Bélinde/3

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Bélinde (1801)
Traduction par Octave Gabriel de Ségur.
Maradan (Tome Ip. 59-94).


CHAPITRE III.

HISTOIRE DE LADY DELACOUR.


Le lendemain matin Bélinde fut réveillée par Mariette, qui lui apportait de la part de mylady le billet suivant, écrit avec un crayon :

Mylord Delacour, mon seigneur et maître, est en fête aujourd’hui. Si vous êtes assez aimable pour vouloir dîner avec moi tête-à-tête, j’écrirai un billet à lady Singleton pour lui faire un conte, et je me dégagerai : nous aurons la soirée à nous. J’aurai bien des choses à vous dire ; car vous savez que quand on commence à parler de soi, on en a pour long-temps. J’ai pris double dose d’opium, je ne suis pas tout-à-fait si maussade que j’étais hier au soir, et vous n’avez point à craindre de nouvelle scène. — Venez me voir, ma chère amie, dès que vous durez rendu hommage aux divinités domestiques. Mais, à propos, vous ne mettez pas de rouge : — c’est égal, vous en mettrez une fois ; il faut y venir tôt ou tard. — Voulez-vous que je vous apprenne un secret ? Quand vous voudrez qu’on ne puisse pas ouvrir vos billets, ne vous fiez ni à la cire, ni au pain à cacheter : chiffonnez-les comme je fais, c’est beaucoup plus sûr. — Vous voyez qu’avant de quitter ce monde, je veux vous apprendre des choses utiles. Au reste, à présent que j’y ai réfléchi, je ne compte pas mourir si tôt. Nous aurons encore bien du temps pour causer. — Adieu.

Bélinde se rendit dans l’appartement de mylady ; elle la trouva tout-à-fait remontée par l’opium et par la toilette. Elle faisait un travail avec Mariette et sa marchande de modes sur une jupe de crêpe qui était étalée devant elle. Mistriss Franks discutait savamment sur les franges, les festons, les nœuds, et soumettait toujours humblement son opinion aux goûts et au jugement de mylady.

Mariette avait de l’humeur, et gardait le silence. Cependant, sa maîtresse l’ayant interpellée de donner son avis sur certaines fleurs de laburnum, qu’on hésitait à mettre dans la garniture, elle se déclara contre les fleurs, en citant l’autorité de madame Bellamy.

La couleur de paille devient blanc-sale aux lumières, dit-elle sèchement.

Madame Franks, qui ménageait tout le monde, proposa alors des fleurs de laburnum en or ; et elle ajouta :

L’or fait toujours bien par-tout.

Lady Delacour eut peur que l’imagination de la marchande de modes une fois ébranlée sur l’or, elle ne prît la fantaisie vulgaire d’être payée comptant, et elle leva la séance, en s’écriant tout-à-coup :

Nous serons trop tard à l’exposition de porcelaine, chez Philippe ! Mistriss Franks, faites-moi le plaisir de venir nous voir demain ; il faut que nous inventions absolument quelque chose de marquant pour Bélinde, qui doit être présentée à la cour : je vous donne vingt-quatre heures pour y penser, et vous en aurez tout l’honneur. Adieu, mistriss Franks. — Savez-vous, dit-elle à Bélinde quand la marchande de modes fut sortie, que j’ai fait une étourderie ce matin ? j’ai écrit un billet chiffonné à Clarence Hervey. — Mais, au reste, il est bien inutile que je vous dise cela à vous ; j’ai peur à présent que votre esprit n’aille courir après ce billet chiffonné, au lieu de donner son attention à l’histoire d’une personne de qualité, racontée par elle-même.

Après dîner, lady Delacour commença par faire protester Bélinde qu’elle ne pensait point au billet chiffonné ; ensuite elle commença son histoire en ces termes :

Je ne fais rien à demi, ma chère amie ; je ne veux pas vous dire mon histoire comme Gilblas disait la sienne à l’archevêque de Grenade, c’est-à-dire, en glissant sur les passages les plus utiles. Je ne suis pas une hypocrite, et je n’ai rien de pire à cacher que des folies ; c’est bien assez, car celle qui fait des folies est toujours soupçonnée de faire des sottises. — Mais je ne sais pas pourquoi je commence par la morale ; vous pourrez la faire quand j’aurai tout dit : quant à moi, je n’écoute jamais la morale d’un roman ; j’étudie les mœurs, et je laisse la morale à ceux qui l’aiment.

