Axël/4
QUATRIÈME PARTIE
§ 1. — L’épreuve par l’or et par l’amour
Scène première
L’épitaphe ? la voici : — Ce fut un seigneur insoucieux, qui prisa fort la bonne chère et les belles femmes. Que cette excellente lame, d’ailleurs, intercède pour nous dans la lumière divine !
Moins de bruit, tapageur ! Ce mort a droit au silence.
Je ne donne pas, à l’étourdie, le titre de mort à qui mérita trop peu celui de vivant. Ci repose un brillant misérable, un tas d’assouvissements, qui n’aima ni ne pria jamais. Dès lors, apparu, disparu, rieur ou grave, que nous est-il ? Il s’est moqué de tout : tout se moque de lui. Une dernière pelletée, et bonsoir !
Taisons-nous, Ukko !
C’est un spectre comme un autre, à la fin des fins !
Çà ? je vous défie de tirer, fût-ce à vous deux, un spectre, — de ce sac à vin mis en perce et vidé.
Colères d’enfant ! folles colères d’entêté…
L’indignation, bien natale, ne s’use pas ; elle croît avec la vie ; elle ne se laisse pas travestir du nom de colère. — Va, lions et chacals, s’ils semblent égaux, en tant qu’animaux, savent, de toute éternité, qu’ils ne sont pas de même nature.
Tu nous effrayes, mon garçon.
Vous pensez ce que moi j’ose dire.
Comme tu juges vite les trépassés, toi — qui as encore du lait dans le nez !
Lequel de vous, mort, se soucierait de partager cette fosse ?… Un silence. Vous voyez.
Après tout, ce fut un gentilhomme d’un sang brave.
Son sang le faisait brave, non pas son cœur — et ce fut un gentilhomme — comme un ducat de cuivre, bien frotté, est une pièce d’or. Que vaut la fausse monnaie ? moins que son métal.
Chut !
Qui peut nous entendre ? Une fois ces massives portes de fer refermées, le tonnerre tomberait ici qu’on ne l’entendrait pas, tant ces voûtes sont épaisses ; — le fond se perd dans la montagne.
Je veux dire que ces pierres couvrent des voisins du même nom que lui.
Honorer celui-ci, c’est manquer à ceux-là.
Enfant, son être a coûté, comme le tien, le sang d’un dieu. Tu es dans l’âge de la vigueur ; va, cela passe vite — et, alors, la voix ne s’élève plus si rude contre des mânes. — Aide-moi, plutôt, à planter solidement cette croix dans cette terre fraîche.
Une croix là-dessus ? C’est offrir beaucoup à qui s’en soucierait peu.
Ukko ! nous allons nous fâcher.
Soit : mais je tiens que c’est vous qu’il prierait de se taire, s’il vous entendait. Brisons là, je dois vénérer vos… coutumes. À lui-même : — Et, au fait ! un rayon de soleil ou d’étoile peut faire étinceler même le fumier. Enfonçant la croix sur la fosse : — Donc, à tout hasard !
Voici de l’encens.
Oh ! rien ne pressait encore.
Scène II
Il est bientôt minuit : demain, à pareille heure, je serai loin… Je viens vous dire adieu.
Oh ! vous partez, mon cher maître ?
Monseigneur, nous sommes très âgés : nous eussions bien voulu que votre main nous fermât les yeux, dans quelques jours.
Amis, — amis ! mes vieux enfants ! — il le faut. Pardonnez ! (À Ukko :) Tu commanderas ici, en mon absence — excepté à ceux-ci, que tu aimes et qui t’aiment.
Quoi ! tu ne m’emmènes pas ? Tu ne m’emmènes pas ?
Et ta fiancée, enfant ! et ta patrie ! — Je dois partir, sans vous revoir, au lever du soleil, en ce jour de Pâques. Si vous voulez me faire fête, eh bien, que l’on sonne, dès l’aurore, nos plus belles et anciennes fanfares ; je les entendrai de loin ; cela me rappellera l’autrefois superbe. Cette nuit, si vous n’avez pas sommeil, buvez et chantez ! Enterrez au fond du verre les souvenirs d’ancienne gloire et de ferraille ! — Embrassez-moi.
Adieu, Auërsperg !
J’ai réveillé le maître forestier, le bon père Hans Glück, tout à l’heure, dans la forêt. Tu sais qu’il t’attendra demain, dès l’aube, pour tes fiançailles ?
Ô mon maître !
Mon fils !
Tu trouveras, sur ma table, un parchemin signé d’Axël : à toi ce château, si je n’y reviens plus.
Hélas !
Vos mains, — et adieu. Laissez-moi seul, à présent ; et voici mon dernier ordre : que personne, à l’avenir, ne descende ici.
C’est la dernière fois que nous le voyons.
Lui, dont le regard nous nourrissait !
Ô consternation ! le grand trésor, perdu, perdu ! J’ai vécu trop de jours, moi, depuis ce matin.
Adieu !
Scène III
Cendres, je suis la veille de ce que vous êtes. Un silence. Ici, l’adieu retombe, vide, en son propre écho. — Contempler des ossements, c’est se regarder au miroir. — À quoi bon parler, ici ?
— Ô dormeurs, ô rose-croix, mes devanciers ! S’il est des paroles qui troubleraient vos sommeils, je les oublie, n’ayant pas à fatiguer vos ombres de puériles obsécrations — et l’objet de ma songerie n’étant, devant la Mort, qu’une vanité. Regardant le grand écusson sculpté dans la muraille et sur lequel tombe une effusion de lumière de la lampe : Mais vous, granitiques sphinx aux faces d’or, qui semblez supporter le secret de la Toute-richesse, soyez évoqués, êtres de rêve ! — ô figures d’au delà, je vous adjure, — par la plus effroyable des choses, par l’indifférence du Destin ! Je vous ordonne de relever de son normal silence la solitaire Tête de mort qui aggrave, d’un symbole, le signe d’une race que je résume, afin que cette Tête me donne à entendre, — soit d’une lueur de ses orbites, soit de tel acte miraculeux, d’une parole, — l’énigme de ces pierres radieuses qui ornent son bandeau, — afin qu’elle me révèle ce que signifie, enfin, l’auréole de ces mots sacrés : Altius resurgere spero gemmatus.
