Bélinde/11

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Bélinde (1801)
Traduction par Octave Gabriel de Ségur.
Maradan (Tome IIp. 1-24).


CHAPITRE XI.

DIFFICULTÉS.


Avant de quitter la ville, le docteur alla dans Berkeley-Square : il trouva lady Delacour hors de tout danger pour le moment. Bélinde s’affligea cependant de son absence ; mais elle était indispensable. Le docteur était demandé pour soigner son intime ami, M. Horton, homme rempli de mérite, de connaissances et de talens, et qui avait gagné une fièvre violente en exerçant son active charité envers les pauvres paysans de son voisinage.

Lady Delacour, entendant le docteur annoncer son départ, ouvrit son rideau en lui disant :

Vous savez que je peux mourir d’ici à peu de temps ; mais mon intérêt peut-il entrer en balance avec celui de votre excellent ami ? Il est utile au monde ; moi je ne suis bonne à rien : partez donc vite. Adieu, cher docteur.

Quel dommage, dit le docteur lorsqu’il eut quitté la chambre de la malade, qu’une femme capable d’un si noble courage ait sacrifie sa vie à la frivolité !

Espérez-vous lui conserver la vie ? demanda Bélinde.

Le docteur secoua la tête, et remit un papier à Bélinde, en lui disant qu’elle y trouverait son opinion sur son amie. Bélinde courut s’enfermer dans sa chambre, pour lire l’écrit du docteur X.

Il assurait qu’avec des palliatifs lady Delacour pourrait prolonger ses jours d’une année ou deux ; qu’il croyait possible à un habile chirurgien de lui sauver la vie ; que, d’après la courte conversation qu’il avait eue avec elle, il voyait qu’elle se déciderait à une opération ; que c’était un parti dangereux à prendre, même en s’en rapportant au plus célèbre opérateur ; mais que si, par un vain desir de mieux cacher son secret, elle se confiait aux mains d’un ignorant, sa perte était certaine.

Bélinde, après cette lecture, balança si elle en ferait part à son amie ; mais elle se détermina à attendre le retour du docteur, espérant que lady Delacour n’aurait jamais la pensée d’avoir recours à un charlatan.

Le lendemain, lord Delacour, à son réveil, n’avait qu’une idée confuse de ce qui s’était passé dans la nuit ; il fit cependant de gauches excuses à miss Portman sur la violence de ses manières, en accusant l’admirable bourgogne de lord Studly. Il témoigna beaucoup de peine du terrible accident arrivé à sa femme, se plaignant de l’entêtement qu’elle avait eu, en ne suivant pas ses avis, et en se servant de jeunes chevaux.

Je ne sais comment elle les a eus, ni comment elle les a payés, ajouta-t-il ; car je ne veux point me mêler de ses affaires, je l’ai bien résolu.

Lord Delacour termina sa visite à Bélinde, en lui disant que le séjour de sa maison ne pouvait plus lui convenir, que l’emploi de garde malade n’était pas fait pour une aussi jeune et aussi belle personne ; mais que la bonté rare avec laquelle elle s’en acquittait prouvait l’excellence de son cœur.

La manière dont il parla à Bélinde la convainquit que, malgré sa brusquerie, il aimait sa femme ; mais que la crainte seule d’être ou de paraître gouverné par elle l’empêchait de lui témoigner ses sentimens.

Elle lui trouva plus de bon sens, et crut son caractère plus aimable qu’elle ne s’y attendait, d’après ce que lui en avait dit lady Delacour.

Les réflexions de Bélinde sur le malheur des unions mal assorties ne furent pas en faveur du mariage en général. Elle était convaincue que les mariages d’intérêt, de convenance et d’ambition, ne pouvaient donner le bonheur. Depuis son enfance, elle n’avait point vu d’exemple d’intérieur heureux.

Le docteur X. lui avait bien vanté celui de lady Anne Percival ; mais elle craignait que cet homme d’une vertu et d’un génie supérieur ne crût trouver trop aisément ce qu’il desirait, c’est-à-dire, de voir réaliser le rêve de son cœur. M. Hervey était le seul homme qu’elle avait cru capable de faire le bonheur d’une femme raisonnable ; mais elle sentait que son esprit, sa tournure, ses manières et son caractère, ne lui inspiraient plus qu’une froide estime. Lady Delacour voulait lui persuader qu’elle aimait ; quoique Bélinde ne la crût pas, elle éprouva un vif regret d’être privée de ses conseils, et d’être, par sa maladie, livrée à elle-même. Elle résolut de veiller sur ses moindres actions, afin d’éviter tout reproche.

