Béatrice et Bénédict/Acte I
ACTE PREMIER
Au premier plan, à gauche, un petit bosquet, derrière lequel on peut, des deux côtés, se cacher ou d’où l’on peut se montrer ; tout auprès, un siège de repos. À droite, en face, une statue ; à ses pieds, des fleurs, dont quelques-unes peuvent être cueillies.
Dans le fond, une terrasse, élevée de quelques degrés, ouverte et accessible des quatre côtés, courant en travers de la scène. Du côté des spectateurs, et vers le fond de la scène, elle débouche sur un escalier.
À gauche, la terrasse conduit vers les parties les plus sombres du parc ; à l’entrée se voit une fontaine. À droite, la terrasse conduit au château du gouverneur. Dans la profondeur de la scène, la ville de Messine, en contre-bas.
En perspective, à droite, le palais du gouverneur, sur une colline ; à ses pieds une partie de la ville ; à gauche, la mer.
L’action commence en plein jour, et se poursuit jusqu’à l’arrivée de la nuit. À la fin, la lune se lève ; la lumière se réfléchit sur la mer et les fontaines. Autant que possible, obscurité sur le parc à gauche ; illuminer brillamment le château à droite.
(La droite et la gauche sont prises du point de vue du spectateur.)
ACTE PREMIER
Scène PREMIÈRE
Le More est en fuite. Victoire !
Don Pedro s’est couvert de gloire.
À ses braves, honneur !
Vive la Sicile !
Que les monts et la plaine, et la cour et la ville
Répètent le nom du vainqueur !
Pour ce vaillant, cueillons des roses
À l’ombre des myrtes écloses !
Pour ses nobles guerriers
Tressons des lauriers !
Le More est en fuite. Victoire !
Scène II
Enfin cette guerre est terminée ! Les Mores ont été taillés en pièces, et les survivants ont été trop heureux de pouvoir remonter sur leurs vaisseaux et regagner l’Afrique, d’où ils ne seront pas tentés de revenir. Don Pedro, notre illustre général, arrive aujourd’hui même.
Ah ! mon père, quel bonheur ! et… Claudio le suit, sans doute ?
Assurément ! Claudio n’est-il pas le bras droit du général ?
Il est vrai, le général est si fort engoué de lui…
Au reste, nous allons avoir des détails, on m’annonce un message.
Scène III
Monseigneur, je vous annonce l’arrivée du général. Quand je l’ai quitté, il n’était qu’à trois lieues de Messine.
Combien d’hommes avez-vous perdus dans cette action ?
Très peu, et aucun officier de marque.
Le prix d’une victoire est doublé, quand le vainqueur ramène tout son monde. Je vois, par cette lettre, que Don Pedro a conféré d’éclatants témoignages de satisfaction au jeune Claudio.
Dieu !
Il les a mérités par une conduite à laquelle Don Pedro a rendu justice, et il a été au-delà de ce que promettait son âge. C’est un agneau qui s’est conduit comme un lion.
Veuillez me dire, je vous prie, si le seigneur Matamore est de retour, ou non, de la guerre.
Je ne connais dans l’armée personne de ce nom, madame.
Ma cousine veut parler du seigneur Bénédict.
Oh ! il est de retour, et aussi agréable que jamais. C’est encore un vaillant.
Vaillant auprès d’une dame ; mais qu’est-il en face d’un guerrier ?
Brave devant un brave, et homme en face d’un homme. Lui aussi a, dans cette guerre, rendu d’importants services.
Vous aviez des vivres avariés, et il vous a aidés à les consommer. C’est un intrépide gastronome, il a un excellent estomac.
Veuillez, monsieur, ne pas mal juger de ma nièce ! Il y a entre elle et le seigneur Bénédict une guerre d’épigrammes, et ils ne se rencontrent jamais qu’il ne s’engage entre eux une escarmouche d’esprit.
Hélas ! il a perdu beaucoup de son esprit dans notre dernière rencontre. Quel est maintenant son frère d’armes ? Car il en prend un nouveau tous les mois.
Est-il possible ?
Très possible. Ses affections changent, comme la forme de sa toque, à chaque mode nouvelle.
