Béatrice
Béatrice
Τὴν ψυχήν, Ἀγάθωνα φιλῶν, ἐπὶ χείλεσιν ἔσχον·
ἦλθε γὰρ ἡ τλήμων ὡς διαβησομένη.
PLATON.
Mais je ne puis plus sangloter, car l’affreuse terreur me serre la gorge quand j’entends mes sanglots ; que Dieu me retire la conscience avant le son de mon râle qui va venir ! Mes doigts faiblissent ; il est temps d’écrire ; j’ai lu assez longtemps le dialogue de Phédon, — mes pensées ne s’unissent plus qu’avec peine, et j’ai hâte de faire ma confession muette : l’air de la terre n’entendra plus ma voix.
Une tendre amitié m’avait dès longtemps rapproché de Béatrice. Toute petite, elle venait dans la maison de mon père, grave déjà, avec des yeux profonds, étrangement mouchetés de jaune. Sa figure était légèrement anguleuse, les méplats accusés, et la peau d’un blanc mat comme un marbre auquel un praticien n’aurait jamais touché, mais où le statuaire lui-même a mis la forte écriture de son ciseau. Les lignes couraient sur des arêtes vives, jamais adoucies par le trois-quarts ; et quand une émotion rougissait son visage, on eût dit d’une figure d’albâtre intérieurement éclairée par une lampe rose.
Elle était gracieuse, assurément, mais d’une souplesse dure, car la marque de son geste était si nette qu’elle restait fixée dans les yeux ; quand elle tordait ses cheveux sur son front, la symétrie parfaite de ses mouvements paraissait l’attitude votive d’une déesse immobile, bien différente de la fuite rapide des bras de jeunes filles, qui semble un battement d’ailes à peine soulevées. Pour moi, que l’étude des choses grecques plongeait dans la contemplation antique, Béatrice était un marbre antérieur à l’art humain de Phidias, une figure sculptée par les vieux maîtres Éginètes, suivant les règles immuables de l’harmonie supérieure.
Nous avions lu longtemps ensemble les immortels poètes des Grecs, mais surtout nous avions étudié les philosophes des premiers temps, et nous pleurions les poèmes de Xénophane et d’Empédocle, que nul œil humain ne verra plus. Platon nous charmait par la grâce infinie de son éloquence, quoique nous eussions repoussé l’idée qu’il se faisait de l’âme, jusqu’au jour où deux vers que ce divin sage avait écrits dans sa jeunesse me révélèrent sa véritable pensée et me plongèrent dans le malheur.
Voici ce terrible distique qui frappa un jour mes yeux dans le livre d’un grammairien de la décadence :
Tandis que je baisais Agathon, mon âme est venue sur mes lèvres :
Elle voulait, l’infortunée, passer en lui !
Dès que j’eus saisi le sens des paroles du divin Platon, une lumière éclatante se fit en moi. L’âme n’était point différente de la vie : c’était le souffle animé qui peuple le corps ; et, dans l’amour, ce sont les âmes qui se cherchent lorsque les amants se baisent sur la bouche : l’âme de l’amante veut habiter dans le beau corps de celui qu’elle aime, et l’âme de l’amant désire ardemment se fondre dans les membres de sa maîtresse. Et les infortunés n’y parviennent jamais. Leurs âmes montent sur leurs lèvres, elles se rencontrent, elles se mêlent, mais elles ne peuvent pas émigrer. Or, y aurait-il un plaisir plus céleste que de changer de personnes en amour, que de se prêter ces vêtements de chair si chaudement caressés, si voluptueusement voulus ? Quelle étonnante abnégation, quel suprême abandon que de donner son corps à l’âme d’une autre, au souffle d’un autre ! Mieux qu’un dédoublement, mieux qu’une possession éphémère, mieux que le mélange inutile et décevant de l’haleine ; c’est le don supérieur de la maîtresse à son amant, le parfait échange si vainement rêvé, le terme infini de tant d’étreintes et de morsures.
Or j’aimais Béatrice, et elle m’aimait. Nous nous l’étions dit souvent, tandis que nous lisions les mélancoliques pages du poète Longos, où les couplets de prose tombent avec une cadence monotone. Mais nous ignorions autant l’amour de nos âmes que Daphnis et Chloé ignoraient l’amour de leurs corps. Et ces vers du divin Platon nous révélèrent le secret éternel par où les âmes amantes peuvent se posséder parfaitement. Et dès lors, Béatrice et moi nous ne pensâmes plus qu’à nous unir ainsi pour nous abandonner l’un à l’autre.