J’ai ouï dire que rien ne ressemblait moins à une bataille qu’une manœuvre d’exercice : et moi, je dis que rien ne ressemble moins à la vie qu’un roman. Si donc vous attendez un roman, vous allez être bien attrappée. Il n’y a rien de remarquable dans mon histoire, car il n’y a point d’amour ; en revanche, il y a de la haine tant qu’on en veut.

J’étais une riche héritière, j’avais, je crois, cent mille livres sterling, et au moins autant de caprices. J’étais jolie, et j’avais de l’esprit ; on me trouvait agréable, et j’avais des succès.

Vous pouvez aisément croire que je ne manquais pas d’adorateurs ; je ne reçus pas moins de seize propositions en forme. Je suis sûre que vous dites en vous-même, c’était bien la peine d’avoir tant de choix à faire pour prendre lord Delacour. — Ma chère amie, vous autres qui n’avez jamais été dans ce cas-là, vous vous imaginez que c’est la chose du monde la plus aisée que de se décider pour un mari entre plusieurs prétendans. Tenez, rappelez-vous comment vous êtes embarrassée, quand il s’agit seulement de choisir une étoffe chez le marchand ; il vous montre une pièce après l’autre, en les vantant à sa manière : l’une vous siérait à merveille, l’autre est d’un dessin charmant, une troisième est à la mode du jour, une quatrième est d’un usage admirable ; enfin, il y a de quoi hésiter long-temps. On se lasse, on se tourmente ; il se fait tard, et l’on finit par prendre ce qu’il y a de plus médiocre. C’est précisément la même chose pour les jeunes héritières dans le choix d’un mari, et c’est là mon histoire à moi. Je pris le vicomte Delacour, parce que j’étais lasse d’hésiter : il venait, dans ce moment-là, de perdre à New-Market plus d’argent qu’il n’en avait jamais eu ; ma fortune lui allait donc fort bien, il ne voulait guère que cela de moi.

Je vous ai dit qu’il n’y avait point d’amour dans mon histoire, et j’ai eu tort ; car je me souviens qu’à dix-huit ans, j’avais dans la tête quelque chose qui ressemblait assez à de l’amour, pour un certain Henry Percival, jeune homme tout-à-fait dans le genre de Clarence : mais, je vous en demande pardon, il avait plus de bon sens. — Il était amoureux de moi ; mais malheureusement il n’était pas amoureux de mes défauts. Je voulais qu’il aimât mes défauts, parce que je sentais bien que c’était une partie essentielle de moi-même. Je lui dis, Vous ne voulez pas ? il me répondit, Je ne peux pas. Je remarquai qu’il faisait des mines, lord Delacour n’en faisait pas. Je le lui proposai pour modèle ; il me dit que ce modèle-là ne lui convenait pas ; et moi, piquée, je me mariait pour le piquer.

Ce qu’il y eut d’humiliant pour moi, c’est qu’il prit la chose en patience ; six mois après il épousa une femme d’un grand mérite. — Je ne peux pas souffrir ces femmes d’un grand mérite. Pauvre Percival ! si je l’avais épousé, je suis sûre que j’aurais été très-heureuse, et que j’aurais fait une excellente femme. — Voyons, où en étions-nous ? Ah ! j’épousai donc mylord Delacour, sachant qu’il était un sot, et espérant le mener comme je voudrais. Quelle erreur ! il n’y a rien de si difficile à mener qu’un sot.

Nous commençâmes notre carrière matrimoniale avec les plus belles dispositions à donner dans tous les travers, et jamais nous ne pûmes nous accorder sur aucun. Cette différence de goûts fut précisément la cause de toutes mes querelles. Pendant la première année, j’eus toujours le dernier mot dans nos disputes ; tout opiniâtre qu’il était, j’espérais le ramener à la raison. Vous pouvez voir aujourd’hui comme j’ai réussi ; mais je crois pourtant que j’en serais venue à bout, sans un incident diabolique qui semblait n’être qu’une bagatelle.

