombre, pas la trace d’un seul. Et les tortues… elles qui se sont toujours providentiellement présentées les jours de famine. J’explore chaque mètre de terrain, dans les creux de montagne…

Je m’arrête épuisé dans une clairière ouverte par un orage et encombrée de troncs abattus dans un fouillis gigantesque. Seul, tout droit, décapité, blanc comme neige et centenaire, un arbre mort se dresse et son sommet s’auréole d’or en même temps que je perçois un bourdonnement actif.

Une ruche… donc, du miel ! au travail ! J’ai ma hachette, mon sabre, des allumettes, quelques bouts d’encens. Je me fraie un passage jusqu’au géant foudroyé, l’attaque, le vieux bois m’éclabousse, cède, se fend, craque et le tronc s’abat… Je fuis, j’épie… l’essaim. tranquillement, a suivi la chute et auréole toujours le nœud creux dont l’antre noire révèle la ruche.

Malheureusement, le tronc est tombé de telle manière que la ruche, bien que située à un mètre au moins du sol, est à demie enfouie dans un lacis très dense de lianes, de feuillages et de branches mortes.

Pour approcher sans être vu, je taille un tunnel dans lequel je me glisse en rampant. J’arrive ainsi juste au-dessous de la ruche. Alors je prépare un bon petit feu de bois et lorsqu’il est bien pris, je le couvre de feeilles vertes et humides. Une fumée épaisse monte, se glisse sous le tronc, varie suivant les courants d’air puis enfin envahit la ruche.

Gros émoi, bourdonnement redoublé, une partie de l’essaim demeure fidèle au poste, les abeilles agglutinées les unes aux autres, formant une véritable barrière d’or scintillant et l’autre partie part en patrouille dans les broussailles, pique, virevolte, volant au-dessus de moi et ne me rassurant guère.

Enfin, au bout d’une demi-heure, j’estime que l’ardeur belliqueuse de ces dames est diminuée et, mettant des braises dans un grand fruit sec formant coupe, hâtivement je me redresse ; taille à droite, à gauche, émerge du fouillis le nez sur l’essaim agglutiné et subitement cerné par la patrouille, je tiens la coupe devant la ruche, m’en servant comme d’un bouclier ; mais je les sens prêtes à braver Je feu et pas du tout endormies. Je n’ose bouger. L’une d’entre elles passe sur mon front… frisson… non… l’autre sur la main, aïe ! elle a piqué… je tiens bon et, décidé à risquer le tout pour le tout, enfourne le machette dans le nœud à miel et commence à décoller la ruche. Soudain, la coupe que je tenais dans la main gauche s’enflamme et me brûle atrocement. Je lâche tout et c’est le désastre, sans défense au milieu de l’ennemi qui, délivré, se rue, m’assaille. Je hurle, piqué à vif de partout, essaie de courir, m’empêtre dans les lianes, tombe, me gifle, rage, peste… enfin, elles m’abandonnent.

Essouflé, geignard, adossé à un tronc d’arbre, brûlé partout, je sens la migraine envahissante et pas de miel !… Après ça ? Ah ! non alors !

Je reprends le chemin de la ruche, allume un brasier capable d’incendier toute une forêt, m’asphyxie à moitié, me brûle, mais réussis à décoller la ruche et l’emporte précieusement au camp.

Ça m’a donné un quart d’eau tiède et sucrée, un sirop de miel que j’ai payé au prix fort.

Je suis boursouflé et semble être sur un gril.

Enfin, un peu réconforté, je me mets au radeau et l’eau glacée de la chute cicatrise, calme brûlures et piqûres. Hélas ! même consolidé, le plateau ne me porte que difficilement et assis dessus, j’ai de l’eau jusqu’au ventre. Il est terriblement lourd et, même à vide, accroche le fond. Soixante-quinze kilomètres de criques encombrées à parcourir avec cet engin !… c’est à désespérer. Soixante-quinze kilomètres de bois à tailler, de rapides à passer, dont quelques-uns redoutables !…

Au fond, ce ne serait rien si j’étais fort, si je mangeais ne serait-ce qu’une fois par jour… Hélas, mes forces tiennent surtout dans mes nerfs. Malgré le chaud soleil qui brûle la roche, j’ai froid, j’ai toujours froid depuis quelque temps, je frissonne sans arrêt… sous l’Equateur !

Manger ! ah ! manger… Impossible de pêcher, j’ai exploré la crique dans tous les azimuts, les eaux sont trop basses et pourtant, chaque jour, le soir surtout, il pleut ; mais nous ne sommes qu’à la petite saison des grandes pluies de Décembre à Janvier… Je ne vais tout de même pas attendre le déluge de Mai !…

Oh ! que je suis las aujourd’hui. Je pense à la maison, à vous deux ! Maman, maman ! combien j’aurais besoin de ton amour aujourd’hui !

Je suis retourné à la chasse… rien ! Mais pourtant, je veux vivre, être fort, m’en sortir, manger. Je veux revoir mes parents, les embrasser, les rendre heureux ; je puis tellement les chérir ; pauvres ou riches, qu’importe, si nous sommes tous les trois. Oh ! mon Dieu, faites-moi vivre, accordez-moi la grâce de les revoir.

Combien, crique tant espérée, tu me parais désolée ! que tes rives sauvages sont désertes comme tes eaux, glacées et indifférentes. Et puis, il y a le bruit incessant et régulier de la chute qui m’obsède, m’abrutit.

J’entretiens toujours du feu, dans l’espoir de tuer quelque chose, afin de pouvoir le rôtir aussitôt… et puis, le feu, au moins, ça fait vivant ! Mais hélas, le boucan est vide… Oh ! combien j’ai faim, mon Dieu. J’ai trouvé un pinot Je l’ai abattu, décortiqué, mangé ; c’est toujours ça… Puis, songeant à vous deux, oh ! mes parents chéris ! songeant à vous qui voulez me revoir, je me suis remis au radeau. J’ai encore lié des traverses, abattu un bois canon, commencé à le débiter. Non, Dieu ne m’abandonnera pas ! Je dois souffrir pour réussir mais je reviendrai et ceci est ma pénitence pour n’avoir pas assez prié ces dernières années.

Il n’est pas si simple qu’on l’imagine de construire un radeau, sans clous ni cordages, ni scie, ni poutre, ni planches. Une hache, un sabre, des lianes qu’il faut aller chercher parfois bien loin dans le bois pour trouver celles qu’il faut et qui, malgré tout, n’ont pas tellement de souplesse. Mais enfin, on y arrive. Ce n’est pas bien beau, ni très bien ajusté mais ça tient, ça flotte tant bien que mal et ça vous porte, vous, les bagages, un peu mouillés, mais qu’importe. En mer ou sur un fleuve, on peut construire quelque chose de large, de stable… ici, dans ces couloirs aquatiques parfois tellement resserrés qu’ils ne sont pas plus larges qu’un mètre ou deux, il faut de la sveltesse ; de la légèreté… demander cela à un radeau, évidemment, ce n’est pas possible !

