Béhanzigue/06

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BÉHANZIGUE EST DE NOCES


Martial, baron de Béhant, plus connu dans le Tout-Paname sous les noms de « le Professeur » ou plus généralement de Béhanzigue, n’avait, quoiqu’il eût embrassé depuis peu la carrière d’ouvrier doreur en grève, pas de redingote ; soit qu’il n’en posséda plus depuis ses malheurs, soit qu’il l’eut vendue ou mise au clou, ou prêtée, peut-être, à son ami Prevalesco, le distingué diplomate macédonien. Onques, à vrai dire, n’avait vu Prevalesco, dans les salons du Quai d’Orsay. Mais n’anticipons pas… Comme dit Emile Augier dans un alexandrin sublime :

Mais n’anticipons pas sur les événement.

Entre tant, Béhanzigue se vit invité aux noces qui devaient se célébrer à quelques jours de là, du fruitier de la rue Lemarle-Thibault avec sa première commise, jeune Normande !, pleine de rebondissement, dont le père avait du bien, et les appâts de la fermeté. Un ébéniste, également de ses amis, qui possédait en double exemplaire ce vêtement indispensable dans les tristesses de la vie, lui en prêta une : la moins neuve. Elle était un peu bien juste, mais pourquoi reprocher à un vêtement ce qu’on aimerait à louer chez des juges.

L’ébéniste était aussi de la cérémonie, et du coin de l’œil il guignait son obligé. À la sortie de l’église, il lui dit : « Tu es rien chouette là-dedans ». Et il expliqua à sa cavalière : « C’est ce pauvre Béhanzigue, qui n’avait pas de roupe. Alors j’ui en ai prêté une. Il faut bien s’entr’aider, pas ? »

Béhanzigue, cependant, souriait d’un sourire amer.

Quand on servit le saumon sauce verte, l’ébéniste lui cria : « Dis donc, ouvre l’œil de ne pas la tacher ! Je n’ai que celle-là et une neuve ». Béhanzigue s’attacha la serviette autour du cou : il avait l’air ainsi, d’un gros fruit qu’on aurait mis à rafraîchir. Un instant après, quelqu’un auprès de lui ayant renversé une bouteille, l’ébéniste poussa des cris d’orfèvre.

— C’est du litron, clama-t-il, y a rien qui tache comme ça. Je suis sûr que tu es éclaboussé ! »

Béhanzigue nia.

Après le dîner, un jeune pied-bot, qui était pianiste, se mit en mesure de faire danser les gens de la noce, et Béhanzigue avait déjà fait un choix parmi les dames, quand son bienfaiteur vint lui frapper sur l’épaule : « C’est pas que j’y tienne beaucoup, dit-il, mais tout de même, les coutures, tu sais : prends garde de les faire craquer. »

— Ecoute, eh ! riposta le doreur en grève, qui avait bu du rhum, tu commences à me courir avec ta pelure. Tiens, la v’là !

Et se mettant en bras de chemise, Béhanzigue rendit l’objet à son propriétaire, qui, tout d’abord, ne laissa pas d’en être un peu embarrassé, car, enfin, deux red’ngotes, pour un homme seul, c’est beaucoup. Et il finit par la porter sur le bras gauche, élégamment, comme un pardessus.

— Vous avez peur d’avoir froid, Monsieur Lecamaron, lui demandaient les dames au passage. M. Lecamaron soufflait sans répondre.

Un gros homme, qui était marchand de vin, aperçut Béhanzigue dépouillé, morose, abandonné de tous, comme Robinson sur son île ; et, en particulier, par sa danseuse, qui avait déclaré qu’ « on ne se met pas, dans une noce, comme pour faire de la photographie (sic) ». Il interrogea l’abandonné qui lui conta ses malheurs.

— Ça n’est que ça. Viens jusque chez moi ; c’est à deux pas, et je vais t’en prêter une, moi, qui ne devra rien à personne.

Béhanzigue revint au bout d’une demi-heure avec son nouvel ami, — qui lui avait fait boire de l’usquebaugh — et avec une nouvelle redingote, où il était fort à son aise. À vrai dire, on en eût tiré l’enveloppe d’un Béhanzigue et demi. S’il y avait eu un chartiste elle l’aurait fait songer à Thibaut le Libéral.

— Et tu sais, mon vieux, lui dit le bistro, tu as pas besoin de te gêner avec. Fais-en des choux, fais-en des raves, ou de la charpie, c’est pas moi qui t’attraperai pour ça.

Béhanzigue remercia et se mit à danser. De temps en temps on bienfaiteur numéro deux, c’était un gros homme glabre, avec une voix de tête, lui criait : « Te gènes pas avec, mon gros ! Fais-la craquer, si ça te chante. » Béhanzigue remercia de nouveau. Entre deux figures de quadrille, on but ensemble ; et le marchand de vin, tout en tâtant ses basques, lui confia « Y a pas à dire, c’est une fameuse étoffe. Ne la ménage pas, surtout. Le drap, c’est comme le beau sexe : faut le fouler » Et il se mit à rire. Béhanzigue remercia et se remit à danser, mais avec humeur, le bistro le dégoûtait : il avait la peau verte, luisante, avec des reflets de rubis, comme une potiche du golfe Juan. Quand il riait, cela y faisait tant de petites rides noires qu’elle avait l’air de s’être soudain craquelée. Et il parlait à mi-voix, d’une voix en fer de lance, qui s’entendait dans la rue.

Un peu plus tard, il était en train do boire du vin chaud avec sa cavalière, lorsque le marchand de vin reparut, et, contemplant le baron Béhant, avec une satisfaction évidente : « Ah ! enfin ; s’écria-t-il, tu l’as donc tachée I Et ben, je sui plus content comme ça. C’est possible que j’aie le ciboulot en cor de chasse, mais ça me fait plaisir à moi que tu fasse pas de magnes avec les aminches. »

À ce nouveau coup, Béhanzigue n’y tint plus, et, une seconde fois, ôtant sa redingote : « Tiens, dit-il, reprends-la, je t’en prie. Tu es un bon zig, c’est possible ; mais tu l’es trop. Ça finirait par me peser sur le bide. »

C’est ainsi que Béhanzigue acheva la noce en bras de chemise, cependant que l’ébéniste et le marchand de vin promenaient chacun, à travers le bal, une redingote de rechange Il faisait chaud.

BÉHANZIGUE SAUVETEUR