Son valet de chambre Champfort est un personnage pétri d’amour-propre. Un jour je m’avisai de lui dire qu’un tondeur de moutons aurait mieux coupé que lui les cheveux à son maître. Il devint furieux, et, tout en coiffant mylord, il lui raconta que l’on disait dans le monde que mylady le menait. Mon mari prit feu ; et je fus tout étonnée qu’ensuite, lorsque je voulus lui faire faire quelque chose de raisonnable, il me répondît brusquement :

Je ne suis pas homme à me laisser mener par ma femme, entendez-vous ?

Et de ce moment-là, tout ceux qui savait lire sur une physionomie lisent sur la sienne : Je ne suis pas homme à me laisser mener par ma femme. Je ris ; mais je vous assure que cela n’est pourtant pas plaisant, et je vous souhaite, ma chère amie, de ne pas avoir pour mari un sot opiniâtre : c’est tout ce qu’il y a de pis. J’entrepris de le corriger : pour y réussir, j’eus recours au poison de la jalousie.

Il y avait quelque temps que je méditais mon projet, lorsqu’il se présenta un sujet propre à mon plan, un homme avec lequel je crus que je pourrais être coquette sans aucun danger pour moi : c’était un certain colonel Lawless, fat consommé, qui n’avait rien dans la tête. Je me dis à moi-même : Le monde ne croira jamais que lady Delacour ait quelque attachement pour un homme de cette espèce ; mais mylord le croira ; rien n’est trop absurde pour lui. La moitié de ma théorie se trouva juste ; c’était déjà bien honnête pour de la théorie. Mylord avalait le poison à longs traits, avec une bonhomie qui me divertissait fort : j’eus un succès complet sur ce point, et il devint fou de jalousie. Alors je repris de l’espérance, parce qu’on peut mener un fou, au lieu qu’un sot on ne le peut pas. Au bout d’un mois, je le vis arriver avec une face allongée ; et il me dit qu’à l’avenir il ferait tout ce que je voudrais, pourvu que je consultasse son honneur et le mien, et que j’abandonnasse le colonel.

Le mot abandonner était si plaisant, que j’eus toutes les peines du monde à ne pas lui rire au nez. Je lui répondis qu’aussi long-temps qu’il m’avait traitée avec les égards convenables, je n’avais jamais eu l’idée de rien faire qui pût lui être désagréable ; mais que je n’étais pas femme à me laisser mettre des menottes. Alors il se répandit en excuses, et me promit de conserver avec moi tous les égards que je méritais.

Je profitai de l’ascendant que j’avais pris, et je ne me gênai en rien. Toutes les fois qu’il voulait me dire quelque chose, je me récriais sur le manque d’égards, et je lui faisais craindre l’événement qu’il redoutait le plus.

Cependant, je faisais une dépense enragée, et mylord n’en faisait pas moins de son côté. Un jour il vint à réfléchir que, si nous dépensions vingt mille livres sterling par an, avec un revenu de dix mille livres sterling, nous finirions par être ruinés. Il arrive dans mon appartement avec sa découverte, et m’en fait part. Je lui répondis, qu’en effet il était convenable qu’il réformât sa maison ; mais que, quant à moi, il était impossible que je fisse aucun retranchement à ma liste civile ; que je n’avais jamais entendu parler d’économie dans la maison de mon père ; que ces choses-là étaient bonnes à dire au parlement, et qu’il pourrait en faire le sujet d’un discours à la chambre des pairs. Lord Delacour se trouva moins en train que jamais d’entendre la plaisanterie. Il se fâcha, et moi je lui répondis qu’une héritière qui lui avait apporté cent mille livres sterling avait, certes, bien le droit de s’amuser, et que ce n’était pas ma faute si les amusemens de la bonne compagnie étaient plus chers que les autres. Il survint de là une vive altercation et des récriminations sans fin.

