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L’Homme voilé

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Ollendorff (p. 71-78).


L’Homme voilé


Du concours de circonstances qui me perd, je ne puis rien dire ; certains accidents de la vie humaine sont aussi artistement combinés par le hasard ou les lois de la nature que l’invention la plus démoniaque : on se récrierait, comme devant le tableau d’un impressionniste qui a saisi une vérité singulière et momentanée. Mais si ma tête tombe, je veux que ce récit me survive et qu’il soit dans l’histoire des existences une étrangeté vraie, comme une ouverture blafarde sur l’inconnu.

Quand j’entrai dans ce terrible wagon, il était occupé par deux personnes. L’une, tournée, enveloppée de couvertures, dormait profondément. La couverture supérieure était mouchetée de taches, à fond jaune, comme une peau de léopard. On en vend beaucoup de semblables aux rayons d’articles de voyage : mais je puis dire tout de suite qu’en la touchant plus tard je vis que c’était vraiment la peau d’un animal sauvage ; de même le bonnet de la personne endormie, lorsque je le détaillai avec la puissance de vision suraiguë que j’obtins, me parut être d’un feutre blanc infiniment délicat. L’autre voyageur, d’une figure sympathique, paraissait avoir juste franchi la trentaine ; il avait d’ailleurs la tournure insignifiante d’un homme qui passe confortablement ses nuits en chemin de fer.

Le dormeur ne montra pas son billet, ne tourna pas la tête, ne remua pas pendant que je m’installais en face de lui. Et lorsque je me fus assis sur la banquette, je cessai d’observer mes compagnons de voyage pour réfléchir à diverses affaires qui me préoccupaient.

Le mouvement du train n’interrompit pas mes pensées ; mais il dirigeait leur courant d’une curieuse façon. Le chant de l’essieu et des roues, la prise des rails, le passage sur les jonctions des rails, avec le soubresaut qui secoue périodiquement les voitures mal suspendues se traduisait par un refrain mental. C’était une sorte de pensée vague qui coupait à intervalles réguliers mes autres idées. Au bout d’un quart d’heure, la répétition touchait à l’obsession. Je m’en débarrassai par un violent effort de volonté ; mais le vague refrain mental prit la forme d’une notation musicale que je prévoyais. Chaque heurt n’était pas une note, mais l’écho à l’unisson d’une note conçue d’avance, à la fois crainte et désirée ; si bien que ces heurts éternellement semblables parcouraient l’échelle sonore la plus étendue, correspondant, en vérité, avec ses octaves superposées que le gosier d’aucun instrument n’eût pu atteindre, aux étages de suppositions qu’entasse souvent la pensée en travail.

Je finis par prendre un journal pour essayer de rompre le charme. Mais les lignes entières se détachaient des colonnes, lorsque je les avais lues, et venaient se replacer sous mon regard avec une sorte de son plaintif et uniforme, à des intervalles que je prévoyais et ne pouvais modifier. Je m’adossai alors à la banquette, éprouvant un singulier sentiment d’angoisse et de vide dans la tête.

C’est alors que j’observai le premier phénomène qui me plongea dans l’étrange. Le voyageur de l’extrémité du wagon, ayant relevé sa banquette et assujetti son oreiller, s’étendit et ferma les yeux. Presque au même moment le dormeur qui me faisait face se leva sans bruit et tendit sur le globe de la lampe le petit rideau bleu à ressort. Dans ce mouvement, j’aurais dû voir sa figure — et je ne la vis pas. J’aperçus une tache confuse, de la couleur d’un visage humain, mais dont je ne pus distinguer le moindre trait. L’action avait été faite avec une rapidité silencieuse qui me stupéfia. Je n’avais pas eu le temps de voir le dormeur debout que déjà je n’apercevais plus que le fond blanc de son bonnet audessus de la couverture tigrée. La chose était insignifiante, mais elle me troubla. Comment le dormeur avait-il pu comprendre si vite que l’autre avait fermé les yeux ? Il avait tourné sa figure vers moi, et je ne l’avais pas vue ; la rapidité et le mystère de son geste étaient inexprimables.

Une ombre bleue flottait maintenant entre les banquettes capitonnées, à peine interrompue de temps à autre par le voile de lumière jaune jeté du dehors par un fanal à l’huile.

Le cercle de pensées qui me hantait revint à mesure que le battement du train croissait dans le silence. L’inquiétude du geste l’avait fixé, et des histoires d’assassins en chemin de fer surgissaient de l’obscurité, lentement modifiées à la façon de mélopées. La peur cruelle m’étreignait le cœur ; plus cruelle, parce qu’elle était plus vague, et que l’incertitude augmente la terreur. Visible, palpable, je sentais se dresser l’image de Jud — une face maigre avec des yeux caves, des pommettes saillantes et une barbiche sale — la figure de l’assassin Jud, qui tuait, la nuit, dans des wagons de premières et qu’on n’a jamais repris après son évasion. L’ombre m’aidait à transporter cette figure sur la forme du dormeur, à peindre des traits de Jud la tache confuse que j’avais vue à la lampe, à m’imaginer sous la couverture tigrée un homme tapi, prêt à bondir.

J’eus alors la tentation violente de me jeter à l’autre bout du wagon, de secouer le voyageur endormi, de lui crier mon péril. Un sentiment de honte me retenait. Pouvais-je expliquer mon inquiétude ? Comment répondre au regard étonné de cet homme bien élevé ? Il dormait confortablement, la tête sur l’oreiller, soigneusement enroulé, ses mains gantées, croisées sur sa poitrine : de quel droit irais-je le réveiller parce qu’un autre voyageur avait tiré le rideau de la lampe ? N’y avait-il pas déjà quelque symptôme de folie dans mon esprit, qui s’obstinait à rattacher le geste de l’homme à la connaissance qu’il aurait eue du sommeil de l’autre ? N’étaient-ce pas deux événements différents appartenant à des séries diverses, qu’une simple coïncidence rapprochait ? Mais ma crainte s’y butait et s’y obstinait ; si bien que, dans le silence rythmé du train, je sentais battre mes tempes ; une ébullition de mon sang, qui contrastait douloureusement avec le calme extérieur, faisait tournoyer les objets autour de moi, et des événements futurs et vagues, mais avec la précision devinée de choses qui sont sur le point d’arriver, traversaient mon cerveau dans une procession sans fin.

Et tout à coup un calme profond s’établit en moi. Je sentis la tension de mes muscles se relâcher dans un abandon entier. Le tourbillonnement de la pensée s’arrêta. J’éprouvai la chute intérieure qui précède le sommeil et l’évanouissement, et je m’évanouis véritablement les yeux ouverts. Oui, les yeux ouverts et doués d’une puissance infinie dont ils se servaient sans peine. Et la détente était si complète que j’étais à la fois incapable de gouverner mes sens ou de prendre une décision, de me représenter même une idée d’agir qui eût été à moi. Ces yeux surhumains se dirigèrent d’eux-mêmes sur l’homme à la figure mystérieuse, et, bien que perçant les obstacles, ils les percevaient. Ainsi je sus que je regardais à travers une dépouille de léopard et à travers un masque de soie couleur de peau humaine, crêpon couvrant un face basanée. Et mes yeux rencontrèrent immédiatement d’autres yeux d’un éclat noir insoutenable : je vis un homme vêtu d’étoffes jaunes, à boutons qui semblaient d’argent, enveloppé d’un manteau brun : je le savais couvert de la peau de léopard, mais je le voyais. J’entendais aussi (car mon ouïe venait d’acquérir une acuité extrême) sa respiration pressée et haletante, semblable à celle de quelqu’un qui ferait un effort considérable. Mais l’homme ne remuant ni bras ni jambes, ce devait être un effort intérieur ; c’en était un, à coup sûr — car sa volonté annihilait la mienne.

Une dernière résistance se manifesta en moi. Je sentis une lutte à laquelle je ne prenais réellement pas part ; une lutte soutenue par cet égoïsme profond qu’on ne connaît jamais et qui gouverne l’être. Puis des idées vinrent flotter devant mon esprit — idées qui ne m’appartenaient pas, que je n’avais pas créées, auxquelles je ne reconnaissais rien de commun à ma substance, perfides et attirantes comme l’eau noire vers laquelle on se penche.

L’une d’elles était l’assassinat. Mais je ne le concevais plus comme une œuvre pleine de terreur, accomplie par Jud, comme l’issue d’une épouvante sans nom. Je l’éprouvais possible, avec quelque lueur de curiosité et un anéantissement infini de tout ce qui avait jamais été ma volonté.

Alors l’homme voilé se leva, et, me regardant fixement sous son voile couleur de chair humaine, il se dirigea à pas glissants vers le voyageur endormi. D’une main il lui saisit la nuque, fermement, et lui fourra en même temps dans la bouche un tampon de soie. Je n’eus pas d’angoisse, ni le désir d’un cri. Mais j’étais auprès et je regardais d’un œil morne. L’homme voilé tira un couteau du Turkestan mince, effilé, dont la lame évidée avait une rigole centrale, et coupa la gorge au voyageur comme on saigne un mouton. Le sang gicla jusqu’au filet. Il avait enfoncé son couteau du côté gauche, en le ramenant vers lui d’un coup sec. La gorge était béante : il découvrit la lampe, et je vis le trou rouge. Puis il vida les poches et plongea ses mains dans la mare sanglante. Il vint vers moi, et je supportai sans révolte qu’il barbouillât mes doigts inertes et ma figure, où pas un pli ne bougeait.

L’homme voilé roula sa couverture, jeta autour de lui son manteau, tandis que je restais près du voyageur assassiné. Ce mot terrible ne m’impressionnait pas — lorsque soudain je me sentis manquer d’appui, sans volonté pour suppléer la mienne, vide d’idées, dans le brouillard. Et me réveillant par degrés, les yeux collés, la bouche glaireuse, avec ma nuque serrée d’une main de plomb, je me vis seul, au petit jour gris, avec un cadavre ballotant. Le train filait dans une campagne rase, à bouquets d’arbres clairsemés, d’une monotonie intense, — et lorsqu’il s’arrêta après un long sifflement dont l’écho traversait l’air frais du matin, j’apparus stupidement à la portière, avec ma figure barrée de caillots de sang.