Aventures en Guyane/03

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René Julliard (p. 119-218).

CHAPITRE III

MARIPASOULA, 13 Novembre.

Départ demain, après avoir attendu en vain l’argent demandé à Cayenne et à Paris par télégramme.

14 Novembre.

Départ aujourd’hui — Je me sens drôle — Hier soir, en regardant la brousse endormie, j’ai eu peur des jours à venir. — Ah ! cette peur qui, insidieusement, de temps à autre pénètre en moi et me fait réfléchir aux conséquences de ce que je vais entreprendre. Ce sera soit l’échec, c’est-à-dire : la mort, soit la réussite. Pas de demi-mesure ! Aller droit de l’avant et demeurer courageux ; surtout, oh ! mon Dieu, garder mon sang froid en toute occasion et veiller au moral.

En compagnie du gendarme Boureau et de deux Bonis nous quittons à 8 h. le poste de Maripasoula en canot à moteur. Le Maroni, très large, est superbe ; quelques rapides passés facilement et voici Entouca, village de mineurs, puis à 13 h. 30, le poste Ouaqui situé à la confluence de l’Itany et de l’Ouaqui. Le douanier Zéphir embarque avec nous à destination de Grigel. L’après-midi est étouffante ; enfin, à 16 h., nous atteignons Bostos, puis le Degrad’Roche, où nous passons la nuit chez un créole. Pluie, cafard. Les gens, comme d’habitude, s’étonnent :

« Quel courage ! ».

Et le douanier, sentencieux :

« J’ai l’impression de vous conduire à l’échafaud…, ça me fait de la peine. »

« — Merci, Zéphir, et que le doux vent, dont tu portes le nom m’accompagne à bon port. »

Le gendarme Boureau est un homme très sympathique, mais après ce que m’a dit Zéphir, son nom me donne froid dans le dos.

J’ai hâte d’être seul ; les heures passent vite — je n’arrive pas à fermer l’œil de la nuit.

Mardi 15 Novembre.

Départ au petit jour — navigation sans histoire ; à 12 h., nous arrivons à Grigel, ancien village de mineurs jadis florissant, aujourd’hui déserté — Deux habitants créoles martiniquais et une femme bosch… Nous sommes reçus par les Martiniquais. Je demande un canot, il n’y en pas. Je suis disposé à l’échanger pour mes vivres. Finalement, on me propose, pour rien, une vieille pirogue abandonnée, aux bordages défaits, pleine de trous et de fissures, faisant eau de toutes parts, mais, après examen, capable de naviguer encore dix ou quinze jours.

J’accepte avec joie et me mets aussitôt à l’œuvre. Je calfate de mon mieux, je bricole de ci, de là ; le gendarme m’offre une pagaie. Me voici paré.

Grigel n’est plus le dernier village de l’Ouaqui. Un autre vient de se fonder plus haut, sur la rivière, appelé Vitallo. Le gendarme décide de s’y rendre et, par la même occasion, de remorquer mon canot jusque là, ce qui me ferait une sérieuse économie de temps.

Nous partirons demain matin.

Le soir, dans le hamac, je songe longuement — Mon cœur bat un peu la chamade… en route pour les Tumuc Humac… ça y est, j’y suis ; seul bientôt ! Quelques heures encore du monde civilisé. Cafard… Maintenant, sans rien dire à personne, j’ai peur… mon moral rudement mis à l’épreuve par un mois d’inertie.

Il est vrai que l’aventure, sans souffrance morale de temps à autre, ne serait plus la belle aventure, mais une aventure quelconque, sans aucune peine et, par conséquent, n’amenant aucune satisfaction.

L’effort physique n’est rien : surmonter un moral détaillant, c’est mieux !

— Si vous n’avez pas bon moral, inutile de partir, me dit le gendarme qui me voit mélancolique.

— Non… moral excellent.

C’est faux, mais on me prendrait vraiment pour un fou si l’on savait que je pars avec appréhension. L’enthousiasme a été touché ! Il y a eu trop de préliminaires. J’aurais dû penser avec mon moral de France… mais je n’en avais pas les moyens.

Bah ! on trouve un plaisir amer à se fustiger de la sorte, à s’imposer des volontés ne cadrant pas avec les siennes véritablement, simplement pour voir, pour être sport.

On rêve d’un fauteuil confortable sentant le vieux cuir, avec un dossier creusé par vos reins et dans lequel vous êtes encastré délicieusement, avec une lampe douce sur un guéridon bas, recouvert, débordant de revues et de journaux, puis un pot à tabac, une file de pipes bien culotées, la pluie qui tambourine sur les volets clos ; par les rainures de la persienne on voit un bout de bitume glacé avec le reflet des réverbères jaunes et on entend le vent qui fait grincer les enseignes sur leur tige rouillée ou fait dégringoler avec un bruit mat quelques tuiles. Le mirus, dans le fond de la pièce pétille d’une flamme claire qui danse derrière le mica. Le vernis roux est tiède. Une bouilloire ronronne. On tourne un bouton : voici de la musique !

Et cependant, j’ai été las de tout ce à quoi je songe pourtant avec intensité, ce soir. Peut-être parce que la pluie, sur les feuilles de palmier, brutale, tombe sans arrêt et que les singes rouges mènent un vacarme assourdissant et que je suis seul à rêver, dans mon hamac, de tout ce que j’ai laissé — Bruits de la forêt, effroi, ennui, l’on pense aux heures bénies pleines de quiétude des hivers de France.

Mercredi 15 Novembre.

Nous partons à l’aube, au moteur. Mon canot est remorqué et, installé à l’arrière, je le dirige, ma pagaie faisant office de gouvernail.

Las ! au premier coude de la rivière, le moteur hoquète, crachotte… et c’est à la pagaie que nous revenons tous à Grigel. Nouveau contre-temps et la panne s’annonce sérieuse. Impossible d’attendre, je suis trop énervé.

Je calfate à nouveau la vieille barcasse, installe mes bagages — photos avec le gendarme et le douanier et, en route ! J’ai le cœur un peu gros puis, très vite, je suis absorbé par la conduite de mon embarcation qui est assez lourde et peu maniable. Elle est construite pour quatre personnes au moins et, moi, seul, connaissant à peine quelques rudiments de navigation, je suis bien embarrassé. Il y a trois jours, à Maripasoula, j’ai fait mes premières armes, à la grande joie des nègres. Je tournais en rond sans parvenir, malgré mes efforts, à démarrer. Marcher à la pagaie bosch est un art. J’ai mis quelques heures à saisir le coup de main et enfin, maintenant c’est passable. — Nouvel incident — Au premier rapide, ma pagaie, battant une roche, se brise net.

Étant à quelques minutes du village, je me laisse porter par le courant, dirigeant, avec le tronçon de pagaie et, arrivé là, ayant trouvé par bonheur un bois s’y prêtant bien, j’entreprends la fabrication d’une pagaie, au sabre, au rabot et au couteau.

C’est long, pénible et délicat. Je travaille avec ardeur sous un soleil de plomb et, en quelques heures, je suis maître d’une grosse pagaie grossièrement taillée, lourde, mais surtout solide et c’est le principal. En route… et cette fois, je pense que ce départ est le bon.

Le rapide, trop fort pour mes capacités, est franchi non sans mal à la cordelle. J’apprends à mes dépens combien le courant violent est capable de culbuter un homme et son canot en quelques instants.

Je bande les muscles, rétablis la situation et trouve enfin des eaux plus calmes où je puis arrêter et écoper l’eau qui a envahi le canot et mouillé les bagages. Vers 4 h. c’est la halte. Je fais cuire quelques poignées de haricots, un viandox, arrime le hamac, débarque le bagages, fume une pipe.

C’est la nuit, je suis seul — cette fois, ça y est, j’y suis. — Et ça me fait tout de même un peu peur — première nuit seul en forêt, première étape d’un raid qui en comptera quelques centaines… un peu de cafard, c’est normal ; il s’agit de le surmonter les premiers jours. Après, ce sera la routine.

Mais c’est dur à surmonter ce soir, j’ai l’estomac serré et c’est Boby qui se tape la casserole de haricots. Quelques nausées ! Fièvre ? à tout hasard, je prends deux Novaquinese.

Une chanson revient qui parle de Paris. Je songe à la France. Je pense au retour… déjà !

Le premier jour, je me croyais fort. Tiens !… Je viens de penser à un échappatoire… Ça va mal !

Je m’enferre dans le cafard, j’ai peur maintenant de flancher. Ne pourrais-je écourter le raid, revenir vers Cayenne, vers la vie ?

Ah ! ce premier soir ! Mais non, je suis sûr que demain ça ira mieux. Certainement, voyons ! ça ira mieux ! Il pleut ; le feu, noyé, s’est éteint ; la forêt est pleine de cris d’oiseaux, de cris étranges qu’il me semble entendre, ce soir, pour la première fois et que je connais bien cependant.

La pluie tambourine sur la bâche du hamac tendu entre deux arbres moussus. Des « Plouf ! » dans l’eau, des choses qui se battent et se débattent, l’appel rauque de deux aras qui passent. De grosses mouches bourdonnent, tout est noir, tout est vague, je suis harassé, mais le sommeil me fuit.

Pelotonné sous la moustiquaire, les yeux grands ouverts, je prie instinctivement. Peut-être est-ce la fièvre qui me donne cette angoisse ; puis je pense à mes parents, à eux surtout !

Jeudi 17 Novembre.

Je vide la pirogue qui a embarqué toute la nuit et décide de la baptiser « Anouhé », ce qui, en Taki Taki, signifie « Allons, en avant ! ».

J’embarque les bagages lorsqu’un bruit de moteur se rapprochant, me surprend. C’est Boureau qui, ayant réparé, file sur Vitallo. Il s’arrête.

— Bien dormi ?

— Bien dormi, et vous ?

— Oui, merci.

Il propose d’emmener les bagages et les déposer là-bas. Pour le canot, impossible de le remorquer, le moteur étant faible. Je refuse pour les bagages : j’y suis, j’y suis !

— Au revoir, à tout à l’heure !

Ils ont vite fait de disparaître. Je démarre lentement.

Des ampoules gonflent mes paumes et les doigts, là où le bois de la pagaie grossièrement taillée frotte. Le plus souvent, d’ailleurs, je dois hâler le canot car le courant est fort et la rivière encombrée d’une infinité de petits rapides mis à jour par les basses eaux. — Je perds ainsi un temps infini à marcher, de l’eau jusqu’aux genoux ou jusqu’au cou, parfois nageant d’une main, tenant la proue de l’autre, tirant, mètre par mètre, me déchirant les pieds aux bois morts qui hérissent le fond, m’égratignant aux arbustes couchés des berges. Le soleil est fort ; je chante des refrains routiers pour me soutenir et je marche, redoutant l’attaque d’une raie au dard venimeux ou d’un aymara aux crocs acérés. Rien de tel ne se passe, heureusement ! De nombreux petits caïmans se jettent à l’eau à mon passage, aucun ne m’attaque.

À midi, à un coude de la rivière, alors que je halais le canot, Boureau apparaît.

— Ça va ?

— Ça va !

— Attention aux raies — Antitétanique — Antivenimeux ?

— O.K.

— Pas de commission ?

— Non !

— Bon courage, au revoir !

— Au revoir !

Un dernier geste de la main, le bruit du moteur décroît en route pour Grigel et moi, je continue vers Vitallo.

Tire, rame, pousse, tire, nage, je suis las. Je songe à ceux qui font de la culture physique en chambre pour aider à la croissance.

Mes mains sont creuses là où frotte la rame.

J’arrête vers une heure pour faire cuire du riz. J’écope, je calfate et je tue un serpent noir de 50 centimètres d’un coup de pagaie alors qu’il traversait un bras d’eau.

L’après-midi, sous un soleil éclatant, je rame ferme, chantant jusqu’à m’égosiller tous les refrains routiers de mon répertoire.

Malgré les main blessées et déjà suppurantes, mon coup de pagaie est plus ferme.

Les berges sont hautes, blanches, pourvues d’une végétation embroussaillée de dix mètres de hauteur dans laquelle on aperçoit quelques bananiers devenus sauvages, des manguiers, etc…, qui révèlent la présence d’anciens abatis et de vieux villages datant de la ruée vers la balata, il y a quinze ou vingt ans. L’Ouaqui fut autrefois fort peuplé ; aujourd’hui, plus rien ne subsiste. Le voyageur ne peut espérer aucune halte hospitalière ; tout au plus trouvera-t-il des vestiges de carbets, des vestiges de plantations. On a l’impression d’avancer au pays de la « Belle au bois dormant » Un pays mort !

Au coucher du soleil, un îlot m’offre asile pour la nuit. J’y dérange quelques caïmans lovés dans leurs trous et des nuées de chauves-souris — Riz, pêche sans succès — Tue un perroquet dont les entrailles me servent à appâter pour les piraïs et le reste à faire une soupe passable. — Peu de gibier sur la crique, du moins, jusqu’ici. — Par ailleurs, il est difficile de tirer lorsque l’on est seul à bord et que l’on navigue contre courant.

Avant d’épauler on est vite déporté et la carabine, quoique précise, exige une grande sûreté de visée car la balle ne s’éparpille pas comme le plomb !

Il pleut avec force toute la nuit ; je suis transi malgré ma couverture et, ne pouvant dormir, je fume sans arrêt l’âcre tabac en feuilles du pays, ayant épuisé ma provision de gris.

Vendredi 18 Novembre.

La plage où j’avais amarré le canot est inondée entièrement ; seule la partie supérieure de l’îlot où j’avais installé le camp émerge. Mon domaine est subitement devenu une plate-forme cernée par le courant tumultueux des eaux en crue, car les eaux ont monté formidablement. Le canot est à demi coulé. Tout est trempé, pour ne pas changer, y compris moi-même, car un tendeur de la bâche ayant cédé, celle-ci n’a pas résisté au déluge et le hamac faisait autant d’eau que la pirogue.

La journée s’annonce pénible, mes mains sont enflées, je ne les reconnais pas… de vraies mains d’étrangleur, boudinées et couturées de plaies bourrelées de pus.

Si j’étais pianiste, je serais désolé, mais, en tant que randonneur, je me moque de l’esthétique. Seulement, ça gène, mais, lorsqu’elles sont échauffées, je ne sens plus rien.

Et hop, matelot ! tire sur l’aviron — À l’avant, Boby grelotte et me jette des regards angoissés, semblant me dire :

— Et bien quoi patron, on va loin comme ça ? Pauvre cabot… Ce n’est que le second jour de ta peine !

Décidément, le courant est fort et je n’ai pas l’habileté requise car je suis sans cesse déporté à son gré. Il est vrai que Je canot est trop grand pour moi seul et alourdi sans cesse de l’eau y pénétrant de tous les bords. Je tire sur la pagaie, avançant mètre par mètre, parfois faisant du sur place ou même reculant. Sacré canot… Lorsque je pense qu’avec 5.000 francs je pouvais avoir une merveille de pirogue bosch, juste faite pour moi, petite, bien équilibrée, ne faisant pas d’eau !

Seulement, je n’avais pas les 5.000 francs… et voilà…

Vers deux heures de l’après-midi, après avoir pagayé sans arrêt, un saut important précédé d’un rapide tumultueux me barre le passage. C’est le saut Vitallo. Le rapide est passé grâce à un « bistouri » proche d’un îlot et j’aborde le saut par côté, amarrant le canot aux roches à sec.

La chute fait 1 m. 50, elle est violente sur une largeur de 7 m. environ avec, à droite une plate-forme rocheuse, à gauche une rive vaseuse cachée par des arbustes penchés. Je décharge les bagages sur la plate-forme et, après avoir cherché un passage possible dans la chute, hale le canot à la cordelle ; mais le courant soudain me fait perdre l’équilibre, je cherche en vain à me raccrocher aux aspérités des roches, le canot se met de travers, il est roulé, emporté, culbuté, moi à la traîne, tenant toujours la corde. Soudain, une douleur atroce au genou ; je viens de buter une roche immergée ; je crois perdre connaissance et me raccroche de mon mieux au canot qui dérive maintenant en eau calme. Je reprends des forces sur une plagette… J’avais craint un instant m’être brisé la jambe. Il n’en est rien heureusement. Je ramène le canot à la nage jusqu’à la plate-forme et me repose car l’après-midi est fort avancée maintenant et je décide de faire demain une nouvelle tentative pour passer le saut.

Mes affaires étalées au soleil sèchent doucement. Tout moisit de l’humidité constante des nuits.

J’installe le hamac et songe à un moyen propre à passer le saut sans risque.

Je me souviens, sur la Mana, du saut Ananas où, le courant étant trop fort, nous avons tiré le canot par terre. Oui, mais nous étions douze !…

Pourquoi pas ? J’installe les rondins sur la plate-forme, bourre les creux des roches de mousse et d’herbes, amarre le canot à l’arrière à un arbre mort, donnant suffisamment de mou à la corde et, saisissant l’avant, tire de toutes mes forces. Ça vient, ça vient jusqu’à moitié ; l’arrière a plongé dans l’eau, le canot étant à 60° environ. À l’aide de grosses pierres installées à l’avant, je fais contre-poids ; l’arrière, plein d’eau se soulève un peu ; je soulage en tirant sur la corde passée sur une branche surplombant la plate-forme. Millimètre par millimètre l’arrière du canot dépasse la surface de l’eau ; j’amarre la corde, écope l’arrière. Le canot, maintenant allégé, je tire de toutes mes forces… rien, c’est coincé ! Je tire tellement qu’une douleur à l’aine me fait craindre une hernie. Je donne une légère oscillation de gauche à droite, puis de bas en haut et peu à peu le canot avance, roule sur les rondins… le voici en entier sur la plate-forme. Oh ! hisse… crac !… la planche de traverse sur laquelle je forçais cède… me voici à l’eau, je remonte. Enfin, le canot est de l’autre côté du saut ! Mais, alors que je vais l’amarrer, je perds pied sur une roche moussue et voilà le canot filant vers le saut. J’ai la corde en main, je cherche, trouve une faille, y coince mes pieds, bande les muscles et réussis à subir la secousse, la corde tendue à craquer. Je hale lentement le canot sur la berge, l’amarre solidement… Ouf ! ça y est… Je suis crevé, saignant, mes mains sont ouvertes, mes jambes balafrées ; je ne sais demain comment je ferai pour reprendre la pagaie. Tout de même, j’ai réussi à saisir le sens du courant et à me diriger là où il est le plus faible, cherchant les eaux mortes, distinguant les remous, bref… — ça va mieux !

Les bagages recouverts d’une bâche, le hamac monté, je fais cuire du riz — Il pleut.

Un peu moins cafardeux, ce soir… seulement une hâte fébrile d’être aux Tumuc Humac. Ce prologue m’énerve et il est cependant nécessaire comme apprentissage et préparation à la jonction Oyapock-Maroni par Tumuc Humac.

Il est presque nuit. J’étais couché dans le hamac lorsque j’entends des voix. Deux canots montés par des Boschs et une vieille femme créole sont au pied du saut. À les voir je ressens une joie inexprimable, comme si j’étais retiré du ·monde depuis dix ans. Eux, évidemment indifférents, quoiqu’étonnés de me voir seul ; ils me prennent pour un vieux blanc, c’est-à-dire un forçat à la recherche de l’or et, lorsque je leur explique que je suis seul mais pas forçat, ils cherchent mes piroguiers.

Je suis secrètement heureux de les voir franchir le saut Vitallo avec difficulté et même d’être en danger de couler au passage du second canot. Ils sont six hommes à forcer sur le « takari » et j’étais seul ! Ils partent aussitôt. Leurs canots sont chargés de vivres à destination des mineurs de Vitallo récemment arrivés. Je les verrai demain.

Me voici seul à nouveau. Il pleut. Comme tous les soirs, pour ne pas changer, un peu dedans, un peu de hors, le caoutchouc de la bâche se craquelle et, par les fissures, l’eau dégouline doucement. Je rêve de choses oubliées et au réveil suis étonné de me retrouver au saut Vitallo.

Samedi 19 Novembre.

Les eaux gonflées roulent en un torrent impétueux. De l’eau jusqu’à la poitrine, je taille à la hache et au sabre les arbres couchés suivant la pente glaiseuse de la berge, perdant pied plus d’une fois et halant avec difficulté car les lianes accrochent l’arrière ou l’avant, menacent de raser les bagages ou bien, la coque racle une branche fichée au fond et le canot demeure en équilibre périlleux.

