Axël/3
TROISIÈME PARTIE
§ 1. — Au seuil
Scène première
Maître, c’est un homme que j’ai tué.
Soit.
Pour un secret… que je ne connais pas, — qu’hier j’oubliais, — et qui, depuis une heure, m’obsède, — m’envahit d’un intérêt, dont je croyais avoir brisé la servitude.
— J’ai l’âme distraite jusqu’à trouver étrangères ces paroles dont les lueurs, tant de fois, m’ont ébloui. — C’en est fait ! Quelque chose s’est passé qui m’a rappelé sur la terre. Je le sens en moi, je veux vivre !…
Te voici donc mûr pour l’Épreuve suprême. La vapeur du Sang versé pour de l’Or vient de t’amoindrir l’être : ses fatals effluves t’enveloppent, te pénétrant le cœur — et, sous leur influence pestilente, tu n’es plus qu’un enfant, sachant des paroles. Héritier des instincts de l’homme que tu as tué, les vieilles soifs de voluptés, de puissance et d’orgueil, respirées et résorbées en ton organisme, s’allument au plus rouge de tes veines. Ô redescendu des seuils sacrés, l’ancien mortel va ressusciter dans les méconnaissables yeux de l’Initié coupable ! C’est bien l’Heure. — Elle aussi va venir, celle qui renonça l’idéal Divin pour le secret de l’Or, comme tu vas renoncer, tout à l’heure, à tes sublimes finalités, pour ce méprisable secret. Voici donc en présence la dualité finale des deux races, élues par moi, du fond des âges, pour que soit vaincue, par la simple et virginale Humanité, la double illusion de l’Or et de l’Amour, — c’est-à-dire pour que soit fondée, en un point de Devenir, la vertu d’un Signe nouveau.
Il me semble que je m’éveille d’un songe chaste et pâle, rêvé en des éthers couleur de diamant — et dont le souvenir va s’effacer. Jusqu’ici, j’avais seulement vu la lumière de ce monde de prestiges que cet homme m’a dévoilé : en ce moment toute l’ombre m’en apparaît. Un doute immense me saisit… La Vie appelle ma jeunesse, plus forte que ces pensées trop pures pour l’âge de feu qui me domine ! Ce mort m’a scandalisé,… le sang peut-être… N’importe ! Je veux rompre cette chaîne et goûter à la vie !…
Ainsi, j’aurai passé ma jeunesse en ce donjon perdu, au milieu de ces contrées dont j’ai pris le caractère sauvage, — un sage aussi merveilleux que Janus m’aura élevé plus magnifiquement que les rois, revêtu d’un pouvoir terrible, mais seulement défensif, — je commande en cette épouvantable Forêt ; — je sens, à présent, mon cœur bondir vers ces pays, jardins du monde, aux rivages reflétés par les mers orientales, vers ces palais aux chambres de marbre où s’éventent de blanches princesses enchantées, — et, seigneur des contes hindous, ne sachant où sont ses trésors, je me verrais condamné à languir entre ces murailles, à traquer les bêtes des bois pour distraire mon désespoir ! Non ! Dussé-je avoir recours à ces opérations d’enfer qui, du moins, brisent les obstacles et déchirent les secrets ténébreux, je découvrirai cet or foudroyant !… En demeurer plus longtemps l’étranger… serait de quoi s’aller briser dans un précipice.
Ce n’était pas la peine de naître.
Maître, je sais que, selon la doctrine ancienne, pour devenir tout-puissant il faut vaincre, en soi, toute passion, oublier toute convoitise, détruire toute trace humaine, — assujettir par le détachement. — Homme, si tu cesses de limiter une chose en toi, c’est-à-dire de la désirer, si, par là, tu te retires d’elle, elle t’arrivera, féminine, comme l’eau vient remplir la place qu’on lui offre dans le creux de la main. Car tu possèdes l’être réel de toutes choses en ta pure volonté, et tu es le dieu que tu peux devenir. — Oui, tel est le dogme et l’arcane premier du réel Savoir.
— Eh bien, c’est acheter trop cher le néant : je suis homme ; je ne veux pas devenir une statue de pierre.
Libre à toi : seulement, l’univers ne se prosterne que devant les statues.
De quelle valeur serait la puissance, alors, pour moi ?
Tu tiens donc bien à toi ?
Ah ! n’ayant pas encore franchi les portes sombres, je commence à redouter un monde visionnaire — où toutes mes pensées peuvent rouler dans une vaine démence.
Le fleuve craint de devenir la mer — en s’y perdant.
Non. Le but ne vaut pas le chemin. Quoi ! l’absolu sacrifice pour trouver dans la Mort, peut-être, le Sommeil-sans-rêves ? le Nul ?… — Ah ! je doute bien — des dieux !
Les dieux sont ceux qui ne doutent jamais. Échappe-toi, comme eux, par la foi, dans l’Incréé. Accomplis-toi dans ta lumière astrale ! Surgis ! Moissonne ! Monte ! Deviens ta propre fleur ! Tu n’es que ce que tu penses : pense-toi donc éternel. Ne perds pas l’heure à douter de la porte qui s’ouvre, des instants que tu t’es dévolus en ton germe, et qui te sont laissés. — Ne sens-tu pas ton être impérissable briller au delà des doutes, au delà de toutes les nuits !
Et si la Mort abolit en moi toute mémoire ?
Toute mémoire ? — Et, dès ici, te souviens-tu d’hier ? Ce qui passe, ou change, vaut-il qu’on se le rappelle ? — De quoi voudrais-tu donc te souvenir ?
Les tendances, résultat d’un douteux passé sont, peut-être une mémoire : cependant, qui me garantit de persister, conscient de moi-même, dans le suprême océan des nombres, des espèces, des formes ?
Sache acquérir, dès ici, de pouvoir devenir ce qui, dans l’Au-delà, te menace : — fais-toi comme l’avalanche qui n’est que ce qu’elle entraîne.
Et quelle impulsion certaine centraliserait, selon toi, dans mon être, — celui même de ces forces adverses ?…
Spiritualise ton corps : sublime-toi.
Vois, maître ! comment prendre au sérieux une pensée — que ce misérable éclair de hasard pouvait à jamais interrompre en anéantissant mon être.
Ton être, non : ton devenir, cette besace ! Un grain de sable suffirait à cette œuvre. Et tu hésites à secouer cette dépendance, à t’en délivrer ?
Quelles étranges lueurs jette cette lampe ! C’est la vieille lampe isaïque, trouvée, en Palestine, par les Rose-Croix ? Pensif : Cette flamme qui me regarde a peut-être éclairé Salomon.
Salomon ! — Ce nom éveille, en moi, des mondes de songes ! — Ah ! qui me donnera de découvrir l’Anneau ! tel que, dans le sépulcre inconnu du Prince-des-Mages, il resplendit, quelque part, sous l’Orient !
Le tombeau de Salomon, c’est la poitrine même de celui qui peut concevoir la Lumière-incréée.
La Lumière-incréée, tout homme l’appelle simplement Dieu.
Si tu n’entends pas le sens de certaines paroles, tu périras, simplement, dans l’air qui m’entoure : tes poumons ne supporteront pas son poids étouffant. — Je n’instruis pas : j’éveille. — Alors que tu vagissais dans tes langes, si tu n’eus pas, sous tes paupières fermées, le regard tout empreint de cette Lumière qui pénètre, reconnaît et réfléchit l’Esprit substantiel des choses, l’esprit d’universalité entre les choses, je ne puis te donner ce regard. Si tes yeux sont vivants, si tes pieds sont libres, observe et avance. Nul n’est initié que par lui-même.
Et… deviendrai-je, alors, pareil à ces magiciens des veillées, dont les génies, en secouant des torches sous terre, éclairent de confuses pierreries ? Pourrai-je transmuer les métaux, comme Hermès ? disposer les aimants, comme Paracelse ? — ressusciter les morts, comme Apollonius de Tyane ? Trouverai-je, moi aussi, les pantacles contre les Circonstances-fatales et contre les Terreurs-de-la-Nuit ? les électuaires qui contraignent ou détruisent l’amour ? le Magistère du soleil, par qui l’on gouverne les éléments ? l’Élixir de longue-vie ? comme Raymond Lulle, la Poudre de projection ? comme le Cosmopolite, — la Pierre philosophale ! Serai-je pareil aux mages de la grande légende ?
Les « Mages » réels ne laissent point de nom dans la mémoire des passants et leur sont à jamais inconnus. Leur nombre, depuis les temps, est le même nombre : mais ils forment un seul esprit. Les songeurs que tu viens de nommer furent d’utiles, de sages mortels. — Ce ne furent pas des Délivrés. Les Mages réels, s’ils dédaignent de vivre, — se dispensent aussi de mourir.
Que serait donc un mage ?
Si tu tiens à savoir — même ce que tu demandes — pèse, d’abord, cette question simple et secrète : Comment se fait-il que l’idée même ne te soit pas venue de me croire menacé, moi aussi, en ce danger qui vient de passer tout à l’heure autour de nous ?
C’est vrai !… — Serais-tu ?…
Je suis un homme qui est devant toi. — Quant à ces mots, exhumés du vieux langage hermétique, et que tu prends plaisir à réciter, ils séduisent la jeunesse de ton intelligence par le brillant de leurs sons beaucoup plus que par ce qu’ils signifient. Ils ne te suggèrent que de cérébrales sensualités. Tu es dans l’âge où le scintillement des astres dérobe, à chaque instant, le sentiment du Ciel. — Oublie plutôt des expressions qui, sur tes lèvres, sont purement verbales et dont tu ne saurais encore entendre le sens vivant. Ne joue pas avec elles. Chacune de tes paroles flotte autour de toi quelques instants, puis… te quitte.
— Regarde plutôt les cieux ! Où point de cieux, point d’ailes ! — Transfigure-toi dans leur silencieuse lumière : songe à développer dans la méditation, à purifier, au feu des épreuves et des sacrifices, l’influx infini de ta volonté ! à devenir un adepte dans la Science des forts ! à n’être plus qu’une intelligence affranchie des vœux et des liens de l’instant, en vue de la Loi suréternelle.
Qui peut connaître la Loi ?
Qui peut rien connaître, sinon ce qu’il reconnaît ? Tu crois apprendre, tu te retrouves : l’univers n’est qu’un prétexte à ce développement de toute conscience. La Loi, c’est l’énergie des êtres ! c’est la Notion vive, libre, substantielle, qui, dans le Sensible et l’Invisible, émeut, anime, immobilise ou transforme la totalité des devenirs. — Tout en palpite ! — Exister, c’est l’affaiblir ou la renforcer en soi-même et se réaliser, en chaque pulsation, dans le résultat du choix accompli. — Tu sors de l’Immémorial. Te voici, incarné, sous des voiles d’organisme, dans une prison de rapports. — Attiré par les aimants du Désir, attract originel, si tu leur cèdes, tu épaissis les liens pénétrants qui t’enveloppent. La Sensation que ton esprit caresse va changer tes nerfs en chaînes de plomb ! Et toute cette vieille Extériorité, maligne, compliquée, inflexible — qui te guette pour se nourrir de la volition-vive de ton entité — te sèmera bientôt, poussière précieuse et consciente, en ses chimismes et ses contingences, avec la main décisive de la Mort. La Mort, c’est avoir choisi. C’est l’Impersonnel, c’est le Devenu.
Quelque tendance confuse te presse-t-elle encore de ressaisir la vérité de ton origine ? Épouse, en toi, la destruction de la Nature. Résiste à ses aimants mortels. Sois la privation ! Renonce ! Délivre-toi. Sois ta propre victime ! Consacre-toi sur les brasiers d’amour de la Science-auguste pour y mourir, en ascète, de la mort des phénix. — Ainsi, réfléchissant l’essentielle valeur de tes jours sur la Loi, tous leurs moments, pénétrés de sa réfraction, participeront de sa pérennité. Ainsi, tu annuleras en toi, autour de toi, toute limite ! Et, oublieux à jamais de ce qui fut l’illusion de toi-même, ayant conquis l’idée, — libre enfin, — de ton être, tu redeviendras, dans l’Intemporel, — esprit purifié, distincte essence en l’Esprit Absolu, — le consort même de ce que tu appelles Déité.
Je suis un roi pauvre. Si la splendeur du paternel trésor m’était dévoilée, je pourrais choisir en liberté : — mais quoi ! je n’ai même pas le mérite du sacrifice : le Destin me force à vivre de rêves.
Et de quoi voudrais-tu vivre ? — De quoi vivent les vivants, sinon de mirages, — d’espoirs vils, toujours déçus ? Est-ce donc celui qui peut choisir qui est libre ? Non, celui-là seul est libre qui, ayant pour jamais opté, c’est-à-dire ne pouvant plus faillir, n’est plus contraint d’hésiter. — La liberté n’est, en vérité, que la délivrance. Se plaindre de l’absence du danger, c’est constater la possibilité d’un esclavage : c’est donc appeler la tentation : — daigner cela, c’est déjà succomber. Tu viens d’avoir une pensée terrestre.