Demain matin je pars : trente-cinq kilomètres jusqu’au Camopi, quarante environ jusqu’au village de prospecteurs (Bienvenue).

Je pense couvrir cela en vingt jours car, le plus souvent, au lieu de naviguer, je devrai tirer le radeau, le haler sur les fonds caillouteux ou sableux.

Exceptés les sauts, le Camopi ne présentera pas, je pense, les mêmes difficultés. En tous cas, avant le départ j’espère bien manger, ne serait-ce qu’un petit poisson, un petit oiseau… En forêt, dans ces conditions, c’est la Providence qui vous sert. On marche des heures, des jours, explorant les coins et recoins de la grande forêt sans rien découvrir et puis, lorsque, fatigué, vous faites, la pause affalé au pied d’un grand arbre, ayant perdu tout espoir, vous voyez apparaître un hocco, une tortue, une perdrix — cela dépend de l’endroit — ou alors, une bande gloussante de « marailles ».

Ceci, hélas, n’est pas coutume et il ne suffit pas de faire la pause pour manger, mais il faut bien courir et le plus triste, c’est que bien souvent, d’une manière ou de l’autre, on ne voit rien. Je ne sens plus la faim, sinon la lassitude et puis, il est vrai, il y a l’excitation du départ de demain.

Samedi 7 Janvier.

J’ai chassé encore vainement ; il semble que les dieux de la chasse me soient décidément hostiles. Je charge les bagages sur le radeau et les amarre solidement. Ça flotte ainsi mais, avec moi, c’est le naufrage. Et bien ! je tirerai le radeau tout au long du chemin, tantôt marchant, tantôt nageant. Je dis un adieu sans regrets au camp Robinson, et en route…

Il n’y a pas cinq secondes que j’ai quitté le saut et me voici échoué. Je dois enlever les pierres d’un fond particulièrement haut, les unes après les autres ; enfin, ça passe. Les premiers obstacles sont allègrement franchis. Je hache de mon mieux et livre passage mètre par mètre au radeau que le courant, violent parce que prisonnier de falaises glaiseuses, emballe. Un petit tronc mal placé situé entre le fond et un arbre immense tombe et retenu par la berge à fleur d’eau m’empêche d’avancer. Avec la scie ce serait commode ; à la hache c’est impossible. J’essaie vainement de le briser, de le déplacer, il est mince, mais résistant en diable. Je décide alors de le couper au sabre et au couteau, ne pouvant faire de force pour le frapper, étant donné sa position ; je le tranche littéralement, le grignote, le scie bribe par bribe, le taille comme un crayon mais… quel crayon !

De l’eau jusqu’au cou, à plat ventre, sur le fond ou presque, j’en viens à bout en trois heures ; le passage est libre.

Je décharge le radeau, le coule, le fais passer ainsi de justesse sous le gros tronc, recharge et pars.

L’après-midi est bien avancé, j’ai parcouru environ cent mètres !… et soudain, ce que je redoutais arrive : c’est la catastrophe, le naufrage. Une branche immergée, que je n’ai pas vue, retient le radeau par un côté, le courant violent le pousse sur la berge abrupte où il se plaque, se soulève et, les bagages noyés, luttant avec la force du courant, j’essaie, mais en vain, de le redresser. La rage au cœur, j’abandonne, plonge à la recherche de la hache qui a disparu, la retrouve heureusement, défais les amarres et, sac au dos pesant doublement parce que trempé, je retourne au camp Robinson où un profond découragement s’empare de moi. Quelle fatalité… oh ! Tamouri !…

Je fais rapidement du feu ; fort heureusement, les allumettes dans un sac étanche avec l’appareil photo et les pellicules sont intactes ; le reste ruisselle et, tendant des bambous sur le foyer, j’étale mon barda pour le faire sécher. Oh ! puis, après tout, rien n’est encore perdu. Je réfléchis à la situation.

D’abord manger, donc : chasser ; je huile la carabine, prends quelques balles que j’avais graissées pour les protéger de l’humidité et prends le chemin de la forêt.

À la nuit j’ai tué deux petits oiseaux gros comme des moineaux, maigre repas qui me laisse sur les dents ; je les ai à peine plumés et passés à la braise. Côtes, tripes, os et becs, tout y a passé. Je me demande combien de temps on peut tenir à ce régime. Je crois bien avoir l’occasion unique d’en faire l’expérience. Tenir, ma foi, on tient, mais faire un effort !… Par exemple, vais-je pouvoir construire ma pirogue ? car c’est la dernière solution ! Abattre l’arbre, le creuser, lui donner la forme…

Cette nuit, je n’ai pas pu dormir pensant à mon étourderie. Il était à prévoir qu’un radeau ne pourrait jamais aller bien loin sur une petite crique comme celle-ci. Il faut une embarcation étroite et légère, capable de se faufiler partout.

Je n’ai pas su le prévoir. Mea culpa ! Ce voyage m’instruit énormément et c’est au fond la préparation vraiment indispensable aux Tumuc Humac que j’affronterai ainsi, fort de mon expérience et aguerri en toutes choses.

Décidément, Brésil et Guyane, quoique voisins, ne présentent pas les mêmes aspects et mes expéditions au Matto Grosso ne m’ont donné qu’une expérience toute relative de la vie du grand bois. À chaque pays ses caractéristiques, il est bien vrai et, dans chacun, l’homme doit faire un apprentissage.

J’ai pensé partir à pied, mais l’état de mes chevilles enflées m’interdit d’y songer plus longtemps et puis, j’ai décidé d’achever la jonction par le Tamouri et le Camopi et bien, je l’achèverai ainsi et pas autrement.

Mais à tout prix je dois manger, il ne faut pas me laisser mourir de faim. Il faut manger ; pas de secours à espérer, ni de manne du ciel. Je suis seul, à moi de me débrouiller et je vais me débrouiller. Je tuerai, je mangerai, car je veux vivre, revoir ceux qui me sont chers, revoir la foule, la ville, la maison ; vivre enfin et pas achever ma carrière sur les bords du Tamouri comme un incapable ou un infirme.

Oh ! mon Dieu, donnez-moi des forces, du courage. Maman, si tu savais comme penser à toi me donne une raison de persévérer et d’espérer… à vous deux, mes parents chéris, car je vous ai promis de revenir, je reviendrai.

Un instant, j’ai pensé que j’allais mourir de la manière la plus atroce qui soit, mourir de faim ; mais mon subconscient veille et je sais que je m’en sortirai, que cette aventure prendra fin mais demeurera à jamais la plus belle que j’aie vécue jusqu’à maintenant.

Le tonnerre gronde avec force, il souffle un vent d’orage et, lorsque les nuages chassés par lui découvrent la lune quelques instants, je vois, se découpant sur le ciel noir, les silhouettes livides des arbres canons qui oscillent follement dans tous les sens et, de mon hamac, ça me donne le vertige ; alors, je ferme les yeux et j’essaie de dormir, mais sans pouvoir y arriver.