Qu’est-ce donc ? Est-ce le cri du vent ? Depuis un instant, je crois entendre… oui… l’escalier est sonore et quelqu’un marche très doucement. — Ukko, sans doute ?… Non ! J’ai défendu tout à l’heure que personne revînt ici.
Une femme ! — J’ai bien vu. C’est une femme. — Ah ! sans doute, celle de cette nuit ! Qu’est-ce donc ? Son flambeau, qu’elle tient au-dessus de sa tête, m’empêche de voir son visage. Elle descend vers ces caveaux perdus… et sans hésiter, comme si elle les connaissait ! — Quelque chose brille et reluit, par instants, dans sa main : — c’est un poignard, je crois. Que signifie ceci ?… Mais, en vérité, son insomnie ressemble à la mienne ! Sa démarche est bien assurée… Il regarde autour de lui. Quelle mystérieuse curiosité s’éveille en moi ? Elle approche… Ah ! je veux savoir !…
Scène IV
Macte animo ! ultima…
… perfulget sola !
Toi, je veux voir la couleur de ton sang !
Eh bien, regarde !
Ô beauté d’une forêt sous la foudre !
Frappe et oublie !
À toi la plus précieuse part — et la vie sauve.
Suis-je donc une complice ?
Ton orgueil a la fièvre. La moitié de telles richesses ne diffère pas de leur totalité.
À l’Allemagne, cet or, si c’est de l’or.
À l’Allemagne ! Non pas. Souriant : Au monde !
Propos subtil, digne des larrons de nuit.
Oublie moins que je t’ai laissée vivre.
L’ai-je demandé ?
Va ! c’est assez de richesses pour acheter beaucoup d’âmes.
Pas assez pour troubler la mienne.
Enfin, qui parle, ici, d’anciennes consciences ? — N’as-tu pas reconnu, par un double attentat, l’hospitalité ? Où m’es-tu donc apparue ? Sous ces lampes et tenant ces pierreries. Était-ce aussi pour les restituer à l’Allemagne ?
Non, puisque, de ma part, ce n’eût jamais été que les lui abandonner. Après un instant : Margrave, ceci n’est chez personne — et je ne suis venue en ce lieu que pour m’y saisir d’un sceptre perdu, car l’excessive quantité de cet or en transfigure le nom. — Quel passant n’a droit, par tous pays, de s’arroger un royal pouvoir, si quelque hasard divin lui en jette l’insigne au-devant des pas ? Sous condition, cependant, qu’il élève le sceptre et commande, attendu qu’alors c’est bien un roi ; s’il en remarque le métal jusqu’à vouloir le diviser, il se crée, tu l’as dit, l’unique devoir d’une humble restitution. — Partager ?… Comment rompre un rayon de lumière ? — Survivre ?… Comment éluder, ici, moi vaincue, d’attester par la mort qu’il m’était, en effet, légitime de tenter cette conquête, puisque, la seule forme en laquelle mon esprit la pouvait concevoir étant réellement souveraine, je ne relevais plus des vulgaires justices ?
À vous donc le sceptre intact et tout entier.
Soit. Qui donc es-tu ?
Qu’importe ! — Adieu.
Oh !… Demeure. Pensive et d’une voix amère : Me fussé-je dessaisie, moi victorieuse ? Non. La visiteuse d’un soir de hasard fût rentrée dans l’orage. J’eusse rejoint mes équipages et mes piqueurs qui m’attendent sur la lisière de votre forêt. — Plus tard, une fois la légende oubliée, j’eusse fait acquérir, par des mandataires lointains, ce manoir qui m’est désormais familier !… Ta générosité ne saurait donc jamais être, à mes yeux, qu’une aumône imméritée, dont le méprisant souvenir avilirait sans cesse les joies et les fiertés futures… Non ! — C’est à moi seule de… disparaître. À elle-même : Avant une heure, j’aurai bu le suc de cet anneau mortel et nous serons délivrés l’un de l’autre.
Mais, vous chancelez — et je vous vois devenir, d’instants en instants, plus pâle. Tout à l’heure, avec ces armes, j’ai dû vous blesser : je le regrette. Je ne voulais que vous tuer. Il faut que l’un des deux survive. — Attendez.
Rien. Vos balles m’ont effleuré la poitrine… à peine. — Laissez !
Ces dentelles mouillées de cette eau glaciale… — l’eau froide empêche le sang de couler. — Appliquez cela, — tenez !
À travers ces vitraux, les astres la couvrent de rayons mystérieux. La Terre me défie et me tente par son apparition. Haut, frémissant tout à coup :
Jeune fille, ce grand trésor — que nous venons de tant dédaigner après l’avoir tant rêvé — ne vaut pas que l’on meure à propos du nom qu’on lui donne. — C’est une circonstance plus vague et plus sombre qui vient, en effet, de te condamner. Pendant que tu parlais, le reflet de ton être m’entrait dans l’âme ; tu t’emparais des battements de mon cœur… et j’ai, déjà, ton ombre sur toutes les pensées. Or, si je porte en moi mon propre exil, je tiens à y rester solitaire. — Je suis celui qui ne veut pas aimer… Mes rêves connaissent une autre lumière ! — Malheur à toi, puisque tu fus la tentatrice qui troublas, par la magie de ta présence, leurs vieux espoirs. — Désormais, je le sens, te savoir au monde m’empêcherait de vivre ! C’est pourquoi j’ai soif de te contempler inanimée… et — que tu puisses ou non le comprendre — c’est pour t’oublier que je vais devenir ton bourreau !
Ô paroles inouïes !
S’il était vrai que toi seul, entre les fils d’une femme, saurais résister au Dieu qui te saisit — jusqu’à lui préférer la destruction de ton propre ciel… Elle tressaille.
Je jure… que je vais fermer tes yeux de paradis !
Oh ! l’instant sublime !… Eh bien ! non ! Il est trop tard. Tu aurais dû frapper sans me laisser entrevoir ton âme aux flamboiements de ces mots surhumains !
Non. Voici des chaînes plus lourdes — et… tu es bien mon prisonnier, cette fois. Essaye donc de te délivrer ! — Ah ! tu vois ? Tu ne peux plus : c’est impossible.