Mylord, ce sont vos folies de New-Market.

Mylady, ce sont vos folies de théâtre.

Et certainement il m’est bien permis de m’amuser.

Et assurément j’ai bien aussi le même droit que vous.

Enfin nous nous payâmes réciproquement en paroles aigres ; si nous avions pu payer tout le monde de même, les choses auraient été fort bien ; mais, après avoir été dans l’opulence, nous nous trouvâmes dans une véritable détresse d’argent. Alors nous vendîmes des terres ; puis les courtiers, les notaires, etc. nous procurèrent des fonds. Moi, je ne m’embarrassais pas de quelle manière cet argent se trouvait, pourvu qu’il vînt : on me présentait de temps en temps des papiers à signer, et je signais toujours. Enfin un beau matin, le notaire me demanda audience pour me communiquer que ma signature ne valait plus rien ; je lui demandai l’explication de ce phénomène, et je ne compris pas un mot à ce qu’il me dit. C’était un homme extrêmement désagréable, laid comme un vieux singe : il m’ennuyait. Je fis demander un de mes oncles qui faisait mes affaires d’argent avant mon mariage, et je le mis aux prises avec le notaire, afin qu’ils s’entendissent s’ils pouvaient. Une demi-heure après, mon oncle vint me trouver. Il était dans une fureur épouvantable, et me dit qu’avec tout mon esprit je me laissais duper comme une bête. Je crus d’abord que tout cela n’était qu’une plaisanterie ; mais lorsqu’il m’expliqua que, si mylord mourait, je serais sans le sou, je devins sérieuse, comme vous pouvez croire. Il me fit entendre qu’on m’avait escroqué ma dot et tous mes droits nuptiaux. Je répétai cela à mylord avec quelque aigreur : il me répondit :

Nécessité n’a point de loi.

Ce qui est, comme vous savez, l’adage des fripons.

Vous comprenez quelle supériorité les torts de lord Delacour me donnèrent dans nos discussions. Les querelles d’amour amènent des raccommodemens ; dans les querelles d’argent, il n’y a point de fin, et l’on se hait toujours davantage. C’est de ces discussions d’intérêt que date ma haine pour mylord : auparavant je le méprisais tout simplement.

Vous ne pouvez pas vous faire une idée de la bassesse de sentiment et de conduite qu’amènent les extravagances d’argent. J’ai vu mon mari dire des mensonges, inventer des excuses, tergiverser avec gens de rien, à l’occasion de quelques guinées. Je ne peux pas y penser sans honte. Enfin je résolus de faire bonne contenance, et de ne pas laisser prendre d’empire sur moi par mes parens, qui me reprochaient de m’être ruinée. Je leur répondis que ce n’était pas leurs affaires, et que je ne leur demanderais jamais rien. Cette conduite me valut la réputation d’une femme de beaucoup de caractère.

Nos embarras de fortune cessèrent à la mort d’un oncle de lord Delacour dont il hérita. Je me rejetai avec plus de force dans toutes les folies de société, et je tachai de me consoler dans le monde des désagrémens de mon intérieur.

L’ambition de plaire me dévorait ; j’étais le martyr de la dissipation ; je me faisais esclave de mes plaisirs ; mon temps, mes actions, mes pensées n’étaient pas à moi. Il fallait trouver charmant ce qui m’ennuyait à périr, voir des gens qui me déplaisaient, faire ce qui m’était désagréable, et le tout pour conserver ma réputation de femme à la mode. — Pourquoi persister, me direz-vous ? — Mon dieu, pourquoi ? Parce que j’avais commencé ; parce que cela était devenu ma vocation. Je n’étais plus bonne qu’à cette vie-là ; et qu’aurais-je fait autrement ? Je ne pouvais pas échanger deux idées avec lord Delacour. Depuis quelque temps il s’était mis à boire ; il devint peu à peu ce que vous l’avez vu, une véritable brute.

