Axël/2
DEUXIÈME PARTIE
§ 1. Les veilleurs du souverain secret
Scène première
Là ! — Ces carabines, ces couteaux de chasse… tout reluit ; la gourde est pleine de kirsch : gare, les loups !
Ah ! le soir est venu.
Comme il vente là-bas, dans les sapins ! Les bruyères se courbent, les chauves-souris ne volent pas ; signe d’ouragan. Fermons bien le vitrail ; l’odeur des arbres, salubre le jour, est malsaine la nuit, — surtout aux approches du renouveau.
Scène II
Miklaus, il est temps d’allumer les flambeaux pour les deux convives.
Et le feu aussi, car on sent les dernières bises !
Ainsi, le docteur ne descendra pas encore au souper ?
Non. — Brr ! n’épargne pas les sarments ; il faut que cela flambe ! — Oh ! quelle humidité tombe des pierres, ici ! — L’autre aile du château est moins rude, il me semble ? Ici, l’on a froid ; et, c’est singulier, dehors il fait tiède et l’air s’alourdit, — vieil indice avant-coureur d’une grosse tourmente.
C’est qu’ici le vent passe à travers les lierres du dehors qui verdissent le granit. Oui, cette pièce est glaciale.
Aussi, pourquoi ne jamais l’habiter qu’aux jours de cérémonie ? Seul, maître Janus y vient, parfois…
Quel délabrement ! Voyez donc les tableaux ! Les durs traits des rhingraves, les beaux fronts des aïeules de monseigneur Axel sont effacés ; les tapisseries sont devenues indistinctes.
Et cette armure d’airain, toute damasquinée d’or, conquise à la première croisade, par le prince Elciàs d’Auërsperg, chevalier d’Allemagne, sur l’émir sarrasin Saharil Ier, la voici toute rongée de rouille et le bois mort de la lance s’est rompu sous la moisissure.
Ah ! je ne tiens pas à les fourbir ; c’est hanté, ici !
Tu sais que le commandeur va nous quitter ? — Otto, son domestique, s’est mis en route ce matin même avec le ballot de voyage de son maître… et, d’ici aux frontières de la Prusse, il y a loin !
Quoi ! ce brillant seigneur s’en retourne sans même avoir vu le docteur Janus ?
Oui. Cette nuit. C’est le festin d’adieu. — Place-moi ces jolies touffes de romarin, cette brassée de verveine, de roses des bois et de menthe entre les candélabres : les fleurs, cela donne un air de fête. Puis cette corbeille de fruits ; ce sont les meilleurs : ils ont été piqués par les oiseaux. Notre visiteur s’y connaît.
Étrange visiteur qui ne veut rien voir !
Hum !… et qui voit tout.
Ah ! c’est vrai : toi aussi… — tu…
Défies-en-toi si tu veux.
Vous avez l’air, Hartwig et toi, d’être enchantés de ce départ ?
Un homme qui s’en va.
Homme blême, homme nuisible !
Le nôtre est blafard comme l’argent ! il est couleur de Judas.
Pareil renard ne peut donner de bonne fourrure, — comme nous disions, entre étudiants, à Heidelberg… autrefois.
Cependant le jeune maître paraît aimer sa compagnie : — n’est-ce point son parent ? Feu le comte d’Auërsperg l’a présenté au roi jadis…
Oui, le père l’a tiré d’obscurité, et vingt ans se sont passés sans que l’obligé s’inquiétât de l’enfant. — Il a fallu cette circonstance d’héritage, d’intérêts, pour lui rappeler, là-bas, à la cour de Prusse, que son cousin, le comte Axel d’Auërsperg, prince germain — et, de plus, chef de la branche aînée, — vivait seul, avec de très vieux serviteurs, dans un château fort en ruines perdu au milieu de l’immense Forêt-Noire. Comme il a su trouver des guides, alors ! et dormir dans les chaumines ! — et chevaucher, bien des jours, à travers les chemins abrupts, les nouvelles clairières, les routes montueuses !
Oui, tu as raison, Gotthold : cet homme n’est pas un ami. J’aurai toujours en mémoire le jour de son arrivée, la semaine passée ; — n’était-ce pas la veille des Rameaux ? — Lorsqu’après avoir traversé les salles désertes du château, conduit par herr Zacharias, il s’est trouvé, subitement — lui, tout chamarré d’ordres et de croix — devant le jeune comte, — eh bien, au lieu des deux mains offertes, il est demeuré comme interdit pendant un instant ! — Nous autres, grands barbons, cuirasses rouillées, soldats des vieilles guerres, serviteurs aujourd’hui voués à l’exil, mais qui, je pense, avons gagné, chacun, notre croix de Fer un peu plus malaisément que lui ses grands cordons (sans offense), — il ne nous avait même pas reconnus.
Le comte, en ce deuil qui va si bien à sa puissante taille, se levant et l’accueillant avec sa simplicité grave, avait l’air d’un jeune lion qui porte sa race dans ses yeux. J’en étais fier, moi ! comme le jour où j’eus l’honneur de lui mettre un fleuret au poing pour la première fois. — Et j’ose croire qu’aujourd’hui monseigneur est, certes, l’une des plus dangereuses épées de l’Allemagne, sinon la plus redoutable.
Par exemple, Ukko n’a pas été meilleur courtisan vis-à-vis de ce voyageur, en ce moment-là. — L’ingénu démon ! Vous rappelez-vous qu’il tenait d’une main la laisse de ses trois féroces lévriers, — qui grondaient à la vue de l’étranger, — et qu’il souriait en s’inclinant ? Et qu’il a demandé tout bas au maître s’il devait les lâcher sur ce parent inattendu ?
Ha ! ha ! l’espiègle !
C’est la gaieté du vieux burg, ce page d’autrefois : de plus, c’est un esprit déjà ferme, subtil, et qui étonne. — Il a l’air d’une longue étincelle !
Et il est leste comme une ombre.
C’est un mauvais petit charmeur qui me joue trop de tours.
Ce bon Miklaus !.. Va, réchauffons nos dernières songeries à sa belle jeunesse, comme nous chauffons nos trois barbes blanches à ce bon feu clair. Laissons-le jouer, — même avec nous ; son sourire malin nous ranime et sa vue est bonne.
Allons, allons, soit ! Tisonnant : — Mais, pour en revenir à nos loups, vous me surprenez, tous les deux, quand vous me donnez à entendre que monseigneur n’a pas grande amitié pour son cousin. Dès le premier repas, cependant, l’antique vaisselle d’argent a été exhumée et les meilleurs coins de la cave ont été explorés.
Que prouve ceci ? Le comte remplit son devoir d’hospitalité, voilà tout.
Cependant, herr Zacharias…
Au fait, qu’en dit le vieil intendant ? C’est un furet ; — et c’est un financier digne de ces temps où chaque grand seigneur avait son orfèvre. Je ne pense pas que le commandeur Kaspar lui en ait imposé dans les comptes d’héritage.
Justement ! Herr Zacharias le tient en très haute et très favorable opinion !
L’âge aurait-il affaibli sa raison, à la longue ?
Ce que dit Miklaus ne me surprend pas : j’ai remarqué que depuis la venue de notre personnage, herr Zacharias est soucieux, taciturne… je ne sais pas… il rôde ; — il est inquiet.
Il a quelque chose dans l’esprit.
Et puis, il sait de séculaires secrets de la famille, lui…, sans compter… le terrible.
Chut, Gotthold !
Moi, pour conclure, — je tiens que le comte Axël ne s’ennuie nullement de son convive. — Comment ! mais il boit, avec lui, en un souper, plus de vin qu’il n’en buvait auparavant en douze repas ; je crois même qu’il y prend goût — et m’en réjouis !
Bon Miklaus, tu devrais connaître un peu mieux le jeune maître.
Lui, sobre jusqu’à jeûner des jours entiers !
Lui, qui se prive de toutes les joies de son âge ! qui use ses meilleures années à veiller, là, dans la tour, — et tant de nuits ! — sous les lampes d’étude, penché sur de vieux manuscrits, en compagnie du docteur !
Ne comprends-tu pas que c’est seulement par courtoisie qu’il porte des santés ? Le châtelain doit faire honneur à son hôte et lui fait raison.
Là, là ! — Tout ce qu’il vous plaira… Moi, je vous dis qu’il prend de la distraction depuis ces huit grands jours. — Tenez, ces parties de chasse avec le commandeur…
Laisse donc ! C’est un moyen pour lui d’être seul. Oublies-tu qu’il n’aime que le silence ! — S’il accepte, parfois, Ukko pour compagnon, c’est que l’enfant devient, à ses côtés, plus muet que son ombre et qu’il se sait aimé jusqu’à la mort par ce vigilant veilleur aux yeux de faucon ! — Avec tout autre, un temps de galop sur son étalon Wunder et le voilà hors de vue, franchissant ravins et halliers. Gunther et Job, ses deux moins vieux piqueurs, ont renoncé à le suivre depuis longtemps, — et le commandeur d’Auërsperg s’en revient au château presque toujours une demi-heure après le départ.
Vraiment ? Ah ?… c’est différent ! Je croyais que son cousin l’aidait un peu, ces jours-ci, dans ces dangereuses battues sous bois…
Axël d’Auërsperg n’a que faire d’être aidé de personne lorsqu’il veut détruire des sangliers ou des ours, ou des aigles : montrant les murailles : regarde. — Les dangers !… Par saint Wilhelm ! Tu sais fort bien que notre jeune seigneur est d’une vigueur telle qu’il étouffe les loups, d’une seule étreinte à la gorge, sans daigner tirer son couteau de chasse. Plus bas : Quant à ce qui le menacerait du lointain, les vingt mille forestiers du Schwartzwald, mineurs, sabotiers, bûcherons, anciens soldats, tous ! lui sont plus dévoués qu’au roi !
Au fait, — au fait, vous pourriez avoir raison ! — D’ailleurs, il est assez surprenant qu’il n’ait même pas demandé, je crois, à maître Janus de quitter, un moment, ses travaux et sa solitude pour venir examiner un peu le visiteur.
Oh ! le docteur n’a que faire de voir les gens pour les connaître.
Hein ?
Il les aperçoit, il les devine dans le son de voix de ceux qui lui en parlent.
Voyons ! — Maître Janus n’est pas un sorcier, cependant, Gotthold ?
Je m’entends. Si le docteur n’a point paru, c’est que le commandeur n’est qu’un indifférent qui ne vaut guère le regard et ne signifie, en somme, que peu de chose.
À propos… observes-tu que maître Janus ne vieillit pas, Hartwig ? — Voilà bien des années, pourtant, qu’il est ici !
C’est vrai, ceci, par exemple ! Riant : Il faut croire que le culte des astres empêche de vieillir.
Moi, je trouve que ses yeux ne semblent pas être ceux d’un homme de ce siècle.
Le bon Gotthold veut nous faire peur, à présent !
J’avoue qu’il a quelque chose en lui, ce maître Janus, qui retient l’affection. Sa manière de faire le bien glace ses obligés. — Gotthold, il nous a guéris souvent, nous et les paysans de l’orée des Grands-Bois : rien n’y fait. On ne se sent jamais à l’aise devant lui ! Depuis bientôt douze ans que je le sers tous les jours, c’est bizarre… mais je ne peux pas m’habituer — même à croire qu’il me voit.
Nous-mêmes, l’avons-nous jamais bien regardé ? Quand il apparaît, il nous surprend comme un inconnu. Lorsqu’il parle, événement rare, ce qu’il dit, bien que toujours simple, semble comme le reflet d’entre deux miroirs : on s’y perdrait à l’infini. — Tenez ! le mieux est de ne pas trop réfléchir sur le docteur, — si nous tenons à conserver un peu de bon sens jusqu’à la mort.
C’est un homme naturellement impénétrable. Cette impression qu’il donne résiste, dans l’esprit, même à tous les heurts de la vie quotidienne. — Lorsqu’il arriva seul, à cheval, le jour même de la mort si imprévue du comte Ghérard d’Auërsperg, à la fin des guerres contre le mystérieux Napoléon, — ce fut au crépuscule du matin. Quand on lui montra le testament par lequel le comte (qui avait, paraît-il, connu maître Janus sur les champs de bataille) lui léguait le soin d’élever son fils, — je l’observais ; il avait l’air d’être au fait, déjà, du décès et de la dernière volonté.
Écoute : voici l’heure où notre belle et vénérée châtelaine Lisvia d’Auërsperg, pareille à celles de jadis, descendait, pensive, et si grave, toujours ! à l’orgue de la chapelle, il y a vingt ans.
Tu sais bien, cette croisée de la grande galerie, où le soleil vient mourir, le soir ? Elle s’y attardait souvent, de longues heures, accoudée, pâlie, en vêtements de deuil, l’air d’un ange, et son livre d’heures aux fermoirs d’émail sur les genoux.
En Dieu soient les âmes des morts de la maison !
Allons, jette des pommes de pin dans le foyer et laissons là les souvenirs. Les années, ce sont des souffles, et nous sommes les feuilles qu’elles emportent.
C’est égal : lorsque Axël d’Auërsperg rompra le silence dans quelque solennel moment, cela sonnera, je crois, le son rude.
Aux grands vents battent les grandes portes !
Ah ! c’est qu’il fut toujours, en sa nature, de devenir un homme… surhumain.
Mais, — quel temps !… Le ciel a changé, pendant nos ressouvenances ! La tourmente secoue la montagne. Heureusement, le donjon est encore solide.
C’est vrai. Déjà les éclairs bleuissent l’horizon. Voyez donc les sapins : comme la foudre en illumine les profondeurs !
Et l’on entend d’ici le craquement des branches. Quelle averse ! Heureusement, les canons sont à couvert et bien huilés, entre les créneaux.
Comme les rafales fouettent nos vieilles croisées ! Cela redouble. On n’aura pas de lune cette nuit. Maudit temps ! Pas de doute que le commandeur ne puisse se décider à repartir aujourd’hui.
Les flots de pluie traversent la feuillée. — Et monseigneur qui n’est pas rentré de la chasse ! — Pourvu qu’il ait pris son justaucorps de cuir !
Ah ! le coup va sonner !
Un triste et hideux éclair, c’est vrai.
J’ai cru voir un regard de l’Enfer !
Et c’est la veille de Pâques !
Scène III
Bonsoir, les ancêtres !
Ukko !
Vous songez, tous trois, à l’ordre admirable des saisons ?
Tu as quitté la chasse ? — Où as-tu laissé monseigneur ?
Dans une caverne, à trois milles d’ici, regardant, de temps à autre, l’orage s’approcher.
Et la journée ?
Un gros loup-cervier, une louve et sa portée, deux renards et un vautour. Le vautour était perdu dans les nuées noires, dans le tonnerre, quand la balle du maître s’en est allée l’y surprendre. C’est moi qui ai tué les deux renards. — Mais… il s’agit d’autre chose… et je veux…
Bois ce verre de vin du Rhin, et viens te chauffer, vilain gnome.
Merci. Je n’ai pas froid. — Il faut que je vous dise…
Quoi ! rien dessous ? Il avait oublié son surcôt !… Il est mouillé comme l’herbe.
Ce n’est rien. — Vous saurez donc…
Allons, mets-toi là : tu seras malade ; chauffe-toi.
Ne faites pas attention, vous dis-je ! — Figurez-vous…
Est-ce qu’il serait arrivé quelque chose au comte ?
Non ! puisque je suis ici ! — Ah ! si vous saviez…
Il est tout changé depuis hier, je trouve, l’enfant ? — Tu es tout pâle, Ukko ?
Parle vite. Tu nous inquiètes.
Par les cent dieux !
Tais-toi, Gotthold. — À Ukko : Nous t’écoutons.