Elle voulut s’examiner elle-même avec impartialité. Elle fut interrompue dans cet examen par M. Hervey, qui vint lui demander des nouvelles de son amie. Il se plaignit d’avoir été assez indiscret pour pénétrer dans le cabinet de toilette de mylady. Il parlait avec feu ; mais quand ce sujet de conversation fut épuisé il devint plus timide et plus réservé. Il aurait voulu parler de son estime, de son admiration, demander grace pour ses injustes soupçons ; mais il eût été absurde à un homme qui n’avait jamais parlé de son amour d’avouer sa jalousie. Clarence ne manquait ni d’esprit ni d’adresse ; mais un petit événement le jeta dans une extrême confusion : Bélinde voulait avoir l’adresse du docteur X., elle la lui demanda. Il l’écrivit sur le dos d’une lettre qu’il tira de sa poche ; mais, en voulant la déchirer, il laissa tomber une mèche de cheveux qu’elle renfermait. Bélinde fut frappée de leur beauté, de leur couleur, et de leur extraordinaire longueur. L’embarras marqué de Clarence ne put lui laisser douter qu’ils n’appartinssent à une personne à laquelle il s’intéressait, et elle crut lire dans ses yeux tout ce qui se passait dans son cœur.

Elle se loua de n’avoir montré aucune émotion à la vue de ces beaux cheveux.

Quel bonheur pour moi, se dit-elle à elle-même, de découvrir qu’il a un attachement, pendant que je suis encore maîtresse de mon cœur ! Je ne dois plus l’écouter que comme un homme aimable ; mais je suis ravie que lady Delacour n’ait pas été ici dans ce moment, elle aurait plaisanté, et m’aurait embarrassée.

Cependant Bélinde ne pouvait se dissimuler que Clarence avait paru jaloux de gagner au moins son amitié ; elle crut donc plus convenable de ne plus recevoir ses visites pendant la maladie de lady Delacour. Elle fit défendre sa porte ; mais cette précaution fut inutile, car M. Hervey ne parut plus, et se contenta chaque jour d’envoyer savoir des nouvelles de lady Delacour, qui garda sa chambre dix jours, et souffrit cette retraite avec autant d’ennui et d’impatience qu’elle supportait ses maux avec douceur et courage.

Un matin, en regardant la liste de ceux qui s’étaient fait écrire chez elle, elle dit à Bélinde :

Tout ce monde m’oubliera bientôt, si je continue à ne pas me montrer. Je veux rouvrir ma porte et recevoir toutes mes connaissances ; lorsque je me sentirai fatiguée, je me retirerai, et mon amie me remplacera. Allez au piano, je voudrais entendre de la musique. Dieu veuille que bientôt mon salon soit rempli ! Jamais le docteur Zimmermann n’aurait eu ma confiance ; il conseille la solitude, et pour moi tout est préférable au silence de la retraite. De grace, continua-t-elle en s’adressant à Mariette qui entrait doucement, ne marchez plus sur la pointe du pied ; chacun ici se glisse autour de moi, et je me crois déjà au milieu des ombres. J’aimerais mieux être étourdie par le grand bruit, que d’entendre Mariette ouvrir doucement ce boudoir.

Mariette remarqua que mylady était la seule malade qui trouvât mauvais qu’on ne lui fît pas de bruit.

Le seul bruit qui m’incommode, Mariette, est celui que fait votre odieux perroquet.

Mariette aimait cet oiseau comme s’il eût été son enfant.

— Ô Dieu ! s’écria-t-elle, mon pauvre perroquet ! Ô Dieu ! je ne m’attendais pas à cela ; je ne le mérite pas : je suis sûre de n’avoir rien fait pour m’attirer une pareille disgrace de mylady ! Alors elle fondit en larmes.

Mais, ma chère Mariette, lui dit lady Delacour, j’ai souvent entendu dire, Qui m’aime, aime mon chien ; mais jamais, Qui m’aime, aime mon perroquet. Pourquoi donc vous chagriner ? Qu’en dites-vous, miss Portman ?

Mariette se retourna, regardant Bélinde fièrement ; elle quitta la chambre en disant : Je vois qui je dois remercier ; et elle ferma la porte aussi fort que lady Delacour pouvait le desirer.

