Bélinde/28

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Bélinde (1801)
Traduction par Octave Gabriel de Ségur.
Maradan (Tome IVp. 106-136).


CHAPITRE XXVIII.

LE CREPS.


En quittant Twickenham, Clarence courut chez lady Delacour. Son entrevue avec Bélinde, loin de rendre le calme à son ame, augmenta ses regrets et son amour ; mais, ne voyant aucune possibilité de reculer avec honneur, il voulut que les choses s’avançassent de manière à le lier sans retour. Il écrivit donc à M. Hartley qu’il le mènerait, quand il voudrait, chez son notaire, pour y prendre les arrangemens nécessaires au mariage. Ses passions étaient naturellement impétueuses ; mais il avait pris depuis long-temps l’habitude de se soumettre à l’empire de la raison. Son pouvoir sur lui-même fut mis à une sévère épreuve.

Comme il retournait à Londres, il rencontra lord Delacour à cheval dans le parc. Il aurait fort desiré passer sans être apperçu. Lorsque le lord Delacour le regardait comme le successeur du colonel Lawless auprès de sa femme, il fuyait et détestait sa vue ; mais depuis qu’il avait lu ses lettres, et depuis qu’il était racommodé avec mylady, sa société lui était devenue extrêmement agréable. Il aborda Clarence avec une amitié et une cordialité qui, dans tout autre moment, l’aurait autant surpris que charmé : mais Clarence n’était pas en humeur d’entrer en conversation.

— Vous paraissez pressé, M. Hervey ; mais, connaissant votre bon cœur, je ne me ferai cependant pas scrupule de vous retenir un moment : en disant ces mots, il descendit de cheval, et s’approcha de Clarence, dont les regards exprimaient l’impatience et le trouble de son ame.

Vous ne me refuserez pas, j’en suis sûr, continua lord Delacour, lorsque vous saurez que j’ai à vous demander un service pour une jeune dame de nos amies, pour miss Bélinde Portman.

Au nom de Bélinde, Clarence prêta toute son attention, et assura qu’il n’était nullement pressé ; il ne chercha plus qu’à modérer sa curiosité.

Faisons un tour ou deux dans le parc, personne ne nous entendra, et plus tôt vous saurez ce que j’ai à vous dire, mieux ce sera.

Certainement, dit Clarence.

La plus méchante personne du monde n’aurait pas tourmenté davantage le pauvre Hervey que ne le fit lord Delacour, le plus innocemment possible, par ses éternelles circonlocutions.

Il s’étendit beaucoup sur l’extrême difficulté de trouver dans le monde un ami à qui on pût se fier dans une affaire qui demandait de la délicatesse, de l’honneur et de l’adresse ; observant que les hommes d’esprit et de talent manquaient souvent de probité, et que les hommes honnêtes étaient quelquefois privés d’esprit et de talent. Lorsqu’il eut fait convenir Hervey de la justesse de cette proposition, il fit de longs complimens à Clarence, se réjouissant de son bonheur d’avoir trouvé en lui un véritable ami. Enfin, après avoir reçu tous les remerciemens de Clarence, il vint au fait, et informa M. Hervey que lady Delacour l’avait chargé de découvrir ce qui pouvait attirer si constamment M. Vincent chez mistriss Luttridge. Il allait expliquer ce qu’était M. Vincent ; mais Clarence l’assura qu’il le connaissait parfaitement bien.

L’homme qui prétend à la main de Bélinde nous intéresse vivement, et vous aussi, sans doute, dit lord Delacour.

Sans doute : ce fut tout qu’Hervey put répondre.

