Bélinde/26

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Bélinde (1801)
Traduction par Octave Gabriel de Ségur.
Maradan (Tome IVp. 1-57).


CHAPITRE XXVI.

VIRGINIE.


Aussitôt que lady Delacour fut seule, elle se livra à ses réflexions relativement à l’histoire de la douairière. Malgré sa prétendue incrédulité, elle était alarmée, et elle ne pouvait pas s’empêcher d’en croire quelque chose, en pensant que c’était mistriss Margaretta Delacour qui l’avait répandue. Cette femme était d’une scrupuleuse véracité, et sévère sur l’article de la médisance ; ainsi il était à peine probable qu’un fait raconté par elle fût tout-à-fait dénué de fondement. Le nom de Virginie se rapportait avec ce que Philip Baddely avait donnée à entendre, et avec les découvertes de Mariette. Toutes ces circonstances réunies embarrassaient lady Delacour ; et elle attendait les lettres de M. Hervey avec plus d’impatience que jamais. Elle allait et venait dans sa chambre, — regardait à sa montre, — la croyait arrêtée, — la portait à son oreille, — sonnait à tous momens pour s’informer si le courrier n’était pas venu. À la fin, arriva le paquet si long-temps attendu : elle le saisit, et le porta aussitôt à Bélinde.

— Les lettres de Clarence Hervey, mon amour ! — À présent, malheur à celui qui nous interrompra ! Elle mit le verrou à la porte, prit un fauteuil, et s’assit.

Commençons, dit-elle. — Je suis sûre que si, dans ce moment, le diable boiteux me regardait du toit de la maison voisine, il jurerait que je vais ouvrir une lettre d’amour. — Je l’espère bien aussi. Allons, voyons ! s’écria-t-elle en rompant le cachet.

Ma chère amie, dit Bélinde, mettant sa main sur celle de lady Delacour, avant que nous ouvrions ce paquet, laissez-moi vous parler pendant que vos esprits sont calmes.

— Calmes ! vous choisissez bien votre moment pour avoir l’esprit calme ! — Mais il ne faut pas que je vous fasse un affront par mon incrédulité. Parlez donc ; mais dépêchez-vous, car je ne prétends pas être calme. Dieu merci, ce n’est pas mon métier d’être philosophe. Crac, voilà le second cachet qui va partir. Parlez à présent, ou bien retenez pour jamais votre langue, ma douce philosophe d’Oakly-Parck. — Mais desirez-vous que j’écoute ce que vous avez à me dire ?

Oui, répliqua Bélinde, en souriant, c’est assez le desir ordinaire de ceux qui parlent.

Il est vrai, et je peux écouter passablement bien, sur-tout quand je ne sais pas ce qu’on va me dire ; mais, lorsque je le sais d’avance, j’ai la mauvaise habitude de ne pouvoir pas écouter un seul mot. À présent, ma chère, laissez-moi deviner ce que vous alliez me dire, et, si je devine mal, alors vous me l’expliquerez, et alors, je vous écouterai, dit-elle (en mettant un doigt sur sa bouche) comme Harpocrate, sans faire un seul mouvement.

Bélinde consentit à écouter ce qu’on avait à lui dire, afin d’être mieux écoutée ensuite.

Je vous dirai, poursuivit lady Delacour, sinon ce que vous alliez me dire, au moins ce que vous pensez, cela revient absolument au même. Vous dites en vous-même : N’importe ce que contiennent les lettres de Clarence Hervey, elles arrivent trop tard ; qu’il dise et fasse ce qu’il voudra, cela m’est absolument égal — Parce que — (à présent voici votre raisonnement) parce que les choses ont été trop loin avec M. Vincent ; lady Anne Percival, ainsi que tout le monde (d’Oakly-Parck) me blâmerait si je me rétractais.

J’ai déjà écrit à ma tante Stanhope, et on fait définitivement des préparatifs pour la noce. En un mot, les choses ont été si loin, que je ne peux plus reculer ; parce que — les choses ont été trop loin, — ceci est le refrain de votre argument. Il faut que vous m’écoutiez, et vous aurez après cela votre tour, pour une heure si vous voulez. Quand même les choses auraient été portées aussi loin, elles peuvent être arrêtées tout court. Lady Anne Percival est votre amie, n’est-ce pas ? par conséquent elle doit desirer votre bonheur. Si vous croyez qu’elle a la qualité rare d’être une femme raisonnable, elle ne peut pas être fâchée contre vous, parce que vous desirez d’être heureuse à votre manière. Il n’est donc pas nécessaire, comme disent les orateurs, que je discute ce point-là plus long-temps. Quant à votre tante, vous avez certainement eu tort de lui écrire si précipitamment, c’est bien contre mon avis. Mais la crainte de déplaire à mistriss Stanhope un peu plus ou un peu moins ne peut pas être mise en comparaison avec l’espérance du bonheur de votre vie : d’ailleurs, depuis quelques mois, vous êtes tout-à-fait en défaveur auprès d’elle. Après tout, vous savez que mistriss Stanhope ne regrettera que la fortune de M. Vincent, et celle de M. Hervey la satisfera aussi bien ; et, au surplus, si la fortune de Clarence est un peu moindre, elle trouvera le contre-poids de cette différence, en pensant qu’un Anglais membre du parlement est aux yeux du monde (les seuls yeux par lesquels elle voit) une alliance plus honorable que celle d’un colon des Indes occidentales, quand bien même il serait le protégé de lady Anne Percival. — Épargnez-moi votre indignation, ma chère ! — Quel regard vous me lancez ! Puisque je raisonne pour mistriss Stanhope, ne faut-il pas raisonner comme elle ? Quant aux préparatifs pour la noce, vous ne vous marierez pas, j’espère, seulement parce que votre robe de noce est faite. Quelques guinées seront perdues peut-être ; mais ne perdez pas de même le bonheur de votre vie ; ce serait une mauvaise économie. Confiez-vous à moi, ma chère, comme je me suis confiée à vous, dans le temps où j’en avais besoin ; ou bien, si vous craignez de devoir quelque chose à celle qui n’a pas craint de vous être obligée, — qu’importe à mistriss Frank quelle est la mariée, pourvu que son mémoire soit payé par mistriss Vincent, ou par mistriss Hervey. — J’espère que je vous ai convaincue, je suis sûre du moins de vous avoir fait rougir ; et c’est une satisfaction pour moi. La rougeur, dans ce moment, est l’avant-coureur de la victoire. Je triomphe ! À présent, je vais ouvrir le paquet ; vous ne me retiendrez plus la main.