Elle boudera pendant trois jours, dit lady Delacour ; mais elle me servira avec le même zèle. En effet, Mariette reparut avec l’air fort grognon ; elle garda un profond silence qui n’était interrompu que par des soupirs, qui semblaient dire : Voyez comme je suis attachée à madame, et cependant elle hait mon oiseau. Lady Delacour, qui comprenait la force de ce langage muet, ne parla plus du perroquet, espérant être distraite de ses cris perçans par le bruit plus agréable du monde qu’elle allait recevoir.

Dès qu’on sut que la maison de lady Délacour allait être ouverte, et qu’elle donnerait, comme de coutume, des bals et des concerts, une foule d’amis vinrent la complimenter, et s’empresser autour d’elle. Lady Delacour se rit de toutes leurs félicitations. — Elle aimait le monde, et cependant elle le connaissait.

Pour Clarence Hervey, dit-elle, je le distingue ; je suis persuadée qu’il a pris un intérêt réel à moi. Mais, Bélinde, ce n’est pas une idée de ma part ; il est fort changé, il est devenu pâle, maigre et sérieux, pour ne pas dire, mélancolique. Dites-moi, qu’avez-vous fait de lui pendant ma retraite ?

Rien ; je ne l’ai point vu.

Non ; ah ! je ne suis plus étonnée ; il est au désespoir d’avoir été banni de votre divine présence.

C’est plutôt l’inquiétude que vous lui avez causée, répondit Bélinde.

J’en saurai la cause, reprit lady Delacour : mon adresse est égale à ma curiosité, et c’est beaucoup dire.

Malgré cette confiance, lady Delacour ne put pénétrer le secret de Clarence ; et elle se persuada qu’il n’en avait pas, sur-tout quand elle lui vit avec elle toujours la même gaieté. Elle parut, de son côté, prendre part à tous les plaisirs qui l’entouraient. Mais Bélinde s’apperçut bien qu’elle était profondément alarmée sur sa santé ; elle ne paraissait au milieu de ses nombreuses assemblées que pendant quelques minutes ; elle traversait son salon, se plaignait d’un mal de tête, de nerfs, se retirait, et laissait Bélinde faire les honneurs de sa maison.

Miss Portman se trouvait dans la position la plus difficile ; elle avait besoin d’avoir recours à la plus extraordinaire prudence. Tout ce qu’il y avait de jeunes gens à la mode à Londres était continuellement chez lady Delacour ; ils regardaient la jeune nièce de mistriss Stanhope comme une proie qui devait leur appartenir, tandis que toutes les femmes, en affectant de mépriser ses charmes, réunissaient contre elle toute leur jalousie. Elle était sans cesse exposée aux traits dangereux de l’envie et de la flatterie ; elle n’avait point d’amie, point de guide, et à peine un protecteur.

Sa tante lui écrivait souvent, mais ses conseils n’étaient pas toujours d’accord avec les sentimens et les principes de Bélinde ; elle ne pouvait se fier pour sa conduite à lady Delacour ; elle était loin de se reposer sur ses propres forces, elle se sentait trop de facilité dans le caractère, et craignait de se laisser entraîner dans les folies que l’exemple de lady Delacour lui avait appris à mépriser. La prudence de Bélinde sembla augmenter avec la nécessité ; chez elle ce n’était point une vertu de calcul, elle suivait l’impulsion de son cœur et la justesse de son esprit ; elle savait être aimable, mais toujours modeste et réservée.

Ce qui l’embarrassait davantage était sa conduite avec Clarence ; il paraissait triste et malheureux quand elle le traitait purement comme une simple connaissance, et elle sentait le danger de l’admettre à la familiarité de l’amitié. En pensant à la boucle de cheveux, elle se promettait de regarder Clarence comme un homme marié ; mais en le voyant suivre avec tant d’intérêt chacun de ses mouvemens, et veiller sur elle comme si son sort dépendait de sa conduite, elle se disait : Peut-être il m’aime. — Il paraissait vouloir cacher ses sentimens à tous les yeux, chaque jour sa manière avec elle devenait plus respectueuse, mais plus contrainte. Se ressouvenant de sa réputation de galanterie, elle croyait qu’il voulait seulement par vanité la mettre au nombre de ses conquêtes ; alors l’indignation la transportait. Mais ce qu’elle pensait le plus constamment, c’est qu’il était lié par un premier engagement que l’honneur l’empêchait de rompre ; et alors il était digne de son estime et de sa pitié.

Ce fut alors que sir Philip Baddely commença à lui faire sa cour. Il avait remarqué les sentimens de M. Hervey pour elle ; il voulut être son rival, et affecta de parler à ses amis de Bélinde Portman avec ravissement.

Rochefort, dit un jour sir Philip, le diable m’emporte si je ne suis pas fou de Bélinde ! Clarence me maudira : mais peu m’importe ; malheur à lui ! —

Sur mon honneur, répondit Rochefort, tu feras bien ; Clarence mérite que tu lui joues ce tour. Il faut parler de sa flamme de Windsor, mais comme d’un grand secret.

Pendant que sir Philip Baddely et M. Rochefort avaient été liés avec Clarence, ils avaient remarqué qu’il allait très-fréquemment à Windsor. Ils imaginèrent qu’il avait une maîtresse ; curieux de la voir sans le dire à Clarence, ils en cherchèrent les moyens. Enfin, un soir qu’ils étaient sûrs qu’il n’était pas à Windsor, ils escaladèrent le mur du jardin de la maison qu’il fréquentait, et ils apperçurent une jeune fille charmante, qui se promenait avec une dame qui paraissait être sa gouvernante. Ils se gardèrent bien de parler de leur aventure, sachant que Clarence leur demanderait raison de leur curiosité. Ils résolurent cependant de profiter de ce qu’ils avaient découvert à son insu, pour lui nuire dans l’esprit de lady Delacour et de miss Portman ; mais ils se promirent d’agir toujours avec un grand mystère.

Sir Philip répéta donc souvent devant elle que Clarence se connaissait parfaitement bien en beauté ; qu’il ne se contentait pas d’une seule, qu’il voulait réunir la mode à l’esprit, et l’élégance à la beauté. En faisant ces observations, ils se regardaient l’un et l’autre d’une manière significative. Bélinde les écouta en gardant un pénible silence ; mais lady Delacour voulut avoir une plus entière explication : sir Philip et Rochefort s’y refusèrent, afin d’exciter davantage sa curiosité. Voyant la réserve de miss Portman avec Clarence, ils espérèrent pouvoir le supplanter sans le trahir. Les visites de M. Hervey devinrent plus éloignées, celles de sir Philip plus fréquentes : miss Portman cependant ne lui parlait jamais que de choses indifférentes. Un matin, se trouvant chez elle avec Clarence, le baronnet voulut éclipser son rival, et faire seul les frais de la conversation ; il se mit à parler de la dernière fête champêtre de Frogmore, et il se plaignit de ce que l’accident arrivé à lady Delacour l’eût empêché d’aller y déjeûner. Lady Delacour dit qu’elle l’avait regretté encore plus pour miss Portman que pour elle ; Bélinde assura qu’elle n’en avait pas éprouvé la plus petite peine.

Diable m’emporte, dit sir Philip, je vous aurais conduit dans mon carikle ; la présence de miss Portman a seule manqué à mon triomphe.

Sir Philip commença alors une très-longue description de tous les plaisirs qui s’étaient succédés ; et il affecta de toujours parler à miss Portman.

Lady Delacour loua ce récit avec une ironie fine, et, en même temps, avec tant de politesse, que le baronnet, qui avait très-peu de pénétration et beaucoup d’amour-propre, crut qu’elle le louait sérieusement, et céda, sans résistance, à la demande qu’on lui fit d’imiter la danse pyrrique. Rochefort ne put s’empêcher de se moquer de sa grotesque figure ; lady Delacour l’imita ; et Clarence Hervey et Bélinde rirent aussi en se regardant.

Le baronnet s’en aperçut.

Diable m’emporte ! je crois que je vous amuse, s’écria-t-il ; et il garda le silence jusqu’à ce que Clarence se fût retiré. Bélinde sortit bientôt après, pour aller faire de la musique. Sir Philip demanda un moment d’entretien à lady Delacour : il lui dit que le respect qu’il avait pour elle, et l’intérêt que lui inspirait Bélinde, l’engageaient à s’expliquer avec elle, si elle voulait lui promettre le plus inviolable secret.

Lady Delacour le lui promit, et sir Philip lui avoua qu’il était fâché de voir M. Hervey s’occuper, dans le monde, de miss Portman ; c’était dangereux pour cette jeune dame, Clarence ne pouvant avoir de sérieuses intentions, puisqu’il avait un attachement qui lui était bien connu.