J’ai la désagréable sensation, m’accrochant aux racines d’un arbre tombé, de frôler un serpent lové dans un creux, qui, comme catapulté par quelque invisible ressort, plonge dans l’eau et nage vers l’autre berge. Miracle de n’avoir pas été mordu, comme miracle de n’avoir pas eu affaire à une raie ou à un aymara. (La vieille créole, sceptique, hier au soir m’a dit ; « Ou ka morché avec Dieu ! ».)

Deux heures après cet incident qui laisse la chair de poule, après avoir été arrêté longtemps par un « bistouri » aux eaux vives, j’aperçois Vitallo et ses carbets tout neufs. — Cinq créoles, les Boschs d’hier au soir, une dizaine de mineurs au chantier —. Ce sont des Saint-Luciens en majorité ; il n’y a que trois Français métropolitains, des Martiniquais et des Guadeloupéens.

Je m’aperçois que les véritables Guyanais sont rares chez les mineurs et un mineur anglais qui vient d’arriver m’explique avec amertume qu’il travaille l’or de puis quinze ans en Guyane, qu’il a quelques économies et qu’il voudrait retourner à Ste-Lucie, mais que les règlements ne lui autorisent la sortie que de quelques livres sterling !

— Alors, je vais laisser ici toutes mes économies ? j’ai passé ma jeunesse ici à travailler… maintenant je veux aller chez moi : pas moyen ! Mais sans nous, les Anglais, que serait la Guyane ? Qui travaille au chantier ? Les Guyanais eux, sont gendarmes ou douaniers. Ils ne font rien pour leur pays !!!

Je m’installe sous le carbet des Boschs, me livrant ainsi à leur curiosité alors que j’aspire au repos. Mes mains à vif ont du mal à tenir un crayon. Je graisse la carabine, astique le sabre ; il pleut ! Ce soir je suis invité par les Boochs à manger du lézard d’eau et du riz.

Un grand plat au milieu de nous tous. Chacun, une cuillère à la main, y puise sans restrictions.

À la flamme du feu allumé tout à côté, j’aime ainsi partager la vie des primitifs. C’est pour cela que j’ai entrepris ce voyage, pour la partager pleinement, sans être encombré de gens critiques.

Mais il est tellement dur de voyager ainsi seul. J’avais tout imaginé pour ce raid hors la chute du moral : j’avais une confiance exagérée en moi, je me croyais plus fort !

C’est dur, je m’en aperçois maintenant, mais je dois tenir et je sais que je tiendrai. C’est cette longue route que j’ai choisie pour joindre les Tumuc Humac qui est pénible… Mais je n’avais pas d’autre moyen.

Après celui-ci, plus un village sur ma route ; en fait de halte, la forêt… Pas un Indien, rien, la forêt et la rivière interminable avec ces rapides, ces haltes pour écoper, calfater, haler. On a, l’impression de piétiner et je crois que mon cafard est aussi de l’impatience maladive… La hâte d’arriver aux Tumuc Humac.

Les Boschs ont chanté une partie de la nuit. Il a fait froid, il a plu… impossible de dormir.

Au petit matin, j’aperçois sur la branche d’un arbre tombé tout proche un iguane superbe. Sans me lever, la carabine étant à ma portée, je tire, il tombe et je le repêche aussitôt. Cuit avec du riz il me sert de petit déjeuner. C’est alors que je m’aperçois que mon canot a rompu ses amarres il va à la dérive ; je le rattrappe à la nage et le ramène ainsi sur plus de deux cents mètres — exercice matinal qui me met en forme —. Je calfate, répare… Demain le départ !

Et puis l’indicible tristesse des soirs m’accable à nouveau inexplicablement. Les Boschs palabrent, une tortue mijote, des crapauds buffles croassent, la flamme danse, les mineurs qui étaient venus pour la journée au dégrad sont repartis, le katouri chargé de vivres pour la semaine.

Une angoisse formidable me barre la poitrine ; ma gorge se s-erre, je sens parfois des larmes me brûler les yeux. Je sens que cette appréhension est la peur de la solitude à laquelle je me contrains. J’en viens à songer à ceux qui m’ont écrit au journal, se proposant comme compagnons de route.

Ah ! oui, un copain avec moi ce soir, fumer ensemble notre pipe comme dans les veillées routières.

Te souviens-tu, Marcassin ?

Je pensais que ce serait dur physiquement ! C’est terrible moralement. Moi qui pensais tenir sans faiblesse, qui avais envisagé toutes les hypothèses, jamais l’idée d’être cafardeux ne m’était venue.

Il est vrai que l’inaction de cette journée est cause en partie de ce cafard.

La détente est néfaste pour moi, l’effort devrait être continu, il ne devrait même pas y avoir de nuit. Marcher, marcher sans cesse, s’abrutir de fatigue, devenir un automate, ne plus penser !

Tyrannique, dans ces conditions, mon subconscient m’invite sagement à rebrousser chemin, à vivre en homme et non en sauvage, à profiter de la vie de chaque jour si misérable soit-elle.

Pourtant, en-dessous de ce cafard, je perçois la volonté de réaliser ce raid, une force d’aller de l’avant qui me fait dominer la peur. Réaliser ce raid tel que je l’ai conçu… Pour rien au monde je n’abandonnerai. Je tiendrai, pour sûr, il faut tenir, mais vivement me trouver sur ma piste des Indiens, même ceux que l’on dit sauvages. Qu’importe leur accueil, voir des hommes, sentir la forêt habitée, moins hostile.

Indifférents, les Boschs vaquent autour du feu et j’envie leur sérénité.

Au fond, il aurait été si simple d’aborder directement les Turnuc Humac des sources de l’Itany ou de l’Oyapok ; j’aurais été directement à pied d’œuvre. Pourquoi m’être imposé ce long chemin préparatoire ? Je serai exténué avant même d’affronter l’essentiel du voyage. Il est vrai que, faute de moyens, je n’avais pas le choix.

Que Dieu m’accompagne et me protège ! J’éprouve un besoin immense de sentir sa divine protection sur moi, de me raccrocher à la foi que les années précédentes avaient considérablement diminuée. À chaque obstacle pénible franchi, je remercie Dieu de m’avoir aidé et avant de l’aborder je me signe. Mon cafard vient surtout des pensées constantes que j’adresse à mes parents. Je songe à notre vie de tous les jours chez nous… maie ; des jours que, par ma volonté, j’ai rendu si rares… Tous les deux seuls, affreusement seuls, dans une angoisse de chaque instant, déjà âgés, d’une santé sujette à caution. Je souffre de leur souffrance comme si une volonté divine m’obligeait à la partager afin de la mieux comprendre.

S’abandonner à écrire longuement amène un bien être inouï. J’éprouve un certain plaisir à raisonner, à analyser mes sentiments car ainsi je recouvre ma lucidité et combats intérieurement le cafard en en recherchant les raisons. Je m’efforce de faire cette analyse aussi minutieuse que possible, m’imposant ce travail qui est en même temps une distraction et un apaisement. Je dissèque mes ennuis comme s’ils appartenaient à un autre.

Un Bosch est venu me regarder écrire puis il m’a offert de la tortue ; je refuse car mon estomac est serré.

Allongé dans le hamac, je balance tout doucement la couverture en guise d’oreiller. Je suis comme les Boschs, un calimbé à la ceinture. Mes pieds prennent de la corne mais une coupure provenant d’une roche suppure. Mes mains, quoique désenflées, sont encore sensibles par endroits ; ailleurs, elles ont des callosités rugueuses. Ma peau est jaune brun et elle est rêche ; mes cheveux repoussent tout doucement. Je sens la fumée et puis l’odeur aigre du ragoût de manioc et puis celle des Boschs suants.

J’écoutais le chant du coq tout à l’heure. Celui du premier village brésilien sera un Alleluia… Mais d’ici là ?

Lundi 21 Novembre 1949.

Après avoir vidé et calfaté, de nouveau le canot, je prends le départ. Le temps est incertain mais je vais bonne allure. À la traversée d’un petit rapide, halant la pirogue, je ressens une violente décharge électrique à la jambe. Un gymnote probablement ; je pensais qu’ils ne fréquentaient que les eaux calmes et noires encombrées de racines. Ça m’a saisi sans plus, aucune douleur et la décharge ne s’est pas répétée. Trois sauts assez raides mettent mes bras à rude épreuve.

Courbature, léger cafard… Vers le soir je fais halte près d’un saut, — vestiges de camp de mineurs — Dachin et manioc en terre, arbres abattus, deux carbets rudimentaires. Je décharge les bagages qui suent l’humidité — Riz et haricots moisis sont à peu près immangeables. Sur un arbre proche de petits singes criaillent ; des iguanes, sur la berge, plongent de très haut. Le moral est bon, la fatigue apaisée. — Douleur au genou qui a butté sur une roche et qui enfle. — Je suis plein d’une sorte d’insouciance et de fatalisme. La nuit est longue à venir. Je répare un panier pour la pêche au ressort à l’arc fort ingénieux. — Léger accès de fièvre, suis fébrile, nerveux à la nuit. — Hâte certaine d’arriver — Boby souffre des yeux à cause de la réverbération constante à laquelle il est exposé ; je le soigne. — Un arbre s’écroule tout près. — J’entends le fracas du saut.

Mardi 22 Novembre.

Quatre canots Boschs en vue. Ce sont des pêcheurs en route pour la grande et la petite Ouaqui. Nous naviguons de conserve quelques instants, puis, naviguant au Takari, ils me dépassent rapidement et disparaissent. La rivière me semble plus vide que d’habitude. Rapides sur rapides. L’embarcation fait eau de tous les côtés. Je suis las d’écoper sans arrêt. Alourdie, elle est difficile à diriger et plusieurs fois je me trouve pris de court et heurte violemment des roches à fleur d’eau, un coup de pagaie n’ayant guère d’effet. — Fatigue, découragement.

À midi, j’attaque le saut Macaque formant un « V » assez impressionnant. Dénivellation de 7 à 8 mètres ; peu d’eau, difficile à passer. Mon pied, coincé entre deux roches, enfle terriblement et devient douloureux. Naturellement, il heurte chaque fois de nouveaux obstacles et chaque fois, je crie.

Après Saut Macaque, presque immédiatement, Saut Ballinon, très long et très large (Note erreur H… qui marquait grande distance entre ces deux sauts) et enfin le Tourca, avec la grande et la petite Ouaqui. Je prends, à gauche, la petite, très rétrécie. Rapides à chaque instant, assez raides et difficiles à franchir à la pagaie.

Je retrouve deux canots Boschs qui carbettent sur une plage étroite — Me joins à eux —. J’ai tué un iguane, nous le mangeons ensemble avec du couac — Lassitude — énervement — crique S.E. — 5 h. — 35 ° à l’ombre — 25 m. altitude.

Mercredi 23 Novembre.

Fièvre, journée pénible — Crique serpente dans marécages qui l’envahissent complètement — Un tigre sur la berge me regarde passer, superbe, énorme. Je tire, il fuit avec un bond prodigieux. Quelle bête !

Tout excité, j’accoste et le suis à la trace assez longtemps puis reviens au canot furieux de ma maladresse. Les Boschs rient de ma déconvenue. Ils marchent lentement, pêchant et chassant et ainsi je navigue à leur vitesse. Cafard, fatigue, fièvre le soir.

La crique est encombrée de troncs couchés et de petits rapides, parfois je me demande s’il sera possible de passer. Nous y mettons le temps mais nous passons Les Boschs et moi sympathisons. Je leur offre un peu de riz ; ils m’invitent le soir, alors que nous carbettons ensemble, à partager leur repas essentiellement composé de couac et de poisson ou de lézard. La nuit est mauvaise, ma cheville enflée me fait atrocement souffrir. Déjà, lors du premier saut au régiment, je me l’étais sérieusement abîmée. Il pleut. Les Boschs chantent.

Jeudi 24 Novembre.

Nous décidons de partir ensemble puisque notre route est la même. Je n’en suis pas fâché au fond, car je gagne du temps.

Ils m’aident, à franchir plusieurs rapides, s’étonnant de me voir, à chacun d’eux, me mettre à l’eau pour haler à la cordelle.

— Atmara mauvais, disent-ils…

Ils s’étonnent de voir un « Beké > partir ainsi à l’aventure. C’est la première fois qu’ils voient une telle chose.

— Mais quoi faire dans bois ?

Ils n’en reviennent pas. J’essaie de leur expliquer mon itinéraire ; ils ne retiennent que le nom « Tumuc Humac ».

— Hou… hou, Indiens, sauvages là-bas !

Nous avançons lentement ; il pleut toute la matinée puis, l’orage passé, le soleil nous tanne.

Vers dix heures, sur un îlot, à un coude de la crique, face à un terrain découvert, j’aperçois deux ou trois carbets et un boucan. Certainement le camp de la mission Hurault.

Deux heures plus tard arrivons à « Gros Saut » difficile à franchir vu la baisse des eaux malgré la pluie. Nous carbettons là. Journée de repos. Tout près de l’îlot où j’ai installé mon hamac, nouveaux vestiges de campement de la mission Hurault.

L’inaction amène rapidement le cafard… le moral est mauvais. J’ai peur, ma parole ! J, e me demande bien de quoi ? Je suis encore tout proche du Maroni, je sui accompagné. Alors… ? C’est bizarre, je sens cette peur de l’inconnu m’étreindre mais je sais aussi que je pénétrerai cet inconnu car une force extraordinaire m’anime inconsciemment, presque malgré moi. Il y a lutte constante. Aller de l’avant ? Abandonner ? Abréger ? ou trouver un échappatoire ? — J’ai même envie de tomber sérieusement malade pour trouver un prétexte valable d’abandon. D’autres fois… Oh ! je ne sais, je pense à mes parents sans arrêt. J’agis mal envers eux. Cette peur, ne serait-ce plutôt la sensation d’un remord intense de les faire souffrir de mon éloignement ?

Je prie très souvent maintenant, je sens le besoin d’avoir la foi. Mais c’est dur tout de même. Oh ! mon Dieu ! Cette nature est tellement hostile, l’avance est si lente. On se sent seul, terriblement perdu, loin du monde où l’on a l’habitude d’évoluer. On désespère de voir la fin, d’arriver un jour. Quelquefois, de la rivière, je regarde avidement la forêt, ce fouillis glauque et infini baigné d’une lumière verte. Je me demande si j’aurai le courage d’y pénétrer. La rivière, tout de même, c’est le salut. Suivre son cours, c’est tôt ou tard arriver à un village, à la mer, vers la vie. Dans la forêt il n’y a rien, rien, aucun espoir si l’on se perd. Une fois parti, une fois pris par elle, l’abandon, la fatigue, le cafard, plus rien n’est permis. Il faut aller de l’avant ou crever.

En fait d’après-midi de repos, c’est un après-midi de cafard. Et moi qui me croyais fort ! Moi qui me flattais de mon moral. Quelle vaine superbe ! Il est beau le moral !… J’avais tout envisagé, sauf de le voir tomber.

Pourtant, je sais qu’il suffit de trouver sur ma piste un village indien, de me savoir aux Tumuc Humac, d’être à pied d’œuvre enfin, pour que ça aille mieux. Combien j’ai hâte d’arriver !

Je pensais que les coupes Hurault faciliteraient la marche, mais elles sont à 2 ou 3 mètres au-dessus de nos têtes. Les eaux sont trop basses.

Les Boschs arrivent de la pêche avec les pirogues pleines d’aimaras énormes. Ils semblent satisfaits de leur après-midi et aussitôt se mettent au travail. Le poisson est ouvert en deux, vidé, étalé, lacéré, baigné dans un jus de citron versé dans un creux de roche puis saupoudré de sel et enfin, étalé au soleil pour sécher. Ils travaillent avec dextérité, avares de paroles et de gestes.

Promenant de rocher en rocher, j’aperçois dans une vasque un caïman de petite taille somnolant paisiblement. Deux balles de long rifle, un coup de sabre… voilà le repas du soir qui va bon train, la queue découpée mijotant dans la casserole. Les Boschs ne mangent pas le caïman ; ils disent que sinon ils seraient mangés à leur tour.

Vers le soir, nous étions assis sur un rocher autour du plat de couac lorsqu’au sommet du saut nous voyons apparaître deux loutres superbes qui s’arrêtent net et, durant quelques secondes, se tiennent presque debout à nous regarder, aussi surprises manifestement que nous. Une troisième arrive, emportée par son élan, franchit le saut mais, d’un bond prodigieux qui la projette toute et nous découvre, son corps noir et luisant de petit phoque, le remonte et disparaît en même temps que les deux autres. Scène charmante d’intimité de la forêt qui me réconcilie avec l’aventure des grands bois et, le soir, me fait rêver longtemps aux belles aventures des jours à venir.

Vendredi 25 Novembre.

Journée de repos pour moi ; les Boschs sont à la pêche. Avant de partir, ils ont invoqué les esprits de la rivière. Palmes tressées et petits drapeaux plantés en terre, feu en étoile, incantations. Ils sont assis en cercle et, le plus âgé, tenant entre ses mains un couis rempli d’eau blanchie par de la terre servant à la « guitare > prononce les formules rituelles, demandant à « Marna Gadou » de lui donner aide, protection, pour lui, sa famille, ses amis et de lui donner aussi beaucoup de poisson.

Il parle à voix haute, marquant la fin de chaque demande par un… hum… hum… d’acquiescement bien prononcé et le commencement de la suivante en buvant une gorgée au couis et en rejetant en pluie cette eau devant lui. Les uns après les autres, la femme en dernier, ils ont fait leur prière et enfin, afin de se mettre en forme, les hommes se sont aspergés avec « Lobia », macération de feuilles, d’herbes, d’écorces et de lianes diverses de la forêt qui rend fort, supprime les fatigues et les douleurs.

Je demande au jeune Bosch : « Comment fait-on pour préparer « Lobia » ? Il me répond en souriant moitié créole, moitié « Taki Taki » : « Toi savoir écrire, moi, connaître bois et grand papa moë dire pas parler bagage là pour Béké connaître ».

Après « Lobia » on mange couac, lézard, puis on passe les lignes avec une mixture à base d’écorce rapée et de bois brûlé et pilé. Les cordes noircissent et durcissent, devenant invisibles dans l’eau noire des hautes criques.

— Poisson qua voër ligne, qua pas mordre pour couper.

Les lignes n’ont rien de moderne. Une solide perche coupée dans le bois, de 1 m. à 1 m. 50, 2 mètres de corde grosse comme le petit doigt et tressée par eux-mêmes avec le chanvre de l’abattis, un fil de fer, un gros hameçon, un énorme bout de viande, et voilà… 40 à 50 kilogs par jour, bonne mesure, de poisson. — Consommation : 4 à 5 kilogs — Déchet 15 kilogs — Perte au séchage et salage 10 kilogs — Reste une dizaine de kilogs vendus aux mineurs à raison de un gramme d’or le kilog.

La technique de la pêche à l’aîmara exige plus de force que d’adresse. On pêche généralement tout près des berges, là où les racines enchevêtrées et les bois forment un barrage d’eau morte et sale. Le fond est en général vaseux. L’aimara y dort. Pour le réveiller on frappe la surface de l’eau avec force en jetant l’hameçon appâté, puis ensuite trois coups du bois de la ligne. Là, chacun a son secret : 3 coups rapides, 3 coups espacés bien marqués suivis d’un bouillonnement. Bref ! On doit réveiller l’aîmara. S’il y en a un, il ne se fait pas prier à peine le dernier coup donné la ligne commence à filer sans secousses ; on laisse aller, on plonge le bois pour mieux donner du mou puis, à deux mains, on s’y cramponne et on ferre.

Il faut avoir le pied marin car sinon la pirogue a de fortes chances de basculer et pour retirer l’aîmara il faut de bons biceps ; il se défend avec force, aspergeant le pêcheur d’eau, faisant un bruit épouvantable. Là, on doit tenir là corde supportant le poisson d’un main, à bonne hauteur et, de l’autre, saisir un gourdin de bois dur et attendre que le poisson présente le dessus du crâne. — Deux ou trois coups bien appliqués, quelques contorsions encore — Il est bon de retirer l’hameçon avec prudence car les dents de l’aîmara sont de jolis petits stylets qui arrachent ce qu’elles étreignent ; c’est pour cette raison qu’il n’est pas recommandé de laisser traîner pieds ou mains et encore moins de se baigner dans les hautes criques. Et lorsqu’on doit haler un canot, ce n’est pas sans une légitime appréhension.

Sur la gauche « Gros Saut » présente un déversoir profond au fond tapissé de sable fin. Les Boschs y ont mis leur pirogue et nous y prenons nos bains, fréquents par ce temps orageux.