Sois indulgent pour toi-même, enfant ! Est-ce donc pour moi que je veux vivre ! Ne me tue pas. À quoi bon ? je suis inoubliable.
Sais-tu ce que tu refuses ! Toutes les faveurs des autres femmes ne valent pas mes cruautés ! Je suis la plus sombre des vierges. Je crois me souvenir d’avoir fait tomber des anges. Hélas ! des fleurs et des enfants sont morts de mon ombre.
Laisse-toi séduire ! — Je t’apprendrai les syllabes merveilleuses qui enivrent comme les vins de l’Orient ! Je puis t’endormir en des caresses qui font mourir : je sais le secret des plaisirs infinis et des cris délicieux, des voluptés où toute espérance défaille. Oh ! t’ensevelir en ma blancheur, où tu laisserais ton âme comme une fleur perdue sous la neige ! Te voiler de mes cheveux où tu respirerais l’esprit des roses mortes !… Cède. Je te ferai pâlir sous les joies amères ; j’aurai de la clémence pour toi, lorsque tu seras dans ces supplices !… Mon baiser, c’est comme si tu buvais le ciel. Les premiers souffles du printemps sur les savanes sont moins tièdes que mon souffle, — plus pénétrant que la fumée des cassolettes qui brûlaient dans les sérails de Cordoue, plus chargé d’oubli que les senteurs des lames de cèdre clouées, par les magiciens, aux arbres des jardins de Bagdad pour humilier les fleurs divines. Reconnais, dans mes yeux, l’âme des belles nuits, lorsque tu marchais dans les vallées et que tu regardais les cieux : je suis cet exil, aux inconnues étoiles, que tu cherchais ! — Je donnerais tous les trésors pour être le tien éternel. Oh ! quitter la vie sans avoir baigné de larmes tes yeux, ces fiers astres bleus, tes yeux d’espérance ! oh ! sans t’avoir fait frémir sous les profondes musiques de ma voix d’amour ! — Oh ! songe, — ce serait affreux : ce serait impossible. Renoncer à ceci passe mon courage. Abandonne-toi, dis, Axël, — Axël !… Et je te forcerai de balbutier sur mes lèvres les aveux qui font le plus souffrir, — et tous les rêves de tes désirs passeront dans mes yeux pour multiplier ton baiser…
Un silence.
Ton nom, s’il doit brûler les lèvres, que je le redise !…
Sara.
Sara, je ne suis plus solitaire.
Ainsi, tu me laisses vivre ?
Quel serait, parmi les rois, l’insensé qui, de toutes ces astrales pierreries, n’incendierait pas la nuit de tes cheveux ! — À toi seule, à toi, cet amoncellement radieux, ces splendeurs que tu as ressuscitées !… Laisse-moi contempler, seulement, ta pâleur mortelle. — Je veux m’asseoir à tes pieds et souffrir, à mon tour, du mal des humains. — Aimer, c’est cela, sans doute ! N’est-ce pas… Sara ?
Ô jeune homme charmant, qui, malgré l’immodestie de mes paroles, a pressenti sa sœur sacrée ! — Tu es un être inespéré !… Je ne veux d’autre parure que ton regard d’enfant où je suis si belle — et c’est de me voir condamnée à subir tant d’amour que je suis si pâle. — Quant à nos grandes richesses, laissons-nous vivre, avec nos songes étoilés !
Oui, pareille à la statue de l’Adieu, tu devais m’apparaître, en ce deuil, souriante et couverte de pierreries, au milieu des tombeaux. Sous ta chevelure nocturne, tu es comme un lis idéal, tout en fleurs dans les ténèbres.
Quels frémissements ta vue suscite en moi ! Mon amour ? Mes désirs ?… Tu te perds en eux, comme si tu te baignais dans l’Océan. Si tu veux fuir, c’est en eux que tu fuis. Ils te pressent et te pénètrent, ô bien-aimée ! ils te soulèvent et meurent en toi… pour revivre en ta beauté !
Tu sens l’odeur des feuilles dans les clairs automnes, ô mon chasseur ! Tu as mêlé ton être sauvage à toute l’âme des forêts… Chère joie…
Sara, mon amie virginale, mon éternelle sœur, je n’entends plus ce que tu dis, mais ta voix seule… L’enlaçant de ses bras, en un transport : Oh ! la fleur de ton être, ta bouche divine ! En un baiser, devenir… oh ! la lumière de ce sourire, — boire ce souffle du ciel, ton haleine ! ton âme !
Mon âme ? la voici, mon bien-aimé !
Tu as frissonné : — le froid de ces pierres, sans doute.
En haut, de vieilles salles — où des feux, nuit et jour, brûlent…
Non ; c’est de nous seuls que je frissonne. Ne préfères-tu pas attendre ici notre premier soleil ?
Ô vision dont je voudrais mourir ! Mais tu m’apparais inconcevable ! D’où viens-tu ? Quel fut ton être humain jusqu’à… nous ?
Cela t’intéresse ? Oh ! se peut-il !
C’est qu’en vérité, ce que tu demandes, je l’ai oublié. Depuis que je suis comme une impératrice d’Orient, je ne sais plus que toi. Je date d’une heure : ce qui précéda cette heure n’est plus. — Redescendre dans la mémoire de la vie ! tu le veux ?
En quelles inflexions d’amour se joue ta voix de colombe ! Non, — laisse les souvenirs ! — ne disparais pas dans les vaines évidences de la terre ; demeure-moi, plutôt, toujours inconnue !… Que sommes-nous, même dans le passé ? tel rêve de notre désir.
Mon cher époux, voici l’anneau donné à mes aïeules pour gage des nuits nuptiales : regarde ce qui est gravé sur son antique émeraude.
Oui, ce serait à penser… qu’il est un destin !
Certes, et si l’illusion t’en semble belle, va, je l’imagine aussi.
Puisque, mystérieuse, elle paraît s’efforcer, autour de nous, de se réaliser, aidons-la d’une croyance ; elle nous laissera comprendre que nos êtres s’attendaient. Un silence.