Et quand je serais homme, un instant ? La terre est belle ! Mes jeunes veines roulent un sang de flamme. Le grand crime d’aimer et de vivre ! Et toi, qui me crois perdu, souviens-toi : tout retourne à sa cause natale ! De tel côté que j’inclinerai la torche, la flamme, en sa mémoire naturelle, tendra vers les Cieux.
Chaque fois que tu « aimes », tu meurs d’autant. Si tu ne dépouilles à jamais, d’un seul coup, toute miséricorde pour les attirances de l’argile, ton esprit, plus lourd de chaque rêve accompli, sera pénétré par l’Instinct, s’enchaînera dans la Pesanteur, et ton heure une fois révolue, jouet, dans l’Impersonnel, de tous les vents de la Limite, disséminé, conscience éparse en tes anciens désirs, vaines étincelles, tu es strictement perdu. Ne projette donc jamais plus que sur l’Incréée-Lumière la somme de tes actes et de tes pensées.
Je veux l’instant d’oubli : — j’ai droit…
Révoqueras-tu mieux un instant qu’un siècle, en l’éternel ? À quoi les distinguer l’un de l’autre ? — Chacun des moments de ton actualité mouvante est projeté, par toi, circulairement et à jamais. Tu le retrouveras orbiculaire, infinisé en toi-même. Ta personnalité n’est qu’une dette que tu dois acquitter jusqu’à la dernière fibre, jusqu’à la dernière sensation, si tu veux te gagner sur l’immense misère du Devenir.
Ah ! le sage peut bien se distraire de la Sagesse !
L’insensé, seul, peut rêver de fuir ce qu’il aime.
Enfin, j’ai conquis le droit de respirer sur la montagne avant de poursuivre plus haut ! Laisse-moi regarder, au moins comme un adieu, ce que j’abandonne.
Un esprit réellement élevé, c’est-à-dire fendant d’intellectuels éthers de son assomption divine, en demandant la faveur d’un arrêt, d’une chute, serait-il intelligible pour lui-même ? Il est, essentiellement, trop tard, en toi, pour ces ombres de concepts irréels, enveloppées de limbes d’inconscience, en qui se contredit la vitalité du verbe. Celui qui s’arrête sur le seuil et se détourne, orgueilleux des marches gravies, entre et redescend dans son propre regard, quelque vague qu’ait été ce regard, et il a — pour mesure de sa chute — l’orgueil même qu’il a éprouvé de sa dès lors fictive élévation.
Je puis me laisser aller au courant de mes passions sans être entraîné par elles, comme un nageur dans un fleuve.
Un torrent que nul ne remonte : ne te mens pas, cœur tenté ! un Délivré seul peut s’attarder, en effleurant la terre, sans cesser pour cela d’être également aux Cieux, — comme le rayon d’un soleil peut errer ici-bas, et vivifier de sa chaleur bienfaisante, la terre — sans, pour cela, quitter son céleste foyer natal. Deviens un être de lumière, avant de braver… avec un léger sourire, nos crépuscules.
Je suis enveloppé, dis-je, du manteau d’Apollonius ! J’ai la Lampe — et, aussi, le Bâton sacré pour affermir la longue marche ! — À quoi m’auraient servi tant de veilles, d’études, — tant de pensées, hélas ! si j’étais sans avoir même acquis le pouvoir de refouler…
Ici tu es l’hypocrite de ton propre espoir. Autour d’un corps sensuel, le Manteau s’effrange, s’élime et se troue, laissant passer le vent des sépulcres ; dans la main gauche de l’Impudique, la Lampe vacille et décroît, prête à s’éteindre : en la droite de l’Initié qui s’éloigne, le Bâton d’appui s’allège, devenant une branche de bois mort. S’autoriser de l’immunité d’un mérite pour tenter, impunément, des actions inférieures, est-ce donc avoir mérité ? — Si ton esprit est investi d’une force et d’une lueur saintes, cesse à jamais d’admettre, avec complaisance, en lui, la présence de telles pensées. — À chacune de tes idées, même ainsi oiseuses, tu infuses de ton être, et cette idée, par cela même, devient l’un des virtuels moments de l’Apparaître-futur que ta vie enfante et que la Mort te contraindra d’incorporer. Car les entités vibrent en l’infinie gestation de ce qui les totalise, et la Mort met au monde-absolu. Ton existence n’est que l’agitation de ton être en l’occulte utérus où s’élabore ton futur définitif, — ta conception décisive, — le devoir de te reconquérir sur le monde.