Je vois, madame, que ce gentilhomme n’est pas dans vos papiers.
Non ! s’il y était, je les brûlerais tous. Mais qui est, je vous prie, son frère d’armes ?
Il est habituellement dans la compagnie du noble Claudio.
Mon Dieu ! il s’attachera à lui, comme la fièvre. On le gagne plus facilement que la peste, et à l’instant même on devient fou. Dieu soit en aide au noble Claudio ! S’il a attrapé le Bénédict, il lui en coûtera plus de six mille ducats avant d’être guéri.
Je tâcherai, madame, d’être de vos amis.
Je vous le conseille.
Ma nièce, vous ne deviendrez jamais folle.
Non, tant que la canicule ne viendra pas en janvier.
Je vais au devant du général. (Il sort.)
Scène IV
Assez ! assez ! aurez-vous bientôt fini de nous chanter : Gloire et victoire, Guerriers et lauriers ? Quelles rimes ! Voilà les suites de la guerre ! Je me sauve. (Elle sort, Léonato la suit bientôt après.)
Ne l’écoutez pas, mes amis. Continuez ! Je suis heureuse, moi, de vous entendre et de partager votre joie.
Scène V
Le More est en fuite. Victoire !
Don Pedro s’est couvert de gloire.
À ses braves, honneur !
Vive la Sicile !
Que les monts et la plaine, et la cour et la ville
Répètent le nom du vainqueur !
Scène VI
Je vais le voir. Son noble front rayonne
De l’auréole du vainqueur.
Cher Claudio, que n’ai-je une couronne !
Je te la donnerais, je t’ai donné mon cœur.
Il me revient fidèle.
Plus d’angoisse mortelle !
Mes tourments sont finis,
Nous allons être unis !
De sa constance,
De sa vaillance,
Ma main sera le prix.
Scène VII
Recevez mes félicitations, général ! La Sicile est délivrée par vous. Notre île entière tressaille de joie et de reconnaissance.
Épargnez-moi, mon cher Gouverneur ! je n’aime pas à entendre parler de ce que j’ai fait. Grâce à Dieu et à la valeur de ces jeunes braves (montrant Claudio et Bénédict), l’ennemi a pris la fuite, après des pertes énormes. J’en suis heureux autant que vous. Mais, n’en parlons plus ! Nous avons, si je ne me trompe, un sujet plus doux d’entretien. (Saluant Héro.) C’est demain, n’est-ce pas, que…
(Léonato lui fait signe de se taire, et l’emmène dans le fond en parlant bas.)
Eh ! mais, pourtant, ce que nous avons fait n’est pas trop mal : cinq mille morts restés sur le champ de bataille…
Chère Héro !
Cher Claudio !
(Ils s’éloignent vers le fond du jardin en causant.)
Oh ! sans doute, les héros de l’Iliade, Alexandre et César, ne sont rien auprès de vous, et ce serait pitié de parler, le même jour, de leurs exploits et des vôtres.
Eh ! quoi, signora Dédain, vous vivez encore ?
Comment le Dédain pourrait-il mourir ?
Vous êtes vivant on le verrait naître
S’il n’existait pas
Et tant qu’ici-bas
Vous oserez paraître,
Pour son bon plaisir,
Il ne voudra pas en sortir.
Aimable Dédain, on est trop heureux
D’endurer vos coups Que ne suis-je maître
De suivre vos pas
Oui, tant qu’ici-bas
Vous daignerez paraître
Pour ravir nos yeux,
Qui donc voudrait aller aux cieux ?
J’ai pitié de votre ironie !
Moi, railler ! certes, je le nie…
Mais franchement, non.
Vous avez raison,
Je suis insensible,
D’humeur inflexible,
Et c’est un vrai bonheur pour nous,
Qu’adoré de toutes les femmes,
Enflammant, malgré moi, tant d’âmes,
Je ne sois point aimé de vous.
N’ayez à ce sujet aucune inquiétude !
De vous déplaire en tout je ferai mon étude,
J’aurais trop de chagrin de vous désespérer.
Vous pouvez, sans effort, seigneur, vous rassurer.