Je ne veux pas vous imposer la pénitence de m’écouter une heure, ma chère amie ; mais je réclame votre promesse pour quelques minutes, dit Bélinde. Je vous remercie sincèrement de votre bonté, et je n’hésiterai jamais à vous devoir toutes sortes d’obligations.

— Des remerciemens ! des obligations ! — voilà une bonne fille ! — ma Bélinde !

— Mais, vraiment, vous ne me comprenez pas du tout ; votre raisonnement…

— Montrez-moi en quoi il n’est pas bon ; je défie la logique de tous les Percival.

— Votre raisonnement serait excellent si la base n’en était pas idéale : vous prétendez que M. Hervey est amoureux de moi.

Non, dit lady Delacour, je ne prétends rien, comme vous verrez quand j’aurai ouvert ce paquet.

Vous prétendez aussi, continua Bélinde, que je lui suis encore secrètement attachée. — Je vous assure que je ne le suis pas.

Je puis parler de cela sans ouvrir le paquet, dit lady Delacour.

Ainsi, vous regardez donc aussi comme certain, dit Bélinde, que ce n’est que la crainte de lady Anne Percival, de ma tante et du monde, qui m’empêche de rompre avec M. Vincent. Si vous voulez lire la lettre que je lui écrivais quand vous êtes entrée dans la chambre, peut-être reviendrez-vous de votre méprise.

— Ainsi, vous aimez donc de bonne foi et réellement M. Vincent ?

Pouvez-vous croire que je consentirais à l’épouser sans l’aimer ? dit Bélinde avec indignation.

— Non ; vous pouviez l’aimer, — mais pas d’une manière comparable à — en un mot, ma chère, vous pouviez vous tromper, et l’arrivée de M. Hervey aurait pu vous faire appercevoir le véritable état de votre cœur. J’ai vraiment tant de peur de vous offenser, que je puis à peine trouver des mots… mais, dans le vrai, avouez qu’il y a quelque temps vous aimiez mon pauvre Clarence ; et, en dépit des argumens de M. Percival contre les premières amours, je suis portée à croire…

Vous êtes portée, dit Bélinde, à considérer l’amour comme une maladie qu’on ne peut avoir qu’une fois.

— Vous ne seriez pas si spirituelle, ma chère, si vous éprouviez une passion. Croyez-moi, Bélinde, vous vous trompez vous-même ; vous n’avez pas d’amour pour M. Vincent ; si vous l’épousez, vous vous en repentirez, vous serez malheureuse.

— Je ne prétends pas avoir ce qui s’appelle de l’amour pour M. Vincent, et je ne crois pas même que cela soit nécessaire à mon bonheur ou au sien ; mais je l’estime, je l’aime.

Ah ! ah ! dit lady Delacour, comme font tant de gens quand ils se marient.

Ils seront heureux s’ils sont comme nous, répliqua Bélinde doucement, mais avec une fermeté dans le ton, que lady Delacour sentit. — Je me mépriserais moi-même, et je ne mériterais la pitié d’aucun être humain, si, après tout ce que j’ai vu, je me mariais seulement par des motifs de convenance et d’intérêt.

— Oh ! pardonnez-moi ! je n’ai jamais eu une pareille pensée ; je voulais seulement vous faire entendre, ma chère Bélinde, qu’un cœur tel que le vôtre est formé pour l’amour le plus tendre, le plus pur et le plus heureux.

— Le bonheur d’une femme n’est-il pas assuré par son union avec un homme aimable et vertueux ? M. Vincent s’est conduit avec moi avec délicatesse et franchise ; il m’a donné des preuves de la stabilité de ses affections et de sa confiance en mon caractère. J’ai eu tout le temps de consulter mon jugement et mon sentiment ; le premier est en sa faveur, le second n’est pas contre lui.

— Pas contre lui ! Ah ! si vous découvriez que M. Vincent entretient une Virginie, ne l’effaceriez-vous pas pour toujours de votre pensée ?

— Si je découvrais qu’il en a agi d’une manière déshonorante avec une femme quelconque, certainement je le bannirais de ma pensée.

— Aussi facilement que vous avez fait pour Clarence Hervey ?

— Peut-être plus.

— Ainsi vous convenez : — c’est tout ce que je demande, — que vous avez aimé Clarence plus que vous n’aimez M. Vincent ?

— Oui ; mais ce temps-là est entièrement passé, et jamais je n’y pense.

— Mais si vous étiez forcée d’y penser, ma chère ; si Clarence Hervey se proposait, ne jetteriez-vous pas un regard en arrière ? cela ne ferait-il aucun changement ?

— Aucun.

— Vous le refuseriez ?

— Sans hésiter.

S’il en est ainsi, je vais lire mes lettres dans ma chambre s’écria lady Delacour se levant précipitamment et d’un air triste.

Votre chagrin ne peut pas même, ma chère amie, dit Bélinde, changer ma détermination ; et je peux supporter votre colère, parce que je sais qu’elle vient de votre amitié pour moi.

— Je ne vous ai jamais aimée aussi peu que dans cet instant, Bélinde.

— Vous me rendrez justice quand vous serez de sang froid.

De sang froid ! répéta lady Delacour en quittant la chambre ; je ne souhaite pas de l’être jamais autant que vous, Bélinde.

Le paquet de lettres de Clarence Hervey contenait l’histoire de sa liaison avec Virginie de Saint-Pierre.

J’étais revenu de mes voyages (disait Hervey) un an avant que d’avoir vu pour la première fois miss Bélinde Portman. J’étais en France à la veille de la révolution, et dans le moment où le luxe, la dissipation et l’esprit de galanterie étaient à leur plus haut période. Je sentais que des êtres qui ne sont que vanité, affectation et artifice, dont les goûts sont pervertis et les sentimens dépravés, ne peuvent donner ni goûter aucun bonheur réel. Les œuvres de Rousseau, que je lus dans le même temps, ne contribuèrent pas peu à me confirmer dans cette manière de voir et de sentir. Mon imagination s’exalta sur la possibilité de trouver une Julie, que je formerais pour devenir la compagne de mes jours ; et je résolus de renoncer à tout projet de mariage, s’il fallait ne choisir qu’entre les femmes élevées pour le monde. Je revins en Angleterre pour y chercher l’objet qui devait me fixer.