Vous savez, ajouta lord Delacour, que mylady a une pénétration peu commune. Avant que miss Portman vînt à Oakly-Parck, M. Vincent jouait beaucoup au billard chez mistriss Luttridge, à Harrow-Gate, avec M. Luttridge ; c’est un homme que je n’ai jamais aimé, même lorsque j’ai travaillé à le faire élire. On sait qu’il a peu de fortune, cependant il fait beaucoup de dépense. Tous les jeunes gens qui aiment à jouer gros jeu sont sûrs d’être bien reçus chez lui ; j’espère que M. Vincent n’est pas fêté par les mêmes motifs. Depuis que nous sommes bien ensemble, lady Delacour et moi, j’ai rompu avec les Luttridge ; je ne veux pas y retourner de crainte d’être tenté de jouer encore, j’ai trop perdu chez eux. Vous qui êtes au-dessus de toute séduction, vous nous obligeriez d’aller cette nuit chez mistriss Luttridge, et de découvrir ce qui s’y passe. M. Vincent est certainement un jeune homme bon et aimable ; mais, s’il est joueur, Dieu préserve miss Portman d’être sa femme !

Dieu l’en préserve ! dit Clarence Hervey.

Celui, ajouta lord Delacour, qui veut posséder miss Portman doit être un homme supérieur. Ah ! monsieur Hervey, vous ne pouvez pas connaître comme moi tout son mérite. Il est bien différent de vivre avec une personne, ou de la rencontrer dans la société ; c’est alors seulement qu’on peut juger de l’humeur égale, de la générosité, de la bonté, de la douceur unie à la fermeté, qui caractérisent miss Portman.

Vous vous enflammez, mylord, dit Clarence.

Je parle, M. Hervey, du fond de mon cœur. Je serais insensible et ingrat si je n’étais reconnaissant des obligations que nous avons, mylady et moi, à Bélinde. Elle a été pour nous l’ange de paix. — Mais revenons à M. Vincent ; il peut être entraîné. Sans aimer à jouer gros jeu, j’ai joué beaucoup chez mistriss Luttridge, et je vous dirai, entre nous, que la dernière somme considérable que j’ai perdue, j’ai soupçonné fortement mistriss Luttridge de friponnerie. À présent, M. Hervey, que je vous ai tout confié, tâchez de sauver M. Vincent pour l’amour de Bélinde.

Clarence serra la main de lord Delacour avec une reconnaissance vraie et affectueuse, en l’assurant que sa confiance n’était point mal placée. Lord Delacour était loin de soupçonner qu’il le sollicitait pour son rival ; mais l’ame de Clarence était trop noble, pour que son amour pût se changer en haine en se voyant privé d’espoir. Son cœur fut en proie aux plus amers regrets en renonçant à Bélinde, mais son courage fut soutenu par le sentiment de sa propre générosité : il voulut travailler au bonheur de la femme qu’il aimait le plus, aux dépens du sien propre. Il résolut donc de sauver son rival, et d’en faire son ami malgré l’éloignement que M. Vincent paraissait avoir pour lui.

Plein de ces généreux sentimens, il attendit avec impatience le moment de se présenter chez mistriss Luttridge ; il arriva de si bonne heure, qu’il trouva la salle de billard vide ; la compagnie était encore à dîner. Les domestiques arrangeaient les tables de jeu et allumaient dans le salon. Il ne voulut point qu’on l’annonçât, et, heureusement pour son projet, mistriss Luttridge fut retenue au dessert par les toasts de Madère que lui présenta lady Newland, ce qui donna à Clarence les moyens d’exécuter son dessein. D’après les doutes que lui avait témoignés lord Delacour sur la loyauté des Luttridge, il cherchait à découvrir s’il n’y avait pas quelque chose d’extraordinaire aux tables de jeu. Il trouva d’abord que celle du billard n’était pas parfaitement horizontale. En examinant avec plus de soin la table du creps, il trouva bientôt qu’elle cachait le moyen de mettre la fortune des joueurs au pouvoir de celui qui connaissait les dés. Il y en avait de pipés qu’un tiroir particulier renfermait, c’était justement à la place où mistriss Luttridge se mettait toujours. Son premier mouvement fut d’en avertir aussitôt M. Vincent ; mais il se détermina ensuite à taire sa découverte jusqu’à ce qu’il se fût assuré de la conduite de ce jeune homme.