À propos ! Je suis une drôle de femme ! J’ai oublié de vous dire que, pendant les cinq premières années de mon mariage, j’eus trois enfans. Le premier était un fils, qui vint au monde, mort. Les parens de mylord en rejetèrent la faute sur moi, parce que j’avais refusé de me tenir en prison pendant six mois chez une tante à lui, une véritable Cassandre, qui prophétisait toujours que j’accoucherais d’un enfant mort. — Mon second enfant fut une fille ; elle vint au monde très-faible. C’était alors la mode de nourrir, et je nourris ; on m’en fit des complimens infinis, et j’y mis toute l’ostentation d’usage : mais quand cela eut duré trois mois, je commençai à trouver ce moyen ennuyeux. Ma pauvre petite fille devint malade ; c’est une époque qu’il m’est pénible de rappeler : au bout de peu de jours elle mourut. Je crois que je l’aurais regrettée encore davantage, si mylord et ses parens n’avaient fait des lamentations qui m’étourdirent. Je me défendis de verser une larme en leur présence. Je laissai pleurer en public la vieille douairière, qui se consolait ensuite par des exclamations sur ma dureté. Je souffrais plus qu’elle ; mais c’est ce qu’elle n’a jamais eu le plaisir de savoir.

Mon troisième enfant fut encore une fille, et cette fois je ne voulus pas le nourrir ; je l’envoyai à une bonne paysanne bien fraîche, bien vigoureuse ; et cette enfant prospéra tellement, que, quand on me la rapporta à l’âge de trois ans, j’avais peine à croire que ce fût ma fille. Lord Delacour ne pouvait la souffrir parce qu’elle n’était pas un garçon. Moi, qui n’avais pas le temps de la nourrir, je n’avais pas, à plus forte raison, le temps de l’élever ; je pris donc une gouvernante, une certaine belle raisonneuse qui me fatigua pendant trois ou quatre ans de ses avis et de ses tracasseries, et que je fus obligée de congédier, parce qu’elle était devenue la maîtresse de mylord. Je mis alors ma fille dans une pension célèbre où elle doit, j’espère, être bien mieux élevée qu’elle n’aurait pu l’être chez ses chers parens. Je vous demande mille pardons, ma chère amie, de cette digression sur les nourrices, les enfans et les gouvernantes.

Le vide absolu dans mes affections de famille contribuait à me faire chercher des objets d’intérêt au dehors. Mistriss Henriette Freke était alors la femme à la mode, et je m’attachai à elle singulièrement. La première fois que je la vis, elle me parut laide ; mais elle avait beaucoup de physionomie, une expression singulièrement variée, des graces, beaucoup d’esprit, et une certaine séduction qu’il est impossible de décrire. Je n’ai jamais connu personne qui eût plus d’assurance ; je ne me rappelle pas de l’avoir vue rougir. Sa conversation était d’une liberté extrême. Dans le commencement de notre liaison, elle m’embarrassait souvent ; car vous n’avez pas d’idée des choses qu’elle disait ; mais je fus tout étonnée de voir que ce ton-là plaisait beaucoup aux jeunes gens les plus à la mode. Je sentis qu’il fallait réformer mes manières et mon ton, si je ne voulais pas rester en arrière de cette aisance de société qui devenait indispensable pour être citée. Déjà certains articles insérés dans les papiers publics me plaçaient en seconde ligne.

« La vivacité aimable de lady Delacour, disait-on, commence à souffrir de la comparaison avec le trait, l’à-propos, le brillant de mistriss Henriette Freke. »

Je sentis qu’il fallait me coaliser avec elle, ou qu’elle allait m’écraser. Nous nous liguâmes, et nous fîmes tout céder devant nous.

Je ne puis pas faire honneur à ma politique de la liaison que je formai avec Henriette ; je me sentais de l’attrait pour elle ; il y avait dans ses manières quelque chose d’abandonné qui me séduisait. Elle était si franche sur certains sujets, que je lui crus de la sincérité sur tous. Elle avait le talent de faire croire que cette espèce de vertu qui compte sur ses propres moyens et dédaigne de s’entourer de précautions, est réellement inattaquable. Quant à moi, je lui croyais une tête d’une force extraordinaire, parce que je la voyais souvent approcher du précipice sans trembler.