— Serait-il marié ? demanda lady Delacour.

— Diable m’emporte si j’en sais quelque chose ! tout ce que je puis dire, c’est que la jeune femme est charmante, et que Clarence la soigne depuis long-temps.

— Depuis long-temps ! elle n’est donc pas fort jeune ?

— Elle a tout au plus dix-sept ans ; elle m’a paru charmante, je ne l’ai vue qu’une fois à Windsor. Alors le baronnet raconta la manière dont il l’avait découvert.

— Savez-vous son nom ?

— Je crois, diable m’emporte, que le vieux Jezabel l’appelle miss Virginie de Saint-Pierre.

Virginie de Saint-Pierre ! reprit lady Delacour, c’est un nom tout-à-fait romanesque ; je vous remercie, pour miss Portman et pour moi, de l’obligeance avec laquelle vous voulez défendre nos cœurs contre un sentiment qui ne serait point payé de retour.

Sir Philip la quitta alors, en louant, avec son juron ordinaire, la beauté de miss Portman.

Lady Delacour répéta cette histoire à Bélinde, et conclut par lui dire que les vues de sir Philip étaient aisées à pénétrer ; qu’il l’admirait, et conséquemment qu’il était jaloux de Clarence. Mais pourquoi pâlissez-vous donc ? Ma chère, continua-t-elle, il me semble que rien de tout cela ne doit vous alarmer.

Oh ! nullement, répondit Bélinde ; je n’ai jamais regardé M. Hervey que comme une aimable connaissance.

Vous pouvez même le regarder autrement, malgré l’histoire de sir Philip. Clarence n’est point homme à épouser cette fille : quand il se mariera, il l’abandonnera ; c’est un sacrifice de plus qu’il vous fera. Mais pourquoi donc ne riez-vous pas ? voulez-vous exiger des hommes autant de moralité que vous en avez ? Sur toutes choses, n’allez pas trahir sir Philip, Clarence ne lui pardonnerait jamais son indiscrétion ; je vous conseille de n’avoir pas l’air de vous en appercevoir, et d’être toujours la même avec M. Hervey : mais je vois, à la fierté de votre regard, que vous aimeriez mieux mourir d’amour que de suivre mon avis.

Bélinde, sans hauteur, mais avec une douce fermeté, répondit qu’elle n’avait rien à changer à sa conduite, puisqu’elle n’avait jamais pensé à M. Hervey, et qu’elle était entièrement maîtresse de son cœur.

Il est dommage, dit lady Delacour, que l’expression de votre figure ne dépende pas aussi de vous ; mais, malgré votre indifférence, je vois que votre estime pour M. Hervey est diminuée ; au reste, sir Philip m’a fait le plus charmant portrait de cette Virginie.

Vous a-t-il parlé de la couleur de ses cheveux ? demanda Bélinde avec une voix émue.

Oui, châtain très-clair. Mais pourquoi cet intérêt particulier ?

Au grand plaisir de Bélinde, Mariette vint interrompre la conversation : elle ne douta pas que la mèche de cheveux tombée ne fût de Virginie ; mais, après avoir bien réfléchi, elle ne put blâmer M. Hervey, puisqu’il l’évitait avec soin, et que ses visites paraissaient avoir lady Delacour pour unique but. Sir Philip espérait brouiller Bélinde avec son rival, et en tirer avantage pour lui ; il fut donc extrêmement piqué de l’indifférence qu’elle lui témoigna.

Rochefort se moqua de lui, en l’assurant qu’il fallait que Clarence fût bien aimé, puisqu’on ne prenait pas garde à son rival.

Sir Philip jura qu’il en tirerait vengeance, et qu’un homme de sa richesse et de sa tournure ne serait pas expulsé aussi aisément qu’on le croyait. Rochefort lui dit de bien réfléchir, et de prendre garde à ne pas se laisser attraper : le baronnet balança quelque temps entre la crainte d’être la dupe d’une nièce de mistriss Stanhope, et l’espoir de triompher de Clarence. Enfin ce qu’il appelait amour l’emporta sur la prudence ; il fit donc à Bélinde des propositions de mariage, et prit d’avance le ton d’un amant favorisé. Il empêchait continuellement Clarence de s’approcher de Bélinde, et affectait de parler bas à la jeune miss, pour donner de la jalousie à Hervey.