Ce n’était point une chose facile que d’accomplir mon projet. On trouve aisément la beauté dans le malheur, et l’ignorance dans la pauvreté ; mais ce que l’on ne trouve pas aussi facilement, c’est la simplicité sans bassesse, sans cette teinte vulgaire qui répugne à l’homme qui a vécu en bonne compagnie. Ce qu’on ne trouve pas aisément, c’est l’ingénuité sans grossièreté, et l’ignorance sans préjugé ; c’est un esprit qui, quoique sans culture, vous garantisse le succès de l’instruction ; un cœur qui s’ignore, mais qui puisse apprendre à se connaître, qui soit également susceptible des délicatesses du sentiment et de l’enthousiasme de la passion. Je cherchai longtemps, et enfin je crus avoir découvert cet objet dont mon imagination m’avait créé le modèle.

Dans une belle soirée d’automne, je faisais une promenade à cheval, au travers de New-Forest. Je quittai la grande route pour suivre un sentier peu battu, et, tout en méditant sur les beautés de la nature, je laissai arriver le coucher du soleil, avant de songer à retourner chez moi. Un chien, qui sortit du bois pour aboyer après moi, me servit de guide ; je le suivis, et j’arrivai à une esplanade, au milieu de laquelle était une petite habitation simple et propre, entourée d’arbrisseaux et d’une palissade qui renfermait un jardin.

En m’approchant, je vis une jeune fille qui arrosait des rosiers fleuris, et une vieille femme qui cueillait des roses pour les mettre dans un panier. La vieille ressemblait à toutes les vieilles ; quoique sa physionomie eût quelque chose de remarquablement doux ; mais la jeune fille me parut plus belle que toutes les femmes que j’avais connues. Les derniers rayons du soleil éclairaient sa physionomie ; le zéphyr du soir agitait ses cheveux blonds ; la rougeur de la modestie couvrit ses joues lorsqu’elle jeta ses regards sur moi. La douce et tendre expression de ses grands yeux bleus me fit complétement oublier que je m’étais approché pour demander le chemin. La vieille ne m’apperçut que lorsque je fus tout près d’elle ; mais, à l’instant où elle me vit, elle dit à la jeune fille de porter le panier de roses dans la maison. Celle-ci, en passant devant moi, me présenta une rose en souriant, et me pria de l’accepter.

Allons, donc, Rachel ! s’écria la vieille, rentre tout de suite ! la voix de la vieille lui fit peur ; elle tressaillit, et le panier tomba. En ramassant ses roses, elle déploya les graces de sa taille, de ses bras arrondis et de ses mains délicates : tous ses mouvemens était gracieux, faciles, charmans.

Rentre donc, je te dis ! reprit la vieille d’un ton grondeur, je ramasserai les roses. — Oui, ma grand’maman, répondit la jeune fille les larmes aux yeux ; et elle rentra sur-le-champ. La porte se referma sur elle, avant que j’eusse repris assez de présence d’esprit pour demander à la vieille où était mon chemin ; dès que sa petite fille fut retirée, elle se radoucit, et me reconduisit très-obligeamment.

Quelques jours après, je revins visiter ce lieu, qui me semblait déjà un paradis terrestre. Mais l’habitation était fermée ; le chien n’aboyait point ; la cheminée ne fumait pas ; les rosiers n’avaient point été arrosés, et un panier à moitié plein de roses fanées était à terre au milieu du jardin. Je descendis de cheval, j’essayai d’ouvrir la porte de la maison ; elle était fermée à la clef. J’écoutai, et je n’entendis rien ; je fis le tour de l’habitation, et je vis une petite fenêtre entr’ouverte. Je m’en approchai, et je crus entendre une voix plaintive qui articulait quelques sons ; j’écartai doucement un rideau qui était en dedans, mais je ne pus rien découvrir : la chambre était sombre, et je ne voyais rien ; mais j’entendis des gémissemens sourds ; et enfin la voix répéta :

Oh ! parlez-moi ! parlez-moi encore une fois seulement !

J’essayai de donner plus de jour dans la chambre, en ouvrant tout-à-fait le rideau qui l’obscurcissait ; et je vis la jeune fille, qui, se levant d’auprès du lit, où elle était à genoux, le visage baigné de larmes, et les cheveux épars, me fit signe d’entrer. Elle me montra alors la pauvre femme étendue sur son lit, et me dit avec l’accent de la plus vive douleur :

Elle ne peut plus me parler ; — il y a trois jours qu’elle ne peut se remuer ; mais pourtant elle n’est pas morte ! sûrement elle n’est pas morte !

La vieille femme avait une attaque de paralysie ; cependant, comme je m’approchai du lit, elle ouvrit les yeux, et les fixant sur moi, elle étendit sa main desséchée vers sa fille qu’elle saisit fortement par le bras ; puis, faisant un effort pour se mettre sur son séant, elle m’ordonna de sortir. La violence du sentiment qui l’animait épuisa le peu de forces qu’elle avait encore ; et elle retomba sur son lit agitée de mouvemens convulsifs.

Je sortis précipitamment, et, montant à cheval, je courus à toute bride chercher un médecin, dont les soins ranimèrent la pauvre femme au point qu’on l’entendit parler assez distinctement. Elle sentait néanmoins sa fin approcher, et paraissait résignée à son sort. Je retournai souvent à la chaumière ; mais, quoique cette pauvre femme fût reconnaissante de mes soins, ma présence semblait lui être pénible ; elle jetait des regards inquiets sur sa fille et sur moi. Enfin, un jour elle dit un mot à l’oreille de la jeune personne, qui sortit à l’instant de la chambre. Alors elle me fit signe d’approcher de son lit, et me dit :

Vous avez peut-être cru, monsieur, que je n’étais pas dans mon bon sens le jour où je vous dis avec tant de vivacité, sortez ! ce fut tout ce que je pus dire, alors ; et, à la vérité, je ne puis guère mieux me faire entendre à présent ; mais, que la volonté de Dieu soit faite ! tout ce que je voulais vous dire est pour cette pauvre enfant.