Lourd devoir ?
Si tu le veux alléger, tu le pervertis : tu l’enfreins. Espères-tu transiger avec ce qui est sans bornes, et flotter, incertain, dans l’obligation, sans te définir en ta propre angoisse ? Que seraient donc les pratiques disciplinaires de l’ascète, sinon les degrés même de l’affranchissement d’un esprit qui se libère et se retrouve, se récupère et s’élargit en son incommensurable entité ? L’attrait de toute dissipation temporelle n’est qu’un obstacle — aussi dangereux que misérable.
Et — si la parole des fils d’une femme ne portait pas au delà de… ce mensonge d’espace qui enveloppe la terre ? — Non ! non ! Si toute cette menaçante doctrine c’était la grande Vérité, ce serait à la maudire : l’univers ne serait qu’un piège éternel tendu à l’humanité.
Sache une fois pour toujours, qu’il n’est d’autre univers pour toi que la conception même qui s’en réfléchit au fond de tes pensées ; — car tu ne peux le voir pleinement, ni le connaître, en distinguer même un seul point tel que ce mystérieux point doit être en sa réalité. Si, par impossible, tu pouvais, un moment, embrasser l’omnivision du monde, ce serait encore une illusion l’instant d’après, puisque l’univers change — comme tu changes toi-même — à chaque battement de tes veines, — et qu’ainsi son Apparaître, quel qu’il puisse être, n’est, en principe, que fictif, mobile, illusoire, insaisissable.
Et tu en fais partie ! — Où ta limite, en lui ? Où la sienne, en toi ?… C’est toi qu’il appellerait l’ « univers » s’il n’était aveugle et sans parole ! Il s’agit donc de t’en isoler ! de t’en affranchir ! de vaincre, en toi, ses fictions, ses mobilités, son illusoire, — son caractère ! Telle est la vérité, selon l’absolu que tu peux pressentir, car la Vérité n’est, elle-même, qu’une indécise conception de l’espèce où tu passes et qui prête à la Totalité les formes de son esprit. Si tu veux la posséder, crée-la ! comme tout le reste ! Tu n’emporteras, tu ne seras que ta création. Le monde n’aura jamais, pour toi, d’autre sens que celui que tu lui attribueras. Grandis-toi donc, sous ses voiles, en lui conférant le sens sublime de t’en délivrer ! ne t’amoindris pas en t’asservissant aux sens d’esclave par lesquels il t’enserre et t’enchaîne. Puisque tu ne sortiras pas de l’illusion que tu te feras de l’univers, choisis la plus divine. Ne perds pas le temps à tressaillir, ni à somnoler dans une indolence incrédule ou indécise, ni à disputer avec le langage changeant de la poudre et de la vermine. Tu es ton futur créateur. Tu es un Dieu qui ne feint d’oublier sa toute-essence qu’afin d’en réaliser le rayonnement. Ce que tu nommes l’univers n’est que le résultat de cette feintise dont tu contiens le secret. Reconnais-toi ! Profère-toi dans l’Être ! Extrais-toi de la geôle du monde, enfant des prisonniers. Évade-toi du Devenir ! Ta « Vérité » sera ce que tu l’auras conçue : son essence n’est-elle pas infinie, comme toi ! Ose donc l’enfanter la plus radieuse, c’est-à-dire la choisir telle… car elle aura, déjà, précédé de son être tes pensées, devant s’y appeler sous cette forme où tu l’y reconnaîtras !… — Conclus, enfin, qu’il est difficile de redevenir un Dieu — et passe outre : car cette pensée, même, si tu t’y arrêtes, devient inférieure : elle contient une hésitation stérile.
