Aventures merveilleuses de Huon de Bordeaux/I
C’était à la fête de la Pentecôte : Charles au fier visage tenait sa cour à Paris ; autour de lui, avec les Français, il y avait des Picards et des Brabançons, des Flamands et des Hennuyers, des Bourguignons, des Lorrains, des Angevins, des Bretons, des Bavarois, des Allemands et plus de trois mille Anglais. Du Cambraisis et de l’Artois il y avait bien des bacheliers légers, qui auraient volontiers frappé sur les païens. Le roi a fait dresser sa grande table, il s’assied au manger, les onze pairs autour de lui ; la place du douzième était vide. C’était celle de Huon, l’enfant de Bordeaux, dont je veux vous parler. Plus de cent bouteillers servent à table, plus de cent dépensiers distribuent les denrées ; on ne peut compter les riches mets qu’on sert, on ne peut mesurer l’hypocras et le vin vieux qu’on verse.
Quand on eut assez bu et mangé, les écuyers ôtent les nappes ; le roi interpelle ses barons et ses chevaliers :
— Seigneurs, dit Charles, faites silence et écoutez moi. Il y a soixante ans que j’ai été fait chevalier : je suis vieux et cassé, mes cheveux ont changé de couleur, le corps me tremble sous ma fourrure d’hermine. Je vous le demande au nom de Dieu, faites un roi qui gouverne avec moi et m’aide à garder le fief de France.
— Sire, dit le vieux Naimes de Bavière, au nom du ciel, ne tenez pas un pareil langage ! Que vous soyez à Reims ou à Saint-Omer, ou au bourg d’Orléans, ou à Paris dans votre palais seigneurial, prenez toutes vos aises et faites-vous servir : nous aiderons à gouverner votre terre, nous défendrons le fief de France ; quand vous resteriez quarante ans couché, vous seriez partout craint et redouté. Ne vous inquiétez pas ; gardez votre royaume.
— Naimes, dit Charles, vous perdez vos paroles : cette couronne d’or est trop lourde pour ma tête. Nobles chevaliers, je vous en requiers, faites un roi.
— Sire, dit Naimes, j’en ai grand deuil ; mais puisque c’est votre plaisir, aidez-nous de vos conseils à choisir le roi qui maintiendra le fief.
— Barons, dit Charles, qui éliriez-vous, si vous laissiez de côté le fils que m’a donné ma femme, l’enfant Charlot ? Il m’est né quand j’étais bien vieux déjà, et je l’aime tendrement, bien que je connaisse ses défauts
À ce moment voilà Charlot qui entre dans la grande salle du palais, tenant un épervier sur son poing. Il était jeune et de grande beauté.
— Barons, dit Charlemagne, voici certes un beau chevalier ; c’est grand’pitié qu’il ne me serve pas mieux et qu’il ne m’aide pas à gouverner ma terre. Mais il s’amendera, je l’espère, et je vous demande, au nom de Dieu, de le faire roi, car, vous le savez, c’est lui qui est l’hoir de France.
Comme il disait ces paroles, un mauvais traître se leva du milieu des barons. C’était Amauri de la Tour de Rivier. Il s’avança près du roi, l’air courroucé. Du discours qu’il commença là, il vint grand mal à la douce France.
— Sire, dit Amauri, vous faites un grand péché : vous donnez à votre fils à gouverner une terre où vous n’êtes ni aimé ni craint. Je sais une ville, qui n’est pas bien loin d’ici, où celui qui voudrait se réclamer de vous, on lui ferait trancher tous les membres.
— Eh ! Dieu ! quelle est cette ville ? dit Charles au fier visage.
— C’est Bordeaux, dit Amauri. Le duc Seguin est mort il y a bien sept ans ; il a laissé deux mauvais héritiers, Huon et Gérard, deux insolents garçons, qui ne vous reconnaissent ni ne vous servent. Empereur, prenez un parti : donnez-moi de vos chevaliers ; j’irai à Bordeaux avec des gens de mon lignage, je prendrai ces deux rebelles et je vous les amènerai à Paris, où vous pourrez les faire pendre.
— Je l’accorde volontiers, dit le roi.
— Sire, dit Naimes, vous avez grand tort : vous écoutez trop facilement les mauvaises paroles. Ce sont deux enfants, sachez-le ; leur terre leur donne beaucoup d’occupation : s’ils ont oublié leur devoir, c’est par étourderie. Le duc Seguin leur père (Dieu ait pitié de son âme !), vous aimait sincèrement et vous a rendu de grands services.
— Il avait raison, dit Charles, s’il me servait volontiers. Il en tirait un beau revenu. Trois jours dans l’année, il avait droit d’emporter le relief de ma table, le jour de Pâques, à la Pentecôte et à Noël, et ce qu’il emportait, ce n’était pas peu de chose : c’étaient les grandes écuelles et les hanaps d’or et d’argent et les belles nappes et les couteaux d’acier. Il pouvait bien se vanter que le relief de ces trois jours lui valait trois mille livres. C’était le fief qu’il avait, et voici ce qu’il rendait en échange. Quand je voulais chevaucher contre mes ennemis et que je le mandais par mes lettres scellées, il venait à mon aide avec dix mille chevaliers qu’il entretenait. Je n’y mettais pas du mien un denier vaillant, si ce n’est que, le soir, je fournissais l’avoine aux chevaux.
