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Béhanzigue/04

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LES AMOURS DE BÉHANZIGUE


— Eh quoi ! monsieur Béhanzigue, s’écria la jolie Mme de Chantepouille, vous aimez les enfants ?

— Je ne les aime point, expliqua le baron de Béhant ; mais j’ai des goûts pédagogiques.

Mme Chantepouille prit ce mot, qu’elle ignorait, pour une inconvenance, et devint aussi rouge qu’en automne les sorbiers au bord du chemin.

— Ô pudeur ! déclama le bohème, fard divin, rose délicieuse, quand tu te poses sur la joue des jeunes femmes comme l’aurore au bord de la mer, on dirait que tu désaltères le regard ! Et il ajouta :

— D’ailleurs, c’est dans un pensionnat de demoiselles que je professais : à Saint-Gratien, tout près de ces ombrages qui ont vu mourir Catinat, — vous savez le maréchal Catinat.

Eudoxie fit oui de la tête, en baissant les cils. Mais, au fond, elle ne savait pas. Elle s’étonnait même qu’un maréchal de France mourut ainsi. — au fond des bois — comme du gibier.

— Et quoi que tu leur serinais, à ces ménesses ? demanda son mari, le couvreur Chantepouille.

— Le français et la danse, répondit M. de Béhant. Il y en avait une, surtout, de mon invention, — Kentucki Pavane, ça s’appelait, — et qui n’était pas piquée des cancouanes.

— C’était-y quelque chose comme le cake-walk ? demanda Mme Chantepouille. Par déférence sans doute pour l’érudition de son hôte, elle affectait de prononcer à l’anglaise : « cocouèque ».

— Le Kécouoque, articula l’ancien professeur… Non, pas du tout. D’ailleurs je vais vous faire l’explique.

Et, quittant la table où il déjeunait avec M. et Mme Chantepouille, il commença d’exécuter, en accompagnant de sifflements aigus un pas bizarre, dont le caractère essentiel paraissait être de tournoyer, tout en s’envoyant le pied droit puis le pied gauche, tour à tour et respectivement dans l’œil gauche puis dans l’œil droit. Exécuté par des demoiselles de famille, ce pas devait présenter quelque chose d’imprévu — et leur troupe décente y prêter on ne sait quelle grâce. Le pédagogue lui-même n’y manquait pas d’agrément. Son gilet ouvert laissait déborder un ventre majestueux : son plastron vert et or, dénoué par la danse, éclatait, claquait, flottait autour de lui comme les pans d’un oriflamme chimérique ; comme la cornette même du régiment de ses aïeux, le Royal-Cravate. Et Béhanzigue, en levant l’une et l’autre jambe — Béhanzigue tournait… tournait.

Malheureusement la salle à manger de Chantepouille était étroite, en sorte qu’il entra tout à coup en contact avec une chaise qui servait de crédence aux assiettes où l’on avait mangé la soupe. Un bruit de faïence brisée arrêta le baron dans ses méandres.

— T’occupe pas, va, fit le couvreur. C’est comme ça que ça pousse.

Et sa femme, pour détourner l’attention, reprit :

— Est-ce que vous leur faisiez aussi des poésies, à ces demoiselles ?

— Quelquefois, madame, répondit Béhanzigue.

Il ferma les yeux, comme pour se rappeler.

— Il y avait surtout une nommée Estelle, rêva-t-il. Ah ! qu’elle était jolie, le petit… (ici, un vocable algérien). C’est elle qui m’a fait mettre à la porte.

Et, d’un air modeste, il ajouta :

— … Par jalousie.

— Mais, continua Eudoxie, il paraît que vous en avez récité aussi au Zanzi des Cœurs, l’autre jour. Il n’y a qu’à moi que vous n’en dites jamais.

— Eh bien, au dessert, il t’en dira, dit Chantepouille, qui n’aimait peut-être pas beaucoup la langue des dieux.

— Mais nous y sommes, au dessert, mon ami. Tu me préviens toujours si tard que M. Béhanzigue en est réduit aux menus les plus frugaux.

— Est-ce qu’on sait jamais à l’avance, avec ce citoyen-là. Vois-tu qu’il se serait mis dans des états comme l’autre jour, que je l’avais invité ?

— Le fait est, avoua M. de Béhant, sans trop de remords, que j’étais un peu absinthe-minded, comme disent nos voisins.

— Tu peux y aller, va, j’sais pas l’allemand.

— Et ma poésie, monsieur Béhanzigue, ma poésie !

Béhanzigue se leva :

— Ce que je vais vous dire, madame, expliqua-t-il, puisque vous insistez, c’est un rien, une bleuette, que j’avais adressée jadis à la dame d’un parfumeur ; une femme très comme il faut, imposante, presque. L’idée n’est pas de moi ; c’est traduit d’un passage du Talmud de Jérusalem.

— Ah oui, Jérusalem, dit la jolie madame Chantepouille, d’un air pensif, qui lui allait comme un gant.

— Alors, c’est en youpin, c’te affaire-là, protesta son mari, qui ne comprenait pas toujours très vite.

— Tais-toi donc, monsieur Chantepouille, tu es insupportable.

— Dans mes vers, reprit Béhanzigue, j’appelais cette dame : Fauste. Mais, dans la vie civile, elle se nommait Adélaïde — qui est un peu long.

Et sans autres prolégomènes, il récita :

Aux rayons du matin changeant.
    Moins doré que tes boucles,
Fauste, j’ai rempli d’escarboucles
    Mon gobelet d’argent.

Bordant de roses son calice,
     Je l’ai près du soleil
Posé, pour qu’un reflet vermeil
     Dans l’ombre en rejaillisse.

Et ce rouge par lui jeté
      C’était comme ta joue,
Quand le désir trouble et déjoué
      Ta pliante fierté.

— Ravissant, roucoula madame Chantepouille.

— J’allais le dire, dit son mari. À part çà, mes petits agneaux, il faut que je vous laisse à votre poésie, et à vos verres. J’ai du travail pressé, pas loin d’ici. Il n'y en a que pour deux heures, deux heures et demie. Est-ce que je te retrouve, le Rupin ?

— Des fois, ou bien au Zanzi.

— Ça colle !

Le couvreur alla chercher sa casquette dans la chambre à coucher, dont la fenêtre entr’ouverte donnait sur la rue du Pâtre-Joly, et sortit, après avoir pris ses outils près de la porte. Le toit qui réclamait ses bons offices n’était, en effet, pas loin. C’était celui de la maison d’en face. Le concierge perdit un peu de temps à le guider par les greniers où une ouverture permettait de gagner le faîtage. Chantepouille constata qu’il n’y avait à faire, comme il l’avait dit, qu’une réparation à la gouttière, et qui précisément dominait la fenêtre de sa chambre à coucher. Étendu sur le ventre au bord du toit, il regarda machinalement au-dessous de lui et la reconnut. Mais, la rue du Pâtre-Joly étant fort étroite, sa vue n’y pénétrait qu’obliquement et de haut en bas. Le peu qu’il aperçut néanmoins suffit à le surprendre : c’était la cravate de Béhanzigue posée sur le dossier d’une chaise…

— Bon, se dit-il, c’est le Rupin qui aura voulu se payer une sieste. Mais non, v’la Eudoxie. Qu’est-ce qu’elle fait là ?

Il se courba en avant pour mieux y voir. Et tout à coup, il n’y vit que trop.

— Ah ! les voyous, cria-t-il sourdement, en se penchant encore.

À ce moment, il sentit le bord du toit où reposait son buste, et qui portait à faux, fléchir sous lui. D’instinct, il avança les bras, ne rencontra que le vide, et soudain se sentit tomber — tomber encore. Puis, vint un choc effroyable, juste sous sa fenêtre, avec le sentiment aussitôt aboli d’être au milieu d’un coup de tonnerre. Et puis plus rien : du noir.

. . . . . . . . . . . . .

Béhanzigue était, en effet, dans la chambre de la jolie madame Chantepouille, et tous deux beaucoup plus occupés l’un à l’autre que de la rue. La chute du couvreur jeta pourtant sur eux une ombre soudaine, soudain dissipée. On eut dit qu’un grand oiseau noir avait passé devant la fenêtre.