Aventures fantastiques d’un canadien en voyage/09

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P. R. Dupont, imprimeur-éditeur (p. 91-100).

IX

au lac oméo.


Nos lecteurs trouveront petit être singulier que nous fassions marcher nos héros à pied, seuls, sans se faire accompagner de chevaux ou de mulets, lesquels d’ordinaire portaient le bagage. Disons pour toute explication qu’à chaque placer, il y avait des stores où l’on pouvait se procurer tout ce dont on avait besoin en fait d’instruments pour creuser, etc.

Sans conteste, le placer qui se trouvait à quelques arpents du lac Oméo était, à cette époque, le plus fréquenté, car c’était le plus riche de tous les placers de l’Australie.

Aussi nos quatre amis étaient-ils tous joyeux lorsqu’ils atteignirent le lac.

Le terrain aurifère était couvert d’un essaim de chercheurs d’or. Ceux-ci creusaient le sol, portaient la terre au lac, la tamisaient et la lavaient.

C’était un va-et-vient continuel.

De chaque côté du lac, au pied de hautes roches, s’élevaient les huttes des chercheurs d’or, toutes éloignées les unes des autres.

— Peste, dit Dupont, il n’y a probablement rien à faire pour nous ici ! toute la vallée est couverte.

— N’importe, fit le Parisien, informons-nous.

En causant, ils avancèrent jusqu’au lac, s’attardèrent à regarder pendant quelques instants quatre hommes occupés à secouer une grande claie pleine de terre aurifère, pendant que deux autres y versaient continuellement de l’eau. Lorsqu’enfin on ouvrit la claie pour en ôter l’or lavé, Williams recula stupéfait.

— Ah ! mais, c’est tout or là-dedans s’écria-t-il, et si j’en avais seulement la moitié, je pourrais aller rejoindre Lilian.

Les chercheurs d’or le regardèrent avec un sourire railleur, mais sans interrompre leur rude travail.

Nos amis se promenèrent de tous côtés entre des gens occupés à creuser la terre et à laver l’or. Bernard interpella tantôt l’un, tantôt l’autre. Il acquit la certitude qu’il n’y avait dans la vallée aucun claim de libre.

— Partons, fit Dupont, de très mauvaise humeur.

— Pourquoi partir si vite, répondit Bernard, nous allons travailler ici, au contraire. J’ai déjà entendu dire par feu mon père — que Dieu l’aie en son saint paradis — que les plus grosses pépites d’or se trouvaient sous les rochers.

— C’est vrai, fit le Parisien.

— Mais avez-vous l’intention, fit Dupont, de creuser dans le rocher ?

— Non, mon ami, répondit Bernard, mais j’ai l’intention de soulever le rocher et de creuser au-dessous.

— Vous parlez là de choses impossibles, mon cher, fit Williams.

— Rien n’est impossible, mon ami, il s’agit de le vouloir. Essayons-nous ?

— Essayons, oui, fit le Parisien.

Les quatre amis traversèrent le lac et allèrent construire leur hutte à quelques pieds d’un rocher, tout au bas de la montagne.

Le lendemain, ils se mirent à l’œuvre avec courage. Tous quatre étaient animés d’une ardeur surprenante ; leurs mouvements étaient énergiques et rapides. Ils travaillèrent si bien que le soir, le rocher était soulevé et roulé à six pas. La force prodigieuse de Bernard fut pour beaucoup dans la réussite de l’entreprise. Il ne restait plus qu’à creuser.

Dans la matinée du lendemain, ils travaillèrent avec tant de passion qu’à midi, ils lavèrent beaucoup de plats de sable qui leur donna une petite quantité de paillettes d’or.

Dupont, le Parisien et Williams étaient découragés.

— Cherchons toujours, dit Bernard. Il faut avoir de la patience ; notre numéro n’est pas encore sorti, mais le bonheur peut nous sourire à l’improviste. Dans tous les cas, si nous ne réussissons pas ici, nous partirons pour Bendigo.

Ils travaillèrent deux jours encore dans une terre pauvre, de sorte que le quatrième jour, lorsqu’ils rassemblèrent tout leur or dans un plat de fer-blanc, le Parisien, qui s’y connaissait, l’évalua au poids d’une livre environ ; moins qu’il ne leur fallait pour vivre économiquement pendant une semaine.

Tout à coup, Bernard qui était au-dessous, dans le puits, se mit à appeler ses camarades.

Tous accoururent. Bernard leva la main et leur montra une pépite grosse comme une fève, en s’écriant :

— Le trésor est trouvé ! Je vois briller beaucoup de morceaux d’or semblables à celui-là.

Les trois amis, à cette nouvelle, ne se sentirent plus de joie.

— Hourra ! s’écria Williams, à nous la fortune ! Ah ! Lilian…

Deux jours après, ils allèrent au store faire évaluer leur or. Il y en avait pour huit mille dollars.

Les autres mineurs voulurent acheter le claim des quatre amis, mais ceux-ci demandaient cinquante mille dollars et personne dans le placer ne possédait cette somme, à l’exception du changeur ; car, dans un des stores il y avait un changeur qui payait en argent comptant les petits montants d’or qu’on lui apportait.

Ce changeur était, disait-on, très riche. Il se nommait M. Ragling et passait pour être avare à l’excès.

Un jour, il vint voir les quatre amis.

— Vous voulez vendre votre claim, leur demanda-t-il.

— Oui, fit Bernard, nous l’avons en effet offert en vente.

— Et à quel prix ?

— Cinquante mille dollars.

— Vous badinez ?

— Je n’en ai pas l’habitude.

— Savez-vous que cinquante mille dollars est une somme assez ronde ?

— Cette somme ne paie pas cependant la moitié de ce que vaut notre claim.

— Vous croyez ?

— J’en suis sûr.

— Rabattez un peu sur le prix.

— Merci.

— Acceptez-vous quarante mille dollars ?

— Non.

— Vous êtes difficile.

— Croyez-vous que notre claim ne vaut pas le prix que nous demandons.

— Oui.

— Alors, pourquoi m’offrez-vous quarante mille dollars sans l’avoir vu ?

Ragling demeura un moment interloqué.

— Vous savez, dit-il, en reprenant son aplomb, j’ai voulu vous faire du bon…

— Vous êtes bien aimable.

— Je vois que nous ne nous arrangerons pas aujourd’hui… Mais ne vendez pas sans m’avoir averti.

Ragling retourna au store.

Plusieurs mineurs l’attendaient.

Ragling alla à son comptoir sur lequel il plaça une balance, quelques petits tas de dollars, trois grandes pépites, un peu de poussière d’or, une feuille de papier et deux revolvers.

Le changeur mit alors ses lunettes puis attendit. Penché en avant, il tenait d’une main la petite balance ; son autre main était posée sur un revolver. Il tournait son regard vers la foule, immobile et muet, comme un renard qui épie sa proie.

Deux chercheurs d’or s’approchèrent du comptoir ; l’un d’eux tira de sa poitrine un petit sac en cuir qui pendait à son cou par un cordon, en vida le contenu sur la feuille de papier, et dit en français :

— Voilà, papa Ragling, pèse-moi cela et donne-moi des piastres à la place ; mais ne me vole pas, ou je renverse ta baraque.

— Si tu doutes de mon honnêteté, grommela le changeur, prends ton or et va ailleurs.

— Allons, allons, pas tant de paroles. Oui, tu es honnête. Pèse mon or…

— Peuh ! dit le changeur, ton claim ne vaut rien tu ne m’apportes que vingt-huit dollars !

— Hélas ! oui.

— Veux-tu gagner dix mille piastres ? demanda le changeur à brûle pour-point.

Le mineur resta interdit.

— Mais oui, sans doute.

— Viens me voir, ce soir, à dix heures et amène avec toi deux camarades sûrs et discrets.

— C’est bien, mais…

Next ! s’écria le changeur, en faisant signe au mineur français de s’éloigner.

Celui-ci disparut non sans se demander par quel moyen Ragling lui ferait gagner dix mille dollars.

— Dix mille dollars ! se disait-il en s’éloignant, mais c’est une somme énorme pour moi qui n’ai jamais eu plus de cinquante piastres dans mon gousset. Mais pourquoi veut-il que je me fasse accompagner de deux compagnons ? C’est peut-être pour une entreprise, pour un coup de main ? Qui sait, c’est peut-être pour un vol, un meurtre ? Ragling serait alors un vieux coquin.

Ce n’est toujours pas moi qui l’aiderai à faire de la sale besogne. D’ailleurs, je serai parfaitement édifié, ce soir. Maintenant, vais-je prendre deux compagnons avec moi ? Non, c’est inutile, j’irai seul : Ragling ne me mangera pas, ce n’est pas un ogre. D’ailleurs, je suis brave, j’irai seul… Mais voilà que je radote. Peut-être Ragling voyant ma misère, s’intéresse-t-il à moi.

Le mineur français ne cessait de faire maintes réflexions sur la proposition du changeur.

À dix heures, lorsqu’il partit pour se rendre chez Ragling, le mineur ne savait encore à quoi s’en tenir.

— Comment ! s’écria le changeur, lorsqu’il le vit entrer, vous êtes seul ?

— Mais oui, j’ai voulu auparavant connaître ce qu’il faut faire pour gagner les dix mille dollars.

— J’ai l’habitude d’aller droit au but. Je vais demain acheter au prix de cinquante mille dollars le claim d’un mineur…

— Qui donc ? grand Dieu ! Quel est cet heureux mortel ?

— Pas n’est besoin que vous le sachiez. Je veux vous mettre sur ce claim que vous cultiverez et je vous donnerai cinq pour cent des bénéfices. Mais voici où je veux en venir. Je trouve que cinquante mille dollars est une somme trop forte pour l’individu.

— Mais si le claim vaut cette somme ou plus que cette somme ?

— Parfait. Aussi je vais lui payer les cinquante mille dollars, quitte cependant à les lui reprendre.

— Que voulez-vous dire ?

— Outre que je vous donnerai cinq pour cent sur les bénéfices du claim, je vous compterai dix mille dollars quand vous aurez repris au mineur, dont je vous dirai le nom tout à l’heure, les cinquante mille dollars que je lui aurai payés.

— Mais c’est un vol que vous me proposez là ?

— Acceptez vous ?

— Merci, je suis pauvre, mais je ne suis pas un voleur.

— Songez que vous pouvez gagner dix mille dollars, si vous réussissez.

— Et si je ne réussis pas ?

— Bah ! vous réussirez ; d’ailleurs quand on veut gagner dix mille dollars, on prend les moyens de réussir dans l’entreprise qui nous les fait gagner.

— Et vous avez compté sur moi pour accomplir cette besogne ?

— Oui.

— Quel est le nom du mineur en question ?

— Bernard.

— Tiens, mais c’est un compatriote. Et moi, Jean Piraud, je volerais un compatriote ! Merci, papa Ragling, et bonsoir.

— Eh bien ! murmura le changeur, je vais acheter le claim et vous engagerai pour l’exploiter. Combien me demandez-vous par jour ?

— Vingt-deux dollars.

— C’est bien, je vous prends. Mais pas un mot à personne de notre conversation de ce soir.

— Non.

— Bonsoir donc.

— Bonsoir.

Cet habile changement de conversation eût paru une manœuvre sublime à quiconque eût pu lire dans l’âme du changeur.

Ragling était certainement un coquin et avait été très étonné de voir que Piraud avait refusé son offre.

Le changeur resta un moment pensif.

— N’importe, dit-il, tout à coup, j’agirai demain, coûte que coûte.