Tout à l’heure, Midaî, le jeune Bosch, se préparait à calfater son embarcation et, de l’eau jusqu’au ventre retirait les objets s’y trouvant encore. Soudain, il fit un bond en arrière et m’appela : « Gadez là ! »

Je ne vis rien, sinon deux roches jaunâtres et arrondies, piquées de points noirs, un peu à l’écart d’autres roches jaunâtres et arrondies piquées de grains noirs et de touffes de mousera fluviatis.

Midaî rit de voir que je ne voyais pas.

— Gadez là !

En deux coups de sabre il effila son takari et le planta avec force dans une roche. Laquelle roche se mit à onduler, à soulever du sable cependant que la seconde, ondulant de la même manière prenait du large. Et c’est alors que je vis que son arrondi se terminait pas le triangle massif d’une courte queue que je connaissais bien pour la redouter. Une raie… et quelle raie !… 1 m. 50 de diamètre et d’un poids tel que Midaî, malgré ses muscles, avait du mal à la retirer de l’eau. Le « Takari » fiché dans l’œil, s’agitant avec force ondulations, la raie jetée sur un rocher, hideuse, dardait sa queue terminée par le ciseau d’un dard acéré, sa queue pustuleuse et fort raide, recouverte de piquants.

Retournée, hâchée de coups de sabre, la raie ouvrait et refermait sa bouche hideuse avec des hoquets sanglants. Une bouche presque humaine, une respiration haletante.

Les Boschs n’en mangeaient pas, redoutant les mêmes conséquences que pour le caïman et moi, écœuré, sans appétit, je laissai Midaï rejeter le monstre. Je crois que j’ai ai pour un moment à ne marcher dans l’eau qu’avec beaucoup de précautions. Brr !… Sans être mortelle, la blessure causée par la queue d’une raie peut avoir de redoutables conséquences car elle est enduite d’une matière inflammatoire qui active la suppuration, donne la fièvre et, avec de terribles douleurs, rend malade sérieusement. Jai vu des plaies causées par la raie qui affectaient une jambe d’un prospecteur : couture de 30 cm., large de deux et suppurant constamment.

Samedi 26 novembre.

Aujourd’hui les difficultés commencent. — Tous les dix mètres un amoncellement de bois — tombées de lianes et de broussailles — Hache — Sabre — Tire, pousse, on avance très lentement. Je découvre le quatrième camp de la mission Hurault. On distingue maintenant très nettement de grosses coupes mais elles ne nous favorisent toujours pas, les eaux étant toujours en baisse constante. Les Boschs ayant fait maigre pêche décident de m’accompagner et monter plus haut sur l’Ouaqui. Est-ce un signe de la Providence ? En tout cas, je n’en suis pas fâché ; ce n’était pas prévu au programme, mais je ne puis tout de même les renvoyer sous prétexte de raid solitaire !

D’ailleurs, dois-je l’avouer : j’éprouve un certain plaisir à naviguer en leur compagnie. Nous mangeons, pêchons et chassons ensemble, naviguant de conserve et nous aidant mutuellement à pousser les canots dans les passes difficiles. Je bégaye déjà assez bien le « Taki Taki », tout au moins les expressions usuelles et chaque jour j’apprends des tas de choses qui me seront certainement fort utiles pour la continuation de mon voyage. — Je distingue le trou du Pakira, j’apprends à le fourrager avec une palme, à lire les traces fraîches ou anciennes, à savoir s’il est habité ou non. Je distingue maintenant de trois roches, dans un creux de sable, celle qu’il ne faut pas toucher et le lézard se confondant avec la branche sur laquelle il s’accroche au-dessus de l’eau, se laissant tomber, lorsqu’il est surpris, de 10 à 15 mètres. Et comme eux, je m’essaie à les attraper vivants, à la tête, au cou ou à la queue, ou à les tirer où il faut, c’est-à-dire encore au cou ou à la naissance de la queue. Car je me suis évertué à tirer 5 balles sur un iguane, la dernière ayant touché la tête étant la bonne, les quatre autres ayant traversé les flancs de part en part sans que le lézard daigne se remuer. Et puis, il y a aussi les bois utiles, les graines et les fruits, les cris d’oiseaux et de bêtes. J’apprends à siffler l’appel du macaque, celui de sa femelle. Je suis fatigué mais en pleine forme. J’ai repris le moral des beaux jours ; il y aura des chutes certainement, mais le bon moral reviendra sans cesse et si je n’en étais pas sûr et bien, j’aurais renoncé.

Allons garçon, supporte les mauvais moments dans l’attente des bons. Tout passe. Tu vis là la plus belle aventure de ta vie, celle que tu pourras raconter à tes petits enfants, si un jour tu en as, en guise de conte de fée. Marche pieds nus, vêtu du simple calimbé, tanne ta peau au chaud soleil, durcis tes mains, tes pieds, allume ta pipe à la braise. Empiffre-toi quand tu le peux. Couche toi quand tu as faim et tâche de dormir. Écoute le cri du crapaud buffle, ·l’appel des singes rouges ; songe que tu es en brousse et que tu cours les bois pour vivre librement et t’instruire encore.

C’est le soir. Les canots sont amenés tout contre une plagette cernée de troncs couchés. Andelma, la femme, sort la vaisselle déposée dans une ·large battée de bois, sculptée. Plats et calebasses sont lavés au sable soigneusement cependant que Adimin, le patron, gnome édenté à la tunique rouge, souriant et vieux garçon, coupe le bois mort et allume un grand feu. Comini, le mari, et Midaï, son père, sont partis couper les jeunes arbres qui, ébranchés, feront des piquets solides pour, réunis par des lianes, former le bâti du carbet rudimentaire qui sera recouvert de feuilles de Palou ou bananier sauvage ou de palmes de caumou et, s’il n’y en a pas, de l’épineux Bachichirnaca.

Le poisson séché est mis sur un boucan alimenté de braises, car les nuits humides menacent de le pourrir.

Les carbets montés, le feu flambe, la marmite noire bout, le camp a l’allure d’un petit village. Camisi aiguise avec une lime son sabre édenté des coupes de la journée. Andelma goûte le poisson bouilli et prépare le piment qui l’assaisonnera. Adimin tresse une corde. Il a passé la natte de chanvre entre ses doigts de pieds et, à deux mains, il tresse, roulant la corde se formant sur sa cuisse étendue et la passant ensuite au « Mani » pour la rendre souple et résistante. Midaï forge une pointe de flèche, la sienne s’étant brisée en voulant tirer un aymara qui dormait dans un saut. Dans mon hamac, je repose. Tout est tranquille, Boby tourne autour du boucan avec les chiens des Boschs ; Nègre, nerveux, noir comme du charbon, dansant sur ses pattes fines, Toti, bâtard aux longues oreilles, aux pattes énormes et au ventre gonflé, pleurard et déjà méchant, le chouchou de Andelma, la bête noire de nous tous.

— Cognon (manger).

— Mi é goué (j’y vais).

Nous sommes assis en rond autour de deux plats, l’un de couac, l’autre de poisson. Chacun a sa cuillère en main. — Les Bosohs sur de petits bancs aux dessins géométrique qu’ils traînent partout avec eux, moi sur un rondin. Et on y va de bon cœur. Chacun creuse son tas, marquant un temps entre chaque cuillerée, l’une de poisson, l’autre de couac, la troisième de sauce. Parfois, l’un de nous trouve un bon morceau : le foie, les œufs, les eux, la cervelle. Il en mord délicatement un morceau, offrant l’autre à son voisin immédiat du bout de sa cuillère. Le plat de couac se creuse en étoile à cinq branches, la plat de poisson se vide. — Dernières cuillerées. Andelma, qui nous tournait le dos, mangeant à part, sert l’eau dans un « couï » qui passe de main en main. On boit, on se rince la bouche avec bruit, on crache au loin avec force et on boit encore un peu (seulement à la fin du repas, d’ailleurs).

Entre les genoux ouverts de chacun il y a le petit tas d’arrêtes et d’os recrachés directement au sol et que les chiens reniflent à distance. On éructe fort, avec satis faction. Les ventres sont gonflés. Le pot à tabac circule et chacun prise un peu de jus formé de la macération de tabac et de cendre. On écrase les feuilles, on recueille le liquide noir dans la paume, on le hume en connaisseur, on y plonge le nez, on respire un bon coup : on attend… Le nez coule, on le pince, on s’essuie les mains aux jambes, on reste la tête un peu penchée, le nez toujours dégouttant, clignant les yeux de plaisir.

La vaisselle est placée dans la battée. On reste un peu autour du feu… ma pipe est froide !

— Si ibouié !

— Si ibouié !

Les crapauds buffles demandent la pluie. Il pleut ; les gouttes larges dégoulinent des feuilles, résonnent sur la bâche tendue. Boby grogne, se gratte ; je fais de même ; quelque fourmis prises à la couverture me chatouillent les ctusses. Ça pue aussitôt l’acide phénique — Une dernière pipe ; il fait frais, je ferme la moustiquaire, je rêve… puis le sommeil me prend ; alors, je pars pour de très longs voyages où les êtres qui me sont chers défilent et vivent, moi avec eux, comme une ombre — Et ce, jusqu’au matin. Lorsque, ouvrant les yeux à l’aube, je retrouve la forêt, la rivière, au travers de la moustiquaire kaki et puis les Boschs transis en rond autour du feu, parfois, ça me fait drôle. J’essaie de me raccrocher au rêve… Mais déjà, les Boschs roulent le hamac, la cime des arbres rosit, allons, en route !

Dimanche 27 Novembre.

La rivière est de plus en plus encombrée ; nous arrivons à un « Tourca » et prenons la crique rive Sud — Les Boschs arrêtent aussitôt. Dans les broussailles qui encombrent la petite crique ils ont vu un nid de guêpes. Il faut y aller tout de même. On fonce ; évidemment on paie son tribut de passage. Ça brûle atrocement et du coup, j’ai perdu ma pagaie. Fort heureusement, j’en avais une autre obtenue à Vitallo en échange d’un pantalon de cheval. La crique me déconcerte ; les eaux sont tellement basses qu’il faut traîner la pirogue sur le sable du fond. On voit à peine, de ci, de là, quelques coupes pratiquée dans les bois tombés, par les devanciers.

L’avance est pénible, exaspérante ; lianes et arbustes en paquets serrés ébrèchent les sabres. Les arbres immergés nous freinent, ce ne sont que marécages sur marécages.

Un « Anaconda » gigantesque nous glace. On voit longtemps sa queue se glisser dans une vieille souche creuse, puis disparaître. Il faisait bien douze mètres. La croûte stagnante de détritus retenus par les racines ondule encore de son passage et se reforme à peine.

Puis la crique semble s’élargir, c’est le bois qui l’écrase et l’on s’y sent mieux à l’aise que dans les marécages qu’un œil non averti pourrait prendre d’ailleurs pour d’agrestes prairies ou abatis d’ancien village.

Midaï escalade une série de troncs énormes, à la recherche d’un passage. Soudain il s’arrête, appelle les autres et les voilà penchés sur le sable de la berge, discutant avec un sérieux inhabituel. Intrigué évidemment, je les rejoins.

— Gadez là !

Je regarde sur le sable l’empreinte de pieds humains, de pieds nus ! Deux paires : l’une large, longue, d’adulte, l’autre minuscule d’enfant de sept à huit ans. Je reste interdit. Aucun doute n’est possible, les traces sont toutes récentes. L’eau s’infiltrant dans le sable commence à peine à les remplir. Ça qua être indiens sauvages, dit Adimin. Li ka chassé par là. Entendu bruit, coupé bois, traversé rivière et parti forêt !

Instinctivement nous regardons le bois. Les Boschs hésitent un peu avant de continuer.

Joie chez moi ! Attente anxieuse de l’évènement imprévu auquel je rêve si souvent et qui confirmerait ma thèse de la présence, en Guyane française, d’indiens réfractaires aux blancs et ·vivant ignorés et solitaires dans les grands bois du centre de la Guyane. Nous reprenons la rivière qui s’élargit sensiblement. Découvrons sur rive Sud emplacement vieux village du temps du Balata. À cette époque, l’Ouaqui était très fréquentée, jalonnée de villages prospères. Aujourd’hui c’est désert et rien n’est plus triste que de constater cet abandon.

Je tire un iguane et un Nélo, gros échassier au long cou emmanché d’un long bec fort joli et comestible quoique un peu coriace.

Nous avons couvert aujourd’hui deux à trois kilomètres. Seul, j’en aurais fait à peine la moitié !

La pêche ne rend pas, les eaux sont trop claires et trop basses ; par contre, on voit du gibier. Des pakiras, par exemple, des « hoccos » ; on entend au loin quelque troupe de « Pecaris » et, sur tous les arbres, des « Iguanes » parfois monstreux.

À couper une grosse liane, je sens une forte odeur d’ail. Les Boschs la coupent sur une bonne longueur et la mettent de côté. C’est la liane « Ayuntoti » qui, mise à macérer trois jours, procure un bain tonique.

Le moral est bon — légère fatigue — douleurs à l’estomac, provenant sans doute de la nourriture essentiellement composée de couac, de l’aigre jingi et de poisson fumé fortement pimenté.

J’ai eu du mal à m’habituer au jingi. Ce sont des boulettes de manioc pétries longuement avec les doigts et mises dans l’eau bouillante. Ça donne des grumeaux gélatineux d’une aigreur assez prononcée qu’il faut du courage pour ingurgiter.

Les Boschs ont cru voir des ombres dans les taillis, cette histoire de pieds sur le sable les laissant mal à l’aise.

Moi je n’ai rien vu, mais quoi qu’il en soit, il est certain qu’une mission avec des canots à moteur et un personnel nombreux pénétrant en territoire à peu près inconnu fait le vide sur son passage — tant animaux qu’humains qui pourraient s’y trouver.

La véritable exploration est un travail d’ethnographie autant que de géographie mais elle doit être réalisée avec des moyens lui permettant de pénétrer l’intimité du pays sans la choquer. Contacts intimes avec la nature et les naturels mis en confiance. Observations plus faciles aussi, les indigènes se sentant plus à l’aise et ignorant la présence des intrus.

L’exploration solitaire est évidemment maigre en résultats scientifiques mais elle est riche en observations. Et c’est la préparation indispensable au travail sérieux d’une mission géographique par exemple.

— Indien là, mauvais !

Lundi 28 Novembre.

Quoique élargie, crique toujours encombrée avec de nombreuses éclaircies sur les berges révélant la présence de marécages — Affleurement schisteux — berges vaseuses.

Cette nuit je rêvais d’eau, d’inondation ; au réveil, je constate un désastre : le canot, ayant glissé du sable où il était presque à sec, a coulé. Les bagages sont noyés, sauf appareil et pellicules gardés heureusement avec moi. Les balles dans une botte étanche ont tenu le coup. La carabine est à graisser. Les allumettes sècheront au soleil, le sac étanche n’ayant pas résisté, les médicaments aussi. Le sel est fondu, le sac de rechange moisi. La journée s’annonce mal ! Au fait, elle est pénible. — Arbres tombés, sans cesse, puis, l’après-midi, coupes plus éclaircies. — Passage plus sympa ! Passons nouveau camp Hurault. La pêche est bonne, le moral aussi, l’appétit excellent. — Nombreuses écorchures aux jambes qui suppurent. Les sauts baissent de jour en jour davantage malgré de petites pluies quotidiennes. Tous les arbres tombés sont pour nous. Quel travail· ! Sans les Boschs, j’aurais mis un mois au moins. Pas de fièvre pour l’instant. Je prends deux « Novaquines » tous les deux jours. Je constate un certain amaigrissement. Car si le couac à l’avantage de gonfler moins, il ne nourrit guère. Les Boschs, pour cette raison, malgré leur carrure d’athlètes ont un ventre de propriétaire. Les jambes, par ailleurs, sont fines, parfois difformes, elles choquent avec la musculature du buste. Sans doute parce qu’ils forcent toujours dans leur canot à l’aviron ou au takari et marchent rarement dans les bois. L’atrophie est visible et générale.

Nous mangeons le matin vers dix heures et le soir, à la tombée de la nuit, avec parfois une poignée de couac dans l’après-midi. On se sent gonflé et mal à l’aise au sortir de ces repas et deux heures plus tard, l’estomac crie famine. On se lève avec le soleil, on se couche avec lui et les nuits sont pleines de rêves dantesques. Je vois des tas de gens connus plus ou moins intimement autrefois et le cadre de ceux-ci est en général le faubourg Varois oit je suis né, avec des maisons démantibulées par les bombardements et puis une atmosphère guerrière, des poursuites, une vie clandestine traquée, craintive de gens en uniformes, la peur, les courses éperdues. De nombreux épisodes de guerre remontent ainsi. Et pourtant, ici, la guerre est tellement loin de nos pensées. Quoique parfois je songe à ce qui pourrait arriver durant mon voyage, craignant un retour dans un monde en guerre, sans nouvelles. Ce soir, nous avons fait halte sur une berge à la pente assez raide, hâtivement déboisée. Déjà les Boschs ont installé un boucan et mettent poissons et lézards sur la clé de rondins. Je crois que quitter mes nouveaux amis sera pénible. Déjà, nous avons nos habitudes, nous formons une famille perdue dans la grande nature et cet isolement nous rapproche tellement que parfois j’en arrive à trouver étrange la couleur de ma peau.

Voilà six mois que j’ai quitté Paris ! Comme le temps passe vite ! Je n’ai pas encore réalisé le dixième de mes projets et la crainte me vient surtout que les pellicules photographiques seront périmées en août 1950. Et puis, l’appareil, quoique dorloté comme l’objet le plus précieux de mes bagages, a du mal à tenir le coup. Je sens ses rouages réticents et les films gonflés se bloquent plus d’une fois. Au prochain voyage, j’emporterai deux appareils, ce sera plus sûr. Les photos couleurs, inutilisables !

elles se bloquent définitivement à la troisième vue — De toutes manières, périmées en avril 1950. Enfin, je pense que tout va bien question photo. Le reste, ma foi, on le fera aller. J’emporte un kilog de sel en fait de vivres ; c’est suffisant. Avec trente kilogs de bagages, je ne puis me permettre de trimballer riz, couac ou café. Trente kilogs, ça pèse un peu plus en forêt et je pense que ce ne sera pas du plaisir.

J’écris, de m, anière décousue, ce qui nie passe par la tête. C’est ainsi tous les soirs, comme une discipline que je m’imposerais de causer avec quelqu’un. Ça me délasse… pourtant, parfois ma fatigue est telle que je voudrais dormir.

Près du feu Boby se gratte avec fureur… C’est une habitude chez lui ! Puis il baille et tourne en rond, cherchant sa place dans les cendres chaudes. Il n’aime guère la rivière, baignant à longueur de journée dans l’eau qu’embarque la pirogue.

Derrière moi les lianes dessinent des arabesques au-dessus du plan d’eau de la rivière qu’elles surplombent. Ma tête est vide… c’est bien ainsi !

Bientôt vingt-quatre ans, et je n’ai pas connu ce que l’on appelle « l’inconsciente jeunesse ». Je me suis toujours créé d’étranges motifs de soucis.

Je voudrais bien, au retour, m’accorder quelques mois de détente véritable. Je pense à la détente et déjà à un autre départ, à de nouveaux paysages. Je voudrais voir des terres glacées, des steppes, la toundra, le grand Nord, les chasseurs de fourrures… J’ai déjà élaboré un plan de raid.

Mardi 29 Novembre.

Pluie, bois tombés beaucoup plus épais, mais aussi les éclaircies plus nombreuses et l’avance plus rapide. L’après-midi, c’est à nouveau les marécages. On avance sur un lacis de lianes et d’herbes et d’arbustes qu’il faut hacher, en même temps que l’on glisse difficilement, au takari sur un hérissement de branches immergées. On heurte des nids de mouches (guêpes) qui s’acharnent cruellement. On pense ne jamais sortir de cette mélasse de végétation, on se déchire aux épines acérées du Kijun-doumaka dont les feuilles ressemblent assez aux feuilles de mimosa.

D’autres fois, le paysage a des éclaircies superbes et on en profite pour pêcher. Les aïmaras de débattent en vains soubresauts dans le fond des embarcations et on entend l’éclaboussement <le l’eau suivi du bruit sourd du gourdin s’abattant sur le crâne qui annonce chaque prise. Un gymnote de forte taille se prendra à une ligne jetée dans un fouillis de racines. — Fort laid, avec une tête plate ? où l’on ne voit pas les yeux, un long corps souple de reptile souligné d’une crête continue molle et ondulante.

Les Boschs en ont une peur bleue ! Ils le halent avec d’infinies précautions, tranchent la tête d’un coup de sabre, abandonnant le corps aux convulsions molles et ouvrant la tête à la hache pour en retirer, avec encore plus d’attention, l’hameçon fiché au fond de la gueule.