Mais quel plaisir étrange
Trouvé-je à l’irriter !
Comme un cœur qui se venge,
Je sens le mien bondir et palpiter.
Un frisson de colère
Me prend quand je | le la |
vois ; |
Et je tremble à sa voix.
Dieu du ciel, faites-moi la grâce
De ne pas femme m’octroyer.
Brune, surtout !
Mieux vaut en enfer m’envoyer.
Dieu du ciel, faites-moi la grâce
De ne pas m’imposer d’époux,
Barbu, surtout !
Je le demande à deux genoux.
Mais quel plaisir étrange
Etc…
Scène VIII
et suivi à quelque distance de Claudio et
d’Héro.
Ma fille, suivez-moi
Scène IX
Bénédict, ne partez pas ! Le gouverneur me charge de vous inviter à une fête qu’il donne ce soir dans son palais, et dont un de vos amis sera le héros. (À Claudio.) Vous y viendrez aussi, Claudio. Devinez-vous quel peut être cet ami de Bénédict ?
Mon général… je ne sais… je n’ose croire…
Oh ! c’est lui. Voilà le héros ! Je le vois trembler.
En effet, c’est Claudio qui sera dès ce soir l’heureux époux de sa belle fiancée. (À Claudio.) La mission que vous m’aviez confiée a pleinement réussi. Léonato consent à ne plus retarder votre mariage.
Se peut-il ?
Oui, et, dans l’espoir de cette réunion, instruit d’ailleurs dès longtemps de votre belle conduite à l’armée, il avait tout préparé pour la cérémonie. À ce soir, donc L’exemple ne vous tente-t-il pas, Bénédict ?
Moi ?
Me marier ? Dieu me pardonne !
Ah j’aime mieux dans un couvent,
Moisir sous le froc tristement,
Et que l’univers m’abandonne.
Quelle fureur Dieu vous pardonne
De maudire un lien charmant,
Et de préférer le couvent
Au bonheur que l’hymen nous donne !
Oui, oui, plutôt moisir dans un couvent !
D’une femme, il est vrai que je reçus la vie ;
Elle m’éleva, je l’en remercie ;
Mais si, malgré tout, je ne me soucie
Que fort peu de porter de hauts bois sur le front,
Les femmes me pardonneront.
Par ma défiance,
De toutes les blesser je n’ai pas le vouloir
Je ne saurais pourtant avoir
En l’une d’elles confiance,
Et ma conclusion,
C’est que je veux mourir garçon.
Me marier ? Dieu me pardonne
Ah ! j’aime mieux, dans un couvent,
Moisir sous le froc tristement,
Et que l’univers m’abandonne.
Quelle fureur ! Dieu vous pardonne
De maudire un lien charmant,
Et de préférer le couvent
Au bonheur que l’hymen nous donne !
Impie !
Ingrat !
Blasphémateur !
J’admire votre noble ardeur.
Une douce compagne !
Que la ruse accompagne
Qui berce vos ennuis !
Et qui trouble vos nuits !
Une constante amie !
Une intime ennemie !
Qui vieillit avec vous !
Qui vieillit avant nous !
Un charme, une grâce !
Qu’un hiver efface !
Un trésor d’amour !
Qu’épuise un seul jour !
Source de vie !
Caquet de pie !
Fidélité !
Fragilité !
Tendresse !
Faiblesse !
Cœur pur !
Peu sûr !
Maître…
Traître !
Doux !
Houx !
Me marier ? Dieu me pardonne
Quelle fureur ! Dieu vous pardonne !
Si jamais Bénédict au joug peut se soumettre,
Il consent, ou le diable m’emporte, à voir mettre,
Comme une enseigne, sur son toit,
Ces mots écrits : « Ici l’on voit
« Bénédict, l’homme
« Marié. »
Comme
Nous rirons tous, le jour
Qu’on le verra pâle d’amour.
Ah l’étrange folie
Non, jamais de ma vie,
De matrimoniomanie
Je ne vis un exemple égal.
Je ris de leur instance,
Et de leur persistance
À prôner le destin banal.
Ah ! l’étrange folie !
Non, jamais de ma vie,
De matrimoniophobie
Je ne vis un exemple égal.