Malgré le feu, j’ai froid ; je suis couvert cependant. Est-ce un signe de faiblesse ? Pas de fièvre pourtant car, grâce à Dieu, à part la dysenterie du Tamouri et quelques accès de palud larvé, je suis en bonne santé.

La pluie tombe. La nuit est profonde ; nous sommes maintenant en pleine saison des pluies. Mauvais pour la chasse !… quant à la crique, les eaux vont monter.

Ah ! si je pouvais manger, qu’importerait la pluie, mes chevilles et jusqu’au côté droit contusionné qui se mêle de me tracasser et me fait souvenir de l’arbre ressort.

Dimanche 8 Janvier.

Le soleil s’est levé, puis il a disparu. Il pleut, ça s’arrête, ça recommence, ça me met les nerfs en boule.

Je viens de tuer un bébé « toucan » de la grosseur d’un pigeonneau. Un véritable coup de hasard ! Je l’ai mis à la casserole pour faire un bouillon avec de l’huile… d’armes. Avant de quitter Maripasoula, j’avais presque terminé un petit bidon d’huile à carabine. Alors, je l’ai rempli d’huile comestible, brassant le tout comme un cocktail. Ça sent un peu le lubrifiant, ça en a même la couleur. Bah ! ce n’est pas tellement mauvais.

Du tout, je n’ai laissé que le bec et les pattes, réussissant à mastiquer les os. C’est que je veux sentir mon estomac se calmer ! je veux le sentir plein ! J’ai gardé le bouillon pour ce soir. En fait, il m’occasionne de sérieuses coliques, dysenterie, et me rend ivre.

En plein après-midi, — car je n’ai pas attendu le soir — je me suis traîné jusqu’au hamac et m’y suis endormi comme une masse. Je me suis éveillé fort tard et aussitôt je suis allé à la chasse. Triste retour avec un petit régime de « paripou » et l’estomac lesté de deux cœurs de pinots.

J’ai couru les marécages et les collines sans succès. Juste avant la nuit je suis allé visiter l’arbre choisi pour être abattu et creusé. Ma hachette ébréchée, en une heure de travail, ne l’a pas entamé de plus de cinq centimètres et il mesure plus d’un mètre de diamètre !

Mes pieds garnis d’épines d’awara suppurent ; quoi que la plante durcisse, je suis encore sensible et ne peux, comme les Indiens, courir sans grimaces les buissons épineux.

Trois heures du matin… le froid m’éveille comme d’habitude et il m’est absolument impossible de me rendormir. Je ranime les braises, je, fume, j’allume la bougie, j’écris… J’attends le jour avec une impatience fébrile car c’est maintenant que l’on songe à des tas de choses qui vous amolissent.

Ah ! un bon café, un bonjour, une caresse… Rester ainsi me fait songer que jamais je ne reverrai tout cela et les idées noires arrivent en foule.

Alors, j’essaie de penser à l’arbre qu’il va falloir tout de même abattre, creuser, tailler avec ma malheureuse hachette. Là encore : « mea culpa » pour n’avoir pas pensé à emporter une hache. J’ai voulu économiser sur le poids. Je pare cette peur d’effort supplémentaire.

Je songe à la chasse, de tout à l’heure ; j’irai dans les marécages, de l’autre côté de la crique. Peut-être y trouverai-je quelque cochon se vautrant dans la boue ? un hocco et sa compagne se promenant ?

C’est un pécari qu’il me faudrait abattre, de manière à assurer mon ravitaillement pour une dizaine de jours et travailler au canot, en pleine forme et sans soucis. Je ne puis raisonnablement entreprendre à fond sa construction ; la recherche de ma nourriture accapare presque toute la journée et, arrivant de ces courses, je suis trop las pour me mettre au travail.

Malheureusement, avec la pluie, les bandes de pécaris se tiennent dans les hautes terres, bien loin des criques et je doute avoir la chance d’en rencontrer.

Le plus pénible est de marcher pieds nus. Ça m’effraie au départ… puis j’y songe ensuite quand ça fait mal

Quel froid ! et dire que nous sommes sous l’Équateur ! J’ai un anorak de chasse conservé par miracle en plus de ma chemise et parce qu’étant imperméable : je l’enroulais autour de la caissette de pellicules. J’ai mon short, ma couverture ; la moustiquaire est bouchée, le feu tout proche ranimé et je frissonne sans arrêt. De toute manière, l’aube est glaciale en saison de pluies. Pour les Tumuc Humac, j’aurais dû prévoir un assortiment complet de lainages.

Une semaine de passée sur la nouvelle année… car, au fait, nous sommes en 1950. Le Jour de l’An a été pour moi un jour comme les autres, sans plus. Évidemment, j’ai songé à tout ce qui se passait à la maison, aux petits cousins venant avec l’éternel « Bonne année », aux fleurs, aux petits cadeaux, aux embrassades… J’ai souhaité une bonne année à mes parents et puis, j’ai tout fait pour ne plus y songer… et j’ai réussi ! Allons ! si pénible soit-elle, cette aventure est merveilleuse et le sera encore davantage dans mes souvenirs. Comme disait l’un de mes bons vieux professeurs :

— Ratiotionnons… allons !

Et il détachait les syllabes… Eh bien ! oui, ratiotionnons, on en sortira que diable. Courage, patience, ne pas perdre son sang froid et, avec l’aide de Dieu, tout cela finira bien. Et puis, s’il n’y avait pas tous ces petits ennuis, quel intérêt aurait eu ce raid ?

Pas de bêtes fauves ; pas d’Indiens sauvages, pas de coups de révolver ni de chevauchées héroïques… rien de ce qui faisait le charme du « Matto Grosso ». Simplement, un petit train-train de broussard solitaire, qui possède un charme aussi prenant mais plus, discret par ce que noyé par la solitude et le silence des grands bois déserts.

Souvent je me désespère d’être désespéré, mais il n’est pas facile de garder toujours le sourire. Cependant j’essaie ide vaincre cette tendance au découragement et j’y réussis fort bien, tout simplement en écrivant et en analysant les raisons de cet état.

Allons… pas de fêtes ni de matinées grasses pour le solitaire ; c’est la lutte constante pour manger et vivre.

Voici le petit jour bien avancé et le vacarme des singes rouges faisant place au concert des petits oiseaux. Il est l’heure de partir, de quitter le camp Robinson mais, si comme le héros sur son île je suis bloqué sur le Tamouri, lui au moins avait à sa disposition des outils, du blé, même une chèvre… et du lait et du fromage. Ah ! le veinard… Et puis, il y a eu Vendredi, les sauvages, bref, du mouvement.

Carabine en bandoulière, sabre en main, une corde autour de la taille retenant la hache, un garrot, un couteau de poche, des allumettes, de l’encens, du tabac, ma pipe… Je suis paré et, le vieux feutre planté sur la tête, je fonce allègrement et traverse la crique pour joindre le marécage.

Mardi 9 Janvier.

Ah ! parlez-moi des pécaris… Rien dans les marécages hier. En traversant la crique, je prends le chemin de la grande forêt dans l’après-midi et, alors que j’allais retourner au camp, bredouille, je perçois fort loin l’aboiement d’un troupeau. Je fonce aussitôt. La meute, semblant deviner la poursuite, s’éloigne davantage et moi, ne voulant pas la perdre, m’entêtant, je la suis… J’ai suivi longtemps, de plus en plus loin et je me suis aperçu que la nuit venait. Alors j’ai abandonné, prenant le chemin du retour. Mais avec la pénombre du soir ne distinguant plus mes traces, je me suis perdu.

Affolé un instant, j’ai décidé de dormir à la belle étoile et d’attendre le jour. Quelle nuit !… pipe sur pipe, impossible de fermer l’œil à cause des mouches et des moustiques s’agglutinant sur mes plaies aux jambes, les fourmis se glissant avec dextérité et voracité partout.

Oh ! combien j’ai béni le petit jour ! Hélas ! pour m’orienter, le soleil étant encore couché, j’ai dû attendre son apparition, plein d’impatience. Las ! le temps est couvert… Je réfléchis, je n’ai pas dépassé la piste de plus de deux ou trois kilomètres, donc rayonnant en étoile, partant de ce lieu et parcourant cette distance dans tous les azimuts, je dois la retrouver.

Premier rayon, rien ! second, rien… Le soleil enfin apparaît déjà assez haut. La piste étant S.E. vers la crique, je fonce, prenant la droite du soleil et c’est enfin le concert familier, à peine perceptible mais rassurant de la chute. Coupant à travers bois je me dirige vers elle l’estomac sur les talons, sachant bien que rien ne m’attend vers le feu pour me réchauffer après une nuit pareille.

Je cherche vainement… ni tortue, ni lézard, ni oiseau. Le temps orageux écrase la forêt silencieuse et humide ; et c’est alors que, tout près de la crique, levant la tête vers une cime où j’, ai perçu un, bruit, j’aperçois un gros fruit vert suspendu comme à un rameau… Intrigué, je m’approche, renifle… un oranger ! Le fruit est une superbe orange et j’en découvre six autres de tailles différentes, toutes aussi vertes mais toutes aussi tentantes. Avec ravissement et sans souci des épines j’entreprends ma cueillette. Sept oranges, quelle merveille !

Je les dévore incontinent, la première avec l’écorce, épluchant les autres et conservant les pelures pour mettre à macérer et obtenir une infusion. L’estomac bien lesté, arrivé au camp, j’ai allumé un feu et me suis réchauffé cependant que dans ma casserole à tout faire mijotent les pelures d’oranges. Je bénis les Indiens qui, habitant autrefois ces lieux, y ont planté un oranger… mais peut-être n’est-il pas solitaire ? Tout-à-l’heure je retournerai sur les lieux de l’abatis maintenant noyé par la forêt…

Des oranges ! Je n’aurais jamais rêvé d’une telle aubaine.

J’écrivais ces notes lorsqu’une bande de petits macaques envahit un arbre voisin. Je quitte là mon carnet, saisis la carabine et, progressant par bonds et par reptations, réussis à m’approcher assez près. Mais ils m’ont déjà vu et, avec de petits cris et une agilité phénoménale les voilà lancés de branche en branche, s’arrêtant une seconde derrière un tronc, m’épiant, me faisant la grimace, repartant toujours plus loin, moi à leurs trousses, et sans résultat. Impossible de les saisir dans la mire : c’est tirer une assiette au vol ou une balle de ping pong lancée de main de maître… et encore ! le champ étant limité et découvert on aurait plus de chance ! Il me faudrait un fusil de chasse. Une seule cartouche en a battrait une demi-douzaine même en pleine voltige : J’avais pensé à cela, mais le poids et le nombre des cartouches à emporter pour un voyage de longue durée m’avait effrayé et puis, l’humidité agissant fortement sur les balles cependant mieux protégées, aurait tôt fait de les périmer.

Je suis retourné à l’oranger qui est, hélas, solitaire, mais après une course harassante dans le bois, à demi endormi, j’aperçois un rapace énorme, volant très haut par dessus les cimes, qui s’abat soudain sur l’une d’elles. Je le guette, le suis, cherche dans le feuillage dense, l’aperçois, J’ajuste. C’est alors que survient un couple d’aras coléreux qui le chassent et le poursuivent à grands cris, hors de portée. Pestant contre ces importuns, me fiant à leurs cris perçants, je continue, espérant retrouver tout de même le trio.

Je perds les aras mais retrouve le rapace, tout blanc, tacheté de beige, posé, se remettant sans doute de ses émotions. Il est sur un arbre situé au flanc d’une colline ; je tire, il chancelle, se reprend, se pose plus loin… nouvelle poursuite. Des feuilles se tachent de son sang qu’il éparpille d’un vol faible ; je suis plein d’espoir et soudain il disparaît dans une cime tellement feuillue que malgré mes efforts je ne puis le retrouver. Désespéré, talonné par une faim de loup malgré les oranges de la matinée, je tourne et vire essayant de trouver.

La journée se termine, je ne veux pas recommencer l’aventure du pécari, alors je décide de rentrer.

Je m’assois un instant sur un géant couché et vermoulu… mes yeux suivant sa perspective se posent sur une tache jaune entre deux morceaux de tronc, au ras de terre…

je m’approche et n’en crois pas mes yeux… une tortue ! aussitôt saisie, je la retourne, place deux batonnets sous la carapace, l’un devant, l’autre derrière, lie le tout solidement avec des lianes et, passant ma corde sous cet assemblage, l’installe sur mon dos et, tout heureux, arrive au camp. Vite du feu ! nettoyage de la casserole — les braises vont bon train… à la tortue !

La préparation d’une tortue est devenue pour moi un rite sacré et immuable, car c’est un véritable régal et je sens un nouvel afflux de force et d’optimisme à chaque digestion de cet animal providentiel qui, dorénavant, me servira de fétiche.

Avec amour et pitié j’entreprends à la hache de séparer la carapace. C’est un travail fort délicat et assez long car la carapace est dure, la hache glisse et il s’agit de bien retirer le plateau inférieur sans ouvrir les tripes, ce qui serait un désastre.

Lorsque les quatre attaches de corne sont tranchées et le plateau découvert, je scie avec mon couteau à cran d’arrêt la peau y adhérant encore, puis il faut faire une sacrée, force pour arracher cela, mais on y arrive.

Je suis dans l’eau jusqu’aux genoux, les petits poissons attendent leur pâture en mordillant mes jarrets, et la tortue, posée dans un creux de rocher, enfin ouverte, n’a pas perdu une goutte de son sang précieux. Je racle soigneusement le plateau inférieur, des bribes de chair y adhérant, puis retirant les intestins et l’estomac, je les presse, les vide, les ouvre, les tranche, les lave et… à la casserole !