Hier au soir…
Comme il tonne, entendez-vous, hein ?
Ah ! — Vous ne voulez pas m’écouter, à la fin ?… C’est bien. Je m’en vais ! — Les séculaires bavards, sans seconds sous le ciel !
Silence ! la parole est aux enfants !
Comment ! vous avez tantôt trois siècles, à vous trois, — vous avez entendu des milliers d’orages, de foudres, d’aquilons et de batailles épouvantables, et vous faites attention à une méchante bourrasque… alors que je veux vous raconter une histoire ?
Là ! là, tête folle !
Tout doux !
Mais moi, qui ai dix-sept ans à moi tout seul, mais je m’en soucie comme de cela, moi, des éclairs et du vent, et de la pluie, et de tous les tremblements !
C’est bon. Raconte-nous, avec suite…
Non. J’aime mieux m’en aller. Vous ne saurez rien. Voilà.
Veux-tu parler à ton tour, mauvais diable ? Que se passe-t-il ?
Miklaus et Hartwig vont encore m’interrom pre… et puis… D’ailleurs, non : vous ne m’aimez pas…
Méchant lutin !
Vous ne vous intéressez pas à ce qui m’arrive.
Dis-nous posément…
Adieu.
Hier, dans la Forêt, à la première étoile, j’ai rencontré une petite fée, oh ! mille fois plus jolie que toutes celles du Harz !… une jeune fille. Elle chantait d’une voix aussi fraîche que le murmure des sources, et, balançant d’une main un petit panier de cerises sauvages, elle marchait sous les sapins. Elle avait noué, de primevères, sur son dos, les deux nattes brunes de ses cheveux à la taille de son corselet de velours. De temps à autre elle caressait un grand épagneul tout blanc qui sautait autour d’elle, joyeux ! Oh ! comme elle était jolie ! — Ses yeux étaient doux comme le soir !
Ah ! ha ! déjà le jeune Ukko…
Pendant quelque temps, je la suivis, caché dans la longue clairière. Soudain, j’écartai les ronces et je vins à elle. À peine nos regards se furent-ils rencontrés que nous échangeâmes un sourire ami. Cependant, nous ne nous étions jamais vus. Nous nous tendîmes la main sans y penser. Son blanc compagnon me regarda fixement ; il eut l’air, aussi, de me reconnaître : l’instant d’après, lui et Holf, mon grand lévrier, étaient de vieux amis. En silence, elle et moi, l’un auprès de l’autre, nous fîmes le chemin qui conduit à ce torrent où commencent les chênes. Là, c’est la maisonnette de son père, Hans Glück, le garde forestier. J’entrai. Celui-ci leva les yeux ; puis, nous ayant bien regardés, il m’offrit la main et m’accueillit à son foyer. — Luïsa mit deux verres sur la nappe blanche. Ah ! ce bon kirsch si clair, qu’elle sait préparer si bien ! Elle nous versa, pendant la causerie, avec sa douce main… La nuit étant venue tout à fait, comme elle me disait au revoir sur le seuil, je lui mis au doigt ce familial anneau qui m’était sacré. — Silencieuse, elle m’embrassa au front : ses yeux étaient graves, et deux belles larmes tombèrent de ses cils sur mes paupières. — Je m’enfuis ! J’étais si heureux que je me mis à pleurer dans les bois. J’étouffais ! Holf aboyait et me tirait joyeusement vers la maisonnette. — Ah ! Luïsa Gluck ! C’est du ciel, — et c’est du feu que son baiser : j’ai dans l’âme un désir si délicieux d’elle, que je ne peux pas respirer, tant j’en suis amoureux, et tant je l’aime ! — Nous nous épouserons à l’automne : au plus tard ! — Je suis… je suis heureux ! — Seulement, si l’un de vous trois se permettait de mourir avant les noces, — ah !… je me fâche !
Je serai ton garçon d’honneur, Ukko.
Merci, mille et mille fois !
Voici quelques parrains…
Comment ! — mais je l’ai vue naître… avant-hier, ta petite Luïsa !
Avant-hier ? — En effet, c’est juste. Cela fait, pour les gens ordinaires, seize ans et demi.
Déjà !
L’un dit : « Déjà ! » l’autre : « Enfin ! » Je commence à croire que c’est le même mot retourné.
Je trouve bizarre que le père Glück — un brave soldat saxon, d’ailleurs — te donne sa fille, mon ami.
Tu es bien heureux de trouver encore des choses bizarres, à ton âge.
Miklaus n’a point tort, cette fois : tu es joli, mais tu es une ombre.
Mon bon Hartwig, est-ce que tu ne souffres pas à l’ombre de ton bras gauche quand le temps change ?
Si. — Pourquoi cela, mon fils ?
Ah ! demande-le au boulet qui t’emporta sa réalité à Lutzen. Je voulais seulement te faire constater qu’une ombre est quelque chose.
L’enfant a bien raison d’être heureux, et le plus tôt possible ! Vous êtes des esprits chagrins. — Mais, attention ! J’entends… hein ? — Ces pas…
Oui : dans la galerie des Chevaliers.
C’est notre hôte, je pense. — Vite, encore des bûches dans le feu, Miklaus !
Et, comme je ne sache pas qu’il y ait lieu de manifester une joie respectueuse à sa vue, un salut et quittons-le.
C’est lui, en effet.
Écoutez : — le futur grand-père de vos filleuls m’a fait présent, ce matin, d’une jarre de kirsch rose, plus précieux que celui du roi. Mes amis, je vous invite à venir le goûter un peu avec moi, dans la salle d’armes. Là, nous serons chez nous. Et, en attendant le maître, notre bon Axël, gentilhomme des bois, prince de sa montagne et seigneur des torrents, — oh ! je veux boire, avec vous, à Luïsa Glück, ma fiancée !
Chut.
Scène IV
Non. Pas ceux-là. Ce sont des pierres, — et l’enfant est l’âme damnée de son maître. — L’autre, le majordome, ce herr Zacharias, — voilà celui qu’il faut attaquer.
Si le commandeur d’Auërsperg désire attendre ici monseigneur, voici du vin du Cap, du canastre, du feu et des livres.
Le comte doit-il rentrer bientôt ?
Dans une heure, au plus tard.
Scène V
Voilà de magnifiques vieillards ! — Cela rappelle un beau champ de bataille, un bel hiver et une belle mort.
Quel nid de hiboux ! — Des livres, dit-il. L’Histoire ancienne, sans doute ? Voyons.
Le vin, passe encore ; il est presque aussi vieux que ceux qui l’ont mis en bouteilles, et son cru merveilleux supporte cependant cet âge sans faiblir.
Traité des Causes secondes.
Ha ! ah ! l’excellent titre !… Traité des Causes secondes ! — Ce jargon me paraît d’une clarté !… Ah ! ah ! — Continuons, un peu.
Cette épigraphe n’est pas, il faut en convenir, du dernier galant.
Chapitre premier : Les Silentiaires. — Diable ! « Tout verbe, dans le cercle de son action, crée ce qu’il exprime. Mesure donc ce que tu accordes de volonté aux fictions de ton esprit.
Chansons !
C’en est fait ; je ne doute plus. — Mon jeune châtelain donne, en toute réalité, dans l’Hermétique, la kabbale et les histoires de sabbat ! C’est, à coup sûr, ce maître Janus qui lui insuffle et lui instille dans la tête ces superstitions épaisses… qui seront, longtemps encore, le vice de l’Allemagne. Leurs entretiens doivent rouler sur la Sainte-Vehme et sur… les Rose-Croix ? Au fait, il y en eut, dans notre famille : mais… quand c’était de mode. — Je m’explique fort bien que ce morne insensé n’ait point jugé à propos, jusqu’à ce jour, de se montrer à mes yeux profanes. Je l’eusse exécuté, en deux ou trois brocards, de la belle manière.
Je l’avoue : ce manoir, y compris ses habitants, me semble improbable. Je m’y trouve paradoxal. Ici, l’on est en retard de trois cents ans, montre en main. Je croyais exister à l’aurore du siècle xix ? — Erreur !… En franchissant ce seuil, je me suis aperçu que je vivais sous l’empereur Henri, au temps des guerres d’investiture.
Soit. — À la santé dudit empereur !
Or çà, je voudrais bien voir clair dans cette existence anormale que l’on mène céans. Quant à mon noble cousin, je ne me sens qu’une sympathie assez modérée pour ce jeune héros d’un autre âge. Il est, vraiment, d’un caractère… des plus indéfinissables. — D’ailleurs, tout homme qui, vers la quarantaine, s’intéresse à d’autres qu’à soi-même, n’est pas digne de vivre.
Maintenant, voyons : c’est un gentilhomme des mieux tournés, je dois en convenir, quoique de mine un peu fatale. Il est même d’un superbe aspect, en sa haute taille, et ne manque pas d’une sorte de distinction sauvage… qui serait du meilleur effet à la cour, où l’on raffole du nouveau. Je vois d’ici les musiciennes de la reine, le soir de sa présentation, — la princesse de Sabelsberg, la comtesse de Walstein, — ah ! ha ! Succès d’incendie à première vue ! ou je m’abuse étrangement. — Il a su m’accueillir avec une courtoisie parfaite et se montrer grand seigneur en m’abandonnant sa part d’héritage, malgré sa fortune perdue… Je suis sûr que, bien dirigé, le comte Axël d’Auërsperg pourrait me conquérir, auprès du roi, certaines influences… d’une utilité fort appréciable ; — cette vieille affaire de son père et des Trésors est si oubliée !
Après un silence : — Oh ! ma vieille ambition, toujours déçue jusqu’à présent ! Sombre et regardant autour de lui : C’est une sorcière aussi, celle-là.
Voici le souper de mon départ. Une table qui réjouit l’œil ! — Ces jolies fleurs forestières… c’est au mieux et de fort bon goût.
Le singulier air qu’on respire ici ! Je ressens une impression d’inconnu dans cette vieille demeure. — Voyons ; je crois avoir pris, sur mon jeune cousin, quelque ascendant : ces sortes de natures sont d’une faiblesse d’enfant, en vérité. — Je suis en avance sur lui d’une vingtaine d’années, ce qui, joint à ma parenté, m’a permis une certaine aisance devenue vite familière, un tour protecteur en nos causeries, bref une de ces apparentes insouciances de propos, dont la bien calculée rondeur finirait, pour peu qu’on la graduât, par faire tolérer, insensiblement, jusqu’à l’impertinence… Il faut que j’essaye, ce soir, de combattre l’influence de ce maître Janus. Je veux lui démontrer, au dessert, que le Grand-œuvre est de faire son chemin dans le monde et d’y prendre, de gré ou de force, la place en laquelle on désire s’asseoir. Pensif : Comme si toutes les fantasmagories de la terre et toutes les sentences des philosophes valaient, en réalité, le regard d’une jolie femme ! — Et la jeunesse, hélas ! la belle jeunesse ! — Voilà la vraie magie ! — Une belle créature, — voilà qui se comprend tout de suite ! sans effort !… Voilà qui est clair !
Je croirais volontiers que tout ce sombre voisinage de bois, de torrents, de vallées, renforcé de la solitude, a nourri dans son esprit ces idées absurdes. — Bah ! le mal se guérirait en huit jours, là-bas… et je suis sûr qu’entre mes mains ce jeune homme deviendrait un instrument des plus utiles.
C’est égal : je suis soucieux. — Il n’est pas naturel qu’un garçon, qui n’est certes pas un esprit vulgaire, accepte délibérément l’existence d’ours que mène ici le comte Axël d’Auërsperg ! Tout l’amour des sciences occultes ne légitimerait pas une telle réclusion, un si long, si lointain, si volontaire exil. — Il y a autre chose. — Plus bas et d’un ton singulièrement rêveur, après un coup d’œil taciturne autour de la salle : — Il y a quelque chose, ici.
Voici huit longs jours que je passe en ce repaire oublié, crénelé, suranné, dont l’architecture, les alentours et le silence ne sauraient intéresser désormais que de vains idéologues ; certes, je ne m’y fusse pas aussi longtemps ennuyé sans cette confuse et tenace impression d’on ne sait quoi d’inconnu ! — Puisqu’elle ne s’est pas encore dissipée, c’est qu’elle est sérieuse, et… je n’aime pas à faire buisson creux. Je désirerais beaucoup tirer au clair cette énigme. — Mettre à la question le herr Zacharias eût été assez imprudent, avant cette heure-ci ; mais, puisque je quitte aujourd’hui, et sans regrets, cette inquiétante bâtisse, je puis, tout à l’heure, quand le vieil intendant…
Le voici.
Scène VI
L’heure est venue. Le devoir est de parler.
Si c’est un sorcier aussi, celui-là, il faut convenir que le Diable met du temps à l’emporter ?
Ah çà ! mais… il a cent ans, ce garçon ! — Étudions un peu ces vestiges : œil couvert, diplomatique, lèvres fines… oui, mais nez sans pénétration. Bien. Haut : Bonsoir, herr Zacharias ! — Qu’avez-vous donc ? — Par mon drageoir ! vous paraissez ému.
Monseigneur, j’ai, plus d’une fois, eu l’honneur de vous rencontrer, il y a quelque vingt ans. — Vous étiez l’ami du défunt comte ; vous devez aimer son fils.
Le dévouement est son côté faible. Haut : C’est un jeune homme d’avenir, et je ferais tous les sacrifices pour le voir prendre son rang dans le monde.
J’ai réfléchi nuit et jour depuis votre arrivée, monseigneur. Les instants de la vie me sont comptés ; votre présence est une occasion tout à fait inespérée que je dois saisir.
Ma présence ?
Oui. Je voudrais vous révéler quelque chose de prodigieux. Une chose… Oh ! la plus étrange de toutes les choses ! — Si vous voulez l’entendre, je dois me hâter : elle est d’un récit difficile… l’heure passe et — vous partez cette nuit.
Vous êtes bien solennel pour être sérieux, herr Zacharias !
Monseigneur, je ne parle jamais qu’en pesant bien tous les termes dont je me sers. Or il est vraiment impossible d’en trouver d’exacts pour qualifier les faits que je désire vous exposer. Bref, s’il est, sur la terre, un secret méritant le titre de… sublime… certes, on peut dire que c’est celui-là. Y penser, seulement… me donne le vertige… Vous le voyez : je suis inquiet — d’en parler !
Ce secret nous intéresse, le comte et moi ?
Tout d’abord. Puis, l’Allemagne. Puis… le monde entier.
Ce vieux homme ! — Hum ! Franchise inattendue, et qui me gêne. — Quel air choisir ? L’indifférence ou l’attention ? — L’indifférence est préférable : il va s’efforcer de me convaincre.
Haut : Parlez. — Mais te voilà grave comme un ambassadeur d’Orient. Tu m’effrayes. — Sera-ce bien long, ton histoire ?
Je crois être en mesure de vous assurer que vous n’aurez point regret si vous l’écoutez jusqu’au bout. — Avant une demi-heure, sans doute, le comte sera de retour : j’ai donc strictement le temps de tout dire, et le silence m’oppresse depuis — oh ! depuis tant d’années !
Baissant un peu la voix :
Monseigneur ne se souvient-il pas d’un événement extraordinaire qui s’est passé en Allemagne — et qui eut son contre-coup dans le monde, — à l’époque de la mort du comte Ghérard d’Auërsperg ?
D’un événement… extraordinaire ?
Oui.
Je n’ai jamais rien vu d’extraordinaire sous le soleil, herr Zacharias ! — Excepté…
Commence.
§ 2. Le récit de herr Zacharias
Voici des pièces et des documents ; ils reportent à ce moment précis de notre Histoire où l’événement dont je parle se produisit. Alors nous étions sous le coup de cette invasion, qui, aujourd’hui, nous semble une sorte de rêve fatal.