J’ai aussi une famille de marbre, dans un manoir, au nord de France. Là dorment mon père Yvain de Maupers, noble paysan, — ainsi que ma mère, une auguste rappelée du Ciel !
— C’est ta jeune mère, n’est-ce pas ? — Oui, tu as ce noble front… et, vois, que de mélancolie ! Oh ! que de fois n’ai-je pas ressenti que sa douce main s’appuyait, invisible, sur la mienne, lorsque j’entrouvrais son livre d’Heures, au monastère !
Elle s’incline : puis à demi-voix.
— Madame, vous le voyez : je donne à votre enfant tout ce que je suis.
Au monastère ?
Je parle d’une abbaye où toute ma jeune vie fut détenue… Je crois me souvenir, même, d’y avoir souffert.
Ah ! le mendiant s’assoira demain sur quelque pierre dispersée de cette bâtisse ! Elle n’est plus. — Le nom de cette abbaye ?
Ô mon frère Axël ! Il est si difficile aux offenses de m’atteindre que la clémence envers elles ne m’est d’aucune gloire. Songe ! Des cœurs condamnés à ce supplice de ne pas m’aimer doivent-ils être encore punis d’un tel malheur ! Et, s’ils furent coupables, en quelque passé plus lointain que la vie, au point de s’être créé cet actuel tourment, ne sont-ils pas assez infortunés d’être d’une telle nature ? Nous ne devons que les plaindre. — Me haïr ? Tu ne saurais excéder, pour eux, ce châtiment.
Pensive, — pendant qu’ils semblent oublieux du grand trésor :
Certes, en ce cloître, j’ai vu des yeux cruels où la Foi ne brûlait qu’en renvoyant la lueur d’une torche de bourreau. À ces yeux, le ciel ne semble pas assez sombre ; ils trouvent utile que la fumée des bûchers s’ajoute à ses nuages. J’ai entendu battre des cœurs menaçants, — où la Crainte, éperdue, d’un Dieu… — de l’idée, n’est-ce pas, qu’ils se font de Dieu ! — s’aveugle, elle-même, jusqu’à se croire l’Amour, — où le « Commencement de la sagesse » se prend, orgueilleux, oubliant sa limite, pour la Sagesse-infinie. — N’espèrent-ils pas que la vengeance, prochaine, de leur blanche évadée, légitimera les prières qu’à cette heure, sans doute, ils adressent pour mon salut ?
Qu’ils me plaignent donc, ou me condamnent… par contenance ! Je leur laisse, en ma redoutable miséricorde, l’indigne pensée qu’ils conçoivent de leur délivrée ! En vérité, de quoi m’accuseraient-elles devant un Dieu, ces consciences faites d’une rigueur défendue, qui ne surent jamais que scandaliser mon espérance ? Mon âme redoute peu ces juges méchants, qui osent affronter, ainsi, la terrible colère de la Colombe. — Ces cœurs voilés ont l’innocence des gouffres, je le sais ! Les gouffres disent aussi : « Je reflète la Lumière ! » Tout reflète la lumière : ils ont donc un vrai tel qu’un autre ; mais… à chacun son infini ! — Va, laisse à leurs propres âmes le soin de se punir ! Moi, je ne daigne punir les gouffres — qu’avec mes ailes.
Le nom de cette abbaye !
— Axël ! fais grâce à cette prison sainte, — au nom des vitraux où la lumière du soir me semblait si belle ! au nom des orgues, qui, sous mes doigts, ont pleuré de si lourds sanglots ! au nom de ces froids jardins, où s’est assise, tant de fois, ma mélancolie !…
Je t’intercède encore au nom d’une toute jeune fille, aussi pâle que nous, mais pareille aux séraphins de l’exil — et dont le cœur, consumé de l’amour natal, était si épris de sacrifices… qu’il me donna la fleur de ses rêves candides, préférant se perdre à se garder !
Grâce ! au nom de cette enfant que j’ai désolée ! Oh ! par ses yeux purs, encore troublés de ma pensée, hélas ! et que son Dieu délivrera, certes, de mon ombre, — par sa tendresse céleste et solitaire, — c’est moi qui te supplie !
Je ne fais grâce à cette demeure et à ses hôtes — qu’en mémoire de cette nuit où je t’ai vue.
Axël ! mon jeune roi !
— Mais, pourquoi ce deuil, en cette nuit de joie, Sara ?…
Je porte le deuil non d’une créature humaine, — je n’en ai pas connue qui méritât ce signe de tristesse, — mais d’une amie plus obscure — oh ! si humble ! si perdue parmi les choses !… Vois, — toi, qui seul peux me comprendre !
Regarde, comme si nous étions seuls sur la terre, perdus entre le rêve et la vie, cette mystérieuse fleur, Axël !
— Vois l’inconsolable rose ! — Elle m’apparut dans un enclos désert, par une aurore de dangers : je m’enfuyais ! C’était au sortir du cloître de Sainte Apollodora. Mes vêtements blancs, arrachés de la fête mystique, se confondaient avec la neige dont les lourds flocons, au tomber des branches de la forêt protectrice, effaçaient les traces de mes pas. Armée, de ce ferme poignard, contre nos semblables et aussi contre les bêtes des bois, et toute frémissante encore de la lumière des cierges, j’écoutais, dans la nuit, les cloches perdues qui rappelaient aux échos du monde la naissance de l’enfant Emmanuël, hélas ! pour qui j’aurais voulu mourir. — Soudain, aux clartés des dernières étoiles, le prodige de cette fleur, victorieuse de l’Hiver à mon exemple, attira mes regards et sa vision me sembla dégagée de moi-même ! L’harmonie entre les choses et les êtres n’est-elle pas infinie ?… Cette royale rose, symbole de mon destin, correspondance familiale et divine, ne devais-je point la rencontrer, dès mes premiers pas ? Son clair miracle saluait mon premier matin de liberté ! C’était comme un avertissement merveilleux, image peut-être fixée d’une seule parole où je m’étais incarnée l’heure précédente. Elle me fit tressaillir, cette fleur, qui me semblait éclose de mon âme ! Sans doute elle reconnut mes lèvres, Axël, lorsqu’au dédain de tous les périls, je lui dis, en un long baiser, mes grands espoirs ! — Muette, sous ma bouche maternelle, je sentis, en mon cœur, qu’elle me suppliait de la cueillir. Doucement, donc, j’arrachai toute sa tige, à travers les dures épines, sur l’arbuste mort d’où elle s’était élancée et qui la supportait. Puis, je réchauffai, sous mon haleine, le souffle de son parfum entre mes mains, — entre mes mains qui tenaient encore cette arme secrète, forgée en de vieux jours.