Absolument rien ne doit se perdre — au tour du foie, du cœur, des rognons ; enfin, de la tête et du cou. La casserole est presque pleine, je verse alors tout le sang recueilli dans la carapace pour achever de l’emplir, puis je compose le menu.

En y réfléchissant, je tempère l’ardeur du feu afin d’obtenir une bonne braise, sans flamme ni fumée.

Le sang, ce soir, sera bouilli… la prochaine fois, il sera frit ; cela, suivant mon caprice donne une pâte à boudin au fumet délicat. La carapace me sert de plateau à viande. J’y laisse, avec les poumons, l’arrière-train et les pattes postérieures, plaçant le tout dans le hamac et fermant bien la moustiquaire car mouches et fourmis auraient tôt fait de festoyer sans l’abri de ce garde-manger improvisé.

Je m’assois alors près du feu et surveille la cuisson de la soupe, une cuillère à la main, un quart d’eau froide à portée. Si ça bout trop fort, je retire la casserole, tempère les braises et remets de l’eau froide faisant après le gros bouillon indispensable, mijoter à feu doux. Je goûte, j’attends… c’est cuit mais j’hésite avant de le retirer, ça pourrait être mieux cuit… Enfin, ne pouvant plus tenir, je me décide, je goûte encore… oh ! soupe exquise ; je couvre la casserole du plateau inférieur de la carapace et pars fumer une pipe dans le bois, car malgré ma fringale je ne veux pas encore manger… et cependant… je reviens au camp, je vire, je tourne, évitant de regarder la casserole, coupant du bois, écrivant, fumant, reprisant chemise ou short. Alors je n’en peux plus… À table !

Oh ! délice… hélas, c’est vite fini. Je racle le fond de la casserole où sont collés des morceaux de boudinet quand cela est fait, je m’assois, accoté au sac à dos, bourre une bonne pipe et la fume, buvant à petites gorgées le bouillon, le premier bouillon qui est le meilleur. Ma faim s’excite, car ceci, c’est l’entrée, la gourmandise. Tout à l’heure, on va passer au plus consistant. Nouvelle soupe avec les pattes de devant préalablement flambées. Le bouillon est moins riche mais n’en demeure pour autant qu’un régal exquis. Quelle saveur !… Aux pattes !… je n’y laisse que la corne des griffes et lorsque j’ai achevé de ronger les os (ceux que je ne puis mastiquer), les fourmis elles-mêmes, désespérées, ignorent ce que je leur abandonne… Nouvel arrêt — ma faim redouble — même jeu avec l’arrière-train, plus gras, plus savoureux encore… dernier bouillon… puis c’est fini, bien fini — et cependant, je me sens capable d’en manger encore une demi-douzaine de la même taille car ma faim est inextinguible.

Je crois que, de ma vie, je n’ai goûté chose aussi délicieuse que la tortue. Avant ce voyage, je n’avais jamais eu l’occasion d’en manger. Maintenant j’en raffole. J’ignore ce que cela peut donner, bien préparé avec du curry, du sel, et d’autres condiments mais, tel que, à la broussarde, dans son sang, dans son jus. Voilà une grande journée de plaisir en perspective dans ma randonnée solitaire. Il est vrai que ma grande préoccupation c’est de manger et faire la cuisine, la bien faire avec les moyens du bord, une grande joie que l’on s’accorde, une sorte de cinéma du dimanche, reposant des soucis de la semaine.

La préparation est ardue, pénible, mais qu’importe, la faim semble calmée et l’on se donne avec amour à son rôle de maître-queue. Pour préparer une tortue il ne faut pas avoir le cœur sensible car j’ai rarement vu animal aussi long à mourir. Coupée en deux, vidée complètement, sa tête se démenait, les yeux lucides, la gueule s’ouvrant et se fermant, cependant que le cou ridé se tendait désespérément. Coupant le cœur et le gardant dans la main, il bat longtemps encore et, cette chose vivante sortie de ce corps mort est une chose inouïe.

Gardant l’arrière-train pour le soir, le mettant enfin à rôtir puis à la casserole, voici la queue émergeant du bouillon qui s’agite et les pattes qui nagent, menaçant de renverser la casserole en équilibre sur les bûches. C’est un véritable assassinat et si les yeux étaient plus expressifs et si je n’avais si faim, je n’aurais pas eu le courage de tuer une tortue.

Ce soir, quoique ma fringale ne soit pas apaisée, je me sens satisfait. Adossé à un tronc d’arbre, fumant la pipe et savourant le dernier bouillon, je goûte pleinement la paix du crépuscule — clair par extraordinaire après les pluies de la journée et le grondement incessant d’un orage lointain. Je vois un ciel coloré, un large pan de ciel, découvert par l’éclaircie de forêt où se niche le camp. Les cigales chantent, quelques oiseaux, prêts à dormir, les accompagnent en sourdine et la note dominante de quelques crapauds-buffles réclamant encore la pluie, mais le lézard « engamul » avec son tic tac de moulin à vent annonce la chaleur, le beau temps pour demain peut-être.

Comme la jungle est calme, sereine ! Il est nuit maintenant mais la lune inonde le chaume du carbet. J’ai allumé un bout de chandelle et j’écris, reposé, heureux d’avoir eu une bonne journée de chasse, le corps délassé par un dernier bain au torrent qui continue ses chœurs, allègre ce soir parce que mon cœur est à l’aise et qu’il bat librement.

Je songe aux dures journées qui vont suivre mais je sais que je vaincrai. Je coupe ma corde de tabac pour la nuit, je tends la bâche sur le sac.

Les oiseaux du soir, aux cris tristes, commencent à se faire entendre. Je vais aller dormir et demain, dès l’aube, je prendrai le chemin du bois pour manger comme aujourd’hui, reprendre des forces et être heureux le soir. D’un seul coup, une troupe de singes rouges commence son concert et c’est lui qui va bercer mon sommeil.

Mercredi 11 Janvier.

La chasse n’a donné aucun résultat ; j’ai trouvé pourtant sur ma piste une bande de marailles et des macaques mais j’ai tiré en vain. J’ai cru d’ailleurs que la carabine allait éclater. Il y a eu un bruit d’explosion et un nuage de fumée… Une douille s’est ouverte en deux et la déflagration a noirci tout le chargeur.

Je me mets à l’arbre destiné à la construction de la pirogue. Je sens nettement que mes forces diminuent et je m’essouffle vite. Le travail n’avance guère. La hache ébrèche à peine le bois dur et, manquant de force, je manque aussi de précision pour ajuster mes coups. Attisée par le repas d’hier au soir, une faim ardente m’accable et me fait partir à nouveau en chasse. Oh ! rage, oh ! désespoir, oh ! forêt ennemie !… tout n’est que silence et désert, j’avance dans ce désert sans joie parce que sans soleil et vide de chants, de présence.