Nous n’eûmes pas plutôt formé notre ligue défensive et offensive pour la réforme des manières, que je vis entrer mon imbécille de mari, avec sa mine de circonstance, qui me pria de considérer ce que je devais à son honneur et au mien. Il avait fait une fois cette phrase, et elle lui revenait toujours ; il était comme l’homme à la cosmogonie du ministre de Wakefield.

Vous imaginez-vous donc, lui dis-je, que parce que j’ai cédé sur Lawless, j’abandonnerai aussi le sens commun pour vous plaire ? Henriette Freke est en relation avec tout ce qu’il y a de mieux. Il n’y a que les douairières et les jeunes filles qui ne la voient pas : je ne suis ni l’une ni l’autre, et je veux la voir.

Il me vit décidée, et il plia. Je racontai cette conversation à Henriette ; elle en rit pendant une demi-journée ; elle trouva sur-tout très-drôle que j’eusse avoué mon tort avec Lawless, et elle m’en plaisanta tellement, que je résolus de renouer avec le colonel, uniquement pour démontrer mon innocence.

L’occasion s’en présenta bientôt, mon étoile amena le colonel sur mon chemin : vous savez que c’est toujours notre étoile qui a tort. Il revenait d’une expédition sur le continent ; il avait reçu une blessure au front, et portait un bandeau noir qui lui donnait quelque chose de romanesque, de demi-héroïque ; je ne saurais vous dire pourquoi, mais il est sûr que sa fatuité passait mieux avec ce bandeau. C’était un homme à la mode. Cette odieuse madame Luttridge lui faisait des agaceries ; je n’eus qu’à sourire pour le gagner. Il s’attacha à mon char, et, par-tout où j’allais, je le traînais à ma suite. On s’étonnait, on chuchotait ; madame Luttridge me déchira. La méchanceté et l’envie se réunirent pour me calomnier.

Je n’avais pas d’autre dessein que d’impatienter mon mari : je m’enveloppais de mon innocence, et je laissais dire. Quant au colonel, je m’inquiétais peu des effets de ma coquetterie sur son bonheur. Je savais qu’en sa qualité de fat, il n’avait point de sensibilité. De la vanité, je savais bien qu’il en avait jusqu’au bout des ongles ; mais je savais bien que, s’il s’avisait jamais de s’oublier avec moi, je l’atterrerais avec ma force supérieure de plaisanterie, de manière à ce qu’il ne se relevât pas du ridicule que je lui donnerais.

Un soir nous étions chez madame Luttridge qui tenait une banque de pharaon, et qui trichait, j’en suis parfaitement sûre ; je perdis énormément d’argent, mais toujours avec la même gaieté ; je m’en piquais : je me retirai de bonne heure, il n’était guère que minuit. Lawless me donnait la main pour monter en voiture, lorsqu’un jeune homme d’une tournure leste vint me regarder sous le nez, et sauta dans ma voiture aussitôt que j’y fus entrée ; je le crus fou, et je jetai un cri.

Le colonel saisit ce jeune homme par le bras, en lui disant : Qu’est-ce que c’est donc que ça ? et en le tirant avec force. Un éclat de rire nous détrompa : c’était Henriette Freke ; le colonel se mit à rire, moi aussi ; et nous voilà qui cheminons en riant tous trois aux éclats.

Devinez d’où je viens ! nous dit Henriette. — De la chambre des communes. J’ai été là quatre heures debout, presqu’étouffée ; mais c’est égal, j’ai gagné cinquante guinées. J’avais parié avec madame Luttridge que j’entendrais le discours de Sheridan : vivent les folies !

Elle était dans une sorte d’ivresse d’étourderie : elle avait un habit inconcevable ; Lawless riait comme un fou ; cela me gagna. Je me montai la tête avec eux, et j’étais tellement en gaieté, que je n’appercevais point que nous n’allions pas chez moi.

Enfin pourtant je pris garde que nous n’étions plus sur le pavé ; je m’écriai :

Où allons-nous donc ?