— Ça fait « schtt, schtt »… et ils imitent le frisson convulsif causé par une décharge électrique.

La chaleur est humide, malsaine ; on a l’impression de manquer d’air, le soleil, quoique caché, arde. Puis il pleut quelques instants avec violence et c’est à nouveau le temps trouble et incertain dont la grisaille est pleine de vapeur.

Midaï arrête le canot pour cueillir au passage quelques feuilles d’une plante aromatique qui servira à préparer « Loba », le bain de force. Je suis las, un peu fatigué, cafardeux. J’ai hâte d’en finir avec l’Ouaqui. Mes jambes se couvrent de petits boutons et d’ulcères qui s’étendent chaque jour davantage. On vit perpétuellement dans l’eau pour pousser le canot, écoper, on taille les obstacles. — Impossible dans ces conditions, de se soigner.

Le canot est en piteux état, les bordages qui foutaient le camp ont été rafistolés avec de la liane « franche ». Les fissures, agrandies à la suite de chocs répétés, bouchées avec des fibres de feuilles de bananier, et je ne fais qu’écoper à longueur de journées, à gestes devenus mécaniques, toutes les dix minutes environ. J’ai ai marre de ce canot (Les cinq mille francs qui me manquaient pour avoir une pirogue convenable m’ont fait passer une vie de galérien et je vais arriver fourbu pour entreprendre la jonction Ouaqui-Tamouri à travers la forêt vierge). Halte à la nuit tombée. Il pleut — Ça crépite et ça traverse la bâche rafistolée tant bien que mal.

Des fourmis couvrent les lianes et les branches qui envahissent le camp, il en tombe de partout, leur morsure brûle atrocement. Ce n’est pas drôle car elles se fourrent partout. — Quelques douleurs d’estomac — un peu de fièvre.

J’ai trouvé pour le hamac un système d’éclairage épatant. Je mets une bougie dans une calebasse installée entre les genoux. C’est stable et ça me permet d’écrire. Le sommeil est long à me prendre et le cafard, indécis jusqu’alors, marque des points avec la pluie qui m’éclabousse régulièrement et l’éternelle musique des crapauds buffles.

Mercredi 30 Novembre.

Journée de repos — On est tous plus ou moins mal fichus et je soigne tout le monde d’ulcérations qui affectent les jambes et surtout les doigts de pieds. Entre chaque doigt, à la suite de permanence dans l’eau, le sable jouant comme une lime, a sapé la chair et provoqué de larges et profondes lésions très vite suppurantes et fort douloureuses. Les pieds enflent et des glandes bourrèlent l’aine. J’en profite pour étaler mes affaires au soleil. L’humidité moisit et ronge. À ce train, mon équipement n’en a pas pour longtemps. Les Boschs vaquent au camp sommairement installé. L’un aiguise son sabre, l’autre taille un manche de hache, le troisième féraille un petit coffre en bois au fouillis sympathique de vieux chiffons, de fil de fer et de mille bricoles rapinées de ci de là. Je le regarde contempler ses richesses. Il lève les yeux et dit pensivement :

— Ou ka gagné beaucoup sous marqués pour faire travail là dans bois, gagner tellement que coffre là, pas pouvé porter !

J’ai doucement rigolé. S’il savait, le bonhomme !

Toilette. — On se lave les dents avec le sable fin d’une plage car le dentifrice est écrasé depuis longtemps. Sur le boucan, aïmaras et lézards se patinent doucement et prennent au soleil des tons de vieux cuivres.

De belles vues de chasse ou de pêche enregistrées au cours du voyage sont perdues. Le film s’était à nouveau enrayé. Je suis furieux : il y avait là des scènes que je n’aurai plus l’occasion de saisir ainsi que des vues de Gros Saut. J’ai une frousse atroce de perdre l’appareil en le brisant ou le noyant. Je le dorlotte comme une porcelaine précieuse mais tout de même il en voit de dures. La prochaine fois j’en amènerai deux, ça sera plus sûr.

À la nuit, sur l’autre rive, une troupe de cochons sauvages se met à glapir. On franchit rapidement la crique, glissant dans le sous-bois comme des Sioux, sans souci des épineux pourtant fort abondants. La troupe passe à vingt mètres de nous, brisant tout sur son passage. On tire : en voici un qui chancelle, tombe, se relève et fonce dans un fouillis de broussailles. On cherche en vain à la lueur des torches. Les traces mènent fort loin. On reviendra demain. Les Boschs ont de vieilles pétoires rafistolées avec du fil de fer, datant de je ne sais quand. Le canon est crevé, la crosse est fendue. Un chien sur deux ne marche pas mais tout de même ils chassent et c’est miracle de les voir tuer. Chaque détonation me fait sursauter, craignant de voir exploser l’engin. La nuit est passable. — Un peu cafardeux mais la lassitude se fait sentir après l’inaction d’aujourd’hui.

Jeudi 1er décembre.

On cherche le cochon tiré hier soir mais sans succès. Les animaux ont la vie dure et il a dû crever au diable. Dépités, nous embarquons ; la rivière ne change pas d’allure sinon que les eaux ont monté légèrement. Le temps est orageux avec des éclaircies brûlantes.

Mes jambes me font souffrir là où les branches immergées les flagellent. Impossible de se soigner, étant constamment dans l’eau. Les coupes Hurault sont davantage à notre portée et favorisent notre avance. — Vent, soleil à plein. Les branches frottant, certains arbres produisent le grincement des portes qui s’ouvrent et se ferment sur des gonds mal huilés. Nous dépassons un nouveau camp Hurault. La chaleur est atroce. Chaque branche qui nous gifle au passage est chargée de grosses fourmis et chaque fois de se gratter et de gémir. Face à une île, nous découvrons encore un camp Hurault. — Tout près et sur la même rive qu’un vieux village…

La rivière ressemble parfois à un tunnel. Les lianes blanches et fines remontent dans la pénombre comme les fils d’une harpe géante ; les marécages s’étendent ensuite à l’infini ou alors, c’est le grand bois avec de superbes éclaircies.

Le canot glisse sur les troncs, restant en équilibre instable. — Tire, pousse, hache, sabre, on avance lentement, mais on avance.

En quelques heures les eaux ont à nouveau baissé et les coupes Hurault, au-dessus de nos têtes, ne nous servent plus à rien. Encore des marécages, ou plutôt ce que les Boschs appellent des marécages. La rivière est littéralement étranglée par une végétation rampante et désordonnée soutenue par des arbustes aux branches à l’horizontale. — La rivière, avec les lianes dégringolant ou se glissant partout. Quelques grands arbres de ci de là dressent quelquefois leur squelette chargé de nids et de plantes grimpantes. On ne voit ni oiseau, ni gibier, sinon quelquefois un iguane et un vol de perroquets ou d’aras au plumage éclatant volant très haut par dessus nos têtes. Le grand silence s’accompagne du grondement sourd des mouches qui volettent par milliards en nuages compacts. Quelquefois on se sent écrasé par ce silence.

La crique est de plus en plus encombrée, l’avance de plus en plus lente. Le cafard s’annonce avec la fatigue. Ne verrai-je donc jamais la fin de l’Ouaqui ? C’est la nuit. Nous sommes surpris par son arrivée brutale devant un amas monstrueux d’arbres tombés qu’il ne nous est pas possible de franchir maintenant. On arrête. Vite on débrousse un coin de la berge. Le feu est à peine allumé, l’orage qui grondait depuis ce matin éclate. Il pleut à torrent, la forêt mugissante ruisselle. Je n’ai que le temps de débarquer mon sac ; car régulièrement, chaque nuit, le canot coule et régulièrement, chaque matin, je le vide. Le hamac est tendu sous l’averse, la bâche dessus, et l’eau s’écoule avec le bruit d’une gouttière. En calimbé, je tiens compagnie aux Boschs qui, stoïquement, ruissellent autour du feu, n’ayant pas d’abri, étant trop tard pour en construire un. Nos peaux luisent, brûlées d’un côté, glacées de l’autre. Près d’eux, fumant ma pipe, les écoutant chanter, je rêve et je suis heureux. Il a plu toute la nuit. Finalement, je suis allé dormir, eux aussi, dans leur hamac trempé. — Bercé par le croassement des crapauds-buffles, l’orage lointain des singes rouges.

Les moustiques, par extraordinaire, n’ont pas fait leur apparition depuis longtemps mais leur absence est largement compensée par les mouches et les fourmis qui foisonnent et piquent avec la même voracité.

Vendredi 2 décembre.

Triste réveil. — Tout est humide et une dysenterie carabinée due à l’absorption continue de poisson boucané fait son apparition. La fièvre est persistante mais légère sous forme d’accès larvés que je combats avec deux novaquines par jour. Le moral est bon. Une sorte de fatalisme tout oriental m’envahit. Par contre, mes pieds vont mal, mais cela n’a aucune importance. J’irai jusqu’au bout car l’expérience est extraordinaire. Le plus terrible c’est que j’ai l’impression de piétiner. Avançant à cette allure, j’en aurai pour dix ans avant d’arriver à l’Amazone.

La journée pluvieuse est triste. Quelques éclaircies sur la rivière, mais surtout, toujours et encore, des marécages. Je tue un iguane d’une seule balle, ayant visé la tête et, par extraordinaire, ayant touché l’œil. Le cafard arrive tout doucement. Un coup de hache malheureux m’a meurtri la main gauche qui a du mal à étreindre la pagaie lorsque le courant dérive la pirogue.

On ne voit plus guère de coupes. J’ai l’impression d’avoir dépassé le dernier camp de la mission Hurault. Je pense alors que nous allons arriver bientôt au Saut Verdun, mais la carte est incomplète et terriblement fausse. Toutes les distances sont à reviser et on marche à l’aveuglette.

Déjà le 2 Décembre ! Je ne puis m’empêcher de songer à la Noël toute proche. Ça y est… voici le cafard qui s’amène en écrivant. J’ai une envie furieuse de quitter le canot et de foncer à pieds ; j’en ai marre de la rivière ! Il est vrai qu’avant c’étaient les rapides, maintenant ce sont les arbres tombés. Je ne sais pas ce que je veux ou plutôt, si… arriver vite. Mais hélas, si les journées sont brèves et harassantes, je n’avance que très lentement. Ce n’est pas juste ! voici dix jours que j’ai quitté la Touroa et que je navigue sur la petite Ouaqui à une moyenne de trois kilomètres par jour — de l’aube à la nuit — dix-huit jours, que j’ai quitté Maripasoula. Moi qui pensais joindre les sources de l’Ouaqui en dix jours au maximum !

L’après-midi tire déjà à sa fin. Les Boschs abattent quelques palmiers « caumou » dont les palmes serviront à couvrir le toit de leur abri pour la nuit. Nous campons dans un sous-bois marécageux infesté de moustiques. Le hamac tendu, je me couche, aussitôt cependant que les Boschs préparent la « queue de hocco » car le tonnerre gronde et l’orage menace. La pluie tombe d’ailleurs de manière intermittente toute la journée, sans que les eaux en soient pour cela affectées. Bien au contraire, elles baissent de plus en plus. Je marche avec peine. Les pieds me font souffrir terriblement. Je me demande combien de jours seront nécessaires pour que, enfin guéri, je puisse prendre la piste du Tamouri.

Fatigué, fiévreux, peu d’appétit.

Samedi 3 Décembre.

Au réveil, promenant aux, alentours du camp, je découvre une piste peu ancienne qui suit la crique. Serait-ce là une piste qui, partant du camp Hurault joindrait le Camp Cotten ?

Il me semble bien ne pas me tromper car les coupes biscantées sont fraîches d’environ trois mois.

Tout proches, les Paracua font un concert assommant mais impossible de les découvrir. Je tire une Masaille à l’allure faisanne somnolant sur une haute branche et la manque. Le temps est maussade. Les pieds enflés davantage. Grande lassitude.

Chaque matin à l’aube, dans l’eau glacée de la crique jusqu’au nombril, je vide le canot complètement coulé et recharge les bagages. Je pense à Maman qui me disait au départ :

— Ne reste pas trop dans l’eau, tu risques d’attraper une congestion ou des rhumatismes !

Sur le tableau noir, les écoliers inscrivent : « 2 Décembre », songeant aux vacances proches et au lendemain Dimanche. Ils iront au cinéma, s’ils ont été sages, applaudir les prouesses de l’homme-singe et rêver d’aventures. Les compositions trimestrielles sont en train. On prépare les numéros spéciaux des hebdomadaires, on prépare les vitrines, on songe aux cadeaux de fin d’année.

Ici, les dates, les fêtes n’ont aucun sens car la forêt est immuable.

La journée s’annonce pénible. On ne voit plus les coupes Hurault. Pluie, énervement, malchance, je tire un macaque et le perds, tire deux hoccos et les manque. La rivière s’élargit et présente de belles étendues découvertes… mais à sec.

Elle serpente entre des collines assez élevées, aux roches rouges bizarres fichées sur les pentes, et des schistes feuilletés et arrondis par l’érosion. Des trous énormes fichés un peu partout nous obligent à faire des arrêts fort longs. — Pluie incessante, froid, un peu de fièvre. On carbette auprès d’un arbre énorme qui barre complètement la rivière. Les Boschs éprouvent, malgré leur habileté, de la difficulté à allumer le feu, même avec du pétrole. Reconnu à nouveau piste supposée Cotten. Le hamac trempé égoutte de la glace par toutes les coutures. Mal aux pieds, aux mains. Mange fruits Couba-Couba.

Pense, si tout va bien, arriver Saut Verdun demain. Bon moral, mais hâte furieuse d’arriver et d’en finir avec l’Ouaqui. En écopant sous la pluie, je pensais que la randonnée d’exploration ainsi comprise est un beau mais rude métier. C’est l’apprentissage rêvé du futur chef de mission.

Les Boschs n’ont presque plus de couac ; moi, je n’ai plus rien ; — leur ayant tout donné. — Depuis dix jours, je mange poisson bouilli ou boucané et lézards. On voit de nombreuses traces de cochons mais impossible d’en découvrir une seule meute.

Dimanche 4 Décembre.

Il a plu sans arrêt toute la nuit. Les mains sont constamment humides, le tabac moisit. Impossible de rouler une cigarette : le papier se déchire ; et pour fumer une pipe, il faut une boîte d’allumettes. Les Boschs astiquent les fusils rouillés en les passant dans le sable puis à la graisse d’aymara.

Je soigne mes pieds, dans un piteux état. La journée s’annonce mal, il pleut sans arrêt, tout est trempé. On a l’impression de naviguer dans un bain de vapeur. La bâche américaine elle-même ne résiste pas. Sous la pluie on sabre, on taille des bûches dans le mur dense de la végétation aquatique et on avance mètre par mètre. J’ai du mal à diriger la pirogue qui, en trois minutes, s’emplit d’eau car, à la suite du frottement sur les troncs couchés, les fissures agrandies, énormes, laissent passer des trombes d’eau qui menacent de me couler. J’écope sans arrêt. Le calfatage est inutile, il ne tient pas. Au cours d’une halte à un fourca, je retrouve la piste supposée Cotten. On monte le camp sur l’emplacement d’un vieux village du temps du balata envahi par la forêt.

Il pleut, on se couche avec la faim, sans couac ; la chère est maigre et on mastique, en guise de repas du soir, un bout de carne boucané.

Lundi 5 Décembre.

Mes pieds coupés et enflés suppurent. Les jambes sont couvertes d’ulcères ouverts à chaque frottement sur les branches. C’est douloureux.

La rivière semble s’élargir et son encombrement est moindre. Nous sommes attaqués par les mouches avides de venger leur nid suspendu à une branche et saccagé d’un coup de sabre malheureux.

Pour se laver les dents, les Boschs prennent du sable fin ou de la cendre et aussi des boulettes de limon desséché accrochées aux lianes mises à jour par la baisse des eaux. Nous rencontrons un gros rocher et ils s’arrêtent car c’est là leur Dieu.

Avec la terre servant aux rites de la guitare, ils tracent des signes cabalistiques puis prononcent des invocations, buvant puis crachant l’eau de pluie déposée dans les fissures de la roche.

Le temps est incertain. On entend un avion voler au loin mais on ne le distingue pas. Tué un iguane, fatigue, ennui, énervement avec les pellicules qui se bloquent sans cesse dans l’appareil. Rivière considérablement éclaircie. Quelques gros obstacles rapidement franchis, puis succession de petits rapides dont un, assez important, précédé et suivi d’une sorte de canal dans les marécages aux herbes rases. Rencontrons un lieu de camp où peu de personnes ont dû carbetter et enfin, à la nuit, nous arrivons à un gros saut qui, sans nul doute, est Saut Verdun.

C’est d’abord une grosse plateforme rocheuse à sec où nous tirons les canots après les avoir déchargés.

Je trouve une fourche fichée entre deux roches avec un message adressé au Préfet et roulé dans une feuille d’arbre desséchée (daté du 16 Août).

Après, cette plate-forme, un saut, puis un autre et tout proche, une table de pierre très large, sortant en cap de la forêt… et à un îlot qui divise la crique et le saut, lequel se continue en chutes plus ou moins importantes. C’est là que nous installons le camp.

Joie d’être enfin arrivé. Je pense au grand départ tout proche maintenant et suis dans l’impossibilité absolue de fermer l’œil de la nuit.

Mardi 6 Décembre
.

Journée de repos et de préparation à la liaison Ouaqui-Tamouri. Je répare le sac dont les bretelles pourries tiennent par miracle, les souliers sont moisis et rétrécis. Je mets les notes à jour. Les Boschs partent à la pêche dans l’après-midi et ne rentrent que fort tard, les canots chargés d’aymaras énormes.

Cette nuit, la femme Bosch a été visitée par la guitare. Elle a braillé des incantations sans arrêt, Je corps passé à la terre blanche — fantaisie que je voyais au travers de la moustiquaire — tournoyant, se découpant sur les braises des boucans cependant que les hommes accroupis écoutaient la voix, de l’au-delà et approuvaient avec des grognements et des formules rituelles. La nuit donnant à plein sur les roches et le fond sonore de la forêt endormie se mêlant au bruit des chutes, fit de cette nuit une nuit de cauchemar et de demi-sommeil.

Mercredi 7 Décembre.

Je décide de pousser plus haut que le Saut Verdun et de visiter la crique pour voir son orientation. Mes pieds vont un peu mieux mais le poisson m’occasionne des poussées d’urticaire et une sérieuse dysenterie qui me laisse anéanti. En haut du saut je trouve deux billets de Cabane. L’un sur une planche l’autre dans une boîte de corned beef. Dans l’après-midi, un hocco ayant eu l’excellente idée de se poser à dix mètres de mon hamac, je le tue. Je consolide le sac, mets les notes à jour.

Le temps est au beau instable. Les Boschs invoquent à nouveau les dieux de la rivière. Assis en rond autour de petits drapeaux fichés en terre ils écoutent le chef de clan prononcer les formules d’appel au Dieu et des demandes de grâces. À chaque invocation, il boit une gorgée d’eau teintée de terre blanche contenue dans un couis et asperge le sol avec bruit. Les uns après les autres, ils, ont fait leur prière, la femme la dernière et à voix basse.

Ce sont de superbes athlètes au point de vue torse mais ils ont du ventre et ceci est dû à l’absorption de quantités impressionnantes de couac. Ils n’ont pas de mollets. Souvent même les jambes sont déformées car les Boschs sont d’excellents navigateurs mais répugnent à la marche et l’harmonie de leur corps s’en ressent énormément.

Jeudi 8 Décembre.

Dysenterie. — Je suis angoissé, fébrile — Impossible de travailler. — Je somnole dans le hamac, la chaleur est écrasante. Bientôt la Noël ! Qu’est-ce que cela va représenter pour moi ? Mais tout de même, l’aventure est belle et vaut la peine d’être vécue lorsque le moral est bon.

Soudain, ce qui était hostile devient accueillant, la forêt est pleine de trésors que l’on aime à rechercher. Graine de panakoko, bois précieux, à profusion, que l’on apprend à reconnaître à l’odeur et à l’écorce. Une écharde d’ébène piquante à la chair vert-bronze-vieux que l’on s’amuse à tailler maladroitement, une liane franche que l’on tresse en corde solide, un oiseau-mouche à la gorge vert opale et au ventre violet — minuscule et curieux, tout surpris de nous voir — qui se pose sous votre nez, en l’air, comme suspendu par un fil, cependant que ses ailes, agitées à une allure vertigineuse, le maintiennent ainsi en équilibre. On tend la main pour le caresser tellement on le sent à la portée… Hop là, le voici parti comme une flèche, recommençant son jeu quelques mètres plus loin avec son bourdonnement de grosse mouche.