Dans un marécage j’aperçois des escargots se prélassant sur un fond de vase et d’humus. Me voici dans l’eau, le chapeau à la main, faisant la récolte. J’en ai bien six douzaines et ils sont de bonne taille. À nous, manger les escargots de Bourgogne. Je reviens au camp couper de vieilles souches flambant bien et fais mon feu. Jee passe les escargots à l’eau de la crique et, sans plus de façons, les mets à bouillir. Lorsque je pense que c’est cuit, j’essaie de les retirer de la coquille avec une épingle… impossible ! Alors, je me mets en devoir de briser la coquille et bientôt j’ai un plein quart de vers gras et dodus que je dévore avec appétit. Ça sent bien un peu la vase, mais qu’importe ! Quelle cuisine ! Maman si soigneuse serait horrifiée.

Alors que je mangeais, un gros corbeau est venu me rendre visite ; il s’est posé sur une branche toute proche, bien tranquillement, impeccable dans son habit de soirée, me regardant sous toutes les coutures. Je fais le geste de saisir la carabine… hop ! le voilà parti, disparu. Dommage maître corbeau, vous auriez servi de potage et de rôti.

Je suis retourné chercher des escargots, épuisant le marécage avec dix douzaines cette fois, gros et petits, tout y a passé ; mais après les avoir fait bouillir, afin de retirer l’odeur de la vase et cette viscosité un peu écœurante, je les ai fait rôtir dans la casserole, à sec, et même un peu brûler. C’est nettement meilleur. Je repars à nouveau, je veux satisfaire à tout prix ma faim, reprendre des forces. À nous deux, maîtresse jungle, je t’exploiterai à fond comme jamais souteneur ne l’a fait de sa maîtresse.

J’ai couru, j’ai, couru, j’ai fouillé, remué de fond en comble les taillis, les vieux arbres, les marécages et, au flanc d’une colline je tombe sur un gros fruit vert, de forme ovoïde, à peine piqué par les oiseaux et d’un volume tel que je suis tenté, le ramasse, l’ouvre d’un coup de sabre. Qu’est-ce donc ? En tous cas, chose rare en forêt ! car les fruits ne tombent que lorsqu’ils sont pourris ; et mûrs, ils sont rapinés par les singes et les oiseaux… Vénéneux ou pas ? Je cherche dans ma mémoire la nomenclature des fruits comestibles de la forêt, leur description… ouvert, un gros noyau se détache, découvrant une pulpe ayant la consistance et l’aspect du beurre, jaune… j’y suis, je me souviens de l’avocat dont je faisais mes délices au Brésil avec du sucre et du citron. À Cayenne, en vinaigrette… Un « taca », l’avocat sauvage de forêts de Guyane, fort prisé des voyageurs.

Je le consomme aussitôt sans sucre, ni citron, ni vinaigrette et le trouve délicieusement sucré, mûr à point. Aussitôt, je me mets en quête de l’arbre qui le portait, mais sans succès, les cimes sont trop hautes et on ne voit rien. Alors je cherche sur l’humus… Pas plus de succès, mais de petites graines grignotées par les singes, de peu de saveur et acides. J’en fais ample provision et la recherche continue. Je suis en pleine forme.

Cette fois, ce sont des graines ayant le goût de cœur d’artichaut que je découvre. Nouvelle cueillette… On arrivera bien à calmer cet estomac ! Voici un hors-d’œuvre naturiste qui ne devra rien à personne.

Un vol lourd soudain m’arrête… Une perdrix. Dieu ! qu’elle est belle dans ses plumes mauves, avec son allure de pigeon. Elle est à dix mètres, se présentant de côté, me regardant de son œil rouge. Je vise soigneusement, je tire… Rien ! la balle ne part pas. Rageusement, je recharge. La perdrix s’est tournée et se présente de dos… Feu !… Des plumes volettent et elle s’envole… Je reste marri de ma maladresse, tellement furieux que je m’injurie à haute et intelligible voix, fonçant dans les broussailles à sa recherche, m’égratignant, me blessant, voulant à tout prix avoir cette perdrix dont je perçois encore le vol de temps en temps et de plus en plus loin. Puis je la perds. Coléreux, prêt à me battre, une sorte de folie furieuse s’empare de moi : je trépigne presque, injuriant la carabine, la perdrix, courant comme un possédé, tirant des colibris, des oiseaux plus petits que mes balles. Et puis enfin, las, l’accès passé, dominé, je me reprends et souris de cet emportement… Du sang-froid, garçon ! du sang-froid !

Mais je me suis endormi le ventre creux malgré mes hors-d’œuvre, songeant au rôti perdu avec une amertume croissante.

Jeudi 12 Janvier.

Il était nuit boire lorsque je me suis levé. La lune déclinait derrière une frange échevelée de nuages noir,. Je distingue à peine la piste à un mètre devant moi. Qu’importe, je la connais par cœur de l’avoir faite tant de fois avec plus ou moins de succès. Je marche sans m’égarer mais non sans me farcir les pieds d’épines et trébucher à tous les obstacles mettant à vif les jambes déjà fort mal en point. J’avance en silence. Tout de même, pieds nus cela n’est pas facile. Je marche avec l’idée fixe de joindre certain vallon où je pense que se trouvent des tortues, car c’est l’endroit rêvé : humide, prospère, humus et vieilles souches. Or, ces dames sont matinales ; à moi de les surprendre.

J’épie le moindre, bruit… las ! une bande de marailles, telles les oies du Capitole, s’envolent avec un vacarme qui résonne étrangement dans la forêt endormie. Je ne puis même pas viser.

Je continue la marche. Voici le vallon. Le petit jour enfin se lève. J’explore tout le terrain sans résultat.

La forêt est fantômatique, pleine de brume dense d’où se détachent de grosses lianes.

C’est beau ! J’entends seulement le bruit aigre de milliers de cigales et le hululement de quelque oiseau de nuit. Je suis écrasé, anéanti par la grandeur de la forêt ainsi surprise à l’aube. Je continue la chasse, me dirigeant vers la crique, espérant y découvrir quelque gibier venant s’abreuver. Rien ! Les premiers vols de perroquets passent… le jour est levé.

Sur la crique je trouve un crabe, je l’embroche : c’est toujours ça… et la chasse continue.

J’entends les oiseaux mais je sais trop bien qu’ils sont minuscules. Chaque jour je découvre de nouveaux chants. Aujourd’hui c’est celui-ci avec sa voix de klakson pour pétrolette 1900, et ce autre qui grince du bec pour se mettre à hurler comme une fillette fouettée à intervalle régulier. — Le charpentier au plastron couleur de sang, minuscule sur le tronc géant, donne des toc… toc sonores et puis encore celui-là avec sa voix de standardiste qui transmet à longueur de journée d’incompréhensibles messages, le hurlement de sirène de cet autre… Je fume, j’écoute, assis sur un tronc couché…

À mes pieds, se trouve la dentelle des bois qui, blanche comme la neige, ressemble aux cristaux que forme celle-ci lorsqu’elle glace sur les vitres d’un appartement, et tellement fragile que j’ose à peine la cueillir, craignant de la briser. Il y a aussi un champignon tout blanc, très droit, curieusement chapeauté de beige avec une ample résille délicate et blanche que le moindre souffle fait frissonner.