— Eh bien ! sire, dit Naimes, en souvenir du père, ne soyez pas injuste pour les fils. Mandez-les à votre cour, et s’ils viennent, recevez-les bien.
— Certes, dit Charles, très volontiers. Je leur enverrai deux nobles messagers.
— Sire, grand merci, dit Naimes. Huon et Gérard, sachez-le, sont mes neveux.
— Naimes, dit Charles, je les en aime davantage.
Quand Amauri entendit ces discours, sachez qu’il en eut grand dépit.
— Engerran et Gautier, dit Charles, ne perdez pas un instant : prenez de l’or et de l’argent et autant de gens qu’il vous en faudra, sellez vos chevaux et allez-vous-en droit à Bordeaux. Dites à la duchesse qu’elle m’envoie ses deux enfants, Huon et Gérard, et qu’elle sache que s’ils viennent tout de suite, je les recevrai bien ; s’ils ne viennent pas, je leur enlèverai leur fief et je les châtierai sévèrement.
Les messagers s’inclinent et sortent.
Ils font seller leurs palefrois, ils montent, et jusqu’à Bordeaux ils ne s’arrêtent pas. Ils entrent dans la ville à l’heure du dîner, ils vont droit vers le palais, ils descendent de leurs chevaux et montent dans la salle. Ils trouvent la dame encore assise au manger ; à côté d’elle est son fils aîné ; Gérard, le plus jeune, fait gorge à un faucon de l’aile d’un pluvier.
Les messagers s’approchent, ils parlent sans crainte :
— Que Dieu sauve et garde la noble duchesse, et ses enfants et tous ses chevaliers, de par l’empereur Charles de France !
La dame l’entend : elle se lève, elle les serre tous deux dans ses bras.
— Soyez les bienvenus ! dit-elle. Comment se portent mon seigneur Charles au fier visage, et le duc Naimes aux cheveux blancs, et les barons de France et tous les chevaliers ?
— Très bien, dame, répondent les messagers. Le roi vous mande qu’il est fort irrité contre vos fils, qui ne daignent pas venir à sa cour et faire leur service dans son palais. Des traîtres ont excité le roi contre eux et veulent qu’on leur enlève leur fief. Charlemagne vous ordonne de les lui envoyer, et s’ils ne viennent pas, il leur en arrivera grand mal.
La dame l’entend, elle en a le cœur serré.
— Enfants, dit-elle, si Dieu n’y pourvoit, vous avez perdu votre terre.
— Dame, dit Huon, le tort est à vous qui ne nous avez pas bien instruits. Vous êtes notre mère, vous auriez dû nous mieux conseiller. Nous devions servir Charlemagne ; nous avons manqué à notre devoir.
— Ne vous découragez pas, disent les messagers ; le duc Naimes a si bien fait qu’il a adouci le cœur du roi.
— Dieu, dit la dame, je te remercie ! Le duc Naimes est un vrai prud’homme ; le duc Seguin l’aimait de cœur et il était son cousin. Ah ! Seguin, que le Dieu de gloire ait pitié de ton âme ! Seigneurs, dit-elle aux messagers, je vous prie de vous reposer cette nuit dans mon palais : je vous y ferai avoir toutes vos aises, et au matin vous pourrez vous en retourner.
— Grand merci, dame, mais nous ne pouvons nous arrêter : il nous faut aller porter votre réponse. Que dirons-nous à l’empereur ?
— Seigneurs, dit Huon, vous direz à Charles au fier visage que nous irons en France à sa cour ; nous irons de notre plein gré ; nous baiserons le cordouan de son pied. Et nous remercions Charlemagne de s’être souvenu de deux orphelins.
— Enfants, dit la dame, vous allez partir pour la cour ; vous n’irez pas comme des vilains et des vagabonds : vous emmènerez vos dix meilleurs chevaliers, et trente sommiers chargés de mes richesses. Et maintenant, faites honneur à ces deux courtois messagers : pour leurs palefrois donnez-leur de grands destriers et pour leurs capes de riches manteaux et à chacun cent livres de deniers.
Les messagers s’en retournent fort joyeux. Jusqu’à Paris ils ne s’arrêtent pas. Ils descendent devant les degrés de marbre et montent dans la grande salle du palais. Le roi les voit :
— Soyez les bienvenus, dit-il, Engerran et Gautier. Eh bien ! avez-vous été à Bordeaux ? Que dit la duchesse ? Les fils de Seguin viendront-ils à ma cour ?
— Oui, sire, et très volontiers. Ils vous font saluer par nous et nous vous disons, par le Dieu du ciel, qu’on ne saurait voir de jeunes bacheliers plus vaillants, plus courtois et plus magnifiques. Ils nous ont fait grand honneur : pour nos palefrois nous ramenons de grands destriers, pour nos capes nous rapportons de riches manteaux, et chacun de nous a dans sa bourse cent livres de deniers. Ils viendront vous offrir leur service et baiser le cordouan de votre pied.
— Dieu, dit Charles, je te remercie : celui qui fait honneur à mes chevaliers, s’il avait affaire à moi, me traiterait mieux encore. Amauri, félon, videz mon palais : votre lignage ne m’a jamais fait que du mal. Si je vous avais cru, j’aurais déshérité ces enfants ; mais par le Dieu du ciel, quand Huon viendra à ma cour, il sera gonfalonier de France, et Gérard sera mon chambellan. Je croîtrai leur fief de deux mille livres, et ils auront le relief de ma table, comme leur père que j’aimais tant.