Mais ici commença l’indéfinissable horreur. Le baiser de la vie ne pouvait nous marier indissolublement. Il fallait que l’un de nous se sacrifiât à l’autre. Car le voyage des âmes ne saurait être une migration réciproque. Nous le sentions bien tous deux, mais nous n’osions nous le dire. Et j’eus l’atroce faiblesse, inhérente à l’égoïsme de mon âme d’homme, de laisser Béatrice dans l’incertitude. La sculpturale beauté de mon amie se mit à décliner. La lampe rose cessa de s’allumer à l’intérieur de son visage d’albâtre. Les médecins donnèrent à son mal le nom d’anémie ; mais je savais que c’était son âme qui se retirait de son corps. Elle évitait mes regards anxieux avec un sourire triste. L’amaigrissement de ses membres devint excessif. Son visage fut bientôt si pâle que les yeux seuls y brillaient d’un feu sombre. Les rougeurs apparaissaient et s’évanouissaient sur ses joues et ses lèvres comme les dernières vacillations d’une flamme qui va s’éteindre. Alors je sus que Béatrice allait m’appartenir entièrement dans peu de jours, et malgré ma tristesse infinie une joie mystérieuse s’étendit en moi.
Le dernier soir, elle m’apparut sur les draps blancs comme une statue de cire vierge. Elle tourna lentement sa figure vers moi, et dit : « Au moment ou je mourrai, je veux que tu me baises sur la bouche et que mon dernier souffle passe en toi ! »
Je crois que je n’avais jamais remarqué combien sa voix était chaude et vibrante ; mais ces paroles me donnèrent l’impression d’un fluide tiède qui me toucherait. Presque aussitôt ses yeux suppliants cherchèrent les miens, et je compris que l’instant était venu. J’attachai mes lèvres sur les siennes pour boire son âme.
Horreur ! infernale et démoniaque horreur ! Ce n’est pas l’âme de Béatrice qui passa en moi, c’est sa voix ! Le cri que je poussai me fit chanceler et blêmir. Car ce cri aurait dû s’échapper des lèvres de la morte, et c’est de ma gorge qu’il jaillissait. Ma voix était devenue chaude et vibrante, et elle me donnait l’impression d’un fluide tiède qui me toucherait. J’avais tué Béatrice et j’avais tué ma voix ; la voix de Béatrice habitait en moi, une voix tiède d’agonisante qui me terrifiait.
Mais aucun des assistants ne parut s’en apercevoir : ils s’empressaient autour de la morte pour accomplir leurs fonctions.
La nuit vint, silencieuse et lourde. Les flammes des cierges montaient tout droit et très haut, léchant presque les tentures pesantes. Et le dieu de la Terreur avait étendu sa main sur moi. Chacun de mes sanglots me faisait mourir de mille morts : il était exactement semblable aux sanglots de Béatrice quand, devenue inconsciente, elle se lamentait de mourir. Et, tandis que je pleurais, agenouillé près du lit, le front sur les draps, c’étaient ses pleurs à elle qui semblaient s’élever en moi, sa voix passionnée qui semblait flotter dans l’air, plaignant sa misérable mort.
N’aurais-je pas dû le savoir ? La voix est éternelle ; la parole ne périt pas. Elle est la migration perpétuelle des pensées humaines, le véhicule des âmes ; les mots gisent desséchés sur les feuilles de papier, comme les fleurs dans un herbier ; mais la voix les fait revivre de sa propre vie immortelle. Car la voix n’est autre chose que le mouvement des molécules de l’air sous l’impulsion d’une âme ; et l’âme de Béatrice était en moi, mais je ne pouvais comprendre et sentir que sa voix.
Maintenant que nous allons être délivrés, ma terreur s’apaise ; mais elle va se renouveler ; je la sens arriver, cette horreur inexprimable ; la voici qui nous saisit — car je râle, — et mon râle, qui est chaud et vibrant, plus tiède que l’eau de ma baignoire, c’est le râle de Béatrice !