J’oublie ainsi ma faim, goûtant la joliesse de ces petites choses, seulement très ennuyé par un essaim de mouches dorées acharnées sur mes plaies et par les four mis qui défilent en cohorte, nettoyant leur passage et charriant chacune un gros morceau de feuille verte en guise de drapeau et, de loin, cette procession fait penser à une multitude de papillons verts. Chaque fourmi que l’on écrase a son odeur particulière. Certaines sont très agréables, rappelant des parfums connus et recherchés, d’autres le sont moins, empestant l’acide formique, écœurantes. Je note ainsi, luttant contre elles, contre les mouches… Je songe qu’un jour, j’aurai du plaisir à relire ce carnet, me souvenant ainsi, heure par heure, des aléas de mon raid, souriant à mes découragements, heureux de les avoir vaincus.

J’écrivais lorsqu’un couple de toucans se pose sur la plus haute branche d’un grand arbre dégagé du reste de la forêt par l’écroulement de quelques arbres morts. La distance est grande, le soleil m’aveugle. À tout hasard je tire… à l’instant où, déployant leurs ailes, ils prenaient leur essor. L’un disparaît, l’autre tombe en vol plané et s’écrase loin dans la forêt. Je bondis, sabre en main, cours, cherche… enfin, le voici… Il est beau ! mais il fuit de toute la vélocité de ses deux pattes, son long cou blanc pointant le gros bec rouge et jaune comme un éperon.

À quatre pattes je le suis, décidé à ne pas le lâcher, escalade des amas de détritus, des troncs ; enfin, un sous-bois clair ! Je force l’allure, le rejoins, il s’échappe et, lançant mon sabre à la volée, je le cueille, le plaque ; il va repartir ! je suis déjà sur lui et, poussant des cris effrayants, tentant de me mordre, il se débat. Alors, je lui tords le cou. Il est de la grosseur d’un poulet et je songe au bon repas en perspective.

Je l’avais touché à l’aile… un miracle, à cette distance, que je n’oserais certifier être capable de renouveler.

Retour au camp. — Je détache le bec, le conservant comme trophée et… à la soupe ! C’est exquis, un peu coriace. Une fois plumé, le volume a sérieusement diminué. Peu importe, c’est fameux ! J’ai gardé quelques morceaux de chair et tente de pêcher… avec un tout petit hameçon et beaucoup de patience j’attrape dans l’après-midi une dizaine de « yayas » et de poissons « cocos » gros comme des sardines. Je les mets à la braise et n’en fais qu’une bouchée. J’en attrape à nouveau quatre et les mets à fumer pour la nuit, puis je les mange, car j’ai encore faim, terriblement faim ; rien ne peut m’apaiser. Alors, ayant découvert un régime vert de « paripou ». je casse les noix à la hache. La pulpe est dure comme une pierre, ayant l’aspect et la consistance de l’ivoire végétal. Je la coupe en quatre et mets cela à rôtir dans la casserole. Ça bourre un peu mais ça donne des crampes d’estomac. Bien grillées… avec un peu d’imagination, j’ai l’impression de croquer des amandes… l’impression seulement !

J’avais, il y a quelque temps, trouvé un régime de « caumou » pas très mûr et je le gardais… Ce soir, j’ai échaudé les graines ; ça m’a donné une sorte de chocolat sans sucre, couleur lilas, épais et fade… et pourtant, j’ai encore faim car, de tout cela, rien ne satisfait pleinement, rien ne vaut le quart d’une tortue. L’estomac s’emplit passagèrement et, très vite, réclame à nouveau.

J’ai mangé mon crabe. Je réussis à en attrper deux autres que je rôtis et dévore avec la carapace.

Oh ! fringale, t’apaiseras-tu ? À ce régime, courant tout le jour pour manger, jamais je ne pourrai terminer le canot. Je suis désespéré : il faut en sortir ! La faim, c’est un besoin physique dont la non-satisfaction amène une faiblesse, quelques crampes, nausées, vertiges, mais la souffrance est plutôt morale et l’on se plaît à l’exagérer par l’imagination débordante ces jours-là, qui fait entrevoir des repas gargantuesques.

Là est la véritable souffrance de la faim. Penser à ce que l’on mangera, le cap franchi. Mais dompter son imagination est aussi dompter sa faim. Le premier jour c’est très dur, le second un peu moins, au troisième, on éprouve seulement le besoin de mastiquer.

Mais il suffit de tirer un gibier et de le manquer pour qu’aussitôt ça aille mal car voici votre imagination en route… et j’aurais fait la soupe, et j’aurais fait rôtir… Oh ! souffrance !

Et puis l’on se dit : il faut tenir, ne pas perdre ses forces, et cette peur de s’affaiblir vous, fait davantage souvenir qu’il faut à tout prix manger, et votre faim en augmente d’autant. La plus triste époque du rationnement serait un paradis pour moi. Cependant, puis-je parler de la faim sinon qu’au titre d’une expérience particulière effectuée dans des conditions bien définies ? Je pense à ceux-là qui, eurent faim durant quatre ans derrière les barbelés. Je suis libre et, pensant à cela, j’ai honte de me plaindre, j’ai honte de ma faim.

Voici un mois que je vis sur la forêt vierge, vivant exclusivement de ses ressources et fournissant un effort. Or, je n’ai rien d’un athlète et suis à peine le type du Français moyen, de l’européen qui a eu ses habitudes, ses goûts, son petit train avec les divers aléas de ces vingt dernières années, par conséquent, voici démentis ceux, qui affirmaient gravement en sirotant leur punch : « Guyane ! climat meurtrier, l’Européen ne peut y vivre qu’en prenant beaucoup de précautions, mangeant des plats choisis, évitant l’effort : la chasse, par exemple, renouvelée trop souvent, qui déprime et finit par tuer d’épuisement ! »

Oh ! Guyane ! terre méconnue… Ce n’est pas toi, ni l’effort qui tuent l’Européen ; c’est lui qui se suicide et, comme il lui faut un prétexte, il te choisit comme bouc émissaire,

J’ai beau ne pas penser à la faim, me voici torturé par le souvenir des confitures de Maman… Je me souviens des oranges cueillies, des épluchures bouillies… Oh ! confitures de la maison !

Me voici parti à imaginer ce que je mangerais, de quelle manière… et sur mon sac est pendue la tête boucanée du « ouistiti-main-dorée » grosse comme une noix. Tant pis pour le souvenir… me voici incontinent en train de retirer la fourrure et sucer les os. Ça sent un peu fort… je crois même qu’il y a quelques vers blancs mais… j’ai si faim !