Je mis la tête à la portière, et je m’apperçus que nous étions hors des barrières de Londres. Je voulus tirer le cordon du cocher ; mais Henriette s’en était emparée, et me dit avec de nouveaux éclats de rire :

Laissez-le faire, il nous mène bien, je lui ai parlé : n’allez-vous pas avoir peur que nous ne vous enlevions ?

Pour ne pas paraître ridicule, je me mis à rire avec eux. —

Devinez où nous allons, reprit Henriette.

Je devinais, je devinais, et toujours on me disait non, en riant plus fort ; mon inquiétude, qui commençait à percer en dépit de moi, les divertissait, je crois, extrêmement. Enfin, le carrosse s’arrêta tout au bout de Sloanestreet ; il faisait fort obscur, le flambeau de mon laquais était éteint : tout ce que je pus discerner, c’est que nous étions devant une maison isolée, et de petite apparence ; la porte s’ouvrit, une vieille femme se présenta avec une lanterne à la main ; je suivis Henriette, en lui disant pourtant d’un ton à demi-sérieux : Mais, au nom de Dieu, où me menez-vous ?

Venez, venez, me dit-elle, en m’entraînant dans un corridor sombre, vous allez savoir votre destinée.

Le colonel riait derrière nous, et ce mot destinée me fit penser qu’on me menait consulter une certaine pythonisse, le prophète des faubourgs, et dont on parlait avec étonnement depuis quelques semaines. Je dis à Henriette que je savais où elle me menait ; alors elle s’écria :

La peste du rieur ! il nous gâte toute notre affaire : savez-vous pourquoi il rit ? c’est qu’il croit au diable et à toutes ces choses-là, et il veut persuader qu’il n’y croit pas.

La vieille femme avait un rôle muet : elle ouvrit une grande chambre fort mal éclairée, où nous trouvâmes une longue figure de femme tout enveloppée de fourrures. Elle nous fit des simagrées destinées à effrayer, mais qui ne me parurent que ridicules, et je crois que j’aurais été tout-à-fait en colère contre Henriette de m’amener dans une pareille maison, si je n’avais pas su positivement que des femmes à la mode y étaient venues avant nous. Quand il n’y a point de ridicule aux choses, il n’y a point de honte, vous le savez ; en sorte que je me sentis parfaitement à mon aise. Pour Henriette, elle était toujours à son aise ; et cet habit d’homme semblait doubler son impudence. Elle prit le rôle d’un jeune libertin, et fit à la sibylle cinquante questions de mauvais ton. Enfin, elle lui demanda combien de temps après la mort de lord Delacour sa veuve se remarierait. —

Elle ne se remariera pas après sa mort, répondit l’oracle.

Elle se remariera donc de son vivant ? reprit Henriette.

Vous l’avez dit, répondit la voix mystérieuse.

Je me sentis vivement en colère. Le colonel s’en apperçut, et je crois qu’il aurait fait finir la plaisanterie ; mais rien ne pouvait arrêter Henriette : elle avait mis de côté la modestie d’une femme, sans prendre la décence d’un homme.

Qui sera son second mari ? demanda-t-elle ; vous pouvez nous le nommer, personne ici ne s’en fâchera.

Qu’elle le demande à son amant ! répondit l’oracle.

Henriette et le colonel jouissaient sans pitié de mon embarras ; et il était extrême. Toute folle, toute légère que j’étais, une faute grave était pour moi une chose effrayante. Les idées de divorce, d’éclat et de honte publique, se présentèrent à mon imagination avec force ; et cependant je n’osais pas être moi-même : la crainte du ridicule l’emportait sur la crainte du vice. Mais mon inquiétude et mon malaise étaient évidens.

Qu’avez-vous donc ? me dit Henriette quand nous sortîmes de la maison : on dirait que vous n’osez pas vous fier à nous ; et de qui avez vous peur ici ? est-ce de moi, du colonel ou de vous ?

Il y avait dans ce dernier mot quelque chose de si mordant et de si humiliant, que je ne sentis que cela, et que je n’eus rien autre chose à cœur que de bien montrer que j’étais sûre de moi-même : à force de fausse honte, je n’eus plus de honte.