— Écoute ! Des esprits, — que sais-je… des génies, étaient, certes, enfermés en sa beauté !… Aussitôt, des passages de l’Histoire humaine, jusque-là voilés à mon esprit, s’illuminèrent, en ma mémoire, de significations augustes et surnaturelles. Ainsi, je compris, sans pouvoir m’expliquer même l’intérêt que je prenais à le comprendre, pourquoi cette fleur, ainsi placée, par hasard, entre mes mains, sur la croix de mon poignard, formait un Signe qui avait dissipé, autrefois, comme du sable, les plus fiers et les plus solides empires. Ce Signe, je l’ai bien vu, tout à l’heure, étinceler sur chacun de ces tombeaux, montrant les pistolets jetés à terre, au feu de ces armes traîtres, — lorsque, sur toi…
— Elle t’inspirait, dis-tu, Sara ?
Oh ! mille pensées !… Je me souvenais, par exemple, que l’un des voyants de l’Humanité s’en était tenu à la forme de cette fleur pour exprimer, en ses vers, les cercles sacrés et vermeils des paradis de la nouvelle Espérance ! — Puis, songeant aux hommes moqueurs, je ne pouvais, malgré le froid indicible, résister à sourire — en me rappelant que le plus grave, oh ! le plus industrieux des peuples s’était entre-immolé lui-même, pendant un siècle, pour des roses. — Un silence. Oui, ce fut ma seule compagne et ma mystérieuse amie pendant la longue route ; alors que, vêtue en pèlerin, je marchais, les yeux fixés sur l’étoile qui brille sur tes forêts, pendant que le passant m’outrageait dans le crépuscule ! Et le cher parfum de cette fleur auxiliatrice me ranimait, lorsque avant la première grande ville rencontrée où je vendis à des Juifs mon collier de perles et d’opales, — la faim, les veilles et le sommeil épuisaient mes pieds solitaires.
Oh ! que je brûle mes lèvres sur tes pieds pâles, gloire des marbres futurs !
Au lever des soleils, j’éprouvais en elle qu’il lui semblait plus doux de mourir en ma poitrine que d’en renaître exilée. Voilà pourquoi je porte le deuil de son enchantement, à présent que ses esprits se sont envolés d’elle vers la plus haute essence de sa lumière. Elle a voulu mourir de mon ombre, en m’aimant ! — Laisse, que j’en essuie tes douces paupières !… Vois !… Elle semble revivre ! — Elle prend tes jeunes larmes pour de la rosée ! — Mais plutôt… Non, — non ! je veux l’effeuiller cruellement sur toi, mon chevalier, en présage de tous les abandons que mon amour trouvera pour te ravir !
— Comme je suis heureuse de voir que tu t’intéresses ainsi, pour peu que je t’en parle, au fantôme d’une fleur effacée !…
Je t’aime.
Dis, cher aimé ! Veux-tu venir vers ces pays où passent les caravanes, à l’ombre des palmiers de Kachmyr ou de Mysore ? Veux-tu venir au Bengale choisir, dans les bazars, des roses, des étoffes et des filles d’Arménie, blanches comme le pelage des hermines ? Veux-tu lever des armées — et soulever le nord de l’Iran, comme un jeune Cyaxare ? — Ou, plutôt, si nous appareillions pour Ceylan, où sont les blancs éléphants aux tours vermeilles, les aras de feu dans les feuillages, et d’ensoleillées demeures où tombent les pluies des jets d’eau dans les cours de marbre ? — Veux-tu vivre, durant quelques jours, d’une existence étrange et lointaine, en ces habitations de porcelaine, à Yeddo, où sont les lacs japonais ? Là s’épanouissent, sous la lune, des touffes de fleurs barbares pareilles à des faisceaux de poignards parfumés. Le soir, il nous plairait, peut-être, de revenir, en fumant l’opium dans les tuyaux d’or et de jade, au bercement des palanquins. — Aimes-tu mieux que je me baigne dans les vagues où se mira la grande Carthage, près d’une maison de basalte où brûlent, sur des trépieds d’argent, des parfums ? — Ou si nous visitions les rouges Espagnes ! Oh ! ce doit être triste et merveilleux, les palais de Grenade, le Généralife, les lauriers-roses de Cadix l’Andalouse, les bois de Pampelune, où les citronniers sont si nombreux que les étoiles, à travers les feuillages, en semblent les fleurs d’or ! Et les vestiges des temples sarrasins, l’Art disparu, les villes moroses ! — Et, plus loin, les îles Fortunées, où l’hiver, tout en fleurs, humilie le printemps des autres contrées ! Là, ce sont des rochers que l’aube transfigure en saphirs immenses, et le flot vient y mourir, dans une brume d’or et d’opale, doux comme un dernier baiser. — Si tu le préfères, nous réaliserons des rêves de gloire, nous accomplirons des tâches sublimes ! nous nous ferons bénir par des peuples ! — Mais, si tu le veux aussi, toi l’espingole à l’épaule et moi la harpe à la ceinture, vêtus de riches haillons diaprés, nous irons, en nomades, chanter sur les routes et dans les carrefours des villes de Bohème, comme les tziganes basanés ; je dirai l’avenir aux belles filles, et l’on nous jettera des pièces d’argent dans une sébile, pour notre repas du soir à l’hôtellerie ! Ainsi nous pourrons cheminer, en chantant, depuis le sud du pays des Bulgares jusqu’au détroit de Bab-el-Mandeb. — Veux-tu que nous laissions étinceler, sous nos attelages, les dalles des quais de la Néva, ou du Danube ? — Peut-être il te plairait de voir les danses des femmes de Pologne et de