Je l’écoutai avec un vif intérêt, elle s’arrêta ; et mettant sa main glacée sur la mienne, elle me dit, en me fixant attentivement :

Vous avez l’air bon et sensible ; mais qui peut se fier aux apparences ! celui qui a fait mourir ma pauvre fille de chagrin n’avait pas non plus l’air d’un méchant. Elle avait à peine seize ans lorsque ce malheureux l’enleva d’une pension ; il l’épousa secrètement, et abandonna, au bout de deux ans, sa femme et son enfant, sans qu’on ait jamais pu, depuis, avoir aucune nouvelle de lui. Ma fille mourut de douleur : Rachel n’avait encore que trois ou quatre ans. Le bel enfant que c’était ! Dieu fasse grace à son père !

Elle s’arrêta pour contenir son émotion ; ensuite elle ajouta :

Ma seule consolation, c’est que j’ai donné tous mes soins à Rachel. Je n’aurais pas voulu, pour rien au monde, la mettre dans une pension. Non ! elle ne m’a pas quittée un moment depuis sa naissance ; nous avons vécu ensemble dans cette chaumière, séparée du reste du monde ; vous êtes le seul homme qu’elle ait jamais vu ; c’est l’innocence même que ma Rachel. Oh ! monsieur, si vous voulez obtenir la miséricorde de Dieu quand vous serez comme moi au lit de la mort, épargnez l’innocence de cette enfant ! ne venez pas la chercher quand je serai morte. Promettez-moi que vous ne causerez pas la ruine de mon enfant ; et je pourrai mourir en paix.

Je fus profondément touché ; je fis la promesse qu’elle me demandait, et je la confirmai, à sa prière, par un serment solennel.

À présent, je suis tranquille, dit-elle, tout-à-fait tranquille ; Dieu vous bénisse, pour le bien que vous m’avez fait ! Il y a, ici près, une mistriss Smith, la femme d’un bon fermier qui nous connaît bien ; elle aura soin de pourvoir à ma sépulture ; et m’a promis de se charger de ma fille, et de recueillir pour elle le peu de bien que je lui laisse ; vous promettez de ne jamais la revoir ?

Moi, répondis-je, je ne vous ai point promis cela.

La pauvre femme parut de nouveau inquiète sur le sort de sa fille.

Ah ! mon cher monsieur, dit-elle, croyez-moi ; c’est pour votre bien à tous deux. Si vous la revoyez vous ne pourrez pas vous empêcher de l’aimer ; et elle-même… La pauvre petite ! comme elle vous souriait innocemment en vous offrant cette rose ! oh ! monsieur, je vous en conjure, renoncez à la revoir ; je ne puis pas moi-même l’éloigner de vous, c’est trop tard. Je sens bien que cette nuit sera la dernière de ma vie ; promettez-moi de ne jamais revenir ici.

Après le serment solennel que j’ai prononcé, lui dis-je, cette promesse serait inutile ; confiez-vous à mon honneur.

Ah ! oui, l’honneur ! l’honneur ! c’est le mot que répétait celui qui a trahi sa mère ; et qui l’a laissée mourir dans l’abandon.

L’émotion était trop violente pour ses forces ; elle retomba épuisée, et ne prononça pas une seule parole. Une heure après, elle expira dans les bras de sa petite fille. La malheureuse orpheline ne pouvait se persuader que sa grand’mère eût cessé de vivre ; elle nous faisait signe, au chirurgien et à moi, de garder le silence, afin de l’entendre respirer. Elle baisait ses lèvres glacées, ses joues flétries, ses paupières que la mort avait fermées pour jamais ; puis elle s’efforçait de la réchauffer. Enfin les signes de la mort devinrent trop évidens pour lui laisser le moindre doute ; elle se jeta à genoux, et s’écria :

Elle est donc morte sans me donner sa bénédiction ! je ne l’entendrai plus bénir son enfant chéri !

Nous la transportâmes au-dehors de la maison, et, quand elle fut un peu calmée, je la laissai aux soins du chirurgien, et j’allai chercher mistriss Smith, dont sa grand mère m’avait parlé.

Vous m’abandonnez donc aussi ? me dit-elle, en fondant en larmes. Je me sentis trop vivement ému par ses pleurs pour oser me livrer à mon sentiment ; je la quittai avec précipitation, et je ne revins que le lendemain.

Sa simplicité, sa sensibilité, me charmaient : il me semblait qu’elle aurait pu se passer de beauté. L’idée de m’attacher par les liens de la reconnaissance et du sentiment un être pur, désintéressé et sans art, enflammait mon imagination, et me paraissait le rêve le plus délicieux à réaliser. La culture de son esprit allait être une occupation facile et douce ; et toutes les difficultés de l’entreprise disparaissaient devant l’ardeur de mes espérances. La sensibilité, me disais-je, est la source des grands talens et des grandes vertus : Il est évident qu’elle est douée d’une sensibilité exquise ; je développerai cette faculté avec adresse, avec patience, avec délicatesse ; j’aurai soin de mériter ma récompense, avant de la demander.

Le lendemain je revins à la cabane, accompagné de mistriss Ormond, qui était réellement la meilleure personne du monde. Elle parut plaire à la jeune orpheline, et mistriss Smith consentit sans peine à mettre celle-ci sous sa protection. Mistris Smith savait peu de détails sur la jeune fille ; mais cela s’accordait avec ce que j’en avais appris. Voici ce qu’elle me raconta :

— Cette vieille dame, dit-elle, était une personne extraordinaire dans sa conduite avec sa petite-fille ; mais, dans le fond, l’on ne peut pas la blâmer, après le malheur dont sa fille a été la victime. Il y a bien des années qu’elle habitait cette maison isolée dans la forêt, et elle vivait du produit de ses ruches, et en faisant de l’eau de rose. Elle s’est toujours refusée à mettre Rachel dans une pension, disant qu’il ne fallait pas qu’elle fût élevée au-dessus de ses moyens, ce qui avait été la perte de sa fille. Elle n’a pas voulu non plus que Rachel apprît à écrire : et je trouve qu’elle n’avait pas tant de tort ; car toutes ces écritures ne font souvent que mettre l’amour dans la tête des jeunes filles. Eh bien, malgré cela, cette enfant a appris à lire, et elle aime beaucoup les livres. C’était un tourment pour la pauvre grand’mère, parce qu’elle avait toujours peur qu’elle ne lût quelque chose qu’il n’eût pas fallu lire. Un jour je me souviens qu’elle fut dans une inquiétude terrible, parce que j’avais apporté je ne sais quoi, qui était dans un papier public : la défunte le jeta au feu avec précipitation, quand elle eut apperçu ce qu’il y avait sur ce papier. Et puis les hommes, c’était bien autre chose ! Jamais cette enfant n’a parlé à un homme : jamais la vieille n’a laissé entrer un homme dans son habitation. Je me suis souvent moquée d’elle, moi ; je lui disais : Ne faut-il pas qu’elle apprenne à parler aux hommes ? Un jour viendra qu’elle sera plus facile à séduire, parce que vous ne lui parlez jamais de séduction. Tout était inutile : elle n’entendait pas raison sur ce point. Je ne faisais que la tourmenter ; je n’en parlai plus.

On a raison de dire qu’il ne faut pas parler mal des morts : aussi ne voudrais-je pas dire contre cette pauvre femme des choses qui fissent tort à sa mémoire ; mais, pour des bizarreries, elle en avait de tout-à-fait singulières. Un jour elle se mit dans une colère épouvantable, parce que Rachel avait trouvé le portrait d’un homme : comme si un portrait pouvait faire du mal à quelqu’un : c’était celui d’un de mes enfans. Moi, je commençai par en rire, et puis je m’arrêtai, parce que je vis que la pauvre femme avait les larmes aux yeux, et que je compris qu’elle pensait à sa fille défunte. De ce moment-là, je lui promis d’avoir soin de sa petite-fille, si elle venait à mourir. Et je pensai que, par la suite, elle pourrait peut-être devenir la femme d’un de mes fils, quoiqu’elle soit bien un peu trop délicate pour les travaux de la campagne. — Pour honnête et douce, si celle-là ne l’est pas, il n’y en a point au monde. Puisqu’il a plu à Dieu de vous envoyer, monsieur, ainsi que madame que voilà, pour prendre soin de cette enfant, je vous la remets en toute confiance : elle emportera avec elle ce qu’elle voudra.

Rachel ne voulut rien emporter qu’un chardonneret apprivoisé qu’elle aimait tendrement. Il y avait en elle une chose qui ne me semblait point d’accord avec le reste : c’était son nom. Ce nom de Rachel me faisait un effet désagréable. Je résolus de le changer, en lui trouvant des rapports avec l’héroïne de Bernardin de Saint-Pierre : je la nommai Virginie.

Madame Ormond était la mère de mon premier gouverneur. La mort de son fils l’avait laissée dans une position si gênée, qu’elle fut obligée d’avoir recours à ses amis pour subsister. Je connaissais tout son mérite ; j’avais pour elle beaucoup d’attachement et de respect ; j’avais considéré comme de mon devoir de lui donner quelque aisance. Ce n’était point une femme fort instruite, ni d’un esprit supérieur. Elle n’avait aucun de ces talens qui excitent l’admiration ; mais elle avait une parfaite égalité d’humeur, un cœur aimant et un caractère aimable. Je connaissais son intégrité ; et j’étais sûr qu’elle suivrait exactement mes intentions : je comptais suppléer par moi-même à ce qui pouvait lui manquer du côté de l’instruction.

Je la plaçai, avec son élève, dans une habitation que je louai à Windsor ; et j’exigeai sa promesse solennelle qu’elle ne ferait ni ne recevrait aucune visite. M. Moreton, respectable ecclésiastique, était seul excepté : il venait tous les dimanches nous lire des prières. Virginie ne témoignait jamais le moindre desir de porter ses regards plus loin que l’enceinte du jardin de la maison. Cette solitude n’était pas plus complète que celle dans laquelle elle avait vécu, et semblait remplir tous ses desirs. Elle était parfaitement indifférente à tout ce qui était luxe ; les seuls objets qui excitassent fortement son attention et son intérêt étaient ceux qui lui rappelaient la cabane où elle avait vécu.

Je lui demandai un jour si elle serait contente d’aller vivre dans cette cabane.

Elle hésita d’abord à me répondre ; puis elle me dit, d’une voix émue :

— Oui, certainement, si vous y habitiez avec moi.

— Chaque jour je croyais découvrir en elle des sentimens analogues à cette réponse ingénue ; et chaque jour aussi je lui trouvais des qualités et des talens nouveaux. Je me plaisais à la comparer aux élèves de l’affectation et de l’artifice, dont j’avais été si long-temps entouré, et je m’exerçais à éprouver la rectitude naturelle de son jugement et de sa naïve simplicité. Je lui présentai un jour des boucles d’oreilles de diamans à côté d’une rose, en lui demandant lequel elle préférait ; elle prit la rose, qu’elle mit sur son sein, en disant :

— Ah ! quelle charmante odeur ! elle me rappelle notre heureuse cabane. — Regardant ensuite les diamans, elle dit :

— Comme cela brille ! À quoi cela sert-il ? — Ensuite examinant la monture, elle parut beaucoup plus occupée de la manière dont les boucles s’ouvraient et se fermaient que de l’éclat des brillans. Madame Ormond lui dit qu’on suspendait ces bijoux aux oreilles. Elle se mit à rire, et elle demanda comment on pouvait les faire tenir.

— N’avez-vous jamais remarqué que j’en porte moi-même ?

— Oui ; mais ils ne sont pas comme ceux-là. Laissez-moi voir : je n’ai jamais remarqué comment vous les faites tenir. Oh ! vous avez de petits trous aux oreilles ! mais moi je n’en ai point. —

Madame Ormond lui dit que rien n’était plus facile que de lui percer les oreilles avec une aiguille. Elle fit un mouvement en mettant une main sur son oreille, et repoussant de l’autre les diamans, elle s’écria :

Non, non, non !… à moins, ajouta-t-elle en me regardant d’un air gracieux, à moins que cela ne vous fasse plaisir.