Aux successives nouvelles des défaites subies par nos armes dans l’Allemagne centrale, se mêlèrent bientôt des bruits, semi-officiels, que l’ennemi préparait un soudain mouvement d’offensive retraite vers divers États situés en arrière de sa marche apparente. Aussitôt, les villes de la zone qui se crut menacée — (l’électorale et financière cité de Francfort en particulier) — commencèrent à trembler au pressentiment des exactions et des violences que la soldatesque française allait sans doute exercer, — la recrue, surtout, s’étant signalée par tant de duretés, là-bas, dans les provinces envahies ! — Napoléon semblait se dresser, à la fois, de tous côtés ; — car, avec cet étrange capitaine qui, en trois jours, se trouvait brusquement à trente lieues du point où le supposaient nos calculs, on devait s’attendre aux sombres surprises. Ce fut une épouvante : on ne se croyait même pas le temps d’utiliser l’emprunt de guerre, depuis peu réalisé. Rappelez-vous, monseigneur, l’aspect des villes centrales, ces maisons fermées, ce deuil, cette fusillade lointaine, et ces perpétuelles rumeurs du canon, — le tocsin dispersé par le vent sur toutes les routes…
Cependant, même en ces États qui s’alarmaient ainsi, l’on ignorait l’étendue réelle du péril dont, en ce moment précis, une circonstance financière des plus insolites eût encore majoré la calamité. En effet, depuis près de cinq semaines avant ces bruits funestes, un afflux de numéraire d’or, provenu, de toutes parts, d’une sorte de panique et d’un courant de confiance irraisonnés, — (ces phénomènes ne sont point rares en temps de guerre), — avait fait irruption dans les caves de la Banque nationale de Francfort.
En vain, pour essayer d’endiguer ce torrent, la Banque avait-elle, dès longtemps, notifié que ses contenances ne lui permettaient plus l’encaisse qu’en espèces d’or. Voici le détail des valeurs qui s’y trouvaient alors, — entonnelées, à tout événement, sous les voûtes basses de la grande Trésorerie, — en… près de quatre cents barils de fer, scellés des sceaux de la Confédération :
Actif, or monnayé, de l’épargne publique, garantie de papier fiduciaire, immobilisés par l’interruption subite des affaires et du négoce normal de l’Allemagne : 42 millions de thalers. — Actif provenant des récentes émissions de l’emprunt de guerre : 76 millions de thalers ; numéraire en or. — Sacs de dépôts précieux confiés à la ville custode, diamants taillés, joyaux de grand prix, gemmes diverses réunies en colliers et rivières, perles fines, œuvres d’orfèvrerie, montures d’art, lingots et saumons d’or pur, d’une estimation totale de 78 millions de thalers. — Envois, en espèces d’or, des banques particulières du Wurtemberg, de la Bavière, de la Saxe et des Grands-Duchés, à titre de sommes placées sans intérêts sous la sauvegarde de la cité d’État, 75 millions de thalers. — Dépôts divers des hautes seigneuries et bourgeoisies, 26 millions de thalers, toujours en or liquide. — Etc., etc. — Total de l’encaisse ainsi amoncelée dans les retraits souterrains et caveaux subsidiaires du Trésor : environ 350 millions de thalers : soit, avec l’excédent des appoints omis, l’actif invraisemblable, démesuré, de plus de onze cents millions de francs de France, représentant la circulation tout d’un coup suspendue de plus des deux tiers des monnaies d’or, tant d’effigies étrangères qu’allemandes.
Oui, je sais. Poursuis.
C’est pourquoi la nouvelle d’un mouvement d’invasion vers ce point de l’Allemagne s’étant décidément accréditée, la Commission supérieure des finances de la Confédération dut adresser aux régents de la Trésorerie l’avis suivant : — « Étant reconnu officiel qu’une notable partie de ces valeurs est, nommément, d’une destination toute militaire, l’impérial vainqueur, s’il se dirigeait sur Francfort et venait à l’occuper, pourrait, en toute légalité, — se couvrant d’une préventive et défensive mesure de guerre, — frapper d’un séquestre la totalité de cet énorme actif. Or, tous recouvrements ultérieurs pouvant présenter difficultés ou contestations, quelle que fût l’issue de la campagne, — il y avait lieu, suivant l’usage en ces exceptionnelles circonstances, de prendre, à l’instant même, des dispositions d’urgence pour que fussent dirigées, sans retard, ces valeurs, sur tel point du territoire éloigné de l’action des belligérants — et situé, le plus possible, au delà des atteintes supposables de l’ennemi. » — Donc, au reçu de cet arrêté, le Conseil financier de la Banque nationale, s’étant réuni en séance secrète, choisit, pour la direction de cette grave et périlleuse entreprise, trois des plus estimés parmi les officiers-généraux présents sur des points militaires voisins de la ville ; ce furent le général prince de Muthwild, le général comte de Thungern, et enfin le général comte Ghérard d’Auërsperg, qui accepta le commandement.
Oui. C’est un fait de l’histoire d’Allemagne qui est resté, positivement, énigmatique.
À son estime, deux mille cavaliers saxons et quatre-vingts chariots-prolonges des trains d’artillerie suffisaient. Différents ordres, pour l’interception de toutes immédiates atteintes ennemies, furent adressés, sur l’heure, aux commandants des divisions environnantes. On allait s’enfoncer vers le quart-sud-ouest ; on suivrait des chemins intraversés, — le comte d’Auërsperg en tête du détachement, le comte de Thungern au centre, le prince de Muthwild à l’arrière-garde, — et, par un large circuit, l’on atteindrait la cité forte connue, seulement, des trois chefs de l’expédition.
Le soir même de cette décision, les quatre cents précieux barils de fer, sous l’étiquette collective d’engins, de munitions de guerre et de lourds projectiles, furent hissés, chargés, puis assujettis de chaînes et de cordages, sur les quatre-vingts prolonges, ceci dans la cour principale de la Banque. — Désertée, sur ordre supérieur, de tous les employés du service, elle était cernée, durant cette opération, par les escadrons d’escorte, et ceux-ci défilèrent devant le porche, recevant deux attelages par gros de cinquante cavaliers.
Sur le minuit, l’on quitta la ville aux réverbères éteints et tenue dans une complète obscurité.
— Vers quelle citadelle, convenue entre les trois commandants et les régents du Trésor, dut-on d’abord se porter ?… Sans doute, ceci fut révélé en hauts lieux, plus tard. — Toujours est-il que, sur des avis réitérés d’éclaireurs, après deux jours de marche vers le sud-ouest le plus central, le comte d’Auërsperg, ayant lieu de redouter peut-être quelque survenue étrange au-devant de lui, changea spontanément d’itinéraire et, de son propre chef, au nom de l’effrayante responsabilité qui pesait sur son honneur militaire, se réserva, ne se fiant plus à personne, de ne prévenir qui de droit qu’après l’accomplissement essentiel de la lourde tâche acceptée.
Assieds-toi, Zacharias : tu es vieux ; ce récit fatigue ta voix. Bois un doigt de ce vin — rutilant et vermeil comme tout cet or, dont tu parles ! — Cela te remettra.
— Sans doute, alors, — au fond de sa mémoire, — se dressa le souvenir d’un impénétrable burg, oublié en de calmes et terribles forêts, longues d’une centaine de lieues, et dont les sentiers, familiers à son enfance, lui parurent praticables à ces étroits chariots qui le suivaient, portant une partie de la fortune de l’Allemagne ! — Sans doute se souvint-il aussi que là, dans ces mêmes forêts, un réceptacle inviolable, exfodié depuis des siècles, — un lieu de ténèbres, aux accès connus de lui seul, pouvait, au moins jusqu’à la paix prochaine, garder — fidèlement ! — ce qui serait confié à ses profondes entrailles. Ce fut donc vers ce lieu qu’il se résolut à guider — par des routes à coup sûr isolées de toutes éventualités d’hostiles rencontres — hommes et trésors dont il répondait devant la patrie… Et ceci, monseigneur, — tenez ! jusqu’en cette région perdue, où nous sommes.
Certes, sous l’interminable Forêt, aux environs de ce burg, sous quelque bloc rocheux recouvert aujourd’hui d’arbres et d’herbées, doit être cachée l’issue de l’un de ces vallonneux souterrains creusés dès avant le moyen âge, — aux secrets connus des seuls aînés de la grande seigneurie militaire dont ils dépendaient, — et qui, jadis, en cas de blocus, servaient au ravitaillement du burg et aux sorties nocturnes… Et, se remémorant, sans efforts, le chemin de cette inoubliable issue — qui, en ces parties montueuses des Grands Bois, doit s’ouvrir, à l’intérieur, sur une pente rapide…
Ici, je ne t’écoute plus. — Si l’on peut, en effet, supposer que le comte d’Auërsperg, en cette fantastique résolution que tu lui prêtes, ait pensé pouvoir enfouir, en son propre terroir domanial et sans éveiller de soupçons, ces importantes « munitions de guerre », comment croire qu’il eût osé s’en remettre à la discrétion de deux mille hommes qui, demain, certes, reparleraient, d’abord entre eux, de leur singulière besogne de la veille ? En admettant même que telle fut, un instant, sa pensée — troublée par de trop graves alarmes, — comment croire que des officiers-généraux, tels que le prince de Muthwild et le comte de Thungern, ne l’en eussent pas dissuadé, refusant de lui prêter concours ? — Tu rêves, Zacharias.
Oui ! ce dut être à travers quelque pluvieux crépuscule encore assombri par les hautes feuillées et par les épaisseurs des halliers qu’il conduisit, à travers les larges sentes de la Forêt, — à quelque cent pas seulement du lieu précis où cet antre, encore invisible, devait, au heurter du maître héréditaire, s’entr’ouvrir — oui, — qu’il conduisit… Relevant la tête et regardant fixement le commandeur : un simple détachement, oh ! de deux cents hommes, peut-être ! — le nécessaire, enfin, des attelages ! — ayant abandonné, à distance d’une ou deux lieues des lisières, le reste de son escorte désormais inutile. — Parvenu en cette contrée inhabitée et si constamment solitaire, le cercle des dangers était franchi.
Au soudain cri de halte proféré par le comte d’Auërsperg, la sinueuse colonne de chariots et de cavaliers s’est arrêtée, et le comte de Thungern, quittant le centre, vient se placer devant le premier attelage. Auërsperg, ayant mis pied à terre, s’est avancé seul, assez loin, reconnaissant ses lignes d’arbres, — et, au détour de quelque antique haie de ramée et de hautes verdures, il a, tout à coup, disparu. — Personne autour de lui. — S’avançant au milieu des ombres tombées, il considère certains rocs voilés de mousse et d’herbes, que son premier regard a discernés des autres pierres chenues de leurs alentours. — Il s’est allongé entre leurs joints, dont le secret lui fut un jour transmis, étant seuls, par son père qui le tenait de l’aïeul. Et, d’une pesée spéciale, faisant crier, sous la terre, la rouille des puissants leviers de jadis, voici que deux de ces énormes roches se sont écartées, laissant à découvert l’entrée séculaire. Se redressant alors, d’un appel il amène vers lui, l’un après l’autre, sous ses ordres rapides, chacun des chariots, — qui défile, à son tour, devant la béante ouverture.
Aux lueurs des grosses lanternes sourdes subitement allumées, les trois hommes de chaque attelage, habitués aux manœuvres des canons, ont très vite accroché aux arrière-trains de leurs prolonges l’incliné plan de fer sur lequel — toutes amarres tranchées à coups de hache — glissent les barils de métal, latéralement maintenus par les montants. Ils roulent, précipités, sur la pente souterraine, et, d’eux-mêmes ainsi entraînés, vont s’engouffrer violemment jusqu’aux limites perdues de la longue caverne. Et le chariot s’éloigne, continuant la route forestière, bientôt rejoint par le suivant, — et ainsi jusqu’au dernier.
Deux heures ont suffi. Les deux autres chefs ont repris en silence les extrémités du détachement — auquel viendra, sur un point convenu, se rallier le comte d’Auërsperg. Lui, demeuré seul dans la nuit noire, a bientôt fait retomber sur l’entrée défendue, les mouvants rochers terreux qui s’en étaient écartés ou soulevés. C’en est fait ! Le vertigineux trésor est bien enfoui en d’impénétrables ténèbres.
Maintenant, monseigneur, étant donnée, d’abord, cette persuasion profonde et toute naturelle que les quatre cents tonneaux de fer ne contenaient, comme il est d’habitude en artillerie, que des engins de plomb, de poudre ou d’acier, — que des munitions de guerre quelconques, enfin, — (comment, d’ailleurs, imaginer la vérité devant leur nombre !) — les hommes de ce détachement spécial, choisis originaires de pays saxons les plus distants du Schwartzwald, — dévoyés, dans les bois, à travers les mille tortueux chemins où, seul, le comte d’Auërsperg pouvait se reconnaître, — harassés de la longue route, inquiets d’une rencontre ennemie aux environs d’une forteresse imaginaire dont ils pensaient ravitailler les casemates, — les yeux pour ainsi dire bandés, à leur soudaine arrivée, par la pluie et le crépuscule et, à leur retraite, par la nuit, — rejoints, bientôt, par le comte lui-même, au cours de leur marche hasardeuse, — et devant être dirigés demain sur des points éloignés, au plus fort de l’action militaire, — comment tel ou tel obscur soupçon, chez un seul d’entre eux, n’eût-il pas été de toute impuissance ? Et, la paix s’annonçant d’ailleurs comme prochaine, quelle spoliation pouvait être à redouter désormais ici ?
Quel ingénieux récit tu imagines là, mon cher Zacharias !.. L’Histoire, hélas ! est toute différente. Elle nous apprend que les trois officiers-généraux, dont tu parles, avaient effectivement été chargés, par le haut Conseil des finances de la Confédération, de transférer, dans une citadelle de l’ouest allemand, d’immenses richesses nationales. Contraints, par l’irradiation des troupes françaises, à des détours imprévus, les convoyeurs durent longer la frontière bavaroise, — puis s’avancer vers le centre : ceci d’après une marche pointée sur des cartes de guerre.
Sur celle que vous avez sous les yeux.
Or, ce fut à plus de vingt-cinq lieues de toutes approches de cette Forêt-Noire, que, — par suite, il est vrai, d’une circonstance demeurée inexpliquée, — le général d’Auërsperg, ainsi que ses deux lieutenants, se trouvèrent ensemble, un certain jour, quelque peu en avant du convoi, — qui fut, sans nul doute, capturé par l’ennemi. Du faîte de hauteurs gardées, ils furent aperçus par une brigade, en reconnaissance, de tirailleurs français…
Voici l’endroit précis !
L’ennemi, ne pouvant ainsi les faire prisonniers, ouvrit sur eux un brusque feu, continu et meurtrier, qui, sans laisser même un vivant, paraît-il, les extermina en moins d’un quart d’heure. Le comte d’Auërsperg fut trouvé frappé de plusieurs balles à la tête et à la poitrine ; et ce fut à peu près le sort de ses deux seconds. — En présence de cette plus qu’équivoque fatalité, je ne puis que convenir, avec tous, que cette incidence de guerre, jointe à la ruineuse capture ou à l’inconcevable disparition des colossales richesses… égarées… sera toujours l’une des plus extraordinaires énigmes de l’Histoire.