Hongrie, avec des festins et des musiques, au fond des palais ? — Veux-tu, aventuriers hasardeux, sur notre brick aux canons d’acier, en touchant aux archipels, explorer depuis les côtes de Guinée jusqu’aux bords silencieux de l’Hudson ? Ensuite remonter le Nil ? Illuminer l’intérieur des pyramides de Chephrem et d’Osymandias dont nous pouvons doubler le cercle d’or ! Ne pouvons-nous également venir, aux bords du Gange, fonder, nous aussi, quelque religion divine ? Va ! nous ferons des miracles, nous élèverons des temples, et, sans aucun doute, le Ciel même nous obéira. — Si nous allions, quelque jour, cueillir des poisons délicieux en Mélanésie et nous promener à Sumatra, sous les mancenilliers ? — Veux-tu laisser voir mon visage aux rivières qui coulent près de Golconde, de Vishapour ou d’Ophir ? Ou voyager en Nubie sur les bords du Zaijr, la rivière ténébreuse où le soir tombe sans crépuscule ? — Veux-tu venir voir Séleucie, où de saints apôtres ont pris la mer, allant à la conquête du monde ? — Veux-tu vivre à Antioche, parmi les ruines ? — Là, des lierres suppliants arrêtent au passage le pèlerin ! — Mais, plutôt, envolons-nous, comme les alcyons, vers des horizons toujours bleus et calmes, à Corinthe, à Palerme, sous les portiques de Silistria ! — Viens ! nous passerons, en trirèmes, au-dessus de l’Atlantide ! — À moins que nous n’allions contempler, plutôt, les clartés nocturnes, sur la terre d’Idumée ? — Puis, aussi, le septentrion ! — Quel plaisir d’attacher nos patins d’acier sur les routes de la pâle Suède ! ou vers Christiania, dans les sentiers et les fjords éclatants des monts de la Norvège ! — Ne pouvons-nous, encore, aller vivre, perdus en un cottage couvert de neige, dans quelque village du Nord ? — Veux-tu voir les landes désolées du pays de Galles ? les parcs de Windsor, et de la brumeuse Londres ? Rome, la ville sombre des splendeurs ? — le frivole Paris illuminé ? — Comme il doit sembler étrange d’errer dans les rues bariolées de Nuremberg, la patiente ville de minuit ! — Veux-tu troubler le reflet des étoiles dans le golfe de Naples, ou dans les lagunes de Venise, en laissant aller au sillage de la gondole quelque étoffe merveilleuse de Smyrne ou de Bassora ? — Veux-tu voir, heureux ensemble en quelque helvétien chalet, l’aurore briller sur les neiges du Mont-Rose ? — Préfères-tu le hamac des Antilles aux tentes de la Bessarabie ? ou la volupté de l’espace ? Nous laisser emporter tous les deux sur la glace par les rennes, ou sur le sable par les autruches, ou voir, autour d’une tente, dans une oasis de l’ancienne Heptanomide, les dromadaires paisibles et agenouillés ? — Veux-tu nous ensevelir à Pompeia, dans une existence latine, comme si les Césars vivaient encore ? Ou, plus loin, vers le plus sombre Orient ? Viens. J’appuierai mon bras sur le tien, au milieu des pierres qui furent les jardins suspendus de Ninive ! et des ruines qui furent Thèbes, Sardes, Héliopolis, Ancyre, Sicyone, Éleusis — et la ville des mages, Ecbatane ! — Aimes-tu mieux une tour de marbre près de l’Euphrate, ou sous les sycomores de Solyme, ou sur les hauteurs de l’Horeb ? — Veux-tu rêver le rêve oriental et joyeux ? nous établir marchands à Samarcande, et trafiquer ? Tu te feras l’ambassadeur de quelque reine lointaine et tu me rendras visite à Saba. Nous verrons, en rois soucieux, le soleil, le soir, incendier les eaux de la Mer Rouge ! — Mais, si tu le veux, aussi, nous serons simplement amoureux l’un de l’autre et nous irons, dans quelque hutte des Florides, écouter les colibris !… Vois-tu, puisque nous sommes tout-puissants, puisque, maintenant, nous sommes pareils à des rois inconnus, que nous importe de préférer tel rêve entre les rêves ? Et, quant au pays de notre exil, toutes les contrées de la terre ne seront-elles pas, pour nous, l’île de Thulé ?
Enfant ! — Enfant radieuse !
Scène V
— La mer, ô mon bien-aimé, je veux la mer sublime ! Laissons-nous, d’abord, aller vers l’Italie ! vers ses ruines de marbre et de flamme, vers ses golfes illuminés ! Nous épuiserons vite son clair exil. — Ô nuits d’amour dans les palais !… Nous achèterons le plus sombre entre ceux de Florence ; — veux-tu ? Florence doit être aussi belle que le fut Palmyre !
Le maître s’en va du burg en décombres,
Adieu, soifs d’amours, d’or et de combats !
Nous sommes très vieux et, bientôt, là-bas,
Nous serons des ombres.
Mes serviteurs veillent cette nuit. — C’est à ma prière qu’ils boivent et chantent ; ils saluent le départ… d’un étranger.
Aussitôt que le petit jour frappera ces vitraux, enfuyons-nous au pays de l’Espérance ! Comme oppressée à l’idée de joies futures, et fermant les yeux, elle appuie sa main contre le marbre d’une tombe : — Ô volupté de vivre !
Adieu l’orgueil noir du Passé de fer :
Avec nous s’éteint sa lueur profonde !
Pareil au coucher d’un soleil d’hiver,
Tu meurs, ancien monde.
— Le jour ! l’aurore ! Axël !… — Regarde ! Quel avenir levant !
Va ! tu nous suivras dans le grand sommeil,
Avenir ! — Buvons, puisqu’ainsi tout change ! —
Et que sonne, enfin, le clairon de l’Ange…
S’il est un réveil !