— Je fus à peine maître de moi, en entendant prononcer ces paroles. Cette absence totale de prétentions et de vanité me parut l’indice le plus sûr d’un jugement sain. Si Virginie eût été moins jolie, j’aurais peut-être jugé avec plus de sang froid son indifférence pour les objets de parure. Isolée comme elle était du monde, sans objets de comparaison, d’émulation et de rivalité, sans occasion de briller par ses avantages extérieurs, elle ne devait naturellement mettre aucun prix à ce qui peut relever l’éclat de ses charmes : les diamans lui étaient aussi inutiles que les guinées l’étaient à Robinson Crusoé. Son ignorance parfaite du monde donnait à ses moindres observations une originalité qui m’intéressait vivement. Toutes ces idées de bonheur se concentraient dans les objets dont elle avait été entourée dès son enfance. Le long séjour qu’elle avait fait dans la demeure champêtre dont je l’avais tirée lui avait donné, pour les beautés de la nature, un goût passionné. Toutes les fois que je lui montrais des tableaux ou des dessins, ses observations indiquaient ce tact naturel qui semble si précieux à ceux qui ont un goût sûr et bien exercé. Tout ce que Virginie possédait d’aimable et d’estimable avait encore pour moi plus de charmes : j’avais su découvrir ces précieux trésors de la nature ; j’étais parvenu à développer des qualités charmantes. Ses affections, n’ayant d’autre objet que moi et son institutrice, semblaient d’autant plus fortes qu’elles étaient plus concentrées. La familiarité, l’abandon même de ses manières, devaient exciter dans mon ame les sentimens les plus purs et les plus généreux, en même temps qu’ils redoublaient mon attachement. Je la traitais avec la réserve la plus délicate : le serment que j’avais fait était toujours présent à ma pensée, et je sentais avec quelque orgueil que, n’eussé-je point été lié par cet engagement solennel, je n’en aurais pas été moins sûr de moi-même.

Je jouissais d’avance de la satisfaction que j’aurais à me montrer supérieur aux considérations de fortune et aux préjugés du monde dans le choix d’une femme ; mais je ne sentais pas moi-même jusqu’à quel point mon attachement s’était accru dans un temps si court : un incident me le fit remarquer.

C’est aujourd’hui le jour de naissance de Virginie, me dit un jour madame Ormond : elle a dix-sept ans.

— Comment ! elle n’a que dix-sept ans ! c’est encore une enfant.

Certes, tant mieux ! répondit madame Ormond.

— Certes, tant pis ! mais je suis sûr qu’elle se trompe au moins d’un an : elle doit avoir dix-huit ans.

— À Dieu ne plaise ! nous n’avons pas trop de temps devant nous. Vous devez desirer, je pense, ajouta-t-elle, que votre femme sache au moins ce que tout le monde sait.

Oh ! quant à cela, je m’en passerai fort bien, repris-je.

Mais enfin, dit-elle, vous voulez que votre femme sache écrire ?

— Oui.

— Eh bien, il n’y a que deux mois qu’elle est entre mes mains ; je n’y ai pas épargné ma peine ; mais je vous assure que ce n’est point une chose facile que d’apprendre à écrire à cet âge. Vous m’avez défendu de lui parler de l’avenir, sans quoi je saurais bien un moyen d’exciter son émulation : je lui dirais qu’elle ne recevra point de lettres de vous qu’elle ne soit en état d’y répondre ; mais ce serait une bien grande imprudence, soit par rapport à elle, soit par rapport à vous-même ; parce que, si vous changiez d’avis avant qu’elle fût en âge d’être votre femme, vous ne sauriez plus que faire d’elle. Avec la disposition tendre que nous lui voyons, elle serait extrêmement malheureuse si vous l’abandonniez. Tout va bien tant qu’elle ne sait rien.

Je ne prévoyais guère la possibilité de changer de projet sur le compte de Virginie ; cependant je sentis tout le bon sens qu’il y avait dans les observations de mistriss Ormond, et j’éprouvai une sorte d’effroi en sentant que la passion me rendait incapable de faire des réflexions si simples. Je résolus de prendre de l’empire sur moi-même ; je me répétais que c’était une femme que je cherchais, et non une maîtresse ; et je sentais bien qu’une femme, quelque belle, quelque sensible qu’elle pût être, ne serait point véritablement ma compagne et mon amie, si elle était profondément ignorante.

Je ne pouvais croire que Virginie eût véritablement de l’attachement pour moi. Quant à mistriss Ormond, elle en était convaincue ; mes doutes revenaient sans cesse, et elle avait à cœur de me convaincre. Elle chercha donc à la sonder ; et un jour, pendant qu’elle donnait à manger à son chardonneret, mistriss Ormond lui dit :

Virginie, je suis sûre qu’il n’y a rien au monde que vous aimiez autant que ce petit oiseau.

Ah ! répondit Virginie en souriant, comment pouvez-vous croire cela ?

— Au moins, vous l’aimez mieux que moi, que M. Hervey ? je gage.

— Quelle idée ! vous me croyez assez ingrate pour préférer un petit oiseau à mon bienfaiteur ? Le chardonneret se mit à chanter et à sauter sur l’épaule de Virginie. Mon cher petit chardonneret, continua-t-elle, vous êtes bien gentil, bien aimable ; mais si M. Hervey me disait un mot, j’ouvrirais la fenêtre, et je vous donnerais la liberté. Peut-être a-t-il envie que je m’en défasse ? poursuivit-elle en regardant mistriss Ormond. Est-il vrai ? le lâcherai-je ? et elle s’approcha pour ouvrir la fenêtre.

Doucement, doucement, ma chère amie, lui dit son institutrice ; votre imagination va bien vîte !

J’ai cru voir quelque chose dans votre regard, reprit Virginie.

Et moi j’ai pensé à une chose, dit mistriss Ormond.

À quoi donc ? à quoi donc ? dit vivement la jeune personne, en rougissant beaucoup.

Je vous le dirai un jour, répondit mistriss Ormond. Puis, observant que Virginie gardait le silence de l’embarras, elle ajouta : Mon intention n’a point été de vous faire un reproche, ni de vous blâmer, ma chère amie. Il est très-naturel que vous ayez de la reconnaissance pour M. Hervey, et même que vous l’aimiez jusqu’à un certain point.

Virginie leva les yeux, et le plaisir brillait dans ses regards.

M. Hervey, continua mistriss Ormond, est un de ces hommes les plus distingués et les plus excellens qui existent ; et je vous en aime mieux, ajouta-t-elle en l’embrassant, de voir que vous l’aimez aussi. Il faut seulement prendre garde que cet attachement n’aille pas trop loin.

Et comment, reprit Virginie, pourrais-je vous aimer trop l’un et l’autre ?

Pour moi, non, sans doute.

— Ni lui non plus, parce qu’il est si bon, si bon, que je ne l’aime point peut-être assez ; c’est-à-dire je l’aime bien assez quand je ne le vois pas ; mais, quand je le vois, c’est autre chose. Il se mêle alors une sorte de crainte à mon sentiment. J’ai une extrême envie de lui plaire ; et pourtant, s’il me donnait des témoignages d’attachement comme ceux que vous venez de me donner tout-à-l’heure, je crois que cela me ferait une espèce de peine.