Et puis, il y a le bruit de la chute qui commence à devenir obsédant. Tout d’abord, j’ai cru à une arrivée de boy-scouts, à un camp installé tout proche du mien… Non ! C’est la chute, travaillant avec mon subconscient, qui fredonne de vieux refrains militaires, scouts, étudiants, un chœur de filles et de garçons que j’orchestre à volonté car il suffit que je pense un air… voici le cœur en branle et je n’ai plus qu’à me laisser marcher ; j’écris, je cuisine, je rêve, j’arrive de la chasse, je m’éveille, je m’en·dors : le disque tourne ; lassé, je change d’aiguille, docile, il obéit ; le phénomène auditif tourne à l’obsession quoique parfois j’y prenne un certain plaisir ; je peux enrayer l’aiguille et voici le même air, les mêmes paroles répétées mille fois sans que je songe le moins du monde à cette musique, étant fort occupé à une chose ou à l’autre et parfois, n’ayant pas le cœur de chanter.

Il est nuit et je n’arrive pas à trouver le sommeil. Je songe encore au canot… partir ! Il faut partir car ce coin de brousse désert est une malédiction. Plus je m’y attarde, plus je m’y affaiblis. Partir à pied… inutile d’y songer : mes pieds nus et en mauvais état, mon sac tenant par miracle…

Je pense partir alors suivant la rivière mais non suivant les bords par trop marécageux et inextricables mais par le lit de la rivière, en amphibie, tantôt nageant, tantôt marchant. Il y a soixante-quinze kilomètres à couvrir. À pied, moyenne : 2 kilomètres par jour ouvrant la piste, il faut quarante jours — ainsi, moyenne : dix kilomètres (il en faut huit, dix au maximum).

Dix jours où je ne mangerai certainement pas car inutile de songer à emporter la carabine pour cette tentative. Je ne puis compter que sur la Providence qui me donnera l’occasion de sabrer un crocodile endormi sur une plage, un serpent sur sa liane, harponner une raie sur un fond bas ou un aïmara dormant entre deux roches… le tout fort aléatoire. Il reste les pinots qu’avec quelque chance je pourrai rencontrer… même sans manger je pense pouvoir tenir car je veux arriver.

Je n’ai perdu que trop de temps ; je sais que cela sera dur mais quel plaisir de risquer si belle tentative ; seul, un tel risque vaincu amènera une pleine satisfaction à la terminaison de la jonction Ouaqui…Camopi.

Et soudain, cette idée me séduit tellement que je suis debout, attendant que la brume se dissipe, que le jour se lève afin de la mettre à exécution. Tout d’abord, voyons l’équipement : sac étanche de l’appareil photo, — dedans un couteau, allumettes, encens, mon anorak, une ligne et hameçons, une seringue, deux ampoules de sérum anti-venimeux, pipe, tabac, crayon, carnet de notes, quinine et carte. Bien ficelé sur le dos, ça ira… Le sabre de même, retenu par une corde fixée au cou.

Je plie le hamac, ferme le sac à dos, couvre le tout d’une bâche. Allons ! en route pour la belle aventure ! Le courant m’aidera ; fatigué, je me laisserai porter ; sur fond bas, je marcherai. Les routiers m’avaient totémisé « Otarie » et bien, ce sera la première fois qu’une otarie courra les rivières de Guyane. Je suis bon nageur j’ai confiance en moi. Quant aux périls !… on les verra venir s’il y en a, mais s’ils sont ceux de la forêt, il sont insignifiants.

Je pars en short tout simplement ; la nuit, je dormirai sur un rocher, allumant un grand feu pour me réchauffer et, lorsque je serai fatigué, je reposerai sur les berges. Ma foi, on a bien traversé le Pas-de-Calais !…

Un peu froid, un peu faim : je n’y penserai guère avec la fatigue et la volonté d’arriver à tout prix.

Arriver ou crever : il n’y a pas d’autre solution… J’arriverai !

Je sens que ça va être une expérience extraordinaire. N’est-ce pas là, en effet, la véritable vie primitive qui me séduit. L’homme civilisé transformé en amphibie dans les rivières de Guyane ! Sans autre recours pour vivre que son adresse, sa force, sa volonté, sans arme à feu, demi nu, sans abri… Ça devient passionnant, m’emballe, je m’enthousiasme… Je ne regrette plus le naufrage du radeau, le canot creusé dans l’arbre… Ces quelques jours de navigation sans histoire ne m’auraient pas appris grand chose. Mais là vraiment seront réalisés mes rêves et je serai à même de noter toutes les réactions au cours de cette expérience humaine.

Que le jour tarde à se lever ! qu’il fait froid ! Je pense écrire une lettre pour mes parents et la déposer sur le sac au cas où…

Non, j’arriverai, à quoi bon. Leur amour et ma foi feront ce miracle car jamais je ne voudrais leur causer la peine atroce de ma disparition. C’est pour cela que j’ai confiance.

Et cependant, un instant, cette idée m’a effrayé, un peu à cause des nuits glaciales. C’est bientôt l’aube et j’imagine que demain, à la même heure, je dormirai sur un rocher, sans abri.

Mais non ! la hâte de pénétrer cet inconnu efface ces pensées moroses et la joie de vivre que je ressens enfin est la plus belle et la plus pure de ma carrière de reporter.

Oh ! vie primitive, si rude et si belle, attendant le jour, j’ai pêché… deux petits poissons dévorés crus… Goût de crevette, voilà mon appétit en branle. Et si je chassais avant de partir ? Qui sait ?

Vendredi 13 Janvier.

J’ai chassé — sans résultat — durant deux heures. Tant pis ! j’ai seulement trouvé un « inga » ou « pois sacré », un seul hélas, car la forêt ne prodigue ses fruits qu’avec parcimonie. Celui-ci est délicieux. C’est une longue gousse brune emplie de miel brûlé et de petites amandes amères. Les fourmis déjà y avaient installé une garnison ; j’eus tôt fait de la chasser et ma langue avide, décapant le fruit, ne leur laissera plus rien.

Donc, on va partir affamé !… et pourtant, à conserver l’immobilité absolue durant de longues heures on peut voir des tas d’oiseaux mais le moindre geste les effraie et, lorsque j’esquisse celui d’ajuster trop, les voilà prestement disparus. Espérons que la rivière me sera plus favorable !

Allons… en route ! Jusqu’au « fourca » : cinq kilomètres ; fourca-Camopi : vingt-cinq kilomètres ; Camopi-Bienvenue : quarante-cinq kilomètres… et bon vent !

À bientôt, parents chéris ! Confiance, je laisse ici ce cahier pour n’emporter qu’un petit carnet… Ce cahier est à vous, je l’ai écrit pensant à vous et je vous le remettrai bientôt.

Je vous ai juré de revenir, je reviendrai, si Dieu le permet.