Rions de sa prudence,
Et de sa persistance
À craindre l’accident fatal !
Je vous quitte, messieurs, vous me convertiriez. (Il sort à droite.)
Scène X
Par le ciel ! Il faut que nous en venions à bout. La seule femme qui convienne à cet étourdi, c’est Béatrice.
Comme aussi le seul homme qui convienne à cette folle, c’est Bénédict.
Eh bien ! laissez-moi faire et, si votre aimable fiancée veut me venir en aide, nous parviendrons à réaliser le projet de ce mariage invraisemblable, dont le Gouverneur vient aussi de m’entretenir, et nous verrons, avant qu’il soit peu, Bénédict l’homme marié. Je vais communiquer mon plan à Héro ; suivez-moi chez elle ! vous connaîtrez la comédie et le rôle que je prétends vous y faire jouer. Voici venir les musiciens que le seigneur Léonate veut, ce soir, faire entendre à la fête ; ils viennent répéter leur épithalame.
Laissons-les à leur discordante étude !
Scène XI
portant des hautbois.
Allons chacun de vous doit maintenant savoir sa partie, où il ne la saura jamais voyons l’ensemble. Ah c’est un bel ouvrage, et que j’ai mis plus de huit jours à composer. Placez-vous, placez vous ! Ici !… Ici donc !… là, en me regardant. Bon ! il me tourne le dos. Mais, malheureux, comment verras-tu la mesure ?… Il faudra donc que je te la batte sur la tête ou sur les épaules ?… Ah ! j’oubliais… êtes-vous d’accord, vous autres ?
Oui, oui, parfaitement
Voyons, donne ton la.
Et toi ?
(Le second hautbois donne le la bémol qu’il tient en même temps que le la naturel du premier.)
Ah ! aïe ! Holà ! Poussah ! misérable ! Veux-tu bien t’accorder tout de suite !… Il y a de quoi déchirer des oreilles d’âne. Voilà comment vous avez osé l’autre soir, exécuter ma sérénade ! Vous avez juré de m’assassiner ! (Ils s’accordent.)
Enfin !… Y êtes-vous ?… Je n’ai plus à vous donner qu’une dernière instruction, mais la plus importante. Je ne ferai pas de longs discours sur ma musique. (Il lève son bâton de conducteur en l’air, comme pour marquer la première mesure et, parcourant d’un regard superbe les rangs des exécutants) : Mesdames et Messieurs, le morceau que vous allez avoir l’honneur d’exécuter est un chef-d’œuvre ! Commençons !…(Il bat la mesure.)
Mourez, tendres époux
Que le bonheur enivre !
Mourez ! pourquoi survivre
À des instants si doux ?
Comme la nuit calme et rêveuse,
Qu’une mort bienheureuse
Descende paisible sur vous !
Mourez, tendres époux
Que le bonheur enivre !
Mourez ! pourquoi survivre
À des instants si doux ?
Ah mon Dieu vous me beuglez cet épithalame comme un De profundis ! Vous ne comprenez donc pas… ce… ce chef-d’œuvre ?… Un chant de bonheur ! un chant d’amour ! qui doit ravir en extase les mariés… la nuit… qui doit s’envoler… s’exhaler… comme un parfum d’harmonie vers leur chambre nuptiale !
Scène XII
Je ne conçois pas qu’un homme, qui voit combien est insensé celui qui se soumet à l’empire de l’amour, puisse, en devenant amoureux, tomber dans l’insigne folie qu’il a ridiculisée dans autrui et s’offrir en butte à ses propres sarcasmes.
Un instant je veux changer quelque chose à la seconde ritournelle.
(Il écrit quelques notes au crayon sur son manuscrit.)
Et cependant, tel est Claudio. J’ai vu un temps où l’harmonie la plus délicieuse à son oreille, c’était le son du fifre et du tambour, et maintenant il leur préfère de langoureuses mélodies ! J’ai vu un temps où il eût fait dix lieues à pied pour voir une bonne armure ; à présent, il passera dix nuits à combiner la coupe d’un nouveau pourpoint. Du diable si l’amour fait jamais de moi un sot de ce calibre !
au 1er hautbois.
Essaie-moi cela ! (Le hautbois joue quelques mesures.)
Ah ! des musiciens !… une répétition !… Écoutons !
Très bien ! Peste ! à première vue ! Oh ! tu es un gaillard ! J’écrirai pour toi un joli saltarello dans ma nouvelle messe.
Scène XIII
Ah ! voici le Général et notre amoureux chevalier.
Eh bien ! nous ferez-vous entendre la musique en question ?
Oui, Excellence ! oui, Altesse ! Monseigneur… et avec de nouveaux agréments que je viens d’y ajouter. (Il tend son bâton de chef d’orchestre à un domestique.) Emportez ceci ! et apportez-moi le bâton no 37, le bâton ducal !… (Le domestique sort.) C’est le bâton, Monseigneur, dont je me sers devant les personnes… les personnes de qualité, dans les circonstances… solennelles…
Certainement, mon cher Maestro, je suis très flatté… mais…
Monseigneur, je connais mes devoirs. (Le domestique revient et lui tend respectueusement sur un plat d’argent un bâton en ivoire et ébène. Somarone, prenant délicatement sur le plat le nouveau bâton, dit :) Ivoire et ébène, Monseigneur ; noir et blanc ! Cela imprime à l’exécution un caractère à la fois riant et sombre.
Très bien !
Mourez, tendres époux
Que le bonheur enivre !
Mourez ! Pourquoi survivre
À des instants si doux ?
Perdus dans l’extase infinie,
Oublieux de la vie,
Au ciel ensemble envolez-vous !
Mourez, etc.
Comment ? « mourez. » Il ne faut pas que les époux meurent ! Quelles diables de paroles est cela ?
Monseigneur, cela se dit en haute poésie.
Ah en haute poésie… en haute… très bien !
Il est un peu… bourgeois, le général.
Après tout, les époux ne s’en porteront pas plus mal. D’ailleurs vos chanteurs prononcent les vers de telle sorte qu’on ne les entendra pas. Quant à la musique, mon cher maestro, ah ! la musique… elle est excellente… savante… (À part) Je n’y ai rien compris.
Ni moi non plus.
Mais les chanteurs sont pitoyables.
Dis donc plutôt : impitoyable !
C’est une fugue, monseigneur.
Ah ! diable ! et pourquoi une fugue ?
Le mot fugue veut dire fuite, et j’ai fait une fugue à deux sujets, à deux thèmes, pour faire songer les deux époux à la fuite du temps.
Brave ! c’est admirable. Musique symbolique !
Philosophique !
Cabalistique !
Et sudorifique, car il est en nage.
Ah ! si vous entendiez cela bien exécuté !…
Vous êtes trop sévère, vos choristes ont chanté d’une façon fort passable. (Il parle bas à Claudio.)
Si mes chiens avaient hurlé de la sorte, je les aurais pendus sans miséricorde. Pourvu que ces voix discordantes ne me présagent pas quelque malheur !
C’est convenu. (À Somarone) Entendez-vous, maestro ? Procurez-vous encore quelque chanteurs de choix, car ce morceau nous plaît, et nous voulons qu’il produise tout son effet, cette nuit, sous les fenêtres de la charmante Héro. Venez me trouver ensuite ! j’aurai peut-être d’autres ordres à vous donner.
Ah !… Ah !… Monseigneur, Excellence !… Altesse !… Général !… Vous prenez les grands moyens !… Ce sera superbe !… (Il sort avec les musiciens.)
Scène XIV
Eh bien, Léonato, avez-vous fait de nouvelles observations, et croyez-vous toujours Béatrice amoureuse de Bénédict ?
Plus que jamais, je venais pour vous en parler.
Avancez toujours, il nous écoute. (Haut) Pour moi, je n’aurais jamais cru qu’elle pût se prendre d’affection pour un homme.
Ni moi mais le merveilleux de l’affaire, c’est de la voir aimer Bénédict, l’homme qu’elle paraissait abhorrer le plus.
Serait-il possible ? Et le vent soufflerait-il dans cette direction ?
Je vous avoue, général, que je ne sais qu’en penser. Mais vous ne pouvez concevoir jusqu’où va la violence de son amour pour lui.
C’est peut-être une feinte.
Je serais porté à le croire.
Une feinte, dites-vous ? Alors il faut convenir que jamais passion feinte ne contrefit à ce point l’énergie d’une passion véritable.
Par quels signes sa passion se manifeste-t-elle ?
Garnissez bien l’hameçon, le poisson va mordre.
Par quels signes ? On la voit assise, immobile… (À Claudie) Ma fille vous a dit en quel état…
Elle me l’a dit, en effet.
En quel état ? Parlez ! Vous me surprenez. J’aurais cru son cœur à l’épreuve de toutes les attaques de l’amour.
Je l’aurais juré, surtout en ce qui concerne Bénédict.
Lui a-t-elle fait connaître ses sentiments ?
Non, elle jure de ne jamais les lui révéler.
Il est vrai, Héro l’assure. « Eh quoi, dit-elle, lui écrirais-je que je l’aime, après toutes les marques de dédain que je lui ai prodiguées ? »
C’est ce qu’elle disait tout à l’heure en prenant la plume pour lui écrire. Elle a commencé une lettre qu’elle a presqu’aussitôt déchirée en mille morceaux, se reprochant d’être assez immodeste pour écrire à un homme qui ne fera que rire de ses avances. « Je juge de lui par moi, a-t-elle dit ; s’il m’écrivait, je me moquerais de lui ».
Puis, elle est tombée à genoux, pleurant, sanglotant, s’arrachant les cheveux, se frappant la poitrine, exhalant à la fois des prières et des imprécations.
Son exaltation, au dire de ma fille, a atteint maintenant un degré de violence à faire craindre qu’elle n’attente à ses jours,
Je prendrais tout cela pour un piège, dans la bouche de tout autre que cette barbe grise : je ne puis croire que l’imposture se cache sous des dehors si vénérables.
Si elle s’obstine à cacher ses sentiments à Bénédict, il serait convenable que quelque autre se chargeât de l’en instruire.
À quoi bon ? Il s’en ferait un jeu, et ce serait pour lui un prétexte à de nouveaux sarcasmes contre cette infortunée.
S’il en était capable, on ferait, en le pendant, une œuvre méritoire. Une femme aussi accomplie, vertueuse, à n’en point douter !
Et charmante !
Et d’une raison supérieure en tout, excepté dans son amour pour Bénédict.
Oh ! général, quand la raison est aux prises avec la passion, il y a dix à parier contre un que c’est la passion qui l’emportera. Je le déplore à juste titre, et comme son oncle et comme son tuteur.
Plût à Dieu qu’elle m’eût pris pour l’objet de sa folle tendresse ! Mettant à l’écart toute haute considération, je l’eusse épousée. J’ai envie d’en parler à Bénédict pour voir ce qu’il dira.
N’en faites rien, mon Général ! que plutôt Béatrice, cédant aux conseils d’Héro, étouffe son amour !
Cela est impossible ; son cœur périrait à la tâche.
(Les personnages qui se sont peu à peu éloignés en causant, disparaissent.)
Ce n’est pas une plaisanterie leur conversation est sérieuse. Ils plaignent Béatrice il paraît que sa passion est au comble. Elle m’aime ! Je dois la payer de retour. J’ai entendu le blâme dont je suis l’objet…
Eh bien, nous reparlerons de cela avec votre fille en attendant, laissons les choses comme elles sont. J’aime Bénédict, et je souhaiterais que, jetant sur lui-même un regard modeste, il s’avouât, en toute humilité, combien il est indigne d’une telle femme.
Voulez-vous venir, Général ? le dîner est prêt.
Si, après cela, il n’en est pas amoureux fou, je ne veux plus compter sur rien.
Scène XV
Non, il faut que le monde soit peuplé quand je disais que je mourrais garçon, je ne pensais pas devoir vivre jusqu’à ce que je fusse marié. Ils disent que Béatrice est belle, c’est une vérité que je puis certifier moi-même qu’elle est vertueuse, je n’en disconviens pas ; qu’elle montra une raison supérieure en tout, hormis dans l’amour qu’elle a pour moi. En effet, ce n’est pas une grande preuve de raison qu’elle donne là ; ce n’est pas non plus une preuve de folie, car je vais être effroyablement amoureux d’elle.
Ah, je vais l’aimer, mon cœur me l’annonce.
À son vain orgueil je sens qu’il renonce.
Je vais l’admirer,
Je vais l’adorer,
L’idolâtrer !
Fille ravissante,
Béatrice ! Ô dieux !
Le feu de ses yeux,
Sa grâce agaçante,
Son esprit si fin,
Son charme divin,
Tout séduit en elle,
Et sa lèvre appelle
Un baiser sans fin.
Ah ! je vais l’aimer, mon cœur me l’annonce.
À son vain orgueil je sens qu’il renonce.
Je vais l’admirer,
Je vais l’adorer,
L’idolâtrer.
Chère Béatrice !
Ciel ! il se pourrait…
Elle m’aimerait…
Ô joie ! ô supplice !
Un pareil bonheur,
Est-il pour mon cœur ?
Si c’était un songe !
Ô cruel mensonge !
Ô rage ! ô fureur !
Non… Je vais l’aimer, mon cœur me l’annonce.
À son vain orgueil je sens qu’il renonce.
Je vais l’admirer,
Je vais l’adorer,
L’idolâtrer.
Voici la belle Héro et son amie, je ne me sens pas d’humeur en ce moment à faire de l’esprit avec elles. Je suis mal à mon aise. Allons rêver ailleurs !
Scène XVI
Je sais bien bon gré à mon père de m’avoir dispensée d’assister à ce banquet. Je suis si fatiguée de tous ces préparatifs… Nous signons le contrat ce soir… Mon cœur est plein de joie ; mais le bruit et la foule me sont insupportables.
Voilà votre mélancolie qui vous reprend. Vous étiez si gaie tout à l’heure !
Oui, j’étais entrée dans l’esprit du rôle que mon père a voulu me faire jouer. C’était si plaisant de savoir ma cousine aux écoutes dans la chambre voisine de la mienne, pendant que nous faisions l’éloge de Bénédict, et que nous parlions de son violent amour pour elle ! Amour qu’il est si loin d’éprouver et qu’il n’éprouvera jamais !
Ah ! non, certes ! pas plus qu’elle n’aimera Bénédict. Ce sont deux êtres incapables d’un tendre sentiment, et surtout d’un tendre sentiment l’un pour l’autre.
Pourtant, la porte étant ouverte, je la voyais dans une glace sans qu’elle s’en doutât, et, au moment où tu as dit « Le malheureux en mourra elle a fait un mouvement si brusque que j’ai failli partir d’un éclat de rire qui eût tout compromis.
N’importe ! j’ai peine à croire que la ruse ait chance de succès.
Je ne le crois guère non plus. C’est pourquoi il ne faut pas pousser trop loin cette plaisanterie. Béatrice nous en voudrait à la mort, si elle se doutait que nous avons voulu nous moquer d’elle. (Soupirant) Ah !…
Je ne puis y songer sans trembler malgré moi.
Claudio ! Claudio ! Je vais donc être à toi.
Nuit paisible et sereine !
La lune, douce reine,
Qui plane en souriant ;
L’insecte des prairies,
Dans les herbes fleuries
En secret bruissant ;
Philomèle
Qui mêle
Aux murmures du bois
Les splendeurs de sa voix ;
L’hirondelle
Fidèle
Caressant sous nos toits
Sa nichée en émois ;
Dans sa coupe de marbre
Ce jet d’eau retombant,
Écumant ;
L’ombre de ce grand arbre
En spectre se mouvant,
Sous le vent ;
Harmonies
Infinies,
Que vous avez d’attraits
Et de charmes secrets
Pour les âmes attendries !
Tu sentiras couler les tiennes à ton tour,
Le jour où tu verras couronner ton amour.
Respirons en silence
Ces roses que balance
Le souffle du zéphir !
À sa fraîche caresse
Livrons nos fronts !… il cesse
Et meurt dans un soupir.
Nuit paisible et sereine,