La course en forêt donne faim… Pas de couac ! qu’importe ! une lanière de poisson boucané que l’on grille à la flamme. C’est rêche, ça sent le brûlé et justement pour cela et parce qu’on le mange avec les doigts, assis sur une bûche devant un boucan, c’est bon ! Au torrent tout proche, on boit un couis d’eau fraîche et puis, dans le hamac qui balance, on fume une pipe, harassé, content, sans penser à rien sinon à ce que l’on va manger demain.

Vendredi 9 Décembre.

Les pieds vont mal, la dysenterie s’aggrave. Je me soigne de mon mieux, me couvrant de bandes et de sparadrap et forçant le stovarsol. Dans cet état, inutile de songer à prendre la piste. Je ne tiendrais pas trois kilomètres. Mieux vaut attendre et aller plus vite ensuite. Vivement le Tamouri ! Mon sac est prêt, c’est moi qui ne le suis pas et je me morfonds. Midaï me dit :

— Moi beaucoup de peine ou partir.

Je souris :

— Moi aussi !

J’aurais aimé avoir un compagnon comme lui.

— Mi ti baka é ba.

— Si bon Dieu veut.

La femme bosch a perdu son petit chien. Elle se lamente, pleure, trépigne et présente un aspect peu engageant. Elle est restée longtemps sur les roches où Toti a été vu, pour la dernière fois, à sangloter et invoquer les Dieux, appelant avec des cris déchirants.

Finalement, on entend Toti répondre et clamer sa frousse quelque part dans le bois. Avec des torches on le retrouve ; tout le monde est content sauf le mari qui flanque une sérieuse volée de coups de poings à sa femme. Le père s’interpose pour le calmer, l’autre l’engueule, lui faisant remarquer ma présence. La femme pleure puis rit aux éclats, plaisante et, pour terminer, fait la toilette de son mari, tressant artistiquement ses cheveux et les peignant.

Demain, chasse. Les Boschs font ingurgiter au chien une pincée de poudre noire mêlée à du tafia, prétextant que ça excite l’animal. Les chiens des nègres marrons du Maroni ont d’ailleurs en permanence, en guise de collier, des sachets de cuir emplis de viande de tel ou tel gibier pétrie avec du roucou. En général, les procédés varient avec chaque individu et tous ont leur secret de préparation jalousement gardé. C’est ainsi qu’ils arrivent à rendre un chien méchant, à lui faire chasser l’agouti, le cochon ou la biche ou bien l’animal qu’ils désirent chasser ce jour-là.

Si leur fusil au canon troué est un poème, le remplissage des cartouches en est un autre non moindre. Les vieilles sont précieusement gardées, l’amorce est retirée au couteau, remplacée par une neuve. — Un peu de poudre (sans poids ni mesure), un peu de bourre, du plomb, une petite plaquette d’écorce, on tasse, on plie le carton de la cartouche avec les doigts, et voilà ! On jauge à l’œil et, ma foi, ça rend bien comme ça !

Midaï sérieusement mordu au talon par un aymara qu’il venait de jeter dans le canot — matraqué —. Les dents de ce poisson sont de véritables rasoirs ; la peau est littéralement découpée en lanières espacées de quelques millimètres et longues de quatre à cinq centimètres. Je crois que l’aymara est aussi dangereux que le piraï, sinon qu’il mord et lâche aussitôt sans s’acharner. Il est vrai que je n’ai pas encore vu un seul piraï sur l’Ouaqui, à croire qu’il n’y en a pas, car, pêchant à la chair fraîche, ils auraient dû venir en nombre se prendre à nos lignes. Les rivières de Guyane sont cependant réputées comme très dangereuses… Où sont les bandes de piraï du Brésil, tellement pressées que l’eau bouillonnait ?

Un avion passe, très haut, dans l’après-midi.

Samedi 10 Décembre.

Purge — diète — la dysenterie s’aggrave — 4 comprimés à 0, 25 de stovarsol par jour.

Dimanche 11 Décembre.

Nous sommes tous malades. Les Boschs se hâtent de rentrer. Dans mon état, je préfère redescendre la crique et tâcher de trouver la piste Cottin. « Anohé » est abandonné sans regret au Saut Verdun.

Dès le départ, sérieuses difficultés pour passer le saut complètement à sec. On décharge et on tire les canots sur la roche nue que l’on passe sur des rondins. L’avance, quoique allant avec le courant, est très lente car les coupes de l’aller ne servent plus, les eaux ayant continué à baisser. Je suis malade comme un chien, à chaque instant je vais à la selle. — Crachats rédal, légers filets sanguinolents, fatigue extrême, impossible d’aider les Boschs. Je me laisser traîner comme un automate. — Aggravation dans l’après-midi, sortes de coliques sèches, envies impossibles à satisfaire, brûlures du rectum, douleurs lombaires, abdomen gonflé, frissons, moral passable. Hâte surtout d’être allongé dans le hamac et de reposer.

Les Boschs me proposent de descendre avec eux au Maroni.

— Ou malade… mauvais… ou ka mourir.

Je pense un instant, tellement je suis faible, abandonner et les suivre. Non, je tiendrai ! Dieu ne m’abandonnera pas !

Les Boschs me donnent leur remède : une macération d’écorce rouge carapa. C’est amer et n’a guère plus d’effet que le stovarsol.

Avançant à la même vitesse qu’à l’aller, nous carbettons le soir au dernier camp atteint avant le saut Verdun. Je repose enfin. Les douleurs se sont calmées. Je ressens une étrange sérénité en même temps qu’un grand besoin de reposer. Mes jambes sont en flanelle et j’ai du mal à me porter.·Je trébuche à chaque pas.

J’ai tué un iguane ; je vais essayer d’en manger car j’arrête le poisson salé ou boucané… et cependant, rien d’autre à manger !

Les Boschs se hâtent maintenant car ils ont un dépôt de vivres à cinq jours d’ici et veulent l’atteindre rapidement.

— Mais ou, quoi manger dans bois ?

— Gibier.

— Ça qu’a pas être mangé !

Jeudi 12 Décembre.

Continue stovarsol 4 X 0, 25 XI — Amélioration légère mais faiblesse extrême. Départ tôt du camp — mal dormi froid — insomnie — Journée pénible — Pirogues ensablées à traîner sur des centaines de mètres. À seize heures, arrive fourca, où pour la dernière fois vu la piste Cottin. Nous arrêtons là.

Nos adieux sont tristes.

— Meilleur ou ka vini Maroni…

Je suis seul. Boby, inquiet, rôde dans les bois.

Première nuit du raid Ouaqui-Tarnouri — Installe le hamac — En fait de vivres, un poisson boucané et une raie harponnée tout à l’heure. Je fais bouillir la raie. Je suis un peu groggy, faible, mais impatient de prendre le départ. La dysenterie reprend du poil de la bête. Je trouve un carapa, retire l’écorce et bois force infusions — Rangé bagages — Vu faiblesse, fais deux paquets, pensant faire deux voyages — Avançant plus faiblement peut-être mais, vu ma faiblesse, impossible faire autrement. Je pense arriver au Tamouri dans dix jours, si Dieu veut !

Mes premiers dix jours de grande forêt, seul, sans vivres. L’expérience morale et physique me passionne. Tiendrai-je le coup ? Je suis avide de noter mes sensations journalières.

Voici la nuit. Je m’étends sans pouvoir dormir — grand silence dans la futaie assombrie — puis un vent d’orage — un crépitement continu — il pleut !

Mardi 13 Décembre.

Dès l’aube, impatient, je plie le hamac et me prépare à partir. Une bande de macaques envahit la rivière. Je tire, sans résultat, car ces animaux sont sans cesse en voltige mais un canard, effrayé par leur tintamare, se pose sur une branche basse à bonne portée. Tiré, tué, plumé, je le charge sur le sac à dos et en route. Je laisse au camp un sac G. I. avec le sel et les munitions et le rechange — ainsi qu’une musette. La piste est passable et dès les premiers coups de sabre, j’ébrèche un nid de mouches maçonnes et suis mis à mal par ses habitants. Le sac à dos pèse et les bretelles ont des craquements sinistres, quoique réparées et doublées de fraîche date. Trente kilogs est un poids qu’elles ne supporteront pas jusqu’à la fin du raid. Sel et munitions dans le sac G. I. pèsent à peu près dix kilogs. Je n’ai que le strict nécessaire pour huit mois : pharmacie, munitions, allumettes, pacotilles indiennes et cependant, c’est beaucoup. J’ai aussi une hache et deux sabres de réserve.

La pacotille indienne se compose essentiellement de hameçons, fil à pêche et fil à coudre, choses nécessaires si l’on désire être bien accueilli par les tribus indiennes que l’on est appelé à rencontrer. Enfin ! j’irai lentement, mais j’irai.

Je compte deux mille quatre cents pas, dépose le sac à dos et reviens au camp n°1 — ou « tourca du départ » — chercher le sac G. I., armé de la carabine et du sabre. Fatigué, j’arrête, fume une pipe, repars.

L’excitation passée, la faiblesse due à la dysenterie se fait rudement sentir et, arrivé au lieu où j’ai déposé le sac à dos, n’en pouvant plus, j’arrête et monte le camp n° 2, « Camp du Marigot ».

C’est une sorte de crique vaseuse et sale avec des « pinots » et des épineux. Le canard plumé est mis à bouillir sur un feu rapidement allumé. Pour la première journée, je suis exténué et mes jambes, qui allaient à la guérison, buttant et rebuttant sur les souches, les lianes et les racines, se sont ouvertes à nouveau et enflammées.

Je fais bouillir l’eau du marigot pour la boire car mes comprimés de Tochlorine sont rongés par l’humidité.

Pour mesurer les distances je procède de la manière suivante : tous les cent mètres, c’est-à-dire tous les cent quarante pas je prends une feuille et la mets dans ma poche. Lorsque j’arrête, je compte les feuilles et j’ai ainsi la distance parcourue approximative.

Aujourd’hui environ 2 kilomètres, soit un de moins que la moyenne escomptée. Marchant à ce train, j’en ai pour vingt jours avant d’arriver au Tamouri.

Fatigué, mais bon moral. Boby aussi qui allège ma solitude et me fait souvenir de nombreux épisodes de nos voyages.

Le sol, en forêt, est mamelonné, plein de trous profonds garnis d’humus ou recouvert d’un mince lacis de lianes qui font trébucher et s’étaler, écrasé par le sac.

À part quelques chants d’oiseaux, le grand bois est étrangement silencieux. Sur les bords des criques, le soir, ce sont les perruches les dernières à dormir. Elles jacassent jusqu’à la nuit, se disputent sans arrêt. Le matin, ce sont les paranas dont le cri rauque éveille le campeur ; ils se répondent d’un bord à l’autre de la rivière sans que jamais on puisse les voir. Ensuite, ce sont les perroquets qui passent en vol serré, puis les perruches plus tardives et alors, le « zozo mon père » avec sa chanson de lame cristalline allant et venant sur une pièce de bois dur. Le macaque appelant sa femelle, l’appel rauque d’un couata, un « agami » mal réveillé et puis tout un concert d’oiseaux, d’insectes…

Ce soir, il pleut fort : je n’ai que le temps de couvrir mes sacs. Quelle violence… Le hamac, pour ne pas changer, fait eau de tous les bords. Signes avant coureurs de la saison des pluies, ces orages nocturnes risquent de me retarder car les terrains devenus marécageux et glissants seront plus pénibles à franchir. Sur la rivière, l’orage passé, on est tranquille. En forêt, c’est continu, incessant, car, les feuilles se recouvrant, n’en finissent jamais de s’égoutter.

En ce premier jour de raid, je me demande bien à quoi servent les cuillères et les fourchettes : une casserole pour faire bouillir, les doigts et les dents pour décortiquer, c’est bien plus simple. Après ça, un chien lui même ne trouverait pas grand’chose à rogner sur la carcasse. Quant aux matières grasses, le bouillon du canard est huileux à souhait. Un peu de sel, un petit goût de fumée, ça fait un potage délicieux.

J’ai abattu, pour me servir de hors-d’œuvre, un palmier pinot. J’ai retiré le cœur et l’ai mangé au sel. C’est fade, peu appétissant mais enfin, dans l’ensemble, on tient le coup et on se passe de pain et de couac.

Les moustiques sont nombreux au camp du Marigot. L’insomnie me tient éveillé toute la nuit.

Le souvenir des empreintes de pieds nus relevées par les Boschs sur le sable d’une plage me hante et me laisse rêveur. Si c’étaient des empreintes d’indiens, j’en serais heureux et pourrais dormir tranquille : ils ne m’at taqueront pas car l’indien n’attaque pas un homme seul, sans défense, à moins d’être menacé. Aussi, je me garderai bien, quel que soit le bruit que j’entende, de me mettre sur la défensive car alors je risquerais de recevoir une flèche.

L’Indien est patient… Si j’ai vraiment affaire à des Indiens, ils me suivront et m’épieront pendant des jours puis, si je me dirige vers un endroit où il ne leur plaît pas que j’aille, ils se manifesteront par quelques flèches dirigées autour de moi et attendront ma réaction. Alors je déposerai ma carabine à terre, attacherai Boby près de moi et, si j’ai encore du tabac, je fumerai une pipe en attendant leur approche…

Mais, ces empreintes étaient-elles celles d’Indiens ? Enfin, qui vivra, verra !

Mardi 14 Décembre.

Je perds deux fois la piste qui, dans les marécages, est à peu près invisible et ne la retrouve que par miracle après de longues recherches exténuantes. Le soir, j’arrête à nouveau près d’un marigot. — Lassitude — un peu de fièvre — ampoules énormes aux pieds. Impossible de continuer avec les brodequins (peu pratiques d’ailleurs car ils s’accrochent à toutes les lianes et pèsent lourd). Je les abandonne, décidant de continuer en espadrilles (qui elles, amènent de nombreuses glissades).

Aujourd’hui, à nouveau parcouru environ deux kilomètres.

Le menu est maigre. Je termine le poisson boucané qui commence à sentir et fais bouillir un cœur de palmier.

Suivant la piste, je suis allé à la chasse. On entend des vols lourds, on se précipite, on guette… on ne voit rien ! car le sous-bois est trop dense. Au retour, sans m’en apercevoir, je retrouve la piste empruntée le matin et qui fait une bande suivant le criquot au bord duquel je campe pour repartir ensuite S.E. Je me demande quelle est la raison de ce circuit. En tous cas, j’y ai perdu deux heures !

Demain matin, j’irai chercher le sac G.I. (ou américain) que je laisserai ici pour repartir plus loin installer le camp n° 3 — celui-ci étant le camp « Pinot… »

Ce n’est pas la forêt qui cerne le camp ce soir, c’est un filet de lianes gigantesques et enchevêtrées s’aggripant à la pourriture vaseuse du sol, aux racines tourmentées mises à nu par les eaux qui creusent des canaux où s’écoulent les eaux de pluie. Pinots, épineux à profusion, de ci de là un grand arbre mort dont le tronc blanc est chargé de lianes. Peu de gibier, même pas du tout. On entend à peine quelques petits oiseaux. J’abats un arbre mort et moussu pour allumer un feu, je le débite en quartiers puis, avec les copeaux et un bout d’encens fais le foyer, de chaque côté, parallèlement, deux bûches de bois vert entaillées par leur milieu. Ça prend doucement, mais ça prend et mon feu estompe le cafard qu’amène la nuit.

Boby a, ce soir, mangé du pinot avec moi. Pauvre chien ! il a le ventre creux et les côtes saillantes, la rivière ni la forêt ne l’engraissent et il me regarde en se léchant les babines pour exprimer sa faim. Même pas un petit oiseau à lui donner à manger, rien, la forêt est sinistrement vide. Peut-être demain aurai-je plus de chance ?

Il fait froid, c’est triste. Je fume sans arrêt. — Dysenterie à nouveau — bouche pâteuse, amère, je somnole, rêvant que je suis dans un transatlantique où il y a beaucoup de monde et <les gens qui servent à manger. Mais moi, je n’arrive à pas à apaiser ma fringale ; tantôt mon plat est renversé par le roulis, tantôt je suis appelé d’urgence et, au retour, un autre a mangé ma part ou bien je suis devant une assiette vide et l’on ne me sert pas. Il y a une assiette de pain à côté, mais je ne peux y toucher. Oh ! ces rêves…

L’aube, avec le chant horrifiant des « zozos mon père » me fait penser parfois être prisonnier dans une grande scierie et puis cet autre, avec sa voix enrouée de speaker radiophonique qui débite les dernières nouvelles cependant qu’une sirène d’alerte mugit quelque part.

Un peu de cafard, causé sans doute par la faim et pourtant, ce n’est que le commencement.

L’insomnie me tient toujours. Je me réveille la nuit vers 3 heures sans pouvoir fermer l’œil jusqu’à l’aube. Il est impossible de prendre la piste à l’aube ; la forêt trop sombre tarde à laisser pénétrer le jour radieux ailleurs. Pelotonné dans le hamac, frissonnant, j’attends la lumière.

Toute la nuit, les singes rouges ont glapi et, en réponse, le cri strident et ininterrompu d’un oiseau. J’étais tellement las que je me bouchais les oreilles.

Jeudi 15 Décembre.

Je pense parfois : « Mais quel intérêt aurait ce raid s’il devait s’accomplir sans ennuis, comme un voyage quelconque ». Volontairement je me suis imposé cette préparation à ma rencontre avec les Indiens afin de mériter celle-ci et d’en avoir davantage la joie. Il aurait été trop facile d’aborder les Tumuc Humac soit des sources de l’Itany, soit de celles de l’Oyapok. J’avais décidé depuis longtemps de suivre ce chemin, je le suivrai quoi qu’il en coûte car on doit toujours marcher de l’avant, ne pas céder au découragement.

Lorsqu’on veut vraiment quelque chose, on peut l’avoir ou la réaliser. Aucun prétexte n’est valable car rien n’est impossible et que ce soit tôt ou tard, ce que l’on a décidé se réalise. Il faut savoir oser. Je me souviens du classique et combien exact « à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire » ; pour moi, ce serait plutôt sans joie.

Au départ, je m’aperçois que la piste se recoupait.

Suivant le chemin de la chasse d’hier, j’arrive à un lieu de camp. Je reviens sur mes pas et retrouve le mien mais pas trace du n ° 2. Mètre par mètre, j’explore la piste et enfin, aidé par la Providence, je retrouve le camp du Marigot et y charge le sac G.I. Je mange les derniers morceaux de poisson salé. C’est maigre encore et pas très indiqué pour ma dysenterie.

Assis sur un tertre, je rumine et repose ; soudain, je vois un reflet jaune, puis les broussailles s’entr’ouvrir et un superbe « hocco » apparaître. — En joue, le cœur battant, j’appuie sur la gachette… Il tombe… Oh ! joie, ce n’est pas encore aujourd’hui que je mourrai de faim. Dieu soit loué !

Je pars, dépasse le camp n° 3 pour arriver au camp Cottin. Celui-ci est situé sur un tertre à un coude de rivière et se compose de deux carbets.

La piste a été pénible, mes jambes me portent à veine. À peine arrivé, je m’affale. La faim me donne de sérieuses crampes d’estomac. Un peu remis, j’allume du feu en vitesse, fais rôtir une cuisse du hocco, la dévore incontinent, puis l’autre, puis une aile, puis la deuxième… Je ne peux plus m’arrêter. Si, tout de même, car il faut penser à ce soir. Boby a eu sa part et est tout ragaillardi.

Alors, retirant le foie, la tête, le cou que je mets à bouillir pour faire la soupe, j’installe la carcasse sur un boucan et, jusqu’à la nuit m’affaire à surveiller ma cuisine. Enfin je repose, repu mais toujours las et accablé par une paresse invincible. Je dois retourner au camp n° 3 chercher le sac à dos et le hamac — 2 kilomètres de marécages aller, autant retour. Oh ! Dieu quelle flemme !

Enfin debout, en route ; on est bien pourtant, à l’étape, à reposer sans penser à rien.

Je suis allé chercher le sac, je suis revenu, j’ai mangé la soupe.

Malgré notre faim, Bohy et moi n’arrivons pas à bout du reste car le « hocco », du volume d’une grosse dinde aurait satisfait six personnes au moins. En le dépeçant tant bien que mal au sabre d’abatis, j’ai pensé aux repas du Dimanche lorsque j’étais gosse, chez ma marraine, à la campagne. Il y avait là, en général, toute la famille. On tuait une poule et chacun avait son morceau préféré. Chaque morceau du hocco me rappelait quelqu’un de cher, mort ou vivant, et nos soirées intimes à écouter la radio cependant que les châtaignes rôtissaient sur la cuisinière.

Ce soir, j’ai tendu le hamac sous le carbet. Le boucan fume. Je l’ai couvert de palmes de pinot car il pleut et la pluie ruisselle, traversant le toit fragile.

Le criquot écoule doucement ses eaux vertes entre les racines des arbres tombés. Devant, derrière, partout, la forêt, mais l’on n’y voit pas le ciel.

J’ai bien mangé, je suis content. Je ne sais si demain il en sera de même. Je m’en remets à la Providence.

Ma solitude me pèse surtout le soir, parce que je pense aux joies du feu de camp routier, à nos chansons, à nos veillées. Boby est un bon compagnon, affectueux, mais ses yeux, quoiqu’expressifs, ne me disent pas grand chose.

Quatrième soir du raid. J’ai à peine couvert cinq kilomètres, mais enfin, ils sont faits. La dysenterie a l’air de se calmer, ne revenant que par à-coups intermittents. Pas de fièvre. Fatigué, mais chaque jour je m’aguerris davantage, j’avance peu, mais j’avance.

Vendredi 16 Décembre.

L’insomnie me fait dormir tard et lever fort tôt. Impossible de reposer. Je ranime le boucan. Le hocco (ce qu’il en reste) a pris une belle teinte brune roussâtre et paraît vouloir se conserver longtemps. J’ai déjeuné de fort bon appétit, ce qui ne m’était pas arrivé depuis longtemps. La dysenterie est calmée mais les échauffures aux pieds suppurent et je marche en claudiquant. La matinée est employée à ranger les sacs, affûter le sabre, la hache, graisser le fusil et mettre les notes à jour.

Cet après-midi, je partirai avec le sac G.I., j’irai le plus loin possible en avant puis je reviendrai dormir ici.

La diversité des chants d’oiseaux est fantastique : tantôt c’est l’appel d’une femme, une génisse, un cheval allant au pas, puis au galop, le clairon d’une troupe en marche, l’aboiement d’une meute à la chasse à courre, le sifflet de l’amoureux pour appeler sa belle, des cris d’étonnement, des cris moqueurs, des hurlements de terreur et puis de véritables trilles, des vocalises harmonieuses qui mettent quelque chose de frais et de vivant dans ce concert incessant où se mêlent la voix rauque du « couata », l’appel triste d’un oiseau de nuit, celui du macaque éploré et enfin les grands singes rouges ténorisant à perdre haleine. Ceci est mon concert de chaque soir avec les « ploufs ! » mystérieux dans la crique et le frissonnement des palmes et de larges feuilles sèches de « Palou ». — Parfois l’appel du Hocco, le croassement barbare du crapaud-buffle… Puis, dès que le soleil paraît, perruches, perroquets, aras gros bec, zozo mon père, mêlent leur voix et dominent de leurs notes variées, chantant la joie du petit jour comme j’ai envie de chanter la mienne car les nuits sont tristes ; longues et froides, avec le vol aveugle des chauves-souris qui rasent la moustiquaire, le crissement de milliers d’insectes, le froissement des eaux, lesquelles cascadent sur un tronc couché.

Le soleil tarde à venir me réchauffer. Paresseux, je me laisse bercer dans le hamac, goûtant quelques instants encore la tiédeur de la couverture, abandonnant à regret mes rêves. Quelques minutes encore, quelques minutes seulement puis, en route ! Je replie le hamac, boucle le sac à dos…

et vlan ! voici les bretelles qui lâchent et le barda à terre. Alors que vous étiez bien en train, ça vous flanque un sacré coup et voilà le cafard qui s’amène, ça vous prend comme ça, d’un seul coup. Rangeant ses affaires, par exemple, on découvre un instantané de France, il y a quelques mois ; on se souvient… que font-ils maintenant ? 9 heures ici, 13 heures au soleil de France… d’habitude, penser à eux me donne du courage, aujourd’hui, ça me fait penser à des tas de choses et soudain une folle envie de les étreindre. de les embrasser, d’avoir de leurs nouvelles au moins, me saisit. Sont-ils en bonne santé ? Ne se font-ils pas trop de soucis ? Que se passe-t-il là-bas ? Peut-être la guerre, un cataclysme… Oh ! savoir… Et je suis là, loin de tout, de tous et comme cela, encore des mois et des mois.

Le soleil qui dorait les cimes a disparu. C’est la grisaille des jours de pluie, la chaleur écrasante comme l’orage imminent et, le sentant venir, une bande de macaques envahit la rive du criquot et file à toute allure vers le bois. Oh ! petits êtres agiles combien j’envie votre vélocité ; que ne puis-je faire comme vous ! Quelques-uns s’attardent. Je tire sans résultat car à balle il est difficile de les atteindre ainsi en voltige et ils ne s’arrêtent jamais ; toujours d’une branche à l’autre, d’un arbre à l’autre, lorsqu’ils vous aperçoivent, ils fuient, reviennent, cherchant un perchoir caché, disparaissent, regardent d’un côté, de l’autre, nerveux, curieux, irrités, disparaissant, reparaissant jusqu’à ce que, impatient, vous tiriez et qu’alors ils bondissent et disparaissent pour de bon avec de grands cris.

Hélas ! pour faire ce voyage et le goûter pleinement, il ne faudrait avoir personne à Chérir. Aventure et sentiment sont deux mots qui ne riment guère. Sa propre souffrance n’est rien, on la vainc, mais penser à celle des êtres que l’on aime vous laisse sans force, souffrant doublement de leur peine. Je me fustige moralement, essayant de retrouver le ressort ; Au plus vite j’avancerai, au plus vite je les retrouverai !

Non… aujourd’hui, ça va mal ; je cherche vainement l’excuse de mes pieds en mauvais état, de ma fatigue ou bien encore la nécessité de s’accorder un jour de repos et partir ensuite en pleine forme. Ce n’est pas la fatigue, ni le mal aux pieds, ni le besoin de repos, ni les bretelles du sac qui me laissent allongé dans le hamac à rêver et à écrire. C’est le cafard tout simplement qui s’installe et ne vous lâche plus cependant que le boucan fume, auprès duquel Boby repu sommeille, entouré des reliefs de notre festin dont le hocco fut l’atout. Ah ! qu’il est dur, lorsqu’on est seul, de vaincre le cafard. Je sens cependant que la cause ne provient pas de ma peine personnelle, ni du raid, ni de la solitude en forêt. C’est d’abord penser à eux deux, seuls dans la salle à manger, les imaginer tristes, malades peut-être, c’est l’envie de respirer l’odeur du tabac de papa, de la cuisine de ma man, frotter ma joue à sa barbe, lui dire que Je l’aime et puis… elle… la cajoler, l’embrasser comme je ne sa vais pas le faire auparavant ; je les vois… je les sens tout près de moi par la pensée, mais je sais aussi que ma piste est terriblement longue et que bien des fois le soleil se lèvera haut sur la forêt avant que je ne puisse, débarquant à la coupée les serrer dans mes bras.

J’ai un peu honte de ma faiblesse, je me sens lâche, geignard, et pourtant, je suis un homme, j’ai un cœur qui peut et sait aimer. Je ne suis pas la bête courant le bois rechercher sa pâture. Qu’ai-je à attendre ici en fait d’amour ?

En moi se disputent ce besoin constant d’affection, de solitude et en même temps du risque de l’aventure. Personne pour me tendre la main, m’encourager ou me sourire, je monologue, je m’injurie, il faut sortir de ces rêves et de cette inertie… foncer. Lorsque je ne pense pas, je suis heureux, vivant pleinement de la vie pure, libre et primitive que tout homme désire goûter ne serait-ce que quelque temps.

…L’exploration, pour moi, c’est une aventure de pureté et d’humilité…

Heureusement j’ai mon carnet de route, j’y note tout ce qui me passe par la tête à tous les instants. Parfois, la nuit, à la lueur d’une bougie collée sur une boîte que j’installe sur mes genoux, couché dans le hamac ou bien à la flamme ranimée du boucan, j’écris beaucoup, petit carnet à la couverture sale, aux pages tachées qui me font revivre au jour le jour les aventures passées, me donnant le courage d’affronter celles à venir.

Le vente souffle en rafales sur les cimes, les feuilles mortes s’écrasent lourdement, des graines aussi avec un bruit de détonation, des branches mortes et puis de grands arbres, les palmes bruissent, les feuilles de Palou se choquent, les ramures grincent, un arbre achève de tomber, entraînant dans sa chute d’autres arbres et le tonnerre de ces écroulements se confond avec celui du ciel. C’est la pluie en forêt qui commence par le vent puis écrase aussitôt de son crépitement continu les feuilles formant plafond qui, elles, s’égouttent peu à peu ou bien en cataracte lorsque la brise les agite. Lavés, les verts prennent des teintes fortes et leur brillant semble artificiel.

Il pleut, nouveau prétexte pour ne pas partir aujourd’hui. La paresse m’a tenu au camp toute la journée à vaquer d’un côté et de l’autre ; j’avais une faim de loup. J’ai dévoré le hocco boucané, maintenant, il ne me reste plus rien. J’ai encore faim et la forêt est vide de tout gibier. Je suis allé chasser, reconnaissant la piste que je prendrai demain. J’entends des oiseaux sans les voir, des fuites dans les broussailles, je cherche, j’épie… rien à tirer, alors, je suis rentré au camp, songeant que demain j’aurai faim.

Et n’est-ce pas la vie du primitif que ce perpétuel aléa, cette course éperdue à la faim, lui qui, pour manger, ne peut compter que sur son habileté, sa force et sa chance ? Il est vrai que n’étant pas nomade il peut, lorsque la chasse est bonne, constituer une réserve pour les jours de disette, il est vrai encore que son abatis lui assure des fruits et des légumes. Quant à moi, impossible de faire une réserve : je dois tuer pour me repaître sur place et mon appétit est grand, et la viande seule, sans légumes, sans pain ni couac, ne nourrit guère et puis, si la chasse était abondante, comment faire pour transporter quatre ou cinq kilogs en plus de mes bagages.

Quoique en pleine force, cette sacrée faiblesse causée par la dysenterie m’occasionne du souci ; je sens mes jambes molles et une lassitude formidable. Cependant, grâce à Dieu, pour l’instant je ne suis pas malade. Alors ? le climat… il n’est pas terrible ! La fatigue ? peut-être celle de ce long voyage sur l’Ouaqui, peut-être et surtout la nourriture peu substantielle qui ne satisfait jamais tout à fait. Question d’habitude… l’estomac s’y fera ! En attendant, ce soir, c’est à nouveau un cœur de palmier Pinot bouilli. Ah ! l’énervement des soirées de famine : Boby tourne, désespéré, autour du boucan qui fume encore, mais les traverses sont vides, à peine luisantes encore de la graisse du hocco… il était si bien garni hier au soir !

Le vent souffle fort là-haut, mais ici on ne le sent pas. La forêt trop dense, le sous-bois trop encombré servent de paravent. Ce n’est d’ailleurs pas encore le grand bois, plutôt une suite de marécages, de pinotières avec l’arabesque torturée de lianes grosses comme le bras, couvertes de mousses vertes et veloutées, parfois piquées d’une fleur blanche ou rouge et puis les fils de harpe des lianes minces qui accrochent le fusil ou le sac, celles rampantes qui font trébucher et s’étaler, et puis des trous et des lits de criques à sec où l’on sent le sol mouvant céder et vous happer. Parfois une montagne, les arbres plus espacés, colonnades immenses et droites annihilent le sous-bois désordonné, lui levant sa lumière, jaunes, vertes, rouges, noires, colonnades grosses comme des piliers de cathédrale, tout d’une pièce, et l’œil cherche, sans trouver, les premières branches qui s’étalent à cinquante mètres du sol. On se sent infiniment petit, écrasé par l’infinie grandeur de ces perspectives silencieuses où, seul, le bruit de vos pas écrasant l’humus, éveille quelque bruit.

Mais après la montée, il y a la pente, puis le marécage avec ses bouquets de « palous » et ses épineux qui accrochent et piquent avec hargne. Le silence, à la fin, vous serre le cœur ; haletant, vous arrêtez la marche, on écoute… un faible chant du minuscule zozo-mon-père, et puis votre respiration. Boby, aboyant, me fait sursauter.

Voici la nuit et le sommeil qui, comme à l’ordinaire, me fuit, laissant venir les rêves, dangereux quoi que l’on fasse pour les éviter. Ils arrivent en foule, défilent, il n’y a plus de forêt, de carbet, de boucan… on est là-bas, on s’endort vivant là-bas… puis il y a le réveil, et c’est le plus pénible. Il est nuit encore, mais l’on sait où l’on est. On attend que le ciel s’éclaircisse, impatient de bouger, de fatiguer, d’oublier ses rêves.

Une sorte de découragement et aussi une mollesse vous envahissent, contre lesquels il est difficile de lutter. Mais combien de fois dans une vie se sent-on découragé ! et combien de fois a-t-on repris du poil de la bête ? Et bien ! demain, je suis sûr que je serai en pleine forme. Il faut qu’il en soit ainsi… Aller de l’avant, toujours plus de l’avant ! Telle doit être ma préoccupation constante. Dieu m’accompagne dans ce périple. C’est une conviction profonde et ma foi me permet de supporter cette affreuse solitude. Celle-ci, hélas, ne va pas sans maints débats de conscience… mais je crois en Dieu car, lorsque je l’en ai prié avec ferveur, sa sollicitude s’est manifestée. Il ne fait pas de miracle, il aide à les réaliser, il inspire et la bonne volonté de l’homme, inspirée de la force divine, réalise des prodiges. Telle est du moins ma conviction profonde.

On ne doit pas entièrement s’en remettre à la Providence, ce serait bien trop facile, mais on doit aider celle-ci à se manifester. L’inertie, l’abandon, l’accablement doivent être passagers car alors la Providence ne peut intervenir et la foi la plus profonde ne réalisera pas le miracle espéré. C’est confiant seulement en Elle que l’on doit repartir sans attendre le don inespéré tombant du ciel ou l’allègement du sac, ou le chemin plus court, débarrassé d’obstacles et dans l’immense forêt, seul, perdu, s’il n’avait pas la foi, l’homme deviendrait fou.

Samedi 17 Décembre.

J’allais partir, je fais 2 mètres. Cette fois, ce sont les bretelles de fermeture du sac qui lâchent et tout le dessus du barda se retrouve à terre ! Je consolide avec des lianes. Les bretelles de portage ont été remplacées par un bon morceau de la corde de mon hamac qui est d’une solidité à toute épreuve. Ça scie un peu les épaules mais en mettant la bâche roulée autour, ça peut aller. Le seul inconvénient est que l’on a chaud.

Sur le moment, ce nouvel ennui m’a rempli de désespoir et puis, tout de même, j’ai pensé qu’il ne servait à rien de se lamenter, qu’il fallait repartir. Je m’y suis mis, ça n’a pas duré longtemps. Ce sera plus pénible à porter car, le sac est un peu déséquilibré, mais je vais partir et je suis heureux d’avoir surmonté cette défaillance.

Rien à manger pour aujourd’hui ; peut-être la piste m’apportera-t-elle le pain quotidien, ne serait-ce qu’un minuscule « cul jaune » ou un cancan coriace : quelque chose enfin qui permette de tenir le coup et dire… J’ai mangé !

Dès le 420e pas, en fait de gibier, je trouve, étalé de toute sa remarquable longueur, un superbe serpent tout noir dont la petite tête dodeline cependant que, rapide, la langue entre, sort et s’agite. Je m’arrête pile, inter dit, pas très rassuré. Il s’arrête un instant puis, comme s’il ne m’avait pas vu, se met en branle à nouveau, se lève tout droit, glisse sur une branche tombée, se lève encore, se casse en deux avec souplesse, se hisse sur une branche haute· et ainsi, de branche en branche, grimpant toujours plus haut, il atteint le sommet de l’arbre où je le perds de vue.

Lorsqu’il m’eut ainsi livré passage, je continuai mon chemin mais, malgré moi, je ne peux plus que penser aux trous dans lesquels je fourre mes pieds, aux arbres morts que j’enjambe, aux racines dans lesquelles je m’empêtre et j’ai eu un petit frisson me rappelant soudain, alors que je n’y pensais plus, le danger des serpents venimeux aux espèces innombrables.

Halte, pipe, notes… départ à nouveau. Les cordes me blessent malgré la bâche et, à part les « zozos mon père » et quelques colibris, je ne vois rien à tirer. — Toujours rien à manger. Ma foi tant pis ! l’homme choisit sa destinée, guidé, aidé par Dieu ; il ne tient qu’à lui de persévérer, de subir les conséquences de ses entreprises, mais de les réaliser. Boby a levé un « pécari » ; le temps de décharger le sac et foncer à sa pour suite… il est trop tard !

Ma fatigue provient surtout des jambes, le sac déséquilibré reposant trop sur les reins. Quel sac ! rafistolé, couturé, pansé comme un vétéran de la grande guerre, l’étoffe tient le coup, mais cuir et ficelle pourrissent rapidement.

Plus d’une fois jem’affale, ayant glissé sur une branche moussue, m’empêtrant dans une liane raide et tendue à hauteur des chevilles. Je n’ai pas toujours la volonté de me relever aussitôt. Je fume, j’écris, je contemple le merveilleux colori d’un « morphas », le vol gracieux d’un « colibri » ; je suis, entre deux cimes, l’éclair rouge d’un couple d’aras. Je repose. Du moins, je pense reposer car je suis encore davantage mal assuré sur mes jambes lorsque je me relève après la pause.

Je voudrais foncer… impossible ! à chaque pas une embuche, un obstacle ; je marche comme un homme ivre, tout de guinguois, suant et pestant, poursuivi harcelé, par les mouches ; le sac s’accroche, le fusil aussi. La piste plein S.E. aborde une série de collines peu élevées mais les pentes sont un tantinet abruptes. Je suis parti à 7 heures au lever du soleil. Il est près de 10 heures, je dois avoir couvert 600 m. Si je fais un kilomètre dans la journée je serai content ; un autre peut-être cet après-midi, c’est la moyenne maxima que je puis me permettre.

Je commence à sentir des crampes d’estomac. Ce n’est que le commencement : 5e jour du raid. 1e jour : 2 km., 2e jour : 1 km., 3e jour : 1 km., 4e jour : repos. 5e jour : 2 km. sans doute. Quelle avance de tortue. Voici les marécages, il s n’en finissent plus ; quel fouillis ! les herbes coupantes me lacèrent les jambes… comme si, dans mon état, j’avais besoin d’une saignée ! L’air est lourd, on n’entend même pas un chant d’oiseau. Deux fois des arbres tombés gigantesques barrent la piste ; je taille au sabre pour la retrouver de l’autre côté, m’enlisant jusqu’aux genoux dans les détritus végétaux tout pleins de bulles et d’insectes.

Au retour, alors que j’allais chercher le sac G.I., je tombe dans l’eau du criquot cernant le camp n ° 3 et ma lassitude est telle que anéanti, incapable de me relever je demeure quelques instants baignant dans l’eau fangeuse. Tout, évidemment, est trempé, le sel est fondu, car les boîtes de fer mal ajustées ont laissé pénétrer l’eau. Le linge de rechange trempé pèse terriblement ; le savon, puis finalement le sac, bref, j’abandonne tout cela, casant le reste, c’est-à-dire les munitions, dans la musette. Ayant sauvé une petite boîte de sel que je conserve à titre de médicament, ma foi, tant pis pour la nourriture ! La journée s’avance, je suis toujours à me dépétrer dans les marécages. À chaque halte j’écris : c’est tellement réconfortant ! La faim se faisant sentir avec une insistance déplacée, j’abats un « pinot » et le consomme sur place. Ça se calme un peu mais pour combien de temps ?

Et la série des marécages continue ; bien souvent, ils sont presque secs, mais toujours très encombrés.

Je m’assois sur un tronc couché… pourri, il cède et me voici au milieu d’une colonie de fourmis rouges. Oh ! souffrance ; du coup, je trouve des ailes et fonce comme un bolide. Mes deux chevilles balafrées saignent abondamment et les mouches s’y précipitent, s’y agglutinent par paquets. Nouvelle balafre à la main, décidément les herbes coupantes de ces régions sont de véritables rasoirs. J’ai avancé de plus de un kilomètre dans ces bourbiers. Maintenant, c’est une série interminable de mornes. Une soif dévorante me fait hâter le pas sans résultat. Pas de criques à l’horizon, lequel est restreint à une dizaine de mètres. Pas de marigot, même pas une flaque. C’est désespérant. J’espère la pluie qui, comme d’habitude, ne doit guère tarder et je l’attends avec une rare impatience. Il fait Sombre ici ; c’est d’une tristesse désolante. Il y a une floraison bruissante de bananiers sauvages, une sorte de cactus aux lames souples et longues hérissées de piquants, des palmiers « Avoara », « caumou », « pinot » ; quelques troncs lisses jaillissent ça et là, ruisselants de lianes tendues dans tous les sens, lovées comme de gros cordages. J’ai fait la pause auprès d’un tronc couché à mi-pente d’une colline. Des fourmis flamandes y courent, noires, longues de trois centimètres, les mandibules menaçantes, prêtes à défendre leur repaire.

Je suis trempé de sueur et un peu cafardeux. Je n’aime pas les marécages, on a l’impression d’être prisonnier d’une serre vivante prête à vous absorber. Il semble que jamais l’on ne pourra s’en dépêtrer et le temps semble durer, durer. L’après-midi s’avance, je suis rompu. Je rêve de l’instant où la piste me découvrira le Tamouri.

Mouches et moustiques arrivent en grand nombre. Dans le silence on ne perçoit que leur bourdonnement et puis la pluie qui, à grosses gouttes, écrase les feuilles. J’ai tendu la bâche pour recueillir l’eau du ciel, j’ai allumé un feu puis j’ai tendu le hamac, cependant qu’un pinot bout pour le repas du soir. C’est fade, écœurant, inconsistant et cependant je l’avale car ainsi j’ai l’impression d’avoir mangé.

Il y a une rumeur étrange ce soir dans la forêt, une rumeur qui vient avec la pluie et ressemble, au grondement d’une foule enthousiaste, délirante. Cette foule avance, brisant la forêt, se livrant un passage, scandant un mot d’ordre. Mais le cri du meneur est celui d’un oiseau de nuit, et le grondement de la foule, le crépitement continu de la pluie, mêlée au vent soufflant sur les hautes cimes.

J’ai vomi le « pinot ». Un peu de fièvre et je n’ai plus d’eau pour prendre la quinine. Il est nuit. La pluie a cessé et l’humidité qui stagne me glace. Enfin ! ça va mal ce soir ! — ça ira mieux demain.

Dimanche 18 Décembre.

Une soif ardente me dévore car j’ai la fièvre et la pluie de la nuit recueillie dans le quart passe vite dans mon gosier desséché. J’ai rêvé de manger toute la nuit mais je ne sens pas la faim, sinon de la faiblesse et celle-ci est telle ·que je n’ai pas la force de faire du feu, je m’essouffle pour replier le hamac et, pour charger le sac, je passe les bretelles assis, puis je me roule, me mets à genoux et je m’y prends à quatre ou cinq fois pour me relever, m’accrochant à un arbuste des deux mains.

Je chemine très lentement, la piste est mauvaise. Bouche amère, langue pâteuse, lèvres sèches, quelques étourdissements. Le camp n° 5 a été le cap de la faim et celui-ci de la soif. Harassé, incapable de faire un pas de plus, je me laisse choir étendant avec peine le hamac.

Pas un seul criquot depuis ce matin, des lits à sec, des cailloux roulés, des pripris à sec… impossible de fumer, ça excite ma soif. Je mange un pinot amer comme le fiel. La forêt est toujours aussi étrangement vide, je me sens envahi par une sorte de fatalisme contre lequel je ne puis lutter. Baby, le ventre creux, les côtes saillantes, tire la langue et gémit. Pauvre chien, quelle fringale ! mais plus d’une fois il m’a fait rater un beaucoup de fusil, il lève Je gibier mais ne sait pas le rabattre, le poursuivant fort loin avec force aboiements et hors de ma portée.

Je ne sens pas tellement la faim mais surtout la faiblesse et puis la soif. Ça c’est atroce et inouï en même temps : avoir soif en forêt !

Lundi 19 Décembre.

Je me suis encore un peu traîné et, oh ! joie, je trouve une crique et un carbet de la mission Cottin. Je bois goulument, tends le hamac et me couche, incapable même d’allumer du feu.

Je maigris à vue d’œil, je ·sens mon cœur battre, je m’essoufle, je flageole sur mes jambes, le fusil lui-même est lourd à mon bras et j’ai du mal à ajuster la mire car je tremble. Je décide tout de même d’essayer de chasser. Je vais rester ici, reprendre quelques forces, ensuite seulement j’irai de l’avant.

Mauvais signe : je n’ai plus envie d’écrire. Je m’y efforce tout de même, c’est nécessaire à mon équilibre moral. Je ne songe à rien, je repose. J’ai mangé trois cœurs de pinot et la faim m’agripe toujours. Incapable d’avancer, Le repos me sert à rien, je me sens partir. Voulant abattre un palmier « caumou », je n’en ai pas eu la force et j’ai perdu connaissance. Il est possible sans doute de tenir sans manger, mais impossible en même temps de fournir un effort.

Mardi 20 Décembre.

Si ce soit je n’ai rien mangé, quoi qu’il m’en coûte, je sacrifierai Boby qui souffre et devient sauvage. C’est ça ou la mort pour moi. Je tire un oiseau et, providentiellement, le tue. Je dois le disputer à Boby qui commence à le dévorer, courant le chercher en même temps que moi, mais le trouvant plus vite. Je ne prends que la peine de le plumer sommairement et de le vider, je le mange cru, avec les os, ne laissant que le bec et les pattes. C’est peu mais, quoiqu’écœurante, cette chair fraîche, je le sens, me ranime. J’ai envie de boire du sang. C’est un besoin constant qui me hante car sentant que je perds mes forces, je voudrais voler celles des autres.

Toujours rien, la forêt est vide… même pas un petit oiseau. Ma faiblesse est extrême. Les arbres morts s’écroulent un peu partout autour du camp. Le tonnerre gronde. Les mouches que la pluie attire en nombre s’acharnent autour du hamac comme si déjà je sentais le cadavre. Je n’ai pas le courage de tuer Boby.

Mercredi 21 Décembre.

Il faut manger tout de même. J’ai marché longtemps dans la forêt comme un somnambule, sondant chaque mètre de terrain, chaque arbre, chaque branche. Le fusil est terriblement lourd. Ce matin, toutes les lianes, toutes les branches agripent et me jettent à terre. Pas un oiseau, rien, rien…

c’est désespérant. Je prends tristement le chemin du retour. Oh ! joie, une tortue sur la piste… je me précipite, la saisis, l’étreins avec passion. Je me hâte, je cours vers le camp. Deux cents mètres plus loin, une tortue encore plus grosse, je crois rêver. J’arrive au camp épuisé mais, sentant que je vais manger, je me mets aussitôt à l’ouvrage. En forêt plus qu’ailleurs, il est dit, tu n’auras rien sans peine…

Posément je coupe du bois, le débite, installe les bûches, allume le « mani », le dépose dans le foyer. Ça prend doucement car le bois est humide. Je souffle, j’attise ; enfin, ça flambe. Alors, attendant les braises, je me repose enfin… je fume, je suis heureux.

Je prends la petite tortue et, à la hache, l’ouvre. Ce n’est pas très appétissant et il y a surtout des tripes. Je rogne le moindre morceau de chair attaché à la carapace et mets Je tout à bouillir dans ma petite casserole. Les intestins flottent sur le criquot, couverts de mouches et tiraillés en tous sens par de minuscules poissons. Je repose, j’écris. Ça cuit doucement… Je ne peux plus attendre, je dévore les pattes coriaces, le cœur, le foie, déchire les os à belles dents, bois le bouillon. Oh ! que ça fait du bien. C’est bon ! Alors je m’étends dans le hamac, savourant cet instant précieux où j’ai le ventre plein. Boby, toujours affamé, après avoir dévoré les os, rogne les carapaces, les disputant aux fourmis. Je m’endors.

L’après-midi, tard, ne pouvant plus tenir, je tue et mange la seconde tortue, conservant les pattes de derrière rôties pour demain. Toujours aussi fatigué. Vive douleur au genou, ayant butté sur une racine. Un toucan passe très haut, trop haut pour que je puisse le tirer. Puis c’est la nuit, il pleut. Tout proches, des singes rouges hurlent.

Jeudi 22 Décembre.

Je pars avec le sac au dos. Faiblesse, lassitude, dysenterie. Je marche autant que je peux, j’ai gardé l’arrière-train rôti de la tortue pour ce soir mais j’ai une envie folle de le dévorer et je me contiens avec peine.

Cette faiblesse dans les jambes m’inquiète. Pourvu que ça tienne jusqu’au Tamouri. De toute manière, le repos n’y fait rien, ce n’est donc pas de la fatigue, peut être la conséquence de la sous-alimentation et de l’effort physique constant sous un climat pénible.

Pour m’entraîner à marcher, je parle tout seul, j’essaie de chanter, je siffle… Ça m’essouffle ; alors j’essaie de penser à la belle aventure des Tumuc Humac, aux Indiens, à l’inconnu que je vais découvrir… pour tromper l’envie de m’étendre et de ne plus bouger !

À la nuit, je campe en pleine forêt et soudain toutes les voix du bois se mettent à hurler, en même temps que gronde l’orage et que s’abattent les arbres morts. Je dors, je rêve et puis je m’éveille en sursaut et alors je sens la peur, l’angoisse. Je me sens si loin de tout, perdu, seul, sans forces pour continuer mon chemin, livré à la maladie. La terreur s’empare de moi ; le hamac noyé sous le déluge, la bâche ployant comme une poche sous la cataracte s’égoutte sur ma couverture. J’ai envie de pleurer et, tout bas, je dis : « Maman ».

Les crapauds-buffles croassant mettent mes nerfs à vif, un jaguar gronde et Baby inquiet gratte la moustiquaire Je le prend avec moi dans le hamac. Sa présence me réconforte. Et puis, il y a le grondement terrifiant d’une troupe de singes rouges, un cri de terreur, un appel angoissé de l’oiseau de nuit dérangé. Tout ça est un cauchemar ? Je vais m’éveiller chez moi, mangeant à ma faim, sauvé ?

Je pense que je vais mourir ainsi, je sens la panique me gagner sans raison. Oh ! nuit interminable, la peur me transforme en loque. J’essaie de réagir, j’allume une bougie, je fume, je m’occupe. Je voudrais écrire longtemps pour me calmer les nerfs mis à vif par l’insomnie. Ah ! ces réveils ! Toutes les nuits, c’est la même chose ; le petit jour ne filtre pas encore ; je me réveille au milieu d’un repas parmi les miens, je mangeais si bien et ils étaient si gentils avec moi.

Seul, seul, seul, avec cette sacrée faiblesse. Tout à l’heure il va falloir replier le hamac. Charger le sac dont les bretelles de corde creusent les épaules, trébucher à nouveau, interminablement, sur la piste. Il faudrait aller de l’avant, déchiré par les épines, harcelé par les mouches et je ne sais pas encore si aujourd’hui je pourrai manger !

Je me suis levé au milieu de la nuit et j’ai mangé le rable de la tortue, incapable de résister à la faim.

Combien me reste-t-il encore pour arriver au Tamouri ? 15 km. ? 20 km. ? Je ne sais pas car je n’ai plus le courage de compter mes pas et la carte jaune ne mentionne que des distances approximatives et celles que je couvre quotidiennement sont infimes. Oh ! Dieu, ce calvaire ne prendra-t-il donc jamais fin ? Oh ! si j’étais chez les Indiens, combien cette route aurait été belle, sachant qu’à sa fin il y a un village et des hommes dont j’aime à partager la vie. Je rêve de leurs feux de camp, de leurs danses, du train-train quotidien, de l’odeur du « Roucou », celle du « Génipapo ». Ah ! ces Tumuc Humac, combien la route que j’ai choisie pour te joindre est pénible ! Aujourd’hui, montagne après montagne, chaque dix mètres, j’arrête, le cœur battant, je n’en puis plus. Oh ! joie, je tue un petit oiseau… puis une perdrix… Allons courage, ce soir nous mangerons. Alors je me sens fort et j’avance, songeant à trouver un lieu propice pour installer le camp.

Soudain, j’entends les hautes branches s’agiter, se froisser, craquer…

c’est l’avance d’une troupe de couatas. En hâte je dépose le sac et, armé du fusil et du sabre, m’enfonce dans le sous-bois avec une prudence de siou, sans bruit, tantôt courbé, tantôt rampant, les voici… à cinquante mètres environ. Un énorme tronc couché me sert de cachette. Je m’embusque, j’attends. S’ils continuent dans cette direction bientôt ils seront au-dessus de ma tête. Eux, s’attardant, jouant, mangent. Ils sont de la taille d’enfants de dix ans, noirs et silencieux, à peine un grognement de ci de là, un petit cri… Un, puis deux, puis trois passent en voltige… j’attends. Des fourmis, insidieusement, m’envahissent, ça démange, ça brûle… Tant pis, je ne bouge pas. En voici un… trente à quarante mètres… il reste suspendu cinq secondes à une branche, offrant sa large poitrine. J’ai tiré, il tombe d’une seule masse et reste suspendu par la queue quelques mètres plus bas, à quarante mètres environ au-dessus du sol. Fou de rage, je tire sur la queue, puis je me précipite à l’arbre, remue de toutes mes forces les lianes qui le ceignent dans le vain espoir de déranger la cime et de faire choir le singe. De là haut, mort, hors de ma portée, il me nargue et son sang rouge s’étale en larges gouttes sur les feuilles de cactus épineux.

Grimper à l’arbre ?… Inutile d’y songer ! l’abattre ?… la seule solution ! Mes deux bras l’enlacent à peine et ma hachette est fragile, mais par bonheur, il a poussé légèrement incliné et l’angle du tronc favori sera une chute plus rapide. Torse nu, je peine, travaillant avec ardeur à décrocher mon beefteak, je m’acharne et, morceau par morceau, je creuse le tronc qui sent la résine. Deux heures se passent, j’arrête, je fume, je repose, je sais qu’il va tomber bientôt. Je me remets au travail… quelques craquements, l’écorce se fendille, la base s’entr’ouvre. À grands coups redoublés je frappe la brèche, coupant les derniers bois filandreux et d’un seul coup, l’arbre géant s’abat, entraînant dans sa chute des tas de petits arbres, broyant la forêt, ouvrant une brèche dans un vacarme formidable.

Suivant le tronc enfin couché, j’arrive à l’amas imposant de la cime et, sans souci des fourmis rouges en révolution qui se fourrent partout et brûlent comme la braise, je fouille les branchages, émondant au sabre, explorant l’arbre centimètre par centimètre. Des mouches, affolées de voir leur nid brisé, avides de vengeance, se ruent, me harcèlent atrocement, me forçant presque à la retraite.

Et je taille, et je coupe, et j’arrache ; Boby, de son côté, furette, renifle, s’excite ; je l’encourage, il s’arrête, aboie… je me précipite, je vois un long bras noir… victoire ! le singe est là… mais il est pris sous une branche énorme que j’essaie, sans résultat de pousser. Je tire le bras, ça craque, mais ça résiste. Allons, il faut couper tout cela, et de nouveau, à la hache. C’est long, je m’impatiente… enfin, ça y est, j’ai mon singe. Oh ! cette impression de victoire, cette joie qui m’envahit et me fait installer l’animal à cheval sur mes épaules, par dessus le sac.

Il pèse au moins quinze kilogs. Qu’importe, je ne sens ni poids ni fatigue ; je marche, je force, car la nuit est proche et je dois trouver une crique, de l’eau. Je sens la faim me presser… pour un peu, j’arrêterais et ferais en vitesse rôtir une patte… Non ! il faut trouver l’eau.

Le sang du couata a trempé la chemise, le sac, il coule dans mon dos, ça poisse, les mouches suivent en procession. La balte 22 long rifle a touché entre les deux yeux ; un coup de hasard providentiel car je visais la poitrine !

Enfin, voici de l’eau, un ruisselet étroit, tranquille, dont le fond de sable roux, sympathique, se colore des dernières lueurs d’un ciel crépusculaire.

Je tends le hamac après avoir débroussé un joli coin entre deux arbres. Je sors mes ustensiles de cuisine, les allumettes, l’encens. Ceci fait, je vais chercher à quelque distance de là de beaux rondins de bois mort, je prépare un bon brasier. Il a tôt fait de flamber. Alors, couvert de bois vert je le fais couver. Quatre fourches sont vite taillées, plantées et couvertes de traverses. Je coupe une bonne provision de feuilles de bananiers sauvages en prévision de la pluie qui ne saurait tarder et de manière à couvrir le boucan. Et maintenant, au dépeçage !

J’amarre le singe à une branche et lui retire la peau, ce qui est fort délicat. Les mouches, arrivées en nombre, m’agacent, disputant le cadavre comme s’il leur appartenait, enfin, elles tiennent bon et moi aussi.

Finalement, le couata ayant perdu sa fourrure, qui est fort belle, avec, il est vrai, quelques bribes de chair rouge, je le vide et le découpe.

Ça sent fort, le singe ! Les abats sont mis dans la casserole pour faire la soupe et la queue à rôtir pour ce soir. Le reste est mis à boucaner. Il y en a bien pour deux jours.

Je couvre le boucan, je prends un bain, n’ayant pas une seconde casserole pour prendre une douche. Après avoir préparé tout un tas de quartier de bois sec et de bois vert afin d’entretenir le boucan cette nuit. Je me sens en pleine forme, trouvant merveilleuse l’aventure. Mais lorsqu’après air merveilleusement soupé de cette viande, exquise, au fumet délicat, mais plutôt coriace, je me couche ; je sens alors une fatigue telle que j’ai la paresse de bourrer ma pipe, de tirer la couverture et de boucler la moustiquaire. Il me semble être groggy. Près du boucan, Boby est repus et dort. C’est déjà la nuit, je ne veux ni penser, ni rêver, je suis repus, content, je veux dormir.

Et voici la pluie, vieille compagne de mes nuits qui, aujourd’hui, se manifeste avec une violence inouïe. C’est le bruit de manifestation habituelle aux soirs d’orages qui remplit la forêt : la foule en marche plane sur la fort et le vent siffle fort tout là-haut sur les cimes. Le boucan, bien couvert par les feuilles de « palou », ranimé par la tempête, luit joyeusement dans l’obscurité, éclairant de brefs reflets les feuilles humides alentour.

Le hamac fait eau de toutes les coutures, davantage qu’à l’ordinaire, mais un doux optimisme m’envahit.

Point noir au tableau, voulant faire quelques photos du couata, je me suis aperçu du mauvais fonctionnement du rideau de mon appareil qui se montre capricieux et n’obéit pas aux vitesses. Quelle tuile ! Les pellicules, gonflées comme à l’ordinaire, ne se déroulent que par à-coups ou s’enrayent, le tambour les déchire, la bobine sort de son logement. Il me sera impossible de faire de bonnes photos avant d’avoir fait reviser l’appareil qui a durement souffert de ces périgrinations en rivière et en forêt.

Donc, joindre l’Oyapok et, de là, Saint Georges d’où, par avion, je pourrai faire le nécessaire ; je continuerai ensuite vers les Tumuc Humac, retard qui, je l’espère, ne sera pas long mais qui, en tous cas, me contrarie fort.

J’ai eu faim dans la nuit, je me suis levé sous la pluie pour rapiner une patte au boucan. Boby, accouru aussitôt partager le festin. Tous les deux près du feu, dévorant notre part, le bruit de nos machoires, la pluie, tout cela était délicieux. J’ai cru ne plus pouvoir cesser de manger ; la fringale s’est ainsi manifestée soudainement et je suis encore venu à bout de la moitié du bras, déchirant la viande coriace mais grasse et chaude, quoi qu’encombrée de muscles. En me relevant, je suis allé boire. J’étais lourd, vaseux, mais tellement heureux d’avoir pu satisfaire ma faim.

Mon estomac capricieux, finalement, vers le matin, peu habitué à la bombance et estimant avoir suffisamment travaillé, rejette le reste : conséquence aussi de ma gloutonnerie pourtant justifiée.

J’ai très mal dormi, m’éveillant au milieu d’atroces cauchemars me rappelant la guerre, la peur, les bombardements et· puis de longues et froides salles avec des alignements de cadavres recouverts de papier blanc. Papa était triste et, lorsque je lui parlais, il ne répondait pas. Pourtant, il aurait dû être heureux car je lui disais que désormais, tous les dimanches, nous irions à la pêche avec maman et nous mangerions sur les rochers. Il a hoché tristement la tête et puis je ne l’ai plus vu.

Réveil cafardeux. Au loin, vers le soleil levant, la rumeur confuse des oiseaux me fait supposer la proche présence d’une grande crique. La forêt ruisselante me semble hostile. Décidément, j’ai le cafard… Les indigestions de couata ne me réussissent guère.

Vendredi 23 Décembre.

J’ai laissé la musette à munitions au dernier camp, je vais de l’avant car aujourd’hui je veux atteindre le prochain camp et ne revenir qu’ensuite la prendre. Mes forces reviennent et puis la forêt a l’air de se peupler. Je déjeunais (pour une fois !) lorsqu’à dix mètres du camp, de l’autre côté du criquot, je vois apparaître un couple de hocco. Superbe promesse ! Ils ne m’ont pas vu. Je rampe jusqu’au hamac, saisis la carabine et tire le mâle qui reste sur le carreau. Il est gras à souhait. C’est trop pour un seul jour, mais avec notre appétit ! C’est ainsi qu’est la forêt : tantôt prodigue, tantôt avare. Je pars, chargé du sac à dos, du hocco, du singe boucané. Je trotte ! Presque comme un lapin et, vers midi, je joins le nouveau camp, comme d’habitude installé sur les bords d’un criquot et composé de deux carbets démantibulés.

J’allume le boucan. Après l’avoir installé, quoique j’en aie guère envie, je plume, vide et dépèce le hocco. Malgré tout, la fatigue des jours précédents marque. J’essaie à nouveau de faire quelques photos ; la rage au cœur, je dois abandonner, le film se bloquant à chaque instant. L’humidité est telle que le viseur et l’objectif sont embués de manière permanente… Et dire qu’il y a de beaux clichés de forêt à faire par ici ! Ce que je redoutais est arrivé : malgré les soins constants dont il est l’objet, l’appareil est à peu près inutilisable.

Je connais maintenant tous les bruits de la forêt, tous les chants qui me sont devenus tellement familiers qu’à les entendre, ma pensée leur ajuste une image.

Je guette, toujours prêt à saisir la carabine et à suivre à la trace le pécari qui, grognant et aboyant, ouvrant sa coulée dans les broussailles, va patauger dans la boue d’un pripri, ou bien, épier l’arrivée d’une troupe de singes écumant les arbres, surprendre le hocco. — La « maraille » affamée grapillant le caumou ou se promenant par bandes toujours en alerte dans le sous-bois.

Je souris à l’oiseau-charpentier frappant de son bec un trou sonore, comme s’il demandait la permission de venir dans mon carbet.

Les dernières heures du jour donnent à tous ces bruits une ouateur mélancolique. La fumée du boucan, traînant dans les taillis, se mêle aux vapeurs fusant de l’humus.

Aras et perroquets regagnent l’arbre lointain qui leur sert de perchoir ; les perruches, à vol pressé et bruyant, les suivent. Les feuilles des épineux prennent des reflets métalliques. C’est l’heure où, l’action éteinte, reposant et rêvant, le feu chargé pour la nuit, la nostalgie m’envahit doucement, s’emparant de moi pour ne plus me lâcher, me transportant bien loin, vers eux deux, auxquels je songe constamment. Sans doute dorment-ils déjà ? Je vois ma petite chambre, notre salle à manger nette et intime où chaque jour nous prenions nos repas ensemble. — La salle à manger tellement briquée amoureusement par maman désolée de m’y voir éparpiller la cendre de cigarette ou la poussière de mes chaussures. À chacun de mes retours à la maison, c’était le même lustre, le même accueil, la même tendresse voilée de mélancolie à la pensée du nouveau départ, proche déjà :

— Maman, j’ai faim !

— Patience, ça mijotte, mon petit !

Ah ! la bonne soupe, les bons petits plats…

Le soir, je sortais parfois et, rentrant tard, je trouvais un plateau tout près, bien couvert, tiède.

— Si tu as faim en arrivant… disait maman prévoyante.

Je songe à leur amour, je songe à eux deux, ne pouvant les dissocier l’un de l’autre et soudain, quelle folle envie m’étreint de pouvoir les embrasser, leur dire :

— Bonne nuit, à demain…

Demain ! veille de Noël… Pour moi : quelques kilomètres de plus.

Ah ! l’envie de les revoir est telle que je suis avec eux et la forêt n’existe plus, plus rien n’existe, je suis à la maison.

Comme l’on sait chérir lorsqu’on est loin et comme l’on sait apprécier la quiète tendresse du foyer. Je ne peux pas me défendre de ces rêves, ce sont des rêves d’homme et puis, je sais que, malgré eux, je suivrai la voie que je me suis tracée. Je songe combien ils seraient fiers de me voir revenir avec la réussite, je songe à la vie nouvelle que je pourrais alors leur donner, et tout cela me donne le courage d’affronter la nuit. Leur amour me soutient autant que ma foi et souvent je relis leurs lettres, ma seule lecture, lettres d’une maman, simple et émouvante, celles d’un papa, chargées de conseils, de sagesse, d’affection bourrue pour mieux cacher sa peine d’homme…

J’écoutais les bruits de la forêt, tout à l’heure. Soudain, un froissement léger m’annonce l’arrivée d’une bande de singes. Je les vois, minuscules, allant d’une branche à l’autre… Ils sont gros comme de petits chats mais, mieux vaut tenir qu’attendre et ça ferait toujours une bonne soupe ! Je tire, double ; heureux hasard, en voici un qui dégringole, reste suspendu un instant, puis s’écroule à mes pieds. C’est un « ouistiti mains dorées ». J’ai un peu de peine sur le moment d’avoir tué une aussi jolie petite bête et puis, je songe aux jours passés, à la faim des jours à venir et, sans plus de regrets, je le dépèce pour le joindre aux quartiers de hocco sur le boucan.

Décidément, ce camp est celui de la ripaille ! Je venais à peine de terminer mes préparatifs lorsqu’une rumeur coutumière annonçant la pluie passe en rafale sur les cimes — la foule immense scandant son mot d’ordre — le crépitement de fusillade de la première ondée et puis les feuilles soudain vernissées qui luisent aux dernières lueurs du jour.

Je suis bien dans mon hamac à voir la pluie tomber ; encore un peu de mélancolie peut-être, mais je goûte le charme de cette soirée en brousse. Et puis, mon hamac, c’est mon chez moi ! Les murs sont transparents et le plafond fragile, mais au travers de la moustiquaire je vois la forêt ; je m’y suis installé de mon mieux tabac, allumettes, carnets de notes, bougie dans une minuscule calebasse. — Tout ceci sur les bords pendants de la moustiquaire, qui se tend sous le poids. Je tire la fermeture éclair, j’installe sous ma tête la couverture pliée et je fume. Le plafond se creuse, je le soulève et l’eau, cascade sur les côtés. Boby, dessous, s’agite, couché en rond sur mon chapeau de feutre. Le sac et le fusil sont recouverts de la bâche verte, à ma portée. Rien ne traîne, tout est en ordre. Je suis prêt au départ de demain. Je suis bien chez moi ; je voudrais le rendre encore plus intime et mettre quelques dessins au mur et au plafond mais ce n’est pas possible et j’en suis désolé. Je me sens tellement à l’abri des marches harassantes, des vampires qui volettent autour sans pouvoir y pénétrer, des mouches, des moustiques, de la forêt même…

C’est un peu ma boîte à cafard puisque j’y rêve…, bah ! tout passe… Parfois, un tendeur de mon hamac craque, je me retrouve par terre, les côtes endolories. Je le remplace bien vite, impatient de retrouver la quiétude à un mètre du sol, balançant doucement. Je colle du sparadrap sur les brèches du toit, je recouds le voile de la moustiquaire. Le feu de camp, avec son parapluie de feuillage, brille. Ça sent bon la fumée, ma peau s’en imprègne et je la renifle. Au fond, mes souvenirs sont faits de sens et d’odeurs encore plus que d’images, parce que chaque chose, chaque être a son parfum bien en propre. C’est l’odeur de la maison, de ma maison, celle du voisin, celle du parent, de la rédaction, du journal encore humide, de la pluie sur le bitume, du vent sur les platanes, du tramway grinçant sur ses rails, du métro… Et le rappel d’une odeur me fait souvenir de tas de choses ou de gens.

La pluie a cessé mais il pleut toujours à gouttes larges et lourdes qui cascadent, sans arrêt de feuilles en feuilles et n’en finissent plus.

Demain il faudra reprendre la route du camp de la tortue chercher la musette à munitions… cinq kilomètres aller, autant retour, de bois, de marécages. Je voudrais être à demain déjà ! Mes jambes se couvrent d’ulcères qui ne veulent plus guérir, chaque jour envenimées davantage par la flagellation constante des lianes au ras de terre, des arbustes et des herbes coupantes. Quoique solide, mon pantalon de parachutiste est en loques et c’est, à part un short, le seul, que je possède.

Il est pénible, lorsqu’on arrive de telles randonnées, de se mettre à tailler du bois, allumer du feu, plumer, vider, dépecer le gibier alors qu’il serait si bon de reposer aussitôt.

Même ayant très faim, l’épuisement parfois est tel que l’on reste indécis de longues minutes à ne savoir par quoi commencer. Il est vrai qu’il est encore plus pénible d’arriver affamé et de rester sur sa faim.

Mais je pense justement que cet effort constant est nécessaire pour former un caractère. La mollesse, le laisser-aller ne peuvent et ne doivent être que passagers car l’on est obligé, si l’on veut vivre, de se ressaisir, dominer sa paresse, même excusable par l’épuisement. Si on ne le fait pas, personne ne viendra le faire à votre place… Alors debout et au travail ! Quel merveilleux stimulant et qu’il est bon de ne reposer qu’ensuite, davantage fatigué, mais ayant fait ce qu’il y avait à faire.

La vie de brousse est nécessaire au jeune garçon car c’est le plus bel apprentissage à la vie de nos cités, étant une école d’énergie, d’action, d’initiative et de débrouillardise — vie dure, parfois pénible — mais qui apprend à ne jamais compter sur personne sinon sur soi-même pour arriver.

Il serait à souhaiter que chaque année, pour les vacances, des troupes de jeunes gens s’en aillent en randonnée dans nos colonies, apprenant en même temps à les mieux connaître. Mais la vraie vie des bois, celle du trappeur, celle du primitif avec de très larges concessions au confort procuré par le camping moderne. — Rallyes de brousse où chacun, partant d’un point et se dirigeant à la boussole, marcherait quelques jours seul vers un lieu de grand camp.

Il est dur, aussi, lorsqu’on est au tiède dans le hamac, de se lever sous la pluie glacée pour ranimer le boucan. Mais il risque de s’éteindre, la viande va pourrir, alors, on se lève, on va sous la pluie, on se trempe et, vite on replonge dans le hamac content d’avoir vaincu la voix qui vous disait « laisse courir »… « il fait si bon ici »…

Samedi 24 Décembre.

Ce matin je suis parti tôt chercher la musette. Le chemin m’a semblé long, ma faim n’est jamais tout à fait apaisée, mais la fatigue provient sans doute de l’effort constant auquel je me suis astreint. Tôt ou tard, je m’habituerai.

Je suis arrivé au camp de la famine, je suis reparti aussitôt, de plus en plus las.

Marcher en forêt, c’est ployer sous le sac, à chaque pas trébucher, glisser, tomber, on se raccroche à un arbre, et c’est un épineux ! On le lâche pour un autre, il cède car il est pourri et vous voilà couvert de fourmis ; on évite une liane pour tomber dans une autre : on met le pied sur un tronc qui cède et vous voilà enlisé jusqu’aux genoux ; sur un autre, on dérape ; on reprend équilibre mais le pantalon accroché au passage se déchire et le fusil prisonnier d’une liane vous repousse en arrière, vous fait perdre de nouveau l’équilibre alors que, nerveusement, vous cherchez à tirer au lieu de trancher, et vous voici par terre, sur des feuilles et, en dessous de ces feuilles, un tapis de piquants d’avoara, les mains zébrées par les herbes coupantes, l’œil rouge d’avoir été éborgné ; on avance pas à pas ; le sabre à la main dont le fil, déjà, est retourné d’avoir tant et tant taillé. Marcher en forêt, c’est aussi se glisser, ramper, marcher à genoux, à quatre pattes pour franchir un obstacle. C’est se barbouiller de toiles d’araignées gluantes, se couvrir de fourmis, défoncer un nid de mouches méchantes et se retrouver enflé, meurtri, harassé, épuisé, saignant, prêt à mettre le pied à l’endroit précis où une seconde auparavant un petit serpent noir et terriblement venimeux se tortillait dans une tache de soleil et le voir filer prestement mais avec la crainte de le retrouver sans pouvoir l’éviter dans ce tas de branches, dans ce trou herbeux, accroché à cette liane froide et fine et humide qui glisse dans le cou et menace de vous étrangler, cependant que vous frissonnez, prêt à hurler de terreur, croyant déjà sentir l’étreinte de l’anaconda ou les crocs du gruge. Alors, instinctivement, on porte la main à sa poche pour s’assurer de la présence du garrot, de la seringue et du sérum dans leur trousse. Alors seulement on est un peu rassuré… mais c’est alors, comme cela vient de m’arriver, que l’on met le pied sur une fourche élastique qui se referme comme un piège, serrant la cheville à faire crier et l’enserrant si fort qu’il faut longtemps pour se dégager, meurtri, mal en point et repartir boitant bas. On rage, on jure on serre les dents, on avance tout de même, de plus en plus flagellé, déchiré, saignant — pas précautionneux qui ne servent à rien pour éviter ce que l’on redoute, on affecte la démarche de l’homme ivre courbé sous le poids, d’un sac.

En arrivant enfin au camp de la ripaille, je me suis écroulé. La cheville prise par la fourche est difforme, l’enflure est violacée… manque de chance, c’est justement celle qui s’était amochée lors de mes sauts de parachutiste.

J’ai repris, des forces, un bon bain, massage, bandage. Bah ! la journée a été pénible mais il y en aura encore d’autres et de plus belles, car marcher en forêt ce n’est pas seulement un calvaire, c’est aussi parfois et souvent un plaisir enchanteur.

L’eau du criquot versée à pleines casseroles sur ma tête me met en forme. Le corps refroidi, vivifié, je reste longtemps assis près du boucan à fumer la pipe. Il fait un temps de grisaille, un temps d’hiver en France et je me suis souvenu que ce soir l’on fête la Noël. J’ai pensé à mes parents comme ils ont dû penser à moi et je les ai sentis très proches, puis j’ai réveillonné avec le hocco (en compagnie de Boby) restant d’hier et du ouistiti-main-dorée. J’ai encore faim ! malgré tout, la fringale n’est jamais tout à fait apaisée, il manque au gibier quelque chose que je ne possède pas : du couac pour l’accompagner.

Il me reste, en guise de provision, la tête et les deux bras du macaque. J’ai mis du mercurochrome sur mes blessures et, allongé dans le hamac, j’ai attendu que la nuit arrive. Elle vient tôt, d’ailleurs, vers six heures, et, comme je dois économiser mes bougies, à sept heures je dors pour me réveiller à 2 h. 30 du matin.

Un oiseau mouche est venu tout près, posé sur une branchette, tirant sa langue longue et fine, happant une fleur en quelques secondes et, à chaque aspiration, son gosier merveilleux, teinté de vert et de violet, frissonnait avec de brefs reflets cependant que sa queue frétillait d’aise.

Deux papillons plus grands que mes deux mains et bleus comme un ciel de nuit d’été ont voleté un instant.

Un couple d’aras tout proche s’égosille.

J’ai entendu le miaulement d’un jaguar.

J’écris sans trop en avoir envie mais surtout pour ne pas songer que c’est Noël, aujourd’hui. J’écoute les gouttes s’écraser sur le toit du carbet et les chauves-souris affolé-es par la bougie tournoient et butent les palmes pendantes.

Dimanche 25 Décembre.

Réveil pénible — paresse de se lever — mal aux chevilles — Je déjeune de la dernière patte du couata, l’autre et la tête ayant été dévorées cette nuit avec Boby. Si je ne tue rien aujourd’hui, nous ne mangerons rien ce soir. Le sous-bois, d’abord assez clair, devient vite brouillé, marécageux au creux de chaque colline. Dans l’après-midi, ayant forcé la marche, j’arrive à un nouveau camp Cottin. Je pensais bien arriver aujourd’hui au Tamouri. Las ! il faut déchanter. Rien à manger ; j’allais tirer un couple de « maraille », Boby se précipitant les fait fuir, Je suis furieux. Une hâte furieuse d’arriver au Tamouri me presse maintenant. Il pleut encore ce soir et la faim me tient éveillé, me faisant songer aux festins passés, à ceux à venir… un jour. On a beau essayer de ne pas penser, quand ça commence, ça n’en finit plus et de se promettre au retour de ces repas gargantuesques soignés, et, d’imaginer des plats, des menus… résultat : on a l’eau à la bouche et on trouve le temps long.

Lundi 26 Décembre.

Faim, fatigue, marécages, mouches. Trouvé rivière que je suppose être un affluent du Tamouri. Je tue un serpent lové dans un creux d’arbre mort et le fais rôtir. Ce n’est pas mauvais, après tout…

Mardi 27 Décembre.

Lassitude extrême — chaussures de tennis crevées — épines plein les pieds, tendon cheville droite foulé, extrêmement douloureux, je boîte — plus ni faim ni soif, je suis vidé — trouve un grand camp Cottin, une dizaine de carbets et de queues de hocco. — Nombreuses boîtes de conserves rouillées. — Bouteilles de vin cachetées un peu partout (vides), papiers de chocolat… ah ! les veinards.

Deux pistes, une franc sud — autre S.E. — Prends celle-ci car je suppose que l’autre conduit au grand Tamouri. Malgré la fatigue, je suis tellement énervé que je recharge le sac et fonce, décidant de marcher jusqu’à la nuit tombée. Miraculeusement, Dieu me donne des forces : collines, marécages, arbres tombés, j’avance, je cours comme jamais depuis le départ. À la nuit, halte auprès d’un criquot.

J’ai bien marché, je suis content. Je tire un hocco, le blesse et malgré Boby, ne peux le retrouver. Désolé mais fataliste, je tends le hamac. Un bruit de feuilles remuées, une avance lente et précautionneuse, je regarde… une superbe tortue. Je me précipite, la saisis, l’ouvre à la hache, la vide, mets le foie, le cœur et les tripes vidées à la casserole, conserve le reste dans la carapace, débite une souche énorme, coupe les piquets du boucan. Le feu flambe, la soupe cuit ; dans sa carapace la tortue mijote. Couvert de son sang je prends un bain glacé de nuit, puis, le ventre plein, repose satisfait.

Mercredi 28 Décembre.

Je termine la tortue avec Boby et en route ! C’est dur. Je sens une fatigue inhabituelle due sans doute à l’effort fourni la veille. J’avance peu mais enfin, j’avance tout de même. — Haltes nombreuses sur troncs d’arbres couchés, le sac me servant de dossier.

Colonnes de fourmis ressemblant à de petits papillons verts transportant de larges morceaux de feuilles tendres en une interminable procession, qui mettent la terre à nu, la nettoyant comme une coulée de laves.

Colibris et papillons nullement effarouchés viennent tout près — silence du bois. — Chaque fois, on se demande si l’on pourra repartir et l’on sait que l’on va repartir…

En avant !… montagnes, marécages. Le soir, crevé, j’arrête. Je couche en plein bois, là où il y a deux arbres pour tendre le hamac.

Jeudi 29 Décembre.


Dépassé trois carbets Cottin, puis grande crique — trois nouveaux petits carbets auprès d’un ruisseau marécageux. Avance tant que je puis et comme je peux. — Faim, épuisement.

Découvrant des graines rouges grignotées par les singes, je les grignote à mon tour… Las ! il y a surtout les noyaux. — Faim atroce… rien tué. Rien à tuer — couche au bas d’une haute montagne. — Soif… il n’y a pas d’eau, mais par la force aller plus loin.

Vendredi 30 Décembre.

Oh ! Tamouri… quand arriverai-je sur tes rives ! Maintenant je marche pieds nus… plus d’espadrilles. Oh ! douleur… cheville très enflée.

Un lézard vert, à la tête jaune et rouge, se trouvant somnolant sur mon passage, d’un coup de sabre je le coupe en deux. C’est toujours ça pour ce soir. En arrivant, à la nuit, je n’ai que la force de tendre le hamac et faire griller le lézard… deux bouchées ! Oh ! quelle faim…

Samedi 31 Décembre.

Dans la nuit j’ai cru entendre, la sourde rumeur d’une chute… Le matin, une sorte de pressentiment me fait forcer l’allure et, vers midi, enfin le Tamouri ! La jonction est faite. Ouf ! quelle joie. Il y a quatre carbets démantibulés sur le bord de la rivière et tout près de la chute dont j’entendais cette nuit la rumeur. Je m’installe, me délasse. Maintenant, il faut manger avant tout pour avoir la force de construire le radeau.