Monseigneur, il est avéré, pour moi, qu’une perfidie préméditée, qu’une traîtrise, d’une explosion tardive pour les Grands qui la conçurent, fut cachée sous l’apparente « fatalité » de cet assassinat militaire. — Ah ! que de fois je me suis senti sur leurs traces, au cours de l’enquête profonde que j’ai si patiemment élaborée !.. À quoi bon même, vous révéler que le livre des souches, contrôle des reçus délivrés aux noms des dépositaires, a été détruit, brûlé ! j’en ai la preuve ! — Sachez, seulement, que l’ennemi ne captura que des prolonges, recouvertes encore, mais vides ! — que le comte Ghérard d’Auërsperg, avant d’entrer en Forêt, avait expédié à destination de combats, vers les frontières des principautés du centre, le reste de ses deux mille hommes, auxquels il n’avait plus que faire de se rallier, — au contraire ! — De là, ce peu de cavaliers autour de lui durant l’événement mortel qui arriva… juste deux jours après les faits que j’ai reconstruits tout à l’heure.
Sur quoi te fondes-tu pour les supposer ?
La surveille de ce même jour où il devait être tué, le comte d’Auërsperg est venu ici, au château, vers minuit.
Tu en es sûr ?
Je me trouvais en veillée dans la salle basse du donjon, lorsque, d’abord, j’entendis le galop de son cheval qui franchissait la grande poterne, — et que, tout à coup, je vis entrer le comte Ghérard cachant son uniforme sous un manteau de cavalerie.
Ici ? Lui !.. — Pourquoi ?
Mais, je suppose, pour embrasser dans un adieu de tendresse, qui fut suprême, celle qui devait, en des jours si prochains, lui donner un fils ! La comtesse Lisvia d’Auërsperg, alors enceinte de monseigneur Axël, s’était retirée ici, pendant cette guerre, et toujours alitée, faible et malade ; elle eut ainsi, du moins, la joie de revoir son époux avant que la mort les réunît. La fatale nouvelle du surlendemain soir lui demeura cachée jusqu’à la fin. — Peut-être, en cette visite précipitée, et si brève, le comte d’Auërsperg lui laissa-t-il quelque écrit inconnu, destiné à son fils, au cas où les périls, qu’il pressentait peut-être, laisseraient son fils orphelin. Qu’est devenu cet écrit ? A-t-il même existé ? Je l’ignore.
Herr Zacharias, je doute, malgré moi, quelque peu, de la réalité de tout ce rêve !… Mais pourquoi m’avez-vous fait part d’un tel secret ?
Hélas ! parce que je suis très vieux, monseigneur ! et que je vais mourir. — Parce que l’inaction prend ici les proportions d’un crime, — et que je n’ai pas osé emporter avec moi le remords d’avoir gardé le silence ! Parce que, d’insignifiantes indemnités ayant été votées autrefois, les reçus, rachetés ainsi, à bas prix, par les États, sont actuellement anéantis — et qu’en réalité ces trésors prodigieux n’appartiennent plus, aujourd’hui, à personne !… parce que mon maître, auquel j’ai tout révélé, — en détails qui rendent mes suppositions mieux fondées encore, — non seulement n’a jamais rien tenté ni projeté, que je sache, pour recouvrer ces incalculables richesses, mais a formellement interdit qu’on lui en reparlât jamais ! Parce qu’il nous a fait jurer, à moi quatrième, de n’y plus faire allusion, fût-ce entre nous seuls, même à voix basse. — Aujourd’hui, voici trois années d’enfuies depuis ce lourd serment… et jamais une parole ! Je ne sais quelle science insolite et terrible lui enseigne maître Janus… mais ce serait, en vérité, à croire… qu’il a oublié ! — Nul ne m’écouterait en haut lieu, moi, vieillard perdu en ces distantes forêts ! — Vous, monseigneur, vous êtes puissant. Vous êtes écouté des rois ! J’ai donc cru pouvoir enfreindre un serment, d’ailleurs coupable, afin que vous agissiez au nom de mon trop indifférent maître. Ainsi la gloire, la puissance et la fortune lui arriveront-elles malgré lui !… Et j’ai voulu m’acquitter de ce devoir envers la mémoire de son noble père, qui fut votre parent et votre ami.
Voici monseigneur Axel ! — Prononcez, maintenant.
Herr Zacharias, vous êtes un sage et loyal serviteur. Tout ce que je puis vous répondre, c’est que je pars cette nuit, — et qu’avant trois mois on aura de mes nouvelles en ce château.
— À lui-même, réfléchissant :
Ça, nous disons : ma chambre est prête, à moins d’une heure de chevauchée d’ici, par les Sentes-basses, à l’hôtellerie des Trois-Cigognes, — au carrefour du Wald-Kreutz ; Otto, mon valet de chambre, et les deux premiers guides m’y attendent… j’y puis être vers les onze heures et demie, ce soir. Ainsi serai-je reposé pour les six premières lieues d’étape. Demain, donc, dès l’aurore, à cheval ! Et, sous quelques jours, hors de Forêt ! Et… en chaise de poste jusqu’à Berlin ! Là, mes débris de fortune une fois réalisés, si je m’y prends avec prudence… pourquoi ne pas tenter, seul et en secret, la conquête de cette fantastique Toison d’Or ?.. Ô surprenante révélation !.. Si c’était vrai, pourtant !
Silence.
§ 3. L’exterminateur
Scène VIII
Mon cousin, je vous salue.
Bonsoir, Axel. — As-tu fait bonne chasse ?
Toujours.
Par ce temps d’enfer ? Tu es donc le Chasseur Noir ! — Entends-tu ?… Gageons que l’avenue est encombrée par les démons !
En avril, le gros temps s’éclaircit vite. — Vous persistez à nous quitter ce soir ?
Il le faut bien ; le roi n’attend pas.
Vive donc le roi ! D’un ton de gracieuse courtoisie : et…à table ?
Excellente idée ; je suis en appétit.
Scène IX
puis GOTTHOLD, MIKLAUS et HARTWIG.
C’est à croire qu’il a oublié !… m’a dit ce herr Zacharias. — Il faut que je m’assure, tout d’abord, de ce point-là.
Du vin de Bourgogne.
Ainsi, vous ne boirez pas avec nous le maytrank. C’est dommage ; vous l’eussiez trouvé, je crois, d’un frais goût de printemps, ici.
Qu’y faire ! — À ta santé.
Eh ! c’est un quartier de ragot ! — J’imagine l’avoir compris, au passage, à son fumet capiteux ! — Mais, j’y songe : le gâte-sauces aurait-il omis le poivre rouge et la vanille, en la cuisson ? (Il déguste.) — Non pas : c’est providentiel.
Un peu d’eau, je te prie.
En fait de sanglier, j’en ai savouré d’excellent chez le conseiller aulique Johannes Herner, le jour où, de la part de Sa Majesté le roi, je reçus les clefs de chambellan. La préparation, toutefois, différait, si ma mémoire est fidèle. Oui. Le solitaire avait exigé, ce jour-là, les truffes de France, les épices d’Angleterre et le laurier de Sicile. Festonné d’une claire gelée de coings, il nous fut délivré, tout rêveur, sur un lit de plantes aromatiques. — Axël, je recommande la recette à ton maître-queux : un gentilhomme ne saurait trop prendre souci de sa table.
Dites-moi, mon cousin : vous avez tourné bride vers le château, cet après-midi ; la chasse vous ennuie-t-elle, — ou pensiez-vous devoir ménager vos forces pour les deux cents lieues que vous allez fournir ?
J’ai voulu dormir délicieusement aux sons lointains de ton cor infatigable, voilà tout.
Et — avez-vous fait de beaux songes ?
Des songes d’or. J’ai rêvé de cet ancien roi de Lydie qui n’avait qu’à jeter le filet dans son fleuve du Pactole pour le retirer empli d’un fretin d’or massif. — Le beau rêve !
À sa réalité !
Hunh !… Haut, et se renversant, en souriant, contre le dossier de son siège : — Axël, je suis en passe de mélancolie, ce soir, — et ce n’est pas seulement de vous quitter. — Certes, la table est radieuse, la nappe et ces vieux cristaux de Bohême sont beaux à voir ! Mais… nous sommes seuls, — et, là-bas, aux soupers de la cour, l’or se mêle si bien, sous les candélabres, au teint blanc des femmes ! Leurs yeux et leurs malicieuses petites dents blanches, leurs sourires, si absurdes et si ensorceleurs, se fondent si bien avec les lumières ! Les fleurs rouges, les roses surtout, vont si noblement aux noires chevelures ! Et, jusqu’à la soie, baignée de leurs parfums, tout, de leur présence, enchante, d’une si invincible magie, le délire d’un beau souper ! — Ah ! mon cher, si tu quittais l’exil et daignais me suivre en ce monde de fêtes, de luxe et d’amours… Baissant un peu la voix et d’un ton de fatuité enjouée : — tiens, si tu voyais, ne fût-ce qu’une fois, la jolie princesse de Muthwild, par exemple ?
Eh bien, qu’en serait-il, commandeur ?
Hunh ! (Haut.) — Mais tu ne dormirais plus ! Songe : une enfant veuve, spirituelle au point d’avoir attendu, les yeux baissés, la mort de son mari… avec une patience d’ange ! — Le cher prince !.. D’après une légende, son père, un général estimé, aurait subi le même sort que ton noble père, s’étant trouvé surpris par un corps de tirailleurs ennemis pendant l’invasion. Race éteinte. Un silence ; — Axel est demeuré impassible. En sorte que, sans plus se remarier, la princesse Karola peut, à souhait, se divertir, en son palais de Berlin, à couvert sous ses armoiries en deuil. Et, te dis-je, si elle te laissait, une fois, — à toi, le désiré d’avance de ses festins de nuit ! — si elle te laissait entrevoir le scintillement de ses yeux bleus, — et ses belles lèvres ! — entre le cristal de ton verre et le flamboiement des bougies… tu en perdrais le sommeil.
Vous pensez ?
Il doute !.. Ah ! ne le calomnie pas ; ne réduis pas tes amis futurs à l’oisiveté.
Sont-elles donc à ce point séduisantes, les femmes, là-bas, dans la vie ?
Pour la plupart. Et puis… D’un ton confidentiel : — tiens, cette ivresse de les ravir à des époux ineffables — triple, en vérité, la joie de les conquérir. Tout homme, après trois amours mondaines, ne désire presque jamais plus Proserpine que si la saveur de celle-ci se pimente de la jalousie courroucée du sombre Pluton ! — Je lis, dans tes yeux, une surprise qui est de ton âge ; — mais, pour nous, en bien des circonstances galantes, le cuisant supplice de qui elle est ardemment aimée constitue parfois l’attrait capital de celle qui nous préfère. Ce condiment, que toutes comprennent et qui souvent nous décide, assaisonne si bien cet amusement de haut goût qu’on appelle l’amour !
Vraiment ? — Je croyais qu’il se trouvait encore des femmes d’un cœur plus grave.
Va, toutes sont d’une charité souveraine ; seulement, elles ont leurs pauvres. C’est là ce qu’on nomme la vertu, dans le monde. — Quant à leurs sentiments… (Il respire longuement une touffe de fleurs de forêts placée entre ses différents verres) — qu’importe que ces fleurs, au si voluptueux parfum, soient d’un cœur grave ou frivole ?
Vous ne revenez pas à ce pâté de faisans, mon cousin ?
Austère tueur de loups, je vous dirai que, d’ordinaire, le pâté me semble le plus lourd des métaux, mais que celui-ci, conçu par une tête inspirée, justifie l’imprudence où je m’aventure ! Un silence. — Et vous, Axël ? Je vous trouve peu mangeur et… soucieux !
Je songe que l’averse a dû creuser des fondrières, sur la route. — Ukko, tu détacheras deux des molosses, pour battre les hautes herbes devant nous. Tu selleras les chevaux vers dix heures, avec la lanterne sourde aux arçons. Je monterai Wunder.
Au fait, quelle est cette heure bizarre qui sonne ?
Ce n’est pas l’heure : — l’ouragan, qui s’engouffre dans la tour, heurte le battant contre le beffroi. Mais voici neuf heures, je pense.
Ha ! ah ! C’est l’heure où le marchand va dormir, « la conscience tranquille » : — les bons aïeux ne sont plus là, pour détrousser un peu sur les chemins. — Oui, jadis nous allégions parfois de leur butin, c’est vrai ! les « honnêtes » bourgeois, les « honnêtes » marchands, les « honnêtes » juifs, — la fine fleur de la flore humaine, enfin ! — et cela sans même nous enquérir de quelles rapines, de quelles usures et de quelles ruses leurs honnêtes économies étaient le fruit trop légitime. En vérité, je ne blâme pas outre mesure ces façons d’agir, chez les devanciers ! De tout temps, ne fut-ce pas le droit du chasseur d’ôter le gibier d’entre les crocs de ses chiens ? — En réalité, même, le droit dont se couvraient alors les seigneurs n’était pas celui du plus fort, mais du plus hardi !… Ils étaient un contre mille : on leur obéissait. Pourquoi ? Parce que la force vient au courage, seule pierre de touche des hommes de race ! Je ne saurais confondre l’honneur avec l’honnêteté.
Nous vous tiendrons compagnie, Ukko et moi, jusqu’au carrefour du Wald Kreutz, car on peut s’égarer entre les lisières, ou rencontrer des loups.
Les carabines sont en état, monseigneur, ainsi que les épieux et les couteaux de chasse.
Allons ! c’est inimaginable ! mais notre herr Zacharias a raison, je crois ; — c’est un insouciant qui a oublié, — Qui sait ? À l’occasion, j’aurais pour moi l’obscurité, les torrents !… Les accidents nocturnes, en Forêt-Noire, sont choses naturelles : oser en finir, tout de suite, — en deux coups de feu, — nettifierait la situation. Ne suis-je pas l’héritier ? Et… de quel héritage, peut être !
Où donc est Walter Schwert ?
Monseigneur, il est allé au village renouveler des provisions pour le château.
Il sera bien mouillé, certes, et des loups-cerviers, en effet, par ces mauvaises nuits, rôdent…
Oh ! Franz fait route avec le majordome : ils ont pris, avec eux, leurs armes, trois des chiens fauves, — et Rasch, le chien qui n’aboie pas.
Pauvre bon vieillard ! À Miklaus : Tu feras chauffer pour lui du vieux vin de France. — Ah !.. je ne veux plus qu’il sorte si tard, à l’avenir.
Comme tu les soignes !
Mais le ciel s’est éclairci ; voici les étoiles. — Nous reviendrez-vous, mon cousin ?
Bientôt, je l’espère.
À votre prochain retour !
Axel, vous êtes décidément une heureuse nature et, — tenez ! je me décide à vous adresser, avant de partir, une question toute particulière. J’ai quelque chose à vous dire, seul à seul.
Scène X
Non, cet enfant ne songe même pas à ce royal secret dont il pourrait peut-être m’éclaircir le mystère définitif. — Comment lui arracher quelque indice dont l’importance lui a échappé ! — Certes, il doit savoir quelque chose, à son insu ! Il faudrait… gagner son entière confiance, avant toute décision.
Commandeur, je vous écoute.
Soyons donc paternel, protecteur, bon conseiller ! Rien ne saurait valoir les vieilles maximes de sagesse et de morale convenues pour éblouir les inexpérimentés et faciliter de prendre sur eux un ascendant mortel. — Le reste, quant à cette nuit même, est résolu.
Eh bien ?
Ah çà ! — je parle, cette fois, tout à fait sérieusement, — que diable faites-vous ici, comte, en cette bâtisse ancienne, en ce burg oublié, reclus au centre de paradoxales forêts, alors qu’auprès de n’importe lequel de nos rois vous attend un avenir magnifique ? — Vous avez le savoir, l’audace, l’intelligence : il est coupable à vous de vous croiser les bras entre quatre murs en ruines. En avant ! Je vous somme de faire votre chemin. Vous êtes Auërsperg : l’heure a sonné de vous en souvenir.