— Ma chère enfant, vous avez bien raison ; cela ne serait point convenable.

— Réellement, ai-je raison ? j’avais peur que ce ne fût un signe que je ne l’aimais pas autant que je le devais.

— Oui, oui, ma pauvre petite, vous l’aimez bien assez.

— Ah ! j’en suis bien aise !

Mistriss Ormond contente de ses découvertes, changea de conversation. Elle ne me dit point cela d’abord : elle ne voulait ni mettre mon imagination trop en jeu, ni exalter la sensibilité de Virginie avant que son éducation fût plus avancée et son jugement plus formé.

Cependant je continuais à croire Virginie indifférente ; et, pour être conséquent dans mes résolutions, pour laisser à mistriss Ormond le temps d’achever son ouvrage, je me jetai dans le monde, et je renouvelai connaissance avec lady Delacour. Elle avait conservé de moi un souvenir agréable ; elle me reçut avec une distinction marquée, et je devins un des hommes les plus assidus de sa société. Son esprit, ses graces me charmaient ; personne ne me faisait passer le temps plus agréablement dans le monde : elle paraissait flattée de mon assiduité ; elle me montrait le plaisir qu’elle avait à causer avec moi ; et c’est une séduction assez sûre que de voir distinctement qu’on plaît beaucoup. Je n’avais pensé d’abord qu’à m’amuser ; mais, à côté de ses talens brillans, je lui trouvai des qualités qui m’attachèrent.

Je m’apperçus que mon attachement pour Virginie prenait un caractère plus calme. Dans la société de lady Delacour, toutes mes facultés étaient en action ; et je sentais mieux ma propre portée. Quand j’étais auprès de Virginie, les pouvoirs de mon intelligence étaient, pour ainsi dire, passifs, et cette comparaison n’était pas à l’avantage de ma jeune pupille. Cependant, je sentais aussi que sa simplicité naïve me reposait de ce luxe d’esprit, de vivacité, de gaieté, qui allait quelquefois jusqu’à me fatiguer chez lady Delacour. En quittant celle-ci, il m’arrivait souvent de me dire : Je ne voudrais pas pour rien au monde que ma femme eût autant d’esprit et autant de besoin de le montrer. Alors Virginie, avec sa parfaite innocence, sa naïveté, son petit cercle d’idées, me semblait la personne par excellence, pour assurer mon bonheur domestique.

Telles étaient les dispositions de mon cœur, lorsque je rencontrai dans le monde miss Bélinde Portman. Je me prévins d’abord contr’elle, parce que c’était une nièce de mistriss Stanhope ; mais plus je la vis et plus ma prévention s’affaiblit. En comparaison de Bélinde, Virginie me parut un enfant insipide : Bélinde pouvait devenir véritablement la compagne de ma vie ; je ne voyais pas encore clairement comment Virginie pouvait être autre chose que mon élève, mon enfant adoptif. Bélinde avait un esprit actif et orné, un goût exquis, un jugement sûr, un cœur sensible et une tête froide. Virginie était indolente : elle n’avait qu’un petit nombre d’idées, et ne cherchait point à les étendre. Son ignorance du monde était si complète, que l’apprentissage qu’elle aurait à en faire serait nécessairement accompagné d’inconvéniens et de quelques dangers. Je me plaisais à me confier en l’innocence de Virginie ; mais la prudence de Bélinde me promettait plus de sécurité : Virginie avait l’instinct de ce qui est bien, les vertus de Bélinde étaient le fruit du sentiment et de la raison.

Mistriss Ormond, avec tout son bon sens et ses bonnes intentions, n’avait pas les moyens nécessaires pour diriger l’imagination et l’ardente sensibilité de Virginie. La tâche était d’autant plus difficile que la solitude dans laquelle cette enfant avait vécu et vivait encore était plus parfaite, sans autre objet d’affection que son bienfaiteur, qu’elle voyait rarement, et son institutrice qu’elle voyait sans cesse ; privée de toute occasion d’observer, d’exercer ses organes et ses facultés à recevoir et à comparer les impressions. L’esprit de Virginie passait de l’indolence absolue à des projets enchanteurs de félicité. Elle n’avait rien appris que par les livres ; elle les regardait comme la source de toute instruction, et l’aliment le plus agréable à la curiosité. Elle était passionnée pour la lecture ; sa grand mère avait été très-sévère sur ce point.

Tout en prescrivant à mistriss Ormond un choix scrupuleux parmi les romans, je n’avais pas prétendu en interdire la lecture à Virginie. Les bons romans me semblaient propres à lui donner des idées assez justes du monde.

Elle y trouvera, me disais-je, de quoi ouvrir ses dispositions naturelles à tout ce qui est honnête et bon, et de quoi enflammer son enthousiasme pour tout ce qui est grand, élevé, généreux. Elle dévorait ces ouvrages d’imagination ; et mistriss Ormond, soupçonnant qu’ils lui exaltaient trop la tête, trouvait commode de nourrir ainsi sans effort l’activité de sa pupille, et de remplir les vides que laissait dans leur vie l’absence des intérêts ordinaires de la société.

Un soir, la jeune personne trouva sur la cheminée de mistriss Ormond Paul et Virginie. Sa curiosité fut vivement excitée : elle savait que je l’avais fait peindre dans le costume de la Virginie de Saint-Pierre ; que je l’avais nommée d’après cette héroïne : c’en était bien assez pour qu’elle desirât ardemment de le lire. Mistriss Ormond fut embarrassée ; ce charmant ouvrage n’était pas sur le catalogue des romans permis, mais ne ressemblait pourtant point aux romans exclus. Je n’étais pas là pour donner mon avis : Virginie était pressante ; son institutrice crut qu’il y avait moins d’inconvénient à céder à sa curiosité qu’à la piquer davantage par des refus.

Virginie, en possession du livre, ne le quitta pas qu’elle ne l’eût presque achevé. Elle paraissait si absorbée dans cette lecture, que mistriss Ormond en prit de l’inquiétude.

À quoi pensez-vous donc si sérieusement, ma chère amie ? lui dit-elle : Montrez-moi cet endroit où vous vous êtes arrêtée.

— Oh ! non, non !

— Eh ! pourquoi donc ? Avez-vous peur de moi ?

— Ce n’est pas de vous que j’ai peur, c’est de moi-même.