Vous croyez peut-être, ma chère amie, que les femmes de ma tournure ne connaissent guère la fausse honte : elles en sont esclaves au contraire, malgré toute l’assurance qu’elles affectent ; croyez-m’en sur ma parole : je moralise parce que j’approche d’un événement que je voudrais bien taire ; mais je vous ai promis de tout dire.

Il n’était pas encore grand jour quand nous arrivâmes à Knight’s-Bridge. Le colonel, encouragé par notre étourderie, était plus familier que je ne l’avais encore vu : j’étais fort impatiente d’en être débarrassée ; mais pourtant je ne pouvais pas lui dire, Allez-vous en. Henriette me pria de la ramener chez sa sœur, à Grosvenor-Square. Comme elle descendait de voiture, le coq chanta dans la cour de la maison : elle me dit :

Je vous félicite : voilà le coq qui chante ; vous n’aurez pas peur des esprits, je pense, sans quoi je ne voudrais pas vous laisser ainsi seule. —

Seule, lui dis-je : votre ami le colonel vous est bien obligé de le compter ainsi pour rien.

L’oracle dit que vous ne faites qu’un à vous deux, me dit-elle tout bas en s’appuyant contre la portière.

J’éprouvai un vif sentiment de honte. Je criai au cocher :

À Berkeley-Square ! adieu, Henriette. — Mais, à propos, colonel, où faut-il vous ramener ?

Il ne répondit pas. Nous cheminions ; une sorte de honte me gagnait, et perçait en dépit de mes efforts. Le colonel, qui était à-la-fois un fat et un sot, s’y trompa, et crut que j’étais décidément à lui. Il devint d’une insolence telle, que je fus obligée de faire arrêter, et de lui dire :

Allez-vous-en.

Il fut pétrifié, et il s’éloigna très-confus, en murmurant quelque chose contre les femmes, que je n’entendis qu’à demi. Pour moi, quoique je m’en tirasse avec les honneurs de la guerre, je me reprochais amèrement mon étourderie. Le lendemain j’envoyai chercher Henriette pour lui conter la chose ; elle me parut si étonnée, si en colère contre ce fat de colonel, que je me reprochai les idées qui m’avaient passé par la tête sur son compte, et que je sentis renaître pour elle toute mon affection et toute mon estime. Il y a des gens chez qui l’estime précède l’affection ; chez moi, c’est tout le contraire.

Nous discutâmes ce qu’il y avait à faire, et nous conclûmes qu’il fallait ne plus parler de cette affaire. Je ne pouvais pas faire un éclat sans mettre lord Delacour en jeu, et il n’aurait pas manqué de me répéter, pour la quatre-vingt-dix-neuvième fois, qu’il fallait soigner son honneur et le mien. Outre cela, le colonel ayant été puni sur le lieu même du délit, il ne fallait pas le punir pour la seconde fois. Une telle rigueur eût été contraire aux lois des Anglais et des Anglaises. Je trouvais aussi que lord Delacour était le dernier homme du monde que j’aurais voulu prendre pour mon chevalier.

Enfin, je me disais aussi que de quelque manière que la chose fût racontée, l’histoire n’aurait pas fait un trop bon effet pour moi. Je résolus donc de me taire, croyant fermement que ce ne serait pas le colonel qui parlerait le premier.

Dès le lendemain, l’aventure était publique : chacun la racontait à sa manière, avec des exagérations qui me revinrent, et qui me mirent au désespoir. J’étais dans une rage inexprimable contre le colonel ; et au moment où je donnais l’essor à mon indignation, dans une grande assemblée, quelqu’un arriva hors d’haleine, et raconta que Lawless venait d’être tué en duel par lord Delacour ; qu’on rapportait son corps chez sa mère, et que les porteurs passaient dans ce moment sous les fenêtres. Tout le monde y courut ; et moi je perdis connaissance. Quand je revins à moi, j’éprouvai le sentiment le plus douloureux que j’aie connu de ma vie, celui d’avoir à répondre du sