Béhanzigue/17

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(p. 133-136).

DIALOGUE D’HIVER

STROPHE

Quand Paris rappelle, dit Béhanzigue, sous les brumes, on ne sait quel hall qu’un invisible foyer de bois vert aurait rempli d’une fumée épaisse et froide, — quand le soleil sans rayons flotte au ciel comme un pain à cacheter dans de l’eau sale, — et que ce passant qui vient de vous effleurer, au coin de la Chaussée-d’Antin, d’un pas aussi furtif que le vol de la chouette, c’est peut-être le spectre de Grammont-Caderousse qui poursuit en vain, à travers le brouillard, l’image de Tortoni ou les reflets de la Maison Dorée ; — c’est alors qu’on se plaît à rêver de cieux plus indulgents ; des calanques rocheuses que lèche une mer bleue ; d’Alger, dont les blanches maisons répandent à midi une ombre rose… Oui, si l’on pouvait rêver.

Cependant sur la place, où vous vous êtes imprudemment lancé, la ville bat comme une mer cacophonique. Mille clameurs, des cris, des sons rauques retentissent, se h eurtent, meurent dans l’air mou où des geysers de boue çà et là jaillissent. De toutes parts la trompe des automobiles, le barrissement des tramways, les sonnailles des voitures, sonnent et résonnent comme des appels de mort. Vous échappez enfin, bondissant, semblable à la gazelle, déjà vous touchez l’asile du trottoir d’en face — et déjà l’acre aboiement des marchands de gazette et des camelots se mêle, dans votre oreille résignée, aux divers patois américains que des hommes glabres, à vos côtés échangent, non moins que des coups de coude, — au même instant qu’à quelques pas le pneu d’une quarante chevaux éclate avec un bruit de bombe anarchiste.

ANTISTROPHE

— Encore, dit Lœtitia, si, une fois chez soi, l’on pouvait savourer un peu de ce précieux silence si doux à entendre, qu’il tient lieu de penser ? Mais quoi, oubliez-vous que votre propriétaire, ses voisins, et jusqu’à ceux d’en face, furent pris, voilà un an, de la fièvre de bâtir —qui ressemble tant à la manie de détruire. Voilà un an que, depuis le petit jour, jusqu’à la nuit tombante, des camions déchargent sur le pavé des poutres de fonte ; et que des pans de mur, plus grands que celui d’Orange, s’écroulent avec fracas sur les cours retentissantes.

Entre tant, mille et un ouvriers frappeurs, et autres frappes : les polisseurs sur verre, les boute-clous, les tombeurs du toit, les sublimes de la mailloche, les gratte-marquise, les é lectriciens, etc., etc., martellent et cisellent vôtre insomnie. Ne pensez pas au moins qu’une circonstance heureuse — fête chômée, grève ou tempête — en dispersant tout ce cheptel de travailleurs, vous rende le repos. Car les co-locataires veillent sur votre veille ; ils savent combien il est dangereux de dormir le jour.

Au moment délicieux que vous vous sentez glisser dans un sommeil pareil à l’eau tiède, un choc sec et sournois, comme un déclic, vous frappe au cœur ; puis un second, plus vif ; puis d’autres encore qui, peu à peu, en progression régulière, grossissent, se multiplient, fourmillent. Vous les avez reconnus : ce sont les coups de marteau.

CHŒUR

Ah ! qui saura jamais à quoi le Monsieur d’en dessus, entre ses heures de bureau, emploie-t-il ses heures de loisir : et qu’est-ce qu’il peut bien clouer, dès qu’il a un peu de tranquillité devant lui (la vôtre) ? Est-ce un passionné de tabletterie en chambre, un entomologiste, un cordonnier ? Construit-il des étagères en bois découpé ; est-ce des chromo lithographies qu’il suspend à ses cloisons ou des pointes qu’il enfonce dans la gorge osseuse de sa vieille maîtresse ? Cruelle, cruelle énigme.

Mais, peu à peu, des concurrences s’éveillent aux quatre coins de la maison. Dans l’immeuble contigu, un concierge monomane ébranle à sourds efforts de bélier la muraille mitoyenne où s’appuie votre lit. Plus loin — on ne sait pas au juste bien où — un professeur de sciences accorde lui-même son piano, tandis que sa femme, aigrie par la médiocrité, bat leur enfant qui, jusque-là, criait sans raison. Et, comme pour leur répondre, le joli blond de l’entresol, qui, sans doute, attend une dame dans sa « luxueuse garçonnière », heurte à petites tapes rythmiques et lancinantes, contre le marbre de sa cheminée, un flacon d’odeur qui ne veut pas s’ouvrir…