Causons d’autre chose.
Axel, j’ai beaucoup aimé votre père ; je dois parler en notre vieux nom. — Que signifie cette aveugle amitié pour votre invisible commensal, ce soi-disant « maître Janus » ? — Votre précepteur, soit ! — Voilà pas un compagnon dédommageant, — et qui doit être gai, les soirs d’hiver, si j’en crois la renommée ! — Est-ce qu’on a le droit de sacrifier ainsi l’éclat de toute une race en je ne sais quelles études…
Je dois vous prévenir que j’ai transporté mon respect filial sur l’homme dont vous parlez. Mon père a connu aux armées ce compagnon de guerre, qui lui a sauvé deux fois la vie.
Encore si c’était un homme vraiment capable…
Capable de quoi ?
Enfin, toi, jeune esprit, tu prodigues tes plus claires années en ces creuses investigations de la prétendue Science-hermétique ! — J’ai parcouru les titres des tomes malsains de ta bibliothèque ; tu t’enivres de cette poussière humide ? Tu te laisses endoctriner par un halluciné qui vit chez toi ! Tu t’imagines qu’il y a encore des « sciences occultes » ? — Mais c’est d’une candeur tellement superlative qu’elle confine au ridicule, mon pauvre cousin ! — Que tu joues au moyen âge, — soit ! Ici, c’est fait exprès ; la chose est innocente, et non, même, sans quelque grandeur. Mais pousser le travestissement jusqu’à rénover les souffleurs du Grand-Œuvre ! à grand renfort de cornues et de matras à tubulures ! rêver l’alliage du mercure et du soufre… ah ! je ne puis y croire encore. — Connais-tu l’or potable qui reste au fond du creuset ?… Ta jeunesse. Allons ! Au diable cette défroque usée, qui, d’ailleurs, va mal à un gentilhomme ! Imite-moi. Saisis-toi de la vie, telle qu’elle est, sans illusions et sans faiblesse. — Fais ton chemin ! Fournis ta course ! — et laisse les fous à leur folie.
Mon cousin, je rends justice à tout ce que vous dites. — Un verre de vin de Hongrie ?
Concluons. Je m’appelle la vie réelle, entends-tu ? Est-ce donc en se montant l’imagination (et ceci dans des manoirs à créneaux qui n’ont plus le sens commun et ne représentent, désormais, que des curiosités historiques tolérées pour la distraction des voyageurs), qu’on peut arriver à quelque chose de tangible et de stable ? Sors de ce tombeau suranné ! Ton intelligence a besoin d’air. Viens avec moi ! Je te guiderai, là-bas, à la cour, où l’intelligence même n’est rien sans l’esprit de conduite. Laisse ici les chimères ! Marche sur la terre, comme il sied à un homme. Fais-toi craindre. Redeviens puissant. Main basse ! Il faut réussir ! Et jette aux orties et aux torrents tout ce bagage de fictions dont tu rirais aux larmes avant trois semaines, si tu me suivais dans le monde royal. Une dernière fois, je t’en adjure : viens faire ton chemin. Qui peut te retenir ici ? Tu n’as pas de secrets, je pense, ni de raisons d’argent, ni de passions ! Dès lors, pourquoi cet absurde exil ?
Mon cher et cordial cousin, je suis touché — jusques aux larmes, en effet — de l’intérêt que me témoignent vos paroles. Vos conseils sont d’un homme des plus diserts, — et nul doute que je n’en tire profit en temps et lieu.
Par les démons, — l’indéchiffrable enfant !… Ah çà ! que croire ? A-t-il réellement oublié ? Veut-il se taire par instinctive défiance ? Et cette légende, même, est-elle quelque peu fondée, enfin ? Que risqué-je de l’interroger d’une façon catégorique, en ce moment ? Qu’il se taise ou qu’il parle, je serai du moins fixé ?… Voyons, tâtons au cœur.
Haut : — Laisseras-tu donc échapper toutes les occasions de réveiller la gloire de la famille, — toi, notre branche aînée ? Et ce, pour le plaisir d’ensevelir ton esprit en de nébuleuses méditations ? Ton indifférence me stupéfie. Positivement.
Je vois qu’il en est de mes offres, tiens…, comme de ces prétendus trésors, tu sais bien, — de ces richesses extraordinaires que mon vieil ami, le comte d’Auërsperg, ton père, eut mission de sauvegarder, lors de l’invasion française, après nos revers : trésors en espèces sonnantes, dûment entonnelées, de plus de trois États de la Confédération ! — Bref, si je ne suis pas dupe, à ce sujet, d’une légende à dormir debout, brodée à plaisir, comme tant d’autres, sur un trouble mais incontestable fait historique, il paraîtrait, — hein ?… que tout cela… n’est peut-être pas absolument perdu ? que les quatre-vingts chariots de la Banque nationale de Francfort étaient vides lorsque deux ou trois brigades ennemies s’en saisirent, au fort de cette meurtrière escarmouche où ton père laissa la vie ; — enfin, que les quatre cents barils d’or et de lingots, sans parler des caissons de pierres précieuses, ne seraient pas très loin d’ici ? dans les environs de ce domaine, — que sais-je ! Voyons, Auërsperg, il me semble que même une demi-certitude à cet égard méritait, au moins, d’être approfondie. Eh bien, qu’as-tu essayé, tenté, cherché, imaginé ? Rien, paraît-il !… Cependant, je l’avoue, en fait de rêves, celui-là n’était pas indigne d’un peu d’attention, car le fait historique, dis-je, lui constituait un fond de réalité ; et, sur cette base, reposait une affaire qui, même incertaine, mais bien conduite, pouvait — et peut encore — devenir plus qu’avantageuse pour nous. Écoute ! je suis ton parent, ton aîné, ton ami ; notre cause est la même ; tu peux donc t’en ouvrir à moi ? J’ai appris cette histoire, ma foi, par hasard, aujourd’hui même. Pour Dieu, rassemble bien tes souvenirs, avant que je ne parte ! — Qu’y a-t-il de strictement vrai, dans tout cela ?
Un instant, commandeur, je vous prie. — Appelant : — Herr Zacharias !
Scène XI
Tiens, le tonnerre va tomber, ici.
Monseigneur m’appelle ?
Viens auprès de moi.
Tu as parlé !
Au nom de votre race, que je sers depuis quatre-vingts ans, monseigneur, j’ai osé vouloir sauver de l’oubli, avant de mourir, l’énorme trésor !
Paix !.. À Ukko, très bas : Deux épées. Et que, dans un instant, Gotthold, Miklaus et Hartwig soient ici, en leurs anciens uniformes, avec des flambeaux, — et aussi leurs vieilles épées. Silence.
Scène XII
Comte, soyons positifs, soyons sur la terre. — Je prends sur moi d’appeler utilement l’attention des souverains du Wurtemberg, de la Bavière et de la Saxe, sur l’éventualité d’un recouvrement de ces invraisemblables richesses disparues. Et si, comme je le veux admettre, il y a quelque chose d’effectivement sérieux au fond de toute cette spécieuse histoire, je me fais fort, entendez-moi bien, d’en tirer une fortune plus que princière pour nous deux. Aubaine qui serait deux fois miraculeuse, d’ailleurs : car je suis ruiné, mon cher, et les quelques milliers de florins que tu consens à ne point me disputer dans l’héritage de notre dernier cousin, Wilferl d’Auërsperg, représentent, pour moi, la fumée que produiraient quelques gouttes de ce vin doré sur cette pelle rouge. Voyons ! Ne te souviens-tu pas de quelque renseignement, apparu, comme une lueur, en des causeries avec tes forestiers, — touchant, par exemple, les issues possibles des antiques souterrains de cette partie montueuse de la Forêt-Noire ? Quoi ! ce détachement, d’environ deux cents hommes, circulant dans les bois, n’a laissé, dans les vieilles mémoires du pays, aucune trace d’un temps d’arrêt quelconque, telles précautions que l’on se soit avisé de prendre ? N’as-tu jamais rien entendu dire, même de vague, à ce sujet ? rien relevé dans les papiers paternels… dans les titres secrets des ancêtres ? C’est inouï, enfin ! Songe qu’étant donnés : 1o la certitude de la persistance de ces fabuleuses valeurs, et 2o un ou deux points de repère, établis d’après des traditions particulières ou locales, il est hors de doute qu’en les appuyant de certains calculs familiers à tous les ingénieurs militaires, un crédit, fût-il de cinq ou six millions de thalers, serait obtenu sous quelques jours. Et je dis qu’avant deux mois, au plus, — trois, quatre même, si tu veux, — de travaux et de fouilles sérieuses aux environs de ce burg, en employant, s’il était nécessaire, jour et nuit, un millier de nos mineurs… Songe au glorieux et lucratif résultat de cette exceptionnelle aventure ! Ce serait un cri dans toute l’Allemagne ! Parle.
Eh bien, qu’est-ce ? qu’y a-t-il donc ?
Or çà, mais — s’agirait-il d’une cérémonie fantastique ?… Est-ce que, par hasard, ton « maître Janus » va nous faire voir quelque beau sortilège ? Ce serait une attention charmante.
Scène XIII
Mon cousin, vous avez tenu, tout à l’heure, des propos familiers qui m’ont offensé. Vous allez m’en donner, sur-le-champ, réparation. Vous cessez d’être mon hôte. Comme terrain de combat, cette salle est excellente, surtout par ce mauvais temps.
Écervelé, tu as la fièvre !
Vous vous êtes acquis, en Allemagne, un renom de magistrale habileté à l’épée, monsieur ; elle sera donc notre arme. — Nous nous battons sans merci ni trêve…
Quoi ! l’on se prête de la sorte au subit accès de démence dont vient d’être atteint le comte d’Auërsperg ?
… à outrance : à mort.
À quel propos ?
Oh ! fort souvent, par aventures de voyage, on se trouve obligé de mettre l’épée à la main, soit au détour d’une grande route, soit au fond de la venelle d’un bourg de hasard… à propos d’une querelle sans cause bien précise, — d’une simple agression. Je n’ai donc pas à motiver outre mesure la brusquerie de ma provocation, surtout vous offrant un duel parfaitement régulier d’ailleurs.
Bah !
Jugez-en. Moi debout, vous ne sortirez pas de cette salle ; mais il vous suffira, n’étant prisonnier que de ma seule présence, de me toucher grièvement pour que passage vous soit livré sans autre obstacle. — L’avantage vous restant, je suppose, mais vous ayant coûté quelque blessure, les mêmes soins qu’à moi-même vous seraient prodigués sous mon toit. — Sitôt valide, vous seriez accompagné jusqu’aux limites de cette terre, sans qu’aucune marque de ressentiment vous fût témoignée par les miens. — Vous ne pouvez récuser les seconds ici présents : ils sont chevaliers de la Croix de Fer ; — ni mon page : je me porte garant qu’il est de race aussi loyale que valeureuse. Ces témoins, donc, tiendront, sur l’honneur et sur leur foi, sans l’éluder ni l’altérer d’aucun artifice, la parole que je vous donne… et qui est celle de leur seigneur et ami.
Se détournant : — Faites serment.
C’est juré.
À contre cœur.
Suis-je assez bien entouré ? — Ah çà ! mais… c’est un coupe-gorge que votre bâtisse, mon cousin ? L’on met, du moins, un écriteau pour prévenir les voyageurs, que diable !.. Certes, je ne saurais décliner, jamais, une rencontre, — même en des conditions pareilles : — cependant, le moyen de prendre au sérieux ce tragique apparat, d’un suranné des plus choquants ? Vraiment, cela vise à certain effet d’épouvantail dont ne s’émeuvent guère les gens d’épée. Pour ma part, je ne puis me défendre d’en sourire quelque peu. — Croyez-moi, cessez, au plus vite, une parade — qui vous serait déjà devenue funeste… si j’étais un pourfendeur d’enfants.
Au cas où j’aurais la main malheureuse, vous prendriez place en bas, dans l’enfeu de la famille. — Toutefois, sur l’acte qui serait bientôt notifié de votre imprévu décès à votre roi, vous seriez porté, je dois vous en prévenir, comme disparu dans quelque gave de ces longues forêts.
Si donc vous avez quelques dispositions à prendre, hâtez-vous de les écrire, s’il vous plaît.
Non ? — C’est au mieux.
Choisissez.
Faites-moi place !
Faites-vous place.
Prends garde !
En garde.
Une dernière fois, par le nom que tous deux nous portons, je vous somme de formuler vos griefs contre moi.
Haut, les torches !
Vous vous taisez ?
Lâcheté !
Regarde-moi bien, les yeux dans les yeux. Quel autre sincère contact fut jamais possible, entre nous, que celui des épées ? Pensais-tu me toucher, quand tu me serrais la main ? Voir mon vrai visage, quand je te souriais ? Tes inconvenantes et indigentes paroles, je devais les tolérer d’un hôte assis à mon foyer… mais, en moi-même, j’écoutais d’autres voix que la tienne.
Je t’ai entendu, cependant, comme on entend les cris vagues des animaux, au loin, dans les bois. — Oh ! ne tressaille pas : ne tourmente pas cette épée : inutiles simagrées devant nous.
Insensé ! je…
Tout à l’heure. Par trois fois tu m’as défié de répondre. Ne m’écoute pas, si tu veux : est-ce donc pour toi seul que je parle !.. Pourquoi m’inquiéterais-je de ton inattention, — alors, surtout, que tu ne saurais me comprendre !.. Mais tiens-toi pour prévenu : ton inconsidérée jactance vient de te faire perdre le droit de m’interrompre, et l’usurper, désormais, ne serait que faire preuve, à nouveau, d’un goût téméraire qui pourrait finir, par conséquent, par fatiguer ma générosité. Donc, moins de bruit : — et voyons, un peu, qui nous sommes, puisque tu l’as voulu.
Toi, qui décrètes si volontiers la « démence » d’autrui, quelles preuves de bon sens nous as-tu données ! — Tu m’exhortais à « chercher fortune », t’offrant comme exemple à suivre : or, l’instant d’après, tu m’avouais ta ruine !… Avant de le prendre de si haut, que ne commences-tu par guérir ton entendement d’une prétendue sagesse qui ne sut te conduire qu’à de tels résultats ?
Mais non ; tu t’estimes un esprit trempé d’ « expérience », clairvoyant et fort, n’est-ce pas ? et tu penses pouvoir toujours mesurer, victorieusement, d’un sarcasme, l’effort des conceptions qui te sont inaccessibles, des sciences qui te sont interdites, des entretiens dont la beauté sereine et sévère, ne pouvant te sembler que stérile, te demeure à jamais ennuyeuse, c’est à-dire défendue.
Cependant, par quels si avantageux sujets de causeries remplaces-tu, si souvent, l’intérêt que comportent, peut-être, ces choses ? Par le grave examen des épices d’une sauce ou par des cantiques sur la saveur d’un pâté ! — Vraiment, pour insignifiant que puisse être, à ton juger, l’objet de mes études favorites, l’on ne voit guère en quoi j’ai dû, ce soir, tant gagner au change en t’écoutant.
Continuons. — Lorgnant on ne sait quels fantômes à travers le verre d’un souper, tu raillais la salubre illusion de ma foi dans le seul amour conjugal, — oui, le seul qui mérite le nom d’amour.
Cependant, qu’exaltais-tu donc, au mépris de ce juvénile, virginal et si légitime rêve, qui s’imposait bien, tout d’abord, sinon à ton « respect », — (tu me sembles peu digne d’en éprouver devant quoi que ce soit au monde) — au moins à ton silence ?
— Ah ! d’écœurantes joies : celles du vil adultère. En sorte que, sous le toit sacré de ma mère, tu me faisais rougir, et qu’à ce moment je me suis senti comme honteux, devant ces chastes fleurs, de la hideuse façon dont tu les as respirées.
Par exemple, tu faisais sonner, sur un mode altier, le titre de gentilhomme ; tu prononçais même ce mot presque à tout propos, comme un bourgeois. — Cependant, par quelle preuve d’origine généreuse ou d’intime seigneurie sanctionnas-tu, sur l’heure, cette infatuation, oiseuse ici ?… Tu t’es étonné de me voir soucieux d’un bon serviteur, vieilli dans ma maison, et qui marche encore, à cette heure, perdu, sous l’orage, au milieu des dangers de la nuit, pour mon service.
Enfin, dans cette demeure, dont tu ne daignas que persifler le deuil, l’âge et la gloire, — alors que tu dois au seul héroïsme des aïeux dont les présences l’ont bénie d’être le peu que tu sembles, — tu me proposais, si j’ai bonne mémoire, d’asservir, à ta suite, l’intégrité de mon intelligence et de mes jours dans le néant de mille intrigues risibles, d’aller bâiller, à tes côtés, en la diversité de princières antichambres, et tu nommais cela « faire son chemin ». Pour toi, c’est possible. Tu suis les goûts de ta nature. Elle n’est pas la mienne, voilà tout. Passons ! — Mon chemin ? voici des siècles qu’il est tracé. Comment prétendrais tu m’en faire dévier par tes conseils, alors que (fût-il de ceux auxquels tu songes !) zéro, d’après tes aveux mêmes, se trouve être, à peu près, la somme ronde et le résultat « positif » où t’ont conduit, en fait de situation dans l’État, d’influence, de considération réelle, de renommée illustre et de fortune, tes sagaces et sceptiques maximes, creuses comme des coquilles de noix rejetées par des singes ? Moins d’arrogance, et ne traite, ici, d’insensé que toi-même. — Si tu ne fus pas à la hauteur… même de tes mesquines ambitions, n’en accuse pas le hasard : il est innocent de ta suffisante incapacité… à moins que tu ne veuilles lui faire un crime de ton existence.
— Va, je sais qu’aux yeux de la plupart des humains, rien ne semblerait justifier la soudaine et brisante dureté de mes paroles. Avec un sourire singulier : car, enfin, n’est-ce pas ? prendre plaisir au festin d’accueil et le dire, de belle humeur, à son hôte, en élevant un verre joyeux, — parler avec amour des douces femmes lointaines, — se délecter, avec une sensuelle ivresse, de ces aromales fleurs de forêts, — laisser, une fois ou deux, vibrer, en l’envolée d’une parole amie, la fierté d’un noble sang, — s’avouer, — même sans modestie ! — peu soucieux des conceptions ardues et des vastes pensées, — rappeler, avec la courtoisie mesurée qu’une sympathie toujours inspire, quels destins semblent oubliés par celui dont la jeunesse déjà s’exile… sont-ce là des crimes de lèse-hospitalité ? Pourquoi donc ces sujets de causerie, si aimables et si attrayants en eux-mêmes, sont-ils devenus, entre nous deux, tout à coup, quelque chose de si… sombre ?
Tu m’assurais d’une « familiale amitié », d’une « entente sincère », d’un « dévouement à l’épreuve », d’une « aide cordiale », d’une « expérience de milieux souverains dont tu me laissais disposer », que sais-je encore ! de joies, d’amours brillantes, et de lumières ! — et de femmes rieuses dans les festins !… Tous ces mots, si captivants à cause des intrinsèques images qu’ils sont censés contenir et magnétiquement effluer, — oui, c’est vrai ! tu les as prononcés ! — les enveloppant même des élégances d’emprunt de ta manière, acquise au frôler des courtisans.
Mais, sous le voile de ce dont il parle, nul ne traduit, n’évoque et n’exprime jamais que lui-même.
Or, conçues par toi, imbues de ton être, pénétrées de ta voix, par ton esprit reflétées, les choses de ces paroles, à leur ressortir de ta nature et de toi proférées, ne m’arrivaient, incarnées en l’intime de ta présence, que comme autant d’effigies de toi-même — frappées en des sons neutres d’une vibration toujours étrangère à leur sens, et le démentant.
Car ces choses, fictivement incluses en des mots qui, par eux-mêmes, ne peuvent être, jamais, que virtuels, — ne me semblaient plus, songées par toi, que d’une prétendue identité avec celles, — du même nom, — dont la vivante illusion verbale m’eût peut-être charmé. Comment, en effet, les reconnaître ! Sèches, répulsives, inquiétantes, glacées, — hostiles, dès lors, à ces noms mêmes qu’elles avaient l’air d’usurper sur ta langue pour m’abuser, — je ne ressentais d’elles, en tes dires dénués de leurs images réelles, qu’une odeur de cœur desséché, qu’une impression de cadavérique impudeur d’âme, que le sourd avertissement d’une constante arrière-pensée de perfidie. Et, ce triple élément, constituant, à mes yeux, l’air interne, exclusivement pour toi respirable, de ton hybride, ambiguë, éteinte et tortueuse entité, tes paroles ne résonnaient que… comme des vocables troubles, ne traduisant que l’atrophie innée en toi, des choses mêmes dont ils prétendaient me suggérer le désir. En sorte que, sous les captieux voiles de ta causerie ainsi brodée de ces beaux mots-spectres, sache que toi seul, — morne et chatoyant convive ! — m’es apparu.
Cependant, que m’importait ! Étais-je donc ton juge ! Avais-je à te condamner ? à t’absoudre ? — Voici, d’ailleurs, que l’heure sonnait, pour le chambellan, d’aller reprendre sa chaîne, de s’en retourner vers ses… plaisirs, — de délivrer ma solitude, en un mot, de son ombre insignifiante. Mon devoir, légué par les miens, n’était donc plus que de lui cacher tout à fait le grave désennui que me causait son adieu. C’est pourquoi j’allais te conduire à mon seuil, avec bienveillance et bons souhaits de voyage. Tu n’étais pour moi qu’un passant comme les autres, ayant droit à la déférence due à la forme humaine. — Enfin, on salue bien les morts !
Soudain, je m’aperçois que tu as utilisé tes loisirs, ici ! — et que tu as surpris l’un des plus importants secrets de ma maison.
Ah ! c’est à cause de cela !.. Quoi, — c’est donc vrai !
Vraiment, tu as remué là une cendre brûlante. Tu ne devais ni t’enquérir ni écouter ! C’est un malheur pour toi d’avoir cédé à ces tentations. Tu t’es attardé en espion, dans ce logis. — Mon lourd secret, je m’oppose à ce que tu l’ébruites, étant le dragon qui le garde. — Ayant lu, d’ailleurs, en tes yeux, le dessin de m’assassiner, tiens ! cette nuit, — (afin de plus librement pouvoir atrophier encore tout ce grand rêve en quelque louche entreprise) — je me riais, sûr de t’y prendre, de ton « départ » — Oui, deux fois, à table, j’ai discerné ce beau projet dans ta voix de malfaiteur brillant — et j’épiais tes basses pensées sous mon masque distrait.
Quoi ! ce hâbleur-ci forme le dessein de s’arroger, en totalité, cette éblouissante montagne d’or !.. Inquiétons, d’abord, ces soldats.
D’aussi emphatiques injures ne sauraient me trouver qu’indifférent. Je tiens une épée — et, tout à l’heure… Toutefois, je dois raisonner, d’abord, d’un peu moins haut, s’il vous plaît, — m’apercevant, à vos propos, que vous êtes hors la loi. Vous recelez, ici, par héritage, un dépôt de considérables valeurs nationales. Déjà criminel, envers l’État, de les avoir aussi longtemps immobilisées, le premier Allemand venu peut vous sommer de restituer ces trésors à votre pays, comte d’Auërsperg ! Détenir, ici, c’est dérober.
— Hein !.. D’où sort ce juge austère ? — À table, il nous vantait, avec feu, ces traditionnels seigneurs de grands chemins qu’il était fier d’appeler les « aïeux » et dont il exaltait les brigandages. — À présent, voici qu’il tient des discours d’homme de robe et nous prodigue des leçons de probité. Que peut signifier ce noble changement de front ?
Mes paroles furent une épreuve — bien fondée, semble-t-il. Ainsi, vous méditez le rapt de ce dépôt confié à votre honneur filial ?
Et, tout à l’heure, ce probe conseiller m’incriminait de ne jamais avoir tenté rien pour l’accomplir. Mais, c’était encore une épreuve, n’est-ce pas ?
Osez donc prouver que je vous calomnie en restituant, dis-je, à l’Allemagne…
Ose donc, toi-même, achever !
Oh ! vous n’êtes seulement tenu qu’à révéler officiellement…
Tout à l’heure, mon devoir était de restituer non seulement ce que je ne possède pas, mais ce dont l’existence même est incertaine ! À présent, — que, simplement, je révèle — et je suis absous.
Après une violente lutte intérieure :
— Soit !…
Montrant, de l’épée, les vieux soldats :
C’est à cause d’eux, à cause d’eux — seuls ! entendez vous ! que je condescends à répondre sur ce respectable terrain « légal » d’où vous m’adressez, en vue de scandaliser ces hommes, des arguties de tabellion lorrain. — Je ne redoute guère l’ombre de ces battements d’ailes de chauve-souris, moi.
— Soldats qui êtes nos témoins, encerclez vos torches aux porte-lampes des murailles — et soyez juges.
— Je prétends être en droit d’en user à ma guise, ici, quant aux faits que l’on vient de reprendre en ma conduite — et j’accepte, si bon semble, l’interrogatoire.
Je disais, monsieur, qu’il serait, pour vous, du plus élémentaire devoir d’aviser, à l’instant même et avant toute rencontre, l’État dont vous relevez et qui, protégeant, ici, votre hérédité, vous permet d’y parler en maître. Vous êtes son sujet et, comme tel, vous devez saisir, d’un avertissement, soit ses hauts trésoriers, soit ses princes, soit, enfin, ceux de ses représentants qui, sanctionnant, en son nom, la Probité de tous, le formulent et en sont les mandataires.
Oh ! si leurs pareils se fussent dispensés, jadis, de faire massacrer mon père, afin de ressaisir, en sous-œuvre et à leur tout personnel profit, le Trésor officiellement confié par eux à son épée, — et dont leur traîtrise laissait, quand même, responsable sa mémoire militaire, — les insignes valeurs dont vous parlez seraient, depuis longtemps, en mains légales. On oublie qu’ici, moi seul ai le droit d’accuser ! — Or, l’État — si ces personnages en furent les mandataires — est solidaire de cette action. Par suite, sa Probité (qu’ils représentaient) gît, morte, parjure et vaine ! annulée, enfin ! à mon seuil… Il est donc assez légitime que les liens de mes devoirs envers cet être de raison, — limités à ce calomnieux homicide dont il ne saurait me dédommager, — se soient quelque peu détendus. — C’est pourquoi la reconnaissance que prétendrait encore m’inspirer ou m’imposer l’engeance des meurtriers ne contraint guère ma conscience, je trouve, de consacrer… ne fût-ce qu’un instant de loisir… à rédiger des « avis » de nature à réparer, pour la joie des consorts, la maladresse du crime.
Quoi ! ne serait-ce pas une haute occasion pour vous, au contraire, d’actionner l’État lui-même, en lui signifiant la très spécieuse éventualité qui se présente ? Cette occasion, pour quel motif la laissez-vous échapper ?
L’État, — qui m’a donné, ici, de déconcertants exemples, — s’étant permis, toujours à mon détriment, de clore définitivement cette affaire par un arbitraire décret qui abroge, sans appel, jusqu’à mes droits d’accusateur, — je n’aurais désormais, en aucun cas, à lui faire part de plus ou moins chimériques hypothèses… qu’il n’a plus qualité pour entendre, qu’il s’est interdit lui-même d’écouter.
Vous héritez, envers tous, d’un devoir inaccompli !
Allons donc ! L’intégrité vous égare ! Au soldat mort pour son devoir — aucun État — et le mien, ici, moins que tout autre, il me semble ! — n’a rien à réclamer de plus. Accomplie ou non, la tâche est terminée : et l’enfant de ce soldat n’hérita jamais des affaires de service militaire du défunt.
Il est des cas exceptionnels, imprévus, où tout gentilhomme est tenu, par sa seule noblesse, d’en déférer à son roi, dont le jugement est, seul, sans appel.
On oublie qu’il a prononcé. Qui suis-je, au dire même du roi ? « Le rejeton de celui dont l’équivoque et trouble incapacité perdit sans retour la plus riche épargne de l’Allemagne. » Verdict proféré sur des semblances et sans enquête — (pour causes, d’ailleurs !) — devant un nom qui résume sept siècles de hauts faits. — En supposant que cette étiquette, inscrite, sur ce nom, par le roi, ne me dégage pas de toute déférence envers la téméraire majesté de celui qui n’hésita pas à m’en offenser, je prétends qu’elle ne me permet plus, en toute dignité, de lui notifier… ce qui ne saurait jamais être qu’une officieuse et secrète confidence. Car celle-ci prendrait, aujourd’hui, l’implicite caractère d’un démenti formel au jugement dont il osa ternir, à l’étourdie, l’auguste mémoire de mon père. Or, sur quoi serait fondé ce démenti ? Sur des suppositions, d’une autorité aussi contestable que celle de mon très vieil intendant, herr Zacharias ?… Ah ! je dis que la loyauté la plus ombrageuse ne m’oblige nullement à risquer de me couvrir d’un aussi stérile ridicule. J’ai d’autre emploi de mon temps.
Ainsi, j’en prends acte, pouvant éclairer votre roi, d’une parole mesurée et sérieuse — qui dissiperait, peut-être, l’ombre que laissera, dans l’Histoire, le nom de votre père, — vous vous y refusez ?
Semblances de raisons étrangères dont une réflexion de la plus légitime prudence met à jour la vanité !… Voici, en effet, non pas en songes, mais en fait, l’alternative, quant à mon devoir filial.
En supposant qu’après des recherches — tentées, à grands frais, sur la foi d’une sorte de douteuse légende, — ces problématiques richesses demeurent introuvées, il ne rejaillirait de ceci, sur le nom paternel, que sarcasmes irrités, propos de cupidités déçues, arrière-pensées se faisant plus calomnieuses à l’égard de mon père, étant donné, surtout, le jour nouveau sous lequel apparaîtrait sa mort, — l’universelle erreur ne pouvant que s’en aggraver.
En supposant les richesses brusquement recouvrées, comme leur découverte entraînerait des flétrissures inévitables — et du plus « fâcheux » scandale — en ce qu’elles atteindraient sûrement la sécurité, la confiance et l’honneur publics en leurs plus « officiels » représentants, voici, à peu près, la teneur de ce que — au témoignage du Passé tout entier — la Raison d’État, qui prime toute équité dans les causes de cet ordre, et que vous passez sous silence, dicterait, insensiblement, à l’Histoire : voici ce que pourrait apprendre la postérité :
On ne sait encore à quelle fin le général d’Auërsperg, peu de jours avant de tomber à l’ennemi, prit sur lui, — s’entourant de précautions qui confondent et déconcertent, — d’ensevelir, au plus secret de l’un de ses plus reculés domaines, les immenses valeurs dont il s’agit. L’Histoire ne saurait être fixée sur les mobiles qui le déterminèrent à cette occultation des deniers de l’Allemagne. — Toutefois, son fils, Axël d’Auërsperg, par sa noble restitution, sut faire oublier ce que l’inconséquence paternelle offre, ici, d’irrégulier et même d’étrange, — et qui avait, un moment, obscurci le blason, jusque-là sans ombre, de cette illustre famille.
Oui : tel serait le radieux surcroît de renom dont j’aurais su rénover la mémoire de mon héroïque père. Or, ma piété filiale, plus sagace que vos conseils, m’avertit qu’en de telles circonstances, il ne serait même pas de mon intérêt familial d’exhumer cette cause.
Et, vous persuadant de ces paradoxales subtilités, vous acquiescez, par une abstention singulière, à ce fait accompli de l’erreur qui pèse sur cette cendre ? alors, dis-je, qu’une communication toute simple au conseil des ministres pourrait, malgré vos inconsistantes prévisions, rendre à votre nom, qui est aussi le mien, tout l’honneur passé !
Oh ! chez les miens, monsieur, l’on n’eut jamais que faire de personne pour décréter notre honneur, attendu que la patrie, fondée, à travers les siècles, par nos actes et ceux de nos pairs en seigneurie militaire, nous doit le plus pur du sien… — Nul, donc, ne saurait avoir qualité pour contrôler l’honneur de ceux-là dont la fonction vive est de pénétrer d’un sens réel celui des autres hommes, et nous nous soucions assez peu de l’estime sans valeur de ces passants (si nombreux qu’on les suppose) qui se permettent une seule fois de le discuter. Je n’ai donc pas à tenir compte de vos derniers propos. Je suis ici dans mon héréditaire maison, foyer d’exil en un lieu d’exil, la patrie n’étant plus, pour moi, qu’un emplacement. Je n’ai pas à m’inquiéter de ce qui peut être enterré aux environs de cette demeure, mon père ne m’ayant pas laissé d’avis à ce sujet. Aucune loi ne m’imposant de m’en préoccuper, nul ne saurait me contester le droit d’en récuser le souci.
Votre père vous légua moins encore le devoir de confisquer ainsi le bien-être de plusieurs millions d’innocents. Au nom d’un grief que vous croyez avoir contre quelques-uns, vous vous couvrez d’une omission de la Loi pour faire peser sur tous un ressentiment aussi exalté qu’injuste.
En vérité, le moins disert des financiers du plus minime des États de l’Occident se bornerait, en ce moment, à vous regarder en silence : car il est surprenant d’entendre un homme de cour faire preuve d’une ignorance aussi profonde. Si vos notions sur la nature de l’Or se limitent à celle de le dépenser, elles sont insuffisantes pour qu’il soit permis de vous répondre.
Une défaite gravement débitée n’atteint guère qui défend l’intérêt de tous.
L’intérêt de tous ! But généreux, dont, au cri des siècles, les princiers spoliateurs sanctionnèrent, par tous pays, les exactions de leur bon plaisir et qui permet encore d’extorquer la bénédiction des plèbes en les dépouillant froidement au nom même de leurs intérêts. — Non, je n’ai pas à convier au pillage, ici, les champions ordinaires des « intérêts de tous ».
Eh bien ! si, pour ces spécieux motifs, il ne vous plaît pas de prendre sur vous l’initiative d’un avertissement aux États intéressés, laissez à d’autres le soin d’en assumer les responsabilités, et l’on viendra bientôt vous libérer de cet or — dont vous n’avez que faire et qui vous est étranger.
Pourquoi permettrais-je, pouvant m’y opposer, qu’un ou deux milliers de brutes humaines, à votre solde, apparus soudainement ici, profanent, longtemps et de vive force, du gros rire de leurs présences, le seul lieu d’exil où je doive ensevelir la dignité de ma vie ? Je sais qu’il peut sembler tout simple, à des gens de loi, qu’au nom de cet « intérêt général » dont le vil mensonge vient d’apparaître, — sous prétexte, enfin, de reconquérir de l’or peut-être imaginaire, — il soit licite à des colonnes de déterreurs de venir défigurer cette terre, prix du sang glorieux de toute une race que je résume, — et saccager ce sol que les miens foulèrent filialement depuis des siècles : qu’importeraient ces allégations sentimentales ! On me dédommagerait, n’est-ce pas, une fois abattus et déracinés, de ces milliers de vieux arbres qui sont pour moi d’anciens amis ? — Non. Le silence de la grande Forêt — marche dont je suis le margrave — n’est pas à vendre : il m’est plus cher que toutes paroles : c’est un bien sacré, dont je n’entends pas qu’on m’exproprie et dont l’or de vos banques ne m’indemniserait pas. Et quand même le prétendu surcroît de « bien-être » d’un million d’indifférents devrait s’ensuivre, je dis que, dans une même balance, le poids des cailloux l’emporterait vainement sur celui d’une pierre précieuse, — et que ce bien-être n’équilibrerait pas, en équité réelle, le dol que je subirais.
À qui ferez-vous croire que de telles richesses ne valent pas d’être recherchées, fût-ce au prix de tous les silences ?
À moi seul : ce qui suffit. Je crois même avoir prouvé, depuis longtemps, que cette tâche ne m’était pas difficile. — Par exemple, il est fort concevable que vous préfériez l’Or (dût-il n’être que fictif) à tous les silences, — puisque le Silence ne représente rien pour vous, qu’un bâillement. En effet, ce mot, vide quand vous usurpez le droit de le prononcer, n’a pas (bien que de mêmes syllabes) l’ombre d’une parenté avec celui que j’ai proféré tout à l’heure. C’est en vain que vous essayez de les confondre en une même valeur… Souriant : acte de faussaire ou de perroquet.
Enfin, grâce à telle indication paternelle tout à coup retrouvée, s’il vous advenait de découvrir ces grandes richesses, quel serait donc, à vos yeux, le devoir ?
De les enfoncer encore plus sous terre, s’il m’était possible, pour l’honneur des Pauvres.
Espièglerie, dont la durée serait brève, l’âge des réflexions une fois sonné !
Je doute que cet âge-là sonne jamais pour vous.
Bien. Vous vous estimez libre, paraît-il, de dénaturer, sciemment, l’acte de celui qui ne déposa céans et pour mieux assurer leur temporaire sécurité, ces nationales valeurs — qu’afin de les remettre intégralement aux fondés de pouvoir de l’Allemagne, l’heure venue !
Et c’est son heure, à lui, que les fondés de pouvoir de l’Allemagne ont fait venir. Donc, où qu’elles puissent être, ici ou non, que m’importe ! Qu’elles dorment ! C’est bien le moins que je partage avec tous le droit de les ignorer. Grâce à la meurtrière duplicité de vos mandataires, on ne sait ce que votre Or est devenu : l’Allemagne a prescrit mes légitimes droits d’enquête sur l’événement qui explique et motive cette disparition : le temps s’est appesanti sur cette déjà vieille histoire… — ainsi soit-il.
En conclusion, vous connaissez la provenance des richesses enfouies, — sans aucun doute, pour moi, désormais, — sous votre terre ! Les annuler ainsi, c’est encore en disposer ; or, quel droit pouvez-vous invoquer sur elles ?
Celui d’en sauvegarder l’oubli.
À quel titre ?
Au titre signé du sang qui les couvre — et les paya.
J’ajouterai, cependant, une chose sur laquelle vous ne me questionnez pas. Il est, en Allemagne, tant d’infortunés, dont l’affamée détresse — votre œuvre, à vous autres ! — écœure ceux qui vous regardent, — qu’il serait un peu vil de s’exclure tout à fait du droit de les secourir, — au cas où, par exemple, l’Or, dont nous parlons, s’offrirait, absolument, comme une trouvaille.
En effet, rayé des mémoires, prescrit par d’officiels décrets, renoncé de ses indemnisés titulaires, cent ans auraient, en vérité, passé sur lui sans l’affranchir davantage. Qu’en reste-t-il ? une légende. — S’il est encore, ses effigies en font une sorte de mine armoriée, — gisante, on ne sait où, sous la Forêt. Cette vacante merveille est donc à la merci de qui en sera le prédestiné, s’il est conduit vers elle par un décret de cette Nécessité qui veille aux fortunes des humains. Oui, son légal héritier sera le premier voyageur qui — le sol ayant manqué sous ses pas — s’engagera, chancelant et à l’aveugle, dans les allées où flamboient ces richesses mortes. Pourquoi ? Parce qu’il n’en recevra l’investiture que du Hasard, leur unique propriétaire, aujourd’hui.
Eh bien ! nul écrit ne me livra le secret du lieu sourd, voûté de terre et d’ombre, où dort l’impérial trésor germain. Mon père ne m’est pas apparu pour me le révéler. Si donc il s’offrait à moi-même, tout à coup, sans que je me sois rendu coupable d’une seule recherche, — c’est-à-dire ayant gagné, moi aussi, de n’être pour lui qu’un passant, — au nom de quels emphatiques remords ou de quels mensongers scrupules me soustrairais-je au royal devoir de défendre sa valeur contre les bas usages où tant de vivants ne manqueraient follement pas de le profaner ? Pourquoi rejetterais-je au Destin — dont j’ai bien accepté la vie ! — le lourd présent nouveau qu’il semblerait m’enjoindre, alors, de dispenser ? Encore une fois, n’ayant rien tenté pour conquérir cet héritage, le sachant ici, je me sentirais sacré pour m’en saisir, s’il venait à moi du fond de l’Inconnu. Tout immense qu’il pût alors m’apparaître, en sa rayonnante horreur, je tiens qu’il serait pour moi… comme la bourse perdue, qu’un pèlerin heurte du pied, le soir, sur la route, — alors que ses yeux n’étaient cependant fixés que sur les étoiles !
Je songe, simplement, à ceci, moi, — que le sous-terre appartient à l’État : — si donc, ayant eu vent de ce grave secret, l’on envoyait ici quelques compagnies de mineurs et de pionniers militaires, vous seriez bien obligé de laisser l’État reprendre son bien, car leurs escouades seraient peu sensibles à la superbe de vos propos.
Oh, hô !
C’est à regretter de n’avoir pas envie de rire.
Illusion ! — Pas un coup de pioche ne tomberait ici, pas un de ces infortunés ne sortirait des alentours. Et… ce n’est que pour éviter les émanations pestiférées qui pourraient se dégager de leur oiseux carnage, que je préfère, précisément, vous tuer seul.
Ah çà, je rêve ! Vous essayeriez une rébellion contre la Loi ? contre les États ? contre le roi ?
Seul, je sais quels vastes dangers, quelles embûches mortelles, recèle et peut, soudain, accuser cette Forêt militaire où, depuis trois siècles, nous commandons ! Quatre ou cinq cents soldats, dépêchés contre ce sol, ne feraient pas vingt lieues, sous bois, vers ce donjon, sans que, par une simple catastrophe accidentelle, le terrain qu’ils couvriraient ne se retournât sur leur disparition, les rendant pareils à l’Or qu’ils seraient venus chercher. — Résultat : lorsque de telles incidences entravent les débuts d’une entreprise déjà vague et douteuse, on diffère de se risquer en de nouvelles menées pour d’aussi hasardeux bénéfices ; le temps passe en indécisions, en enquêtes vaines, en commentaires : le soucieux oubli vient… — bref, les choses resteraient en l’état, selon mon occulte volonté.
Supposé que vous n’ignoriez pas ce que peuvent, partout, quelques centaines d’hommes, disciplinés, un millier, au besoin, sagement conduits, — ce serait donc à cette criminelle folie que se résoudrait, froidement, votre conscience ?
Ici, je n’ai plus de comptes à rendre ; sur ce point je ne puis admettre de juge. Assentiments, blâmes, stupeurs, me trouveraient également insensible ; — en ma « conscience », j’ai, seul, qualité pour délibérer, je décide : — et tout est dit.
Ces éhontées convictions ne sont que surhumaines, monsieur, ce qui est peu de chose.
Libre à vous d’essayer en vain de le croire. — Mais, la valeur de vos motifs étant réduite à néant, les débats sont clos — et nous ne serrons pas le fer, en nos poings, pour discuter davantage.
Ah ! l’on voit que, fort de notre parole jurée, tu te fies aveuglément à ta science en cette arme. Mon serment devrait te prouver quelle foi contraire je dois aussi nourrir pour vouloir consacrer, par le mystérieux sang d’un loyal combat, mes droits au silence et à l’oubli, — surtout alors qu’il me serait si loisible de t’annuler sans péril. — Eh bien, je te le prédis : tu ne sortiras pas de mon épée. Va, c’est comme si tu avais rencontré le tonnerre. Je vais te supprimer sans colère, comme on écarte une pierre de son chemin, — sans que ta mort interrompe, en mon esprit, le cours d’une seule de ces pensées — plus hautes que ce qui nous occupe — et qui te sont inconnues. Tu es néant et je te nie, sans craindre un seul remords. Je ne t’en veux pas, je ne te vois pas. Pour moi, tu es inanimé : tu es l’éternel phalène qui, de lui-même, est accouru se détruire à l’éternel flambeau. — Sur ce, vous voici prévenu. J’ai dit.
Oh ! je veux en apprendre encore, avant de le tuer ! — Haut, froidement. — Tu m’as distrait, tu t’es fatigué ; c’est le plus clair de ta harangue. Résumons. Tu veux soustraire à différents États de l’Allemagne des sommes absolument démesurées et — je te gêne. Bien. En ces conjonctures, comte… il laisse tomber son épée dédaigneusement, je ne me bats plus. Je n’ai vraiment pas à faire cet honneur à des larrons, — fussent-ils de ma famille.
Si mon trop secourable père ne vous eût accordé, par fatigue, jadis, l’honneur de toucher sa main — et de vous apparenter (en son indulgence distraite, qui, depuis deux heures, vous protégea), — j’eusse fait justice plus tôt de cette mauvaise foi, de cette forfanterie, de cette creuse impudence : — finissons-en.
Mon burg fut la clef militaire d’une marche de l’Allemagne. Un rescrit impérial investit le suzerain de ce lieu du droit de justice basse et haute, même en temps de paix. À Ukko, lui indiquant une carabine : — Donc, au nom de ce mandat héréditaire, prends cette arme : ajuste cet homme au cœur et, — s’il ne relève, à l’instant, son épée, — feu !
Là-bas, en Prusse, on sait que je suis ici. Vous aurez donc à rendre compte de vos actes et de vos dires. Pour couvrir un assassinat, vous arguez, sciemment, d’un droit mort, d’un grade féodal que la désuétude abrogea. Vous feignez d’ignorer en quel siècle nous vivons.
Oh ! faites-vous dater de demain, si bon vous semble. Moi, je suis.
Laissez-donc ! C’est vous qui ne parlez que d’hier, étant l’imprévoyant de demain. Je me contente, moi, monsieur, d’être un homme doué de quelque raison, de ne dater que du siècle où j’existe, — d’être, seulement, un homme d’aujourd’hui.
Alors, prenez garde : il est tard.
Me voir contraint de coucher, moi-même, sur le carreau, cet exalté solennel, alors que, sur ses paroles rapportées au roi, quelque bonne poignée de gardes-policiers, sur simple licence d’extradition, s’en viendrait, incontinent, le garrotter en cette masure et l’emporter, muselé, dans une forteresse !
Un signe, et je fais feu, monseigneur.
Eh bien, assassinez ! — ou, selon votre parole engagée, répondez, nettement, à cette suprême question : Où suis-je et qui êtes-vous ? — Seulement, cette fois, soyez précis, exact et clair, je vous prie. Dans le monde, nous n’estimons guère les faiseurs de phrases.
On ne leur préfère pas, ici, les diseurs de riens. Ah ! tu oses me braver jusqu’à me sommer de tenir, envers ta curiosité, plus que ma parole ! Sombre : Eh bien, — sois satisfait. À Ukko : Relève ton arme, un instant. Trois fois ce chambellan nous menaça de ses rois, de ses gens d’armes et de ses pareils, — la roue de ce paon se réduisant, paraît-il, à faire montre, ainsi, des clefs brodées au dos de son paisible uniforme : — vraiment, ceci, à la fin, mérite le vertige ! Qu’il apprenne donc où il est et qui je suis : — je jure qu’il n’aura pas le temps de l’oublier.
— Vous êtes en cette unique Forêt dont la nuit couvre cent lieues. Elle est peuplée de vingt mille forestiers, aux dangereuses carabines, — anciens soldats nés d’un sang qui m’est héréditairement fidèle. — J’y veille, central, en un très vieux logis de pierre, qui repoussa trois sièges, déjà.
Des bords de mon fossé jusqu’aux lisières les plus reculées, villages et hameaux se commandent ; — à peine cinq jours suffiraient pour que tous, à la fois, fussent au courant d’un ordre émis de cette muraille, — d’un avis, plutôt ! car, pour peu que l’on soit aimé, un avis revient à mieux qu’un ordre, et, dans ces bois, les cœurs sont redevenus à ce point sauvages que vous-même n’y trouveriez pas un traître. Qu’importerait, d’ailleurs ! Toute survenue, vers moi, d’un ou de plusieurs, m’est bientôt signalée : — selon le nombre, l’on se prémunit et l’on se tient sur ses gardes, à toutes approches. Une fois entré dans les successives étendues de la Forêt, comment vivre, s’orienter, s’abriter de nuit, avancer enfin, sans être aperçu ? Démuni de mon secours direct, — seriez-vous arrivé jusqu’à moi ? Non. Plusieurs jours avant votre présence ici, le vent m’avait appris, en effet, que deux cavaliers… S’arrêtant soudain et le regardant de ses yeux clairs : et, même, une — femme…
— (Ils ne se connaissent pas).
… cheminaient vers ma demeure. Ils étaient suivis, épiés, écoutés. — Je vous ai donc adressé les guides qui vous ont amenés à mon seuil en moins de six journées. — Vous avez parlé, tout à l’heure, d’un « piquet de policiers », dépêchés vers ce donjon, pour s’y saisir de ma personne ?… Qu’en resterait-il, bientôt, sous les ramées, à mon bon plaisir, — si, au contraire, je ne les faisais guider, à leur tour, jusqu’à mon pont-levis — abaissé, devant eux, au nom du roi ? — Tenez ! ils entreraient, — et d’un air de commandement, sans doute ! — dans la cour militaire de ce château… — Alors, sans même déranger un seul de mes serviteurs…
… oui, j’ai là, vous entendez ? une trentaine de dogues d’Ulm, de la grande race fauve, des chiens de guerre. Cette meute féroce, n’obéissant qu’à moi, m’est utile pour les chasses de nuit : elle bat, sans cesse, mes alentours, en Forêt. En peu d’instants, elle ne laisserait, de vos hommes, sur l’herbe et le pavé, que des os sanglants. — Certes, je saurais déplorer, très haut, cet événement, — d’une si imprévue soudaineté… que je me serais vu privé du temps de le conjurer, — de, même, savoir l’objet de cette députation ! — Et j’en gourmanderais, officiellement, mes chiens, devant tout le personnel de ce château, car je ne veux point passer pour un rebelle !… Seulement je pense qu’après deux ou trois de ces contre-temps, l’on cesserait de m’adresser ce genre de visiteurs. — Laissez donc là de puériles menaces, qui font sourire ces vieux soldats et cet enfant.
Au plus léger indice, au seul pressentir de meurtriers envoyés contre moi, — lesquels, ai-je dit, périraient, sans doute, en quelque ravin, dès les premières étapes, — je prendrais l’offensive, ne devant plus, dès lors, considérer les Princes qui en agiraient de cette sorte, envers moi, que comme simples agresseurs en un duel où l’arme choisie par eux serait l’assassinat. — Non, je n’aurais pas à décliner l’arme préférée de tels rois. Ne seraient-ils pas, d’ailleurs, les fils de ceux-là, chefs de toutes dynasties, qui se révoltèrent, un jour, au fond du Passé, contre, aussi, leurs souverains et les supplantèrent ? — Je m’efforcerais, leur prouvant la parité de ma nature avec celle de leurs aïeux, (sur ce point-là, du moins) — de me rendre digne, ainsi, de l’honneur qu’ils me feraient, inconsciemment ou non.
En vérité, je dispose, ici, de quelques sûrs coups de feu. J’ai, sous la main, de par la Forêt, bon nombre de mineurs, — bras fermes, faces rudes, — qui se souviennent de la sujétion que subirent, aux armées, leur jeunesse, et dont leurs épaules gardent encore les sillons mal cicatrisés par le temps. Nul, hors moi seul, ne peut se rendre compte du vieux ressentiment, tout à fait glacé, qui s’endurcit, en leurs veines, alors que, le poing crispé sur leur pic, ils se perdent, au profond des souterraines galeries, en songeant à vos aimables Princes. — Être envoyés, en exécuteurs, en telle capitale, pour y guetter, entre les journalières occasions, celle où, d’une balle vive et bien ajustée, l’on peut frapper, à coup sûr, un roi, serait pour eux une ivresse ardente, la seule dont ils aient une soif telle — qu’ils l’étancheraient, volontiers, au prix convenu avec vos bourreaux. Vous admettrez bien qu’il me reste assez d’or pour les défrayer en ces entreprises, — et que l’ensemble d’un « régicide », comme on dit dans les villes, serait même assez subtilement conçu par moi pour que leur bon retour fût plus que présumable. J’ai donc tout lieu de croire encore qu’après deux ou trois de ces avertissements et coïncidences, les augustes successeurs de mes antagonistes à couronne ne troubleraient plus ma solitude… ceci d’autant mieux qu’en mon impitoyable persévérance, je ne me fatiguerais pas le premier.
Supposons, maintenant — (ne faut-il pas tout prévoir ?) — que, sur des suggestions de conseillers tels que vous, tel chef de l’une des « patries » de l’Allemagne, irrité, à la longue, de plusieurs insuccès coûteux et menaçants, — ne pouvant tolérer la constante humiliation de ses ordres formels, — sur quelques soupçons, aussi, peut-être, de ces faits « révoltants » et commençant à se défier, d’une façon plus réfléchie, non seulement de moi mais de mon taciturne entourage, — supposons, dis-je, — puisqu’enfin l’on ne saurait imaginer jusqu’à quelles résolutions l’ « indignation » d’un Prince peut le conduire ! — que ce roi légal envoyât brusquement des forces un peu sérieuses, — huit ou dix mille hommes, par exemple, — avec mission d’occuper militairement la Forêt-Noire, de raser ma muraille et de m’amener mort ou vif ! Ceci, uniquement, afin que « Force reste à la Loi ».
Au nom du Droit humain, je déclare que guerroyer un exilé solitaire, à peine coupable de légitime défense, de silence et de liberté, — bien décidé, en tout cas, à sauvegarder son isolement jusqu’à se faire sauter plutôt que de se rendre, — oui, je prétends que guerroyer cet homme serait un acte digne des risées de l’Histoire, du mépris des nations, — et sans honneur pour le pays.
N’importe !… Grâce à ceux des miens, qui, — à force d’années, avec cette héréditaire patience dont je fais preuve en ce moment, — ont armé mon donjon, je suis prêt à défier ces belliqueuses fantaisies. Étant d’une race de soldats et connaissant l’exacte étendue de sol qu’un corps de dix mille hommes, divisé en colonnes d’assaut, d’attaque et de soutien, peut occuper ici, mes dispositions sont prises depuis longtemps.
Tout d’abord, vous apprendrez qu’autour de moi le pays montueux et boisé s’oppose à toutes avancées d’artillerie : ce sont, en effet, de tous côtés, aux lointains, de circulaires et larges vallées, de torrentielles rivières, des myriades de roches, — et d’énormes arbres si pressés entre eux que, sciés à leurs bases, ils s’étayent les uns les autres sans pouvoir tomber : leur chute, d’ailleurs, entraverait la marche d’une armée. — Engager des canons au milieu d’une pareille contrée, en vue de me battre en brèche, exigerait, en vérité, de bien lourds — et bien stériles — sacrifices de sang, de temps et d’or… même pour subir d’être repoussé. Aucune cavalerie ne pourrait se mouvoir en cette région, — dont les cartes militaires, d’âge en âge rectifiées selon les usages nouveaux, sont entre mes seules mains ; j’ajouterai que je n’aurais pas attendu l’irruption soudaine de régiments ennemis, pour en connaître. Il faudrait donc d’autres éléments pour m’attaquer. — De grosses troupes de pied, aventurées dans l’exceptionnelle Forêt, sembleraient, seules, pouvoir parvenir, bien que malaisément et en désordre, aux approches de mes douves, là-bas. — c’est-à-dire sous mon perpétuel feu direct, avant tous ouvrages.
Car les créneaux oubliés de ce château-fort furent pourvus, en d’autres temps, de quarante-huit pièces de siège, oh ! toujours bien luisantes, et, sur un appel, elles seraient desservies, fût-ce demain, par une garnison de rudes vétérans, — leurs familiers. — De la hauteur que domine ce burg, leur puissant feu plongeant couvre plus de deux lieues de zone, et le terreau de cette zone est tenu constamment en état de fournir, en deçà des tranchées, de très suffisantes ressources de pain, de vivres, d’eau, de munitions même. Quant à mes casemates, leurs soutes demeurent, comme par le passé, approvisionnées pour une longue résistance. De là, même, cette relative pauvreté dont je suis fier.
C’est pourquoi nul acte d’autorité, révélant ma réelle puissance, ne me déclarerait ouvertement en révolte, aux approches hostiles. — Rien. Les interminables étendues d’arbres, de fondrières, de précipices et de fossés, garderaient leur aspect d’abord champêtre, puis sauvage, — et les premières lignes d’infanterie, en y pénétrant, n’y entendraient, de village en village, que la roue des cordiers, la cognée des bûcherons, le paisible marteau des sabotiers, le murmure des sources, la chanson des berceuses. Rien ne décèlerait une résistance, un danger. À peine, selon les chemins choisis, prendrais-je quelques mesures nouvelles, moi, dans ce manoir, sur un rayon de cinq à six lieues de mes tranchées. — En effet, pourquoi mettre sur pied ceux que je pourrais appeler mon peuple, avant l’instant précis où, forcément attaqués eux-mêmes, la Forêt deviendrait un peu plus sombre ? Au premier bourg molesté par les troupes survenues, tous se replieraient, d’eux-mêmes, ici ! Pour la défense en Forêt, nous avons une formation tout à fait ignorée de vos soldats, et qui leur serait accablante, — foudroyante, même, je crois en être bien assuré ! — De sorte que, soudain, par quelque nuit noire, pendant le sommeil alourdi de vos milliers d’hommes, voici que les clairières deviendraient des fournaises, et que, dans l’étouffement des bois embrasés, les éclats de mine se compliqueraient des crépitements de milliers de carabines, et que l’aurore éclairerait une simple tuerie continue. L’hiver, ce serait encore plus bref, plus terrible : car, en ces terrains, travaillés depuis d’anciennes années, je détiens de vastes moyens d’ensevelissement — et pouvant utiliser ces millions de combattants qui ne reculent pas et qu’on appelle des arbres, je sais comment on affame, comment on émiette, comment on neutralise des forces… qui, d’ailleurs, seraient bien loin d’être, à tous égards, équivalentes à celles dont j’aurais pris le commandement. — En simulant, même, une défaite, il est deux sentiers qui pourraient conduire des colonnes d’assaut jusqu’à mes plateaux verdoyants et mon fossé : je puis, non seulement, de leur, sommet, y pousser de colossales roches arrondies, dont l’effet d’écrasement serait inévitable, mais, en quelques coups de mines, grâce aux anciens caveaux de guerre qui les longent, je puis en effondrer le sol jusqu’à donner à ces sentiers une inclinaison telle… qu’elle rendrait tout à fait inexpugnable ce vieux donjon, — dont le feu, dès lors, serait un achèvement. Je trouverais chimérique de vouloir fixer le chiffre des fuyards, qui — sans abris, ni guides, ni vivres, égarés dans les bois, — traqués à mort par les miens, essayeraient de gagner les lisières, pour aller porter à leur pays la nouvelle de l’inquiétant désastre. — Celui-ci, bientôt, serait suivi de la surprise de telle prochaine ville forte, d’un appel aux seigneuries mécontentes, et, sans nul doute, de la guerre civile, en Allemagne. À l’issue d’un ou deux combats livrés d’après un plan d’hostilités déjà bien mûri, je sais quel coupable je ferais disparaître. — Mon droit demeurerait intact ; — car… serait-ce moi-même qui me serais mis hors la loi ?
C’est là l’endroit où vous êtes, monsieur le chambellan. Quant à « moi », je suis, tout simplement, un songeur assez peu commode, qu’il serait peut-être sage, à vos rois, de ne point braver. Sur ce, — (pour en finir avec les paroles, cette fois, n’est-ce pas, entre nous), — vous avez, j’imagine, entendu parler… d’un jeune homme des jours de jadis, qui, du fond de son château d’Alamont, bâti sur ce plateau syrien surnommé le Toit du monde, contraignait les rois lointains à lui payer tribut ? — On l’appelait, je crois, le Vieux de la Montagne ? — Eh bien…
… eh bien, je suis, moi, le Vieux de la Forêt.
Rebelle ! Vous osez prendre — de tels droits !..
Nul, jamais, n’eut d’autres droits que ceux qu’il prit — et sut garder. — Et, sachez-le, je compte les prendre tous ! à la première menée de… vos maîtres.
Pouvant être roi, pourquoi ne pas le devenir ?
J’ai d’autres soucis.
Décidément, vous faites de moi ce que vous voulez ! Allons ! coupons-nous la gorge : soit.
— Il serait plus régulier d’ôter nos habits, je trouve.
Accordé.
Soldats qui portez la croix de Fer, moi, Hermann Kaspar d’Auërsperg, baron de Sa Majesté notre roi, commandeur de l’ordre de notre Aigle-rouge, je vous prends à témoin que j’aurai protesté contre l’arbitraire conduite du comte Axël d’Auërsperg, mon cousin, lequel, ayant dépassé, envers moi, toutes mesures en menaces, en fanfaronnades et en outrages, me met en l’urgente et absolue nécessité… d’attenter à sa vie.
Altières paroles : à quand l’action ?
Cette fois, c’est moi qui vous attends, monsieur.
Me voici.
Eh ! mais… je sens — que je suis perdu.
Le cœur est traversé. Tout est fini.
Passant, — tu es passé. Te voici, t’abîmant dans l’Impensable. En ton étroite suffisance ne s’affinèrent, durant tes jours, que les instincts d’une animalité réfractaire à toute sélection divine ! Rien ne t’appela, jamais, de l’Au-delà du monde ! Et tu t’es accompli. Tu tombes au profond de la Mort comme une pierre dans le vide, — sans attirance et sans but. La vitesse d’une telle chute, multipliée par le seul poids idéal, est à ce point… sans mesure… que cette pierre, en réalité, n’est plus nulle part. — Disparais donc ! même d’entre mes deux sourcils.
Approchez.
— Merci, mes vieux amis, pour l’anxiété qu’a subie votre tendresse ! — Que l’on rassure herr Zacharias.
— Aux caveaux, près des sépultures, — cette nuit même !
Une fosse est prête, monseigneur : c’était la vôtre, — creusée d’après votre formel désir, autrefois…
Soit : cendre pour cendre.
Maître Janus !
Ah ! je me sens redevenir seulement un homme, en présence de ce vivant.