— Voyons donc ce passage ? Mistriss Ormond prit le livre, que Virginie ne lâcha qu’avec peine, elle lut le morceau suivant :

« Elle pense à l’amitié de Paul, plus douce que les parfums, plus pure que l’eau des fontaines, plus forte que les palmiers unis ; et elle soupire. Elle songe à la nuit, à la solitude, et un feu dévorant la saisit. Aussitôt elle sort, effrayée de ces dangereux ombrages, et de ces eaux plus brûlantes que les soleils de la zone torride. Elle court auprès de sa mère chercher un appui contre elle même. Plusieurs fois, voulant lui raconter ses peines, elle lui pressa les mains dans les siennes ; plusieurs fois elle fut près de prononcer le nom de Paul ; mais son cœur oppressé laissa sa langue sans expression, et, posant sa tête sur le sein maternel, elle ne put que l’inonder de ses larmes. »

Et ne suis-je donc pas votre mère, ma chère Virginie ? reprit mistriss Ormond. Quoique je ne sache pas vous exprimer mon affection en une langue si douce, croyez que jamais une mère n’aima sa fille avec plus de tendresse.

Virginie, en larmes, se jeta dans les bras de sa protectrice, sans pouvoir articuler une parole.

Pourquoi ne me parlez-vous pas, ma bonne amie ? lui dit celle-ci. Je sais quel est le nom qui est prêt à sortir de votre bouche : il ne me surprendra point.

Comment pouvez-vous savoir ce que je sens ? dit Virginie, en regardant son institutrice avec timidité. Je ne sais pas bien moi-même ce que j’ai dans le cœur : c’est un peu d’un livre, et un peu d’un autre.

— Mais, qu’est-ce qui vous a tant frappée dans ce que vous venez de lire ?

— Je me demandais si c’était bien là ce qu’on appelle de l’amour ; mais je vous assure que je n’avais pas sur les lèvres le nom que vous dites.

— Il ne faut point vous en défendre, ma chère Virginie ; dans votre position, il est impossible que vous n’aimiez pas M. Hervey.

— Réellement !

— Tout-à-fait impossible ; ainsi, il ne faut pas vous en vouloir pour cela.

— Je ne m’en veux pas non plus ; au contraire, je m’en veux de ne pas l’aimer assez.

— Plus vous me dites cela, plus je suis convaincue de votre affection pour lui ; c’est le plus sûr symptôme de l’amour, que de croire qu’il n’est pas assez fort. Quand on aime bien, il semble qu’on n’aime point assez.

— Je suis tout de même avec M. Hervey.

— C’est tout-à-fait naturel ; et tôt ou tard il pensera de même.

— Tôt ou tard ! et à présent que pense-t-il ?

— Eh, mais… quelle question ! nous devons juger de ce qu’il pense par ce qu’il exprime : quand il dit qu’il vous aime, il faut le croire.

— Il m’a toujours montré qu’il m’aimait ; mais, depuis quelque temps, quand il vient, il a l’air sérieux et presque fâché.

— Quelle folie ! ne vous tourmentez pas de ces idées-là.

— J’ai des doutes et des craintes que je ne puis vaincre ; mais il faut me retirer ; car il est bien tard, et je vous empêche de vous coucher.

Non, non, je n’ai pas sommeil : dites-moi tout ce qui vous afflige.

— Eh bien, je vous dirai donc… Ah ! mistriss Ormond, vous le voulez, — je tremble de vous le dire ; — je crains toujours — que M. Hervey n’aime mieux une autre que moi.

— Ma chère enfant, n’ayez point cette crainte. — Il est tard, il faut, vous coucher…

Ce fut peu de temps après cette conversation que M. Rochefort et sir Philip Baddely escaladèrent le jardin pour voir ce qu’ils appelaient ma maîtresse. Virginie fut effrayée, et dégoûtée de leur présence et de leurs discours. Ces personnages ne répondaient à rien de ce qu’elle avait dans l’imagination ; et leur langage était si complétement différent de tout ce qu’elle avait lu, qu’elle les comprenait à peine.

Par dieu ! lui dit l’un d’eux, vous ne pouvez pas aimer l’homme qui vous tient en prison ici ; venez avec un de nous, nous vous débarrasserons de ce tyran.

Ce n’est point un tyran, et je l’aime autant que je vous déteste, dit Virginie avec une expression de dégoût et d’horreur.

Bonne actrice ! sur mon honneur, bonne actrice ! il la mettra au théâtre quand il n’en voudra plus. Vous avez raison, ma fille ; faites la prude : il vous épousera peut-être. Or çà ! vous ne voulez pas venir ? Eh bien, adieu, au revoir…

Cette scène laissa à Virginie une profonde impression de tristesse ; cette idée de passer pour la maîtresse de Clarence Hervey l’humiliait excessivement. Les romans lui avaient inspiré les idées les plus relevées de la délicatesse d’une femme. Mistriss Ormond, qui vit qu’elle se tourmentait, lui dit qu’elle écrirait à M. Hervey pour qu’il vînt.

— Il me semble que j’aurai honte de le voir après ce qui s’est passé. Mais dites-moi je vous prie, ma chère amie, que voulait dire cet insolent quand il prétendait que M. Hervey m’épouserait peut-être ?

— Il disait une sottise, et cela ne vaut point la peine de vous inquiéter.

Ma chère mistriss Ormond, ne vous détournez pas au lieu de me répondre ; jamais je n’ai eu tant besoin de vous entendre.

— Eh bien, ma chère amie, que voulez-vous donc que je vous dise ?

— Une chose, une seule chose, et vous mettrez mon cœur tranquille.

M. Hervey desire-t-il que je devienne sa femme ?

— Mais… ma chère enfant… je ne peux pas vous dire cela… peut-être son cœur n’est-il pas encore décidé.

Virginie se couvrit le visage de ses deux mains, et se mit à fondre en larmes. Mistriss Ormond ne put tenir à ces accens de douleur ; elle se dit à elle-même : il se décidera sûrement à l’épouser : pourquoi ne tarirais-je pas ces larmes, en offrant à ma pauvre Virginie la certitude d’être aimée, adorée ? Sans faire attention si Clarence avait fixé son choix sur Virginie, elle lui parla de son sentiment pour elle dans les termes les plus positifs. Les larmes de Virginie cessèrent de couler, son cœur s’ouvrit à un espoir si cher, si consolant, et elle chercha, en rentrant chez elle, à s’expliquer d’où pouvait venir cette froideur nouvelle qu’elle avait cru remarquer en moi.