Ceci est la Loi de l’Espérable : c’est l’évidence unique, attestée par notre infini intérieur. Le devoir est donc d’essayer, si l’on est appelé par le dieu que l’on porte ! Et voici que ceux-là qui ont osé, qui ont voulu, qui ont, en confiance natale, embrassé la loi du radical détachement des choses et conformé leur vie, tous leurs actes, et leurs plus intimes pensées, à la sublimité de cette doctrine, affranchissant leur être dans l’ascétisme, — voici que, tout à coup, ces élus de l’Esprit sentent effluer d’eux-mêmes où leur provenir, de toutes parts, dans la vastitude, mille et mille invisibles fils vibrants en lesquels court leur Volonté sur les événements du monde, sur les phases des destins, des empires, sur l’influente lueur des astres, sur les forces déchaînées des éléments ? Et, de plus en plus, ils grandissent en cette puissance, à chaque degré de pureté conquise ! C’est la sanction de l’Espérable. C’est là le seuil du monde occulte.
Oh ! ces torrentielles richesses radieuses ! — ce ne sont même plus des richesses ! non : c’est un talisman.
Quelles puériles paroles, filles de l’Instinct, fumée de la terre, as-tu encore prononcées ? Tu te juges « pauvre », toi, qui d’un regard peux posséder le monde ! Tu veux aussi « acheter » comme les humains, et passer des contrats, agiter des papiers — pour être sûr que tu possèdes une chose ! Ainsi, tu ne te croirais le maître d’un palais par toi contemplé, que si tu devenais, par un traité, le prisonnier de ses pierres, l’esclave de ses valets, l’envie de ses hôtes roulant vers toi des yeux vides ! Alors que tu devrais pouvoir y entrer et que, devant ta seule présence, et ton souverain regard, tous les serviteurs viendraient t’obéir — et que le prétendu « maître » de ce même palais, leur dirait en balbutiant, et incliné devant la lumière de ta face : — « Adressez-vous à lui. » — La maladie de la Jeunesse te trouble-t-elle au point de l’avoir oublié ? — Eh bien, si c’est son ivresse qui te dirige, certes, il est aussi salubre, pour toi, de posséder de sonnantes pièces d’or que des sentences d’illuminé. Si tu peux porter une bourse, il faut la remplir. Mais, voici qu’il faut te décider, puisque te voici déchu jusqu’à pouvoir choisir : détermine-toi. Dis si tu es libre seulement d’exclure de ta pensée la vaine obsession de cet or ? — Tu hésites ? tu vois bien que tu n’es pas libre, n’étant pas délivré.
Les rameaux sont froids de l’Arbre de la Science : quels sont les fruits, enfin, que produisent leurs fleurs glaciales ?
Comprendre, c’est le reflet de créer. — Si tu désires d’autres paroles… N’essayais-tu pas de lire, tout à l’heure ? Reprends ta lecture. Peut-être ce livre te répondra-t-il mieux que moi : — je n’offre que ce qui suffit.
« À toi, si tu le veux, l’Accomplissement ! la Volonté-vibrante, qui brise et transforme les forces de la Nature ! l’empire des forces cachées ! l’auxiliatrice possession de la Vertu, la délivrance des tentations proscrites ! l’amour du Bien pour sa pure sublimité ; la communion avec la Raison-d’être, la Toute-puissance, enfin, sur l’apparent univers — ton ombre ! — vaincu et redevenu Toi-même.
« Alors, génie, emporté par l’Instinct céleste, tu fouleras de tes pieds intrépides les cimes de ces empyrées, parvis de l’Esprit du monde. Pénétré de ton Idéal, passé toi-même en lui, trempé dans les flammes-astrales, rénové par les épreuves, tu seras l’essentiel contemplateur de ton irradiation. Inaccessible aux appels de la Mort et de la Vie, — c’est-à-dire à ce qui est encore toi-même — tu seras devenu, dans la Lumière, une liberté pensante, infaillible, dominatrice. »
Ô promesses fondées sur la bénévole complicité des hasards, — et qui me sont offertes en des expressions d’une impersuasive et téméraire solennité ! Qui me garantit de durer, moi m’efforçant vers lui, jusqu’à cet état de gloire ? Si je m’examine, roseau d’un jour, sujet de l’heure qui passe, que suis-je ? un peu d’humanité… et qu’est-ce que l’Humanité !
Elle t’a donné le sourire avec lequel tu viens, au mépris de ta conscience, d’attenter à sa dignité maternelle.
Suis-je donc un esprit de rebut, un fétu de paille, un enfant ?
Révolte-toi. La montagne aussi est une colère. Voyons la hauteur de la tienne ! — Mais non ; ton âme s’est alourdie du poids mental de cet or ; tu crois te révolter, et tu ne fais qu’obéir aux instincts d’en bas qui déjà bouillonnent en toi, de sorte que ta rébellion n’est, déjà, que la forme même de ton châtiment.
Maître Janus !
Ah ! choisis. J’attends. — Ton seul silence me suffira. Une seule parole d’indifférence ou de courroux, et je t’aurai pour jamais quitté.
§2. — Le renonciateur
Je ne connais pas cet homme qui m’a élevé.
Il s’assoit et rêve.
Forces-vives qui assemblez les lois de la Substance, Êtres occultes en qui se conçoivent les générations des éléments, des hasards, des phénomènes, — oh ! si vous n’étiez pas impersonnels ! Si les termes abstraits, les creux exposants, dont nous voilons vos présences, n’étaient que de vaines syllabes humaines ! Et, dans la chaîne des contacts infinis, s’il était un point où l’Esprit de l’homme, affranchi de toute médiation, pouvait se trouver en un rapport avec votre essence et s’agréger votre énergie ! Pourquoi, pourquoi ne serait-ce donc pas ? Que serait un Infini tronqué de cette possibilité — si probable, si naturelle ?
Au nom de quelle vérité l’Homme pourrait-il condamner une doctrine, si ce n’est au nom d’une autre doctrine, de principes aussi discutables que ceux de la première ? Et, autre âge, autres principes. La Science constate, mais n’explique pas : c’est la fille aînée des chimères ; toutes les chimères sont donc, au même titre que le monde — la plus ancienne ! — quelque chose de plus que le Néant… Brusquement : Ah ! que m’importe ! c’est trop sombre ! je veux vivre ! Je veux ne plus savoir ! — L’or est le hasard, voilà le mot de la Terre. — Sphères de l’Élection sacrée, puisque vous aussi n’êtes jamais que possibles, adieu !
C’est à toi de rendre réel ce qui, sans ton vouloir, n’est que possible. Acceptes-tu la Lumière, l’Espérance et la Vie ?
Non.
Sois donc ton propre apostat. — Baigne de ton esprit la chair. Revêts de tes désirs les lignes des créatures, leur nudité : dissémine-toi ! Multiplie les mailles de tes chaînes ! Deviens-les ! Deviens encore des entrailles ! Goûte aux fruits de réprobation et d’angoisse ; tu en cracheras bientôt la cendre, car ils sont pareils à ceux de la Mer Morte. Enrichis d’une entité de plus le monde noir où souffrent les volontés éteintes qui ne se sont pas éperdument élancées, au dédain de toutes choses, vers l’Incréée-Lumière ! Plus d’espérances hautes, d’épreuves rédemptrices, de surnaturelle gloire ; plus de quiétude intérieure. Tu l’as voulu. Tu es devenu ton justicier et tu te seras précipité toi-même. Adieu.
Scène II
Monseigneur, il arrive ceci que Walter Schwert et le majordome ont rencontré, en chemin, un carrosse. Ils ont dû guider les chevaux jusqu’ici. — C’est une voyageuse en deuil ; elle demande l’hospitalité.
Ah ! cette femme qui, dès son entrée en Forêt, a demandé le chemin du burg, et à qui j’ai envoyé des guides…
Elle a levé son voile un moment, devant le feu, dans la salle basse ; — c’est une jeune femme d’une grande beauté : mais je n’ai jamais vu de visage aussi pâle.
Eh bien, regarde !
Réveille une des filles du château ; qu’on allume des lampes et du feu dans la chambre la moins délabrée. Préviens cette visiteuse que le comte d’Auërsperg la salue.
C’est fait, monseigneur, et je précède cette dame inconnue qui va passer, conduite par Élisabeth, vers la chambre de votre aïeule.
Bien. — Pourquoi n’entends-je pas Ukko ? — Ce serait à lui…
Il est dans l’obituaire, avec Miklaus, Hartwig et herr Zacharias, pour l’ensevelissement. Je dois aller les aider tout à l’heure. Il est bon que cette besogne soit accomplie par nous seuls.
Ah ! c’est juste, — j’avais oublié.
Scène III
Le Voile et le Manteau, tous deux renonciateurs, se sont croisés : l’Œuvre s’accomplit.