— Partons ! c’est l’heure ; enveloppons-nous de nos manteaux. — Là-bas, sous le feuillage violet, des rayons font étinceler, déjà, nos fourrures, nos armes ; — l’attelage frappe du pied dans la rosée. Ô mon jeune amant ! comme il va nous emporter sous les branches embaumées d’orage ! Nous voici, fuyant dans une brume radieuse : — bientôt c’est une chaumière qui nous apparaît, au chant des oiseaux, avec son toit de mousse et baignée de mille perles. — Quel bonheur de boire ensemble, en nous souriant, debout, dans l’herbe parsemée de feuilles tombées, le lait matinal ! — Et nous fuyons ! Bientôt voici des humains, sur les routes ! puis un village !… puis une ville !… des villes ! puis le soleil ! puis le monde !
Sara ! je te remercie — de t’avoir vue. L’attirant entre ses bras : Je suis heureux, ô ma liliale épousée ! ma maîtresse ! ma vierge ! ma vie ! je suis heureux que nous soyons ici, ensemble, pleins de jeunesse et d’espérance, pénétrés d’un sentiment vraiment immortel, seuls, dominateurs inconnus, et tout rayonnants de cet or mystérieux, — perdus, au fond de ce manoir, pendant cette effrayante nuit.
Là-bas, tout nous appelle, Axël, mon unique maître, mon amour ! La jeunesse, la liberté ! le vertige de notre puissance ! Et — qui sait, de grandes causes à défendre… tous les rêves à réaliser !
§ 2. — L’option suprême
À quoi bon les réaliser ?… ils sont si beaux !
Mon bien-aimé, que veux-tu dire ?
Laisse tomber ces draperies, Sara : j’ai assez vu le soleil. Un silence.
Pâle, — et les yeux fixés à terre, — il médite quelque projet.
Sans doute, un dieu me jalouse en cet instant, moi qui peux mourir.
Axël, Axël, m’oublies-tu déjà, pour des pensées divines ?… Viens, voici la terre ! viens vivre !
Vivre ? Non. — Notre existence est remplie, — et sa coupe déborde ! — Quel sablier comptera les heures de cette nuit ! L’avenir ?… Sara, crois en cette parole : nous venons de l’épuiser. Toutes les réalités, demain, que seraient-elles, en comparaison des mirages que nous venons de vivre ? À quoi bon monnayer, à l’exemple des lâches humains, nos anciens frères, cette drachme d’or à l’effigie du rêve, — obole du Styx — qui scintille entre nos mains triomphales !
La qualité de notre espoir ne nous permet plus la terre. Que demander, sinon de pâles reflets de tels instants, à cette misérable étoile, où s’attarde notre mélancolie ? La Terre, dis-tu ? Qu’a-t-elle donc jamais réalisé, cette goutte de fange glacée, dont l’Heure ne sait que mentir au milieu du ciel ? C’est elle, ne le vois-tu pas, qui est devenue l’Illusion ! Reconnais-le, Sara : nous avons détruit, dans nos étranges cœurs, l’amour de la vie — et c’est bien en réalité que nous sommes devenus nos âmes ! Accepter, désormais, de vivre ne serait plus qu’un sacrilège envers nous-mêmes. Vivre ? les serviteurs feront cela pour nous.
Rassasiés pour une éternité, levons-nous de table et, en toute justice, laissons aux malheureux dont la nature est de ne pouvoir mesurer qu’à la Sensation la valeur des réalités, le soin de ramasser les miettes du festin. — J’ai trop pensé pour daigner agir !
Ce sont là des paroles surhumaines : comment oser les comprendre ! — Axël, ton front doit brûler ; tu as la fièvre : laisse ma douce voix te guérir !
Mon front ne brûle pas ; je ne parle pas vainement — et la seule fièvre dont il faille, en effet, nous guérir est celle d’exister. — Chère pensée, écoute ! et, toi-même décideras, ensuite. — Pourquoi chercher à ressusciter une à une des ivresses dont nous venons d’éprouver la somme idéale et vouloir plier nos si augustes désirs à des concessions de tous les instants où leur essence même, amoindrie, s’annulerait demain sans doute ? Veux-tu donc accepter, avec nos semblables, toutes les pitiés que Demain nous réserve, les satiétés, les maladies, les déceptions constantes, la vieillesse et donner le jour encore à des êtres voués à l’ennui de continuer ?… Nous, dont un Océan n’apaiserait pas la soif, allons-nous consentir à nous satisfaire de quelques gouttes d’eau, parce que tels insensés ont prétendu, avec d’insignifiants sourires, qu’après tout c’était la sagesse ? Pourquoi daigner répondre amen à toutes ces litanies d’esclaves ? — Fatigues bien stériles, Sara ! et peu dignes de succéder à cette miraculeuse nuit nuptiale où, vierges encore, nous nous sommes cependant à jamais possédés !
Ah ! c’est presque divin ! Tu veux mourir.
Tu vois le monde extérieur à travers ton âme : il t’éblouit ! mais il ne peut nous donner une seule heure comparable, en intensité d’existence, à une seconde de celles que nous venons de vivre. L’accomplissement réel, absolu, parfait, c’est le moment intérieur que nous avons éprouvé l’un de l’autre, dans la splendeur funèbre de ce caveau. Ce moment idéal, nous l’avons subi : le voici donc irrévocable, de quelque nom que tu le nommes ! Essayer de le revivre, en modelant, chaque jour, à son image, une poussière, toujours décevante, d’apparences extérieures, ne serait que risquer de le dénaturer, d’en amoindrir l’impression divine, de l’anéantir au plus pur de nous-mêmes. Prenons garde de ne pas savoir mourir pendant qu’il en est temps encore.
Oh ! le monde extérieur ! Ne soyons pas dupes du vieil esclave, enchaîné à nos pieds, dans la lumière, et qui nous promet les clefs d’un palais d’enchantements, alors qu’il ne cache, en sa noire main fermée, qu’une poignée de cendres ! Tout à l’heure, tu parlais de Bagdad, de Palmyre, que sais-je ? de Jérusalem. Si tu savais quel amas de pierres inhabitables, quel sol stérile et brûlant, quels nids de bêtes immondes sont, en réalité, ces pauvres bourgades, qui t’apparaissent, resplendissantes de souvenirs, au fond de cet Orient que tu portes en toi-même ! Et quelle tristesse ennuyée te causerait leur seul aspect !… Va, tu les as pensées ? il suffit : ne les regarde pas. La terre, te dis-je, est gonflée comme une bulle brillante, de misère et de mensonges, et, fille du néant originel, crève au moindre souffle, Sara, de ceux qui s’en approchent ! Éloignons-nous d’elle, tout à fait ! brusquement ! dans un sursaut sacré !… Le veux-tu ? Ce n’est pas une folie : tous les dieux qu’adora l’Humanité l’ont accompli avant nous, sûrs d’un Ciel, du ciel de leurs êtres !… Et je trouve, à leur exemple, que nous n’avons plus rien à faire ici.
Non ! c’est impossible !… Ce n’est plus véritable ! — C’est inhumain plutôt même que surhumain ! Mon amant ! pardonne ! j’ai peur ! Tu me donnes le vertige. — Oh ! je défendrai la vie ! Songe ! mourir — ainsi ? Nous, jeunes et pleins d’amour, maîtres d’une souveraine opulence ! beaux et intrépides ! tout radieux d’intelligence, de noblesse et d’espoirs ! Quoi ! tout de suite ? Sans voir le soleil, une fois encore — et lui dire adieu ! Songe ! C’est si terrible !… Veux-tu — demain ? Peut-être, demain, serai-je plus forte, n’étant plus à moi-même !
Ô ma bien-aimée ! Sara ! Demain, je serais le prisonnier de ton corps splendide ! Ses délices auront enchaîné la chaste énergie qui m’anime en cet instant ! Mais bientôt, puisque c’est une loi des êtres, si nos transports allaient s’éteindre, et si quelque heure maudite devait sonner, où notre amour pâlissant, dissipé en ses propres flammes…
Oh ! n’attendons pas cette heure triste. — Notre résolution n’est-elle pas si sublime qu’il ne faut pas laisser à nos esprits le temps de s’en réveiller.
Un profond silence.
Je tremble : — mais c’est peut-être d’orgueil, aussi !… Certes, si tu persistes, je t’obéirai ! je te suivrai dans la nuit inconnue. — Pourtant, souviens-toi de la race humaine !
L’exemple que je lui laisse vaut bien ceux qu’elle m’a donnés.
Ceux qui luttent pour la Justice disent que — se tuer, c’est déserter.
Sentence de mendiants, pour qui Dieu n’est qu’un gagne-pain.
Peut-être serait-il plus beau de songer au bien de tous !
L’univers s’entre-dévore ; à ce prix est le bien de… tous.
Quoi ! renoncer à tant de joies ?… Abandonner ce trésor à ces ténèbres ! n’est-ce pas cruel !
L’homme n’emporte dans la mort que ce qu’il renonça de posséder dans la vie. En vérité — nous ne laissons ici qu’une écorce vide. Ce qui fait la valeur de ce trésor est en nous-mêmes.
Nous savons ce que nous quittons : non pas ce que nous allons trouver !
Nous retournons, purs et forts, vers ce qui nous inspire l’héroïsme vertigineux de l’affronter.
Entends-tu le rire du genre humain, s’il apprenait jamais la ténébreuse histoire, la folie surhumaine de notre mort ?
Laissons les apôtres du Rire dans l’épaisseur. La vie, tous les jours, se charge de les bâtonner de son châtiment.
Mourir !
Ô bien-aimée ! je ne te propose pas de me survivre, tant je suis persuadé que tu ne te soucies déjà plus, en ta conscience, de ce leurre misérable qu’on appelle « vivre ».
Il regarde autour de lui, comme cherchant des yeux le poignard.
Non. J’ai, dans cet anneau, sous cette émeraude, un foudroyant poison : cherchons une coupe entre les plus belles, parmi ces orfèvreries… et qu’il en soit fait selon ta volonté.
Ô fleur du monde !
Quel beau soleil !
Veux-tu nous promener dans la plaine, en cueillant des fleurs de ce printemps ? Quelle joie de sentir le vent du matin dans nos cheveux ! Viens ! nos lèvres se toucheront sur la même primevère !…
Non. Je t’aime plus que la vue du soleil : nos lèvres toucheront leurs empreintes sur le bord radieux de cette coupe ! — Voici mon anneau… de fiancée, aussi !
La rosée tombe encore ; quelques-unes de ses claires larmes suffiront pour dissoudre ce poison dans ce calice sacré !
Ainsi, le ciel sera de complicité avec notre suicide !
En joie ! en joie !
Sus aux grands arbres dont la mort nous donne le pain !
Aux approches matinales, sous les ombrages d’or,
Bûcheron, réveilleur des oiseaux, écoute !
Le vent, les voix, les feuilles, les ailes !
Tout chante, au fond des bois :
Gloire à Dieu !
Les entends-tu ? Dieu ? disent-ils ! — Eux aussi, les tueurs de forêts !
Laisse une belle syllabe tomber en paix dans l’âme des derniers bois !
J’ai tenu la hache, aussi ! mais — je n’ai pas frappé.
Sur le versant des monts fleuris
Voici la fiancée !
La rosée, au bas de sa robe blanche,
Jette une broderie de perles ;
Salut à mon jeune amour !
— Ils se baissent devant les vierges,
Les yeux d’un enfant germain
C’est pourquoi ses pas sonneront sur la terre.
Ce sont des enfants qui s’épousent ! Prononce, vers eux, une parole de bonheur : quelque pensée leur venant de toi, Sara, les rendra, sans douter plus charmants encore l’un pour l’autre !
Ô vous, les insoucieux, qui chantez, là-bas, sur la colline… soyez bénis !
Les lueurs de cette lampe nuptiale pâlissent devant les rayons du jour ! Elle va s’éteindre. Nous aussi.
Vieille terre, je ne bâtirai pas les palais de mes rêves sur ton sol ingrat : je ne porterai pas de flambeau, je ne frapperai pas d’ennemis.
Puisse la race humaine, désabusée de ses vaines chimères, de ses vains désespoirs, et de tous les mensonges qui éblouissent les yeux faits pour s’éteindre — ne consentant plus au jeu de cette morne énigme, — oui, puisse-t-elle finir, en s’enfuyant indifférente, à notre exemple, sans t’adresser même un adieu.
Maintenant, puisque l’infini seul n’est pas un mensonge, enlevons-nous, oublieux des autres paroles humaines, en notre même Infini !