S’il a la passion du jeu se dit Clarence, à lui-même, il est de la plus grande importance pour miss Portman qu’il en soit guéri à jamais. Lui sauver quelques heures de remords ne serait pas lui rendre un service essentiel. Je veux que sa propre expérience le corrige. Je l’abandonnerai donc à lui-même ; je lui laisserai sentir les horreurs de la destinée d’un joueur, avant de lui dire que j’ai le moyen de le sauver ; je suis sûr de pouvoir toujours confondre mistriss Luttridge.

À peine Clarence eut-il arrangé son plan, qu’il entendit la voix des convives qui venaient de souper ; mistriss Luttridge était accompagnée de sa nièce, miss Annabella Luttridge, jeune personne jolie, mais affectée, et maniérée dans tous ses mouvemens. Sa coquetterie fut perdue pour Clarence dont l’œil était fixé sur la porte en attendant M. Vincent. Il parut enfin, et sembla préparé à la vue de M. Hervey. Il le salua avec froideur, et parut toute la soirée si occupé de la belle Annabella, qu’on pouvait croire qu’elle était la cause de ses fréquentes visites chez mistriss Luttridge. Pendant trois heures que Clarence passa chez elle, M. Vincent ne s’approcha d’aucune partie. Comme il allait partir, il entendit quelqu’un s’écrier : Eh bien, Vincent, serez-vous paresseux toute cette nuit ? Cette question lui rendit tous ses doutes ; mais n’ayant rien de certain à dire au lord Delacour, il résolut d’attendre une autre occasion pour éclairer son jugement.

Il était étonné que le pupille de M. Percival fût devenu joueur ; il oubliait que M. Vincent avait vécu jusqu’à dix-huit ans dans les Indes orientales, et que, lorsqu’il y avait été confié aux soins de M. Percival, son caractère et ses habitudes étaient déjà formés en grande partie. Il avait acquis le goût du jeu dans son enfance : son père s’amusait à le voir chaque jour lutter avec vivacité contre le hasard d’un dé avec ses nègres ou avec les fils de ses voisins. Il était loin de s’alarmer de ce penchant : tout occupé d’enrichir sa famille, il ne pensait pas comment ses trésors seraient dépensés, et il ne prévoyait pas que son fils pourrait, en peu d’heures, perdre ce qu’il avait employé tant d’années à amasser. M. Percival n’eut pas d’abord l’occasion de découvrir le faible de son pupille ; il s’apperçut seulement qu’il avait une confiance présomptueuse dans sa bonne fortune, ce qui conduit naturellement à l’amour du jeu. Aucun raisonnement ne fut épargné par M. Percival pour convaincre et toucher le jeune Vincent ; ses sentimens étaient toujours plus forts que sa raison ; il dédaignait la prudence, comme la vertu des esprits inférieurs. Le sentiment de l’honneur était seul son guide ; et, pour sa conduite comme homme et comme gentilhomme, il déclarait hautement qu’il suffisait de se livrer au sublime instinct d’une belle ame. Lorsque son tuteur doutait de l’infaillibilité, ou même de l’existence de cet instinct moral, il blessait son orgueil sans éclairer son jugement ; il lui faisait desirer l’occasion de s’exposer au danger, afin de prouver qu’il était supérieur à la tentation. Il était bien difficile d’imprimer la vérité dans l’esprit d’une jeunesse si vive et sans expérience.

Lorsqu’il fit connaissance avec mistriss Luttridge à Harrow-Gate, il sut qu’elle était joueuse de profession ; il méprisa son caractère, mais il continua ses visites, pour le plaisir de convaincre M. Percival. D’abord il fut spectateur passif ; ensuite il réfléchit que le billard était un jeu d’adresse et non pas de hasard. Il se ressouvint qu’il y avait un billard à Oakly-Parck aussi bien que chez mistriss Luttridge. Il joua donc ; son adresse fut admirée ; il gagna et il continua à jouer. M. Percival fut retenu à Londres plus de temps qu’à l’ordinaire, ce qui fit qu’il ignora la manière dont son jeune ami employait son temps. Dès qu’il fut de retour chez lui, M. Vincent vint l’y trouver, et les charmes de Bélinde l’y fixèrent : son cœur, agité par une nouvelle passion, était surpris lorsqu’il se rappelait le vif plaisir qu’il avait trouvé chez mistriss Luttridge ; et, précisément parce qu’il était dominé par une forte passion, il croyait ne pouvoir être jamais sous l’empire d’une autre ; ainsi il persistait à dédaigner la raison. À peine Bélinde eut-elle quitté Oakly-Parck, que l’ennui s’empara de lui : pour se consoler de son absence, il courut au billard ; une émotion quelconque lui était devenue nécessaire ; pour lui, ne pas sentir n’était plus vivre ; bientôt l’anxiété, l’espérance, la crainte, les perpétuelles vicissitudes de la vie d’un joueur, lui parurent aussi agréables que celles d’un amant. Mistriss Luttridge crut qu’il avait oublié Bélinde, et espéra encore pouvoir lui faire épouser sa nièce Annabella. Comme M. Vincent ne pouvait pas souffrir mistriss Freke, toujours de concert avec mistriss Luttridge, celle-ci la pria d’éloigner ses visites. Le départ d’Henriette d’Harrow-Gate fit croire M. Vincent à leur brouillerie ; elles étaient liguées secrètement entr’elles par leur haine contre Bélinde. Mistriss Freke écrivit contre elle une lettre anonyme à M. Vincent : elle ne servit qu’à faire paraître son amour pour Bélinde dans toute sa force ; et, dès qu’il la vit accusée, il la défendit avec tout l’enthousiasme d’un amant. Il fit mettre aussitôt les chevaux à sa voiture, disant qu’il voulait aller déchirer cette infâme lettre en présence de Bélinde. Mistriss Luttridge ne pensa pas prudent de s’opposer à sa colère ; elle se contenta, ainsi qu’Annabella, de faire les plus tendres adieux à son chien Tomy, et de protester qu’elles ne pourraient vivre sans lui. M. Vincent, qui aimait extrêmement son chien, crut, comme elles le souhaitaient, que leur affection pour cet animal venait de leur amitié pour son maître. Cependant il ne consentit pas à s’en séparer ; mais il promit que, dès que mistriss Luttridge reviendrait à Londres, Tomy serait chez elle. Annabella affecta la plus vive sensibilité, et mistriss Luttridge joua son rôle à merveille en blâmant sa nièce, et en lui souhaitant le calme philosophique de miss Portman.

Comme M. Vincent était sur le chemin de Londres, il réfléchit sur ces derniers mots, et il ne put s’empêcher de penser que si Bélinde était moins parfaite, elle serait plus aimable. Il craignait qu’elle ne partageât jamais la vivacité de sa passion, et que, pour son bonheur, elle ne fût pas assez tendre.

À peine l’eut-il revue qu’il oublia toutes ses idées mélancoliques. La noblesse, la franchise et la bonté qu’elle lui témoigna le même soir qu’il lui remit la lettre, le touchèrent autant qu’elles le charmèrent. Bélinde lui ouvrit son cœur, et ne lui cacha pas son premier attachement pour M. Hervey. Cet aveu causa la plus violente jalousie à M. Vincent. Son amour-propre fut piqué ; cependant miss Portman parut encore plus intéressante à ses yeux, lorsqu’il vit que son maintien froid et réservé était loin d’être causé par un défaut de sensibilité. La pensée qu’elle était occupée d’une autre personne lui parut aussi plus supportable que l’idée qu’elle pût être indifférente. Transporté par son amour, il ne pouvait se résoudre à quitter sa maîtresse, et il fallait une lettre de mistriss Luttridge pour l’arracher de Twickenham. Cette femme adroite profita même de son absence ; elle lui représenta que lady Delacour ayant les nerfs en très-mauvais état, il serait plus prudent de ne pas lui mener son énorme Tomy, et qu’il pouvait être dangereux pour Hélène. M. Vincent céda à d’aussi bonnes raisons, et le gros chien fut remis aux soins de la touchante Annabella. Tomy devint un très-utile auxiliaire pour les ennemis de son maître. M. Vincent, qui l’aimait extrêmement, allait le voir tous les jours : on jouait tous les soirs, ou pour mieux dire toutes les nuits, chez mistriss Luttridge. M. Vincent fut d’abord scandalisé à la vue de la table de creps, en pensant à M. Percival ; mais son activité dans la société ne lui permettait pas de rester oisif et ennuyé au milieu de gens si vivement occupés. D’ailleurs la générosité de son caractère lui faisait croire mal-honnête de censurer par sa conduite celle de tous ses amis ; il faisait le faux calcul de suivre le mauvais exemple au lieu de donner le bon : il pensait qu’il pouvait risquer, sans imprudence, cent louis ou même mille, et qu’avec son énorme fortune, il y avait de l’avarice à craindre la chance du jeu. Il se décida donc à se mêler parmi les joueurs : une fois assis à cette fatale table, sa ruine était inévitable. Mistriss Luttridge hésita cependant un instant si elle continuerait ses menées, pour lui faire épouser sa nièce, ou si elle se rendrait maîtresse seulement de sa fortune. Ce dernier parti lui parut le plus sûr, en réfléchissant à la violence de sa passion pour Bélinde, que la lettre anonyme n’avait fait qu’augmenter. Il fut donc résolu que M. Vincent serait sa victime ; et, dans peu de soirées consacrées au creps, il ne perdit pas seulement mille livres sterlings, mais dix mille ; elle parut peinée de son bonheur, et l’assura que si elle continuait à jouer avec lui, c’était dans l’espoir que sa persévérance lui rendrait enfin la fortune favorable.

L’horreur de sa situation à cette ruine imprévue, le souvenir de M. Percival, celui de Bélinde, le plongèrent dans de profondes réflexions ; il quitta le jeu, jurant qu’il ne hasarderait plus une guinée. Mais il lui en restait encore ; et son ennemie voulait que sa perte fût complète. Elle vint à bout de lui persuader de tenter encore la fortune ; pour lui rendre le courage, elle lui permit alors de regagner une légère partie de son argent. Il se crut sauvé ; il se réjouit à la seule idée de pouvoir échapper à l’humiliant aveu de son malheur, et il revit Bélinde le lendemain matin, espérant bien n’être jamais obligé de lui avouer son malheur. Clarence Hervey paraissant chez elle, et lady Delacour se permettant de le plaisanter, il retourna chez mistriss Luttridge. Pendant le dîner, il entendit annoncer tout bas Clarence Hervey : l’effet que cette arrivée imprévue lui causa n’échappa point à l’œil pénétrant de son hôte ; elle se douta qu’il craignait de jouer devant Clarence ; elle prétexta donc un violent mal de tête, priant M. Vincent de remettre la partie au lendemain.

M. Vincent, enchanté de pouvoir échapper aux soupçons de Clarence, rentra triomphant dans le salon, et parut, comme on l’a dit, toute la soirée occupé d’Annabella.

Le lendemain, M. Vincent fut exact au rendez-vous : il était extrêmement empressé de regagner ce qu’il avait perdu. Il se promettait bien, si une heureuse nuit lui rendait ses biens, de quitter pour toujours et le jeu et les joueurs. Peu de mois auparavant, il aurait rougi de la seule pensée de cacher une de ses actions à son meilleur ami, M. Percival ; mais à présent, s’abandonnant à son amour-propre, il employait tout son esprit à excuser sa dissimulation. Il ne manquait pas de prétextes spécieux ; et la pureté de ses intentions le rassurait. Ah ! comme cet instinct moral, auquel il se confiait, est un guide trompeur, quand il n’est point éclairé par la raison et la religion !

M. Vincent fut cruellement trompé dans son espoir de regagner tout ce qu’il avait perdu. Il joua avec toute l’impétuosité de son caractère. Son jugement l’abandonna : il savait à peine ce qu’il disait, ce qu’il faisait. Dans son désespoir, dans sa folie, il paria tout ce qu’il possédait ; il perdit. Il resta pétrifié. Il n’entendait plus : il voyait remuer autour de lui sans distinguer personne.

On annonça le souper, et la salle était presque déserte, qu’il était toujours immobile, appuyé sur la table de creps. Il fut tiré de cet état en entendant mistriss Luttridge dire : — Ne venez-vous pas souper, M. Hervey ? — M. Vincent leva la tête, et vit Clarence assis vis-à-vis de lui. Son visage changea tout-à-coup : la colère vint se peindre dans ses yeux. Il ne prononça pas une syllabe, mais ses regards semblaient dire : — Quoi ! monsieur, vous êtes encore ici à m’épier pour jouir de ma ruine, sans doute, et pour en porter les premières nouvelles à Bélinde ? —

Ensuite, se frappant la tête avec violence, il passa devant Clarence sans vouloir l’écouter, et entra dans la salle à manger. Là, il s’assit entre mistriss Luttridge et sa nièce, déterminé à braver Clarence. Il affecta la plus extravagante gaieté ; et rit et but plus que tous les convives. Appercevant son chien qui caressait mistriss Luttridge, il l’appela.

— Viens boire, Tomy, s’écria-t-il, en faisant avaler du vin à son chien ; et arrachant les fleurs qui ornaient la table, il en couronna Tomy, en jurant que, désormais, il ne l’appellerait plus qu’Anacréon. Annabella s’empressa de l’aider à parer Tomy ; mais le pauvre chien, qui mourait de faim, demanda à manger, avec sa confiance ordinaire, à mistriss Luttridge, qui l’avait accoutumé à recevoir des morceaux choisis : il ignorait le malheur de son maître.

À bas, Tomy, à bas, s’écria-t-elle d’une voix aigre.

À bas, Tomy, à bas, comme votre maître, répéta M. Vincent : et perdant aussitôt sa gaieté, il se leva de table précipitamment, et quitta la salle.

On prit peu garde à sa retraite ; les convives approchèrent leurs chaises ; et on ne s’apperçut pas de son départ. Annabella et mistriss Luttridge sourirent du désespoir de leur victime. Clarence, qui avait continué d’observer M. Vincent, et de veiller à tous ses mouvemens, le suivit immédiatement. Il ne put cependant pas le joindre : on lui dit seulement que l’on croyait qu’il était allé à l’hôtel de Neroz, dans Portland-Place. C’était près de la maison de mistriss Luttridge. Clarence y courut. On lui dit que M. Vincent venait de monter dans sa chambre.

Où est-il ? Il faut que je le voie, s’écria M. Hervey.

— Vous ne le verrez pas ce soir : il a défendu expressément sa porte ; il l’a même fermée à double tour, en jurant terriblement.

— Où est son domestique ?

M. Vincent vient de l’envoyer en commission, reprit le portier ; et il commença à s’étonner et à se plaindre de l’obstination de Clarence.

Conduisez-moi à sa porte, lui dit M. Hervey, en lui mettant une guinée dans la main.

Oh ! à présent, monsieur, je me rappelle qu’on entre dans sa chambre par la porte d’un petit cabinet, qu’il n’aura peut-être pas fermée.

Clarence s’y fit conduire, et renvoya le portier : il s’approcha avec prudence : il crut entendre armer un pistolet. Il poussa doucement la porte, et vit ce malheureux jeune homme à genoux, approchant un pistolet de son front, et levant les yeux au ciel. Clarence fut en un moment derrière lui ; et, saisissant l’arme meurtrière, il l’arracha des mains de M. Vincent, avec tant de présence d’esprit et d’adresse, que le pistolet, quoique armé, ne partit pas.

M. Hervey ! s’écria M. Vincent. L’étonnement le rendit muet ; mais la colère vint bientôt l’animer.

Est-ce la conduite d’un gentilhomme, M. Hervey ? est-ce d’un homme d’honneur, s’écria-t-il, de vous introduire chez moi pour m’espionner ? Il regarda alors avec fureur le pistolet que tenait Clarence, et il dit, en prenant un autre sur la table : — Je sais que vous êtes mon ennemi, que vous êtes mon rival ; je le sais : Bélinde vous aime ; ne le dissimulez plus. Pour l’amour d’elle, tuez-moi. Vous m’avez épié ; je vous demande satisfaction : pour peu que vous ayez de l’honneur et du courage, vous ne vous refuserez pas de vous battre avec moi. Feu !

Si vous tirez sur moi, répondit Clarence, vous vous en repentirez ; car je ne suis ni votre ennemi, ni votre rival.

Vous êtes mon rival, interrompit monsieur Vincent avec indignation : le nier est le comble de la bassesse et de la fausseté. Oh ! Bélinde ! est-ce là l’être que vous me préférez ? Je suis un joueur malheureux ; mais mon cœur est toujours digne de posséder Bélinde. Je vous demande, monsieur, continua-t-il avec le mépris le plus marqué, de me laisser seul à moi-même.

Vous n’êtes point à vous, répondit Clarence ; rappelez votre raison, et vous serez bientôt convaincu que je suis votre ami.

— Mon ami !

— Si votre mort eût servi mes intérêts, pourquoi aurais-je arraché le pistolet de votre main ? Est-ce là la conduite d’un ennemi ? Réfléchissez.

Je ne sais ce que je dois penser, répondit M. Vincent. Je ne suis plus maître de moi-même. Je vous en conjure, pour votre sûreté, laissez-moi.

Pour ma sûreté, répéta Hervey avec dédain ; mon seul dessein est de vous sauver de votre ruine, pour l’amour d’une femme que j’ai aimée long-temps, peut-être plus que vous.

Il y avait quelque chose de si vrai et de si profond dans l’expression d’Hervey, que M. Vincent s’écria d’une voix altérée :

— Vous reconnaissez que vous l’avez aimée ; il est impossible de ne pas l’aimer encore. Vous devez me détester.

Non, lui dit Clarence en lui prenant la main ; je n’ai point la bassesse de vouloir priver les autres du bonheur, parce que je n’en puis pas jouir : ne me redoutez point ; je n’ai aucune prétention sur miss Portman. Je suis engagé avec une autre femme ; dans peu de jours vous entendrez parler de mon mariage.

M. Vincent jeta le pistolet, et serrant la main d’Hervey :

— Pardonnez-moi, lui dit-il, tout ce que le désespoir m’a dicté : votre cœur est trop généreux ; mais vous êtes venu trop tard : je suis ruiné ; j’ai perdu tout espoir. Ses yeux alors s’arrêtèrent sur son pistolet : il garda un morne silence.

Tout ce que vous avez souffert cette nuit, lui répondit Clarence, était nécessaire pour assurer votre bonheur à l’avenir.

Mon bonheur ! s’écria M. Vincent, il n’en est plus pour moi. Ma folie l’a détruit, les remords me tourmentent vainement : la prudence est trop tardive. Savez-vous, dit-il, en le regardant fixement, que, semblable aux mendians, je ne possède plus rien sur la terre ? Allez, dites à Bélinde que je ne mérite plus son estime ; dites-lui qu’elle m’oublie, qu’elle me méprise, qu’elle me déteste. Dites-lui qu’elle se réjouisse d’avoir échappé au malheur de devenir la femme d’un joueur.

Je lui dirai, si vous voulez, lui répondit Clarence, que vous avez acheté cher l’expérience.

À quoi me servira-t-elle ? interrompit Vincent ; rien ne pourra me sauver.

Jurez-moi solennellement, pour l’amour de Bélinde, lui dit Hervey, que jamais vous ne jouerez, et je vous rendrai la fortune et le bonheur.

Vincent, hors de lui-même, fit avec transport ce serment, et Clarence lui révéla le secret de la table de creps.

Ayant le pouvoir, ajouta-t-il, de confondre publiquement mistriss Luttridge, je suis sûr qu’elle vous rendra tout ce qu’elle vous a volé, et qu’elle craindra de s’exposer à la rigueur des lois : demain j’irai chez elle, et je finirai vos tourmens.

Ô le plus généreux des hommes ! s’écria Vincent ; comment pourrai-je vous exprimer toute ma reconnaissance ?

Adieu, lui dit Clarence, j’ai réussi ; je voulais que le mari de Bélinde fût mon ami. Il ferma la porte, et, content de lui-même, il partageait le bonheur de l’homme qu’il venait d’arracher au désespoir. Ô combien la providence a été sage, en attachant de si doux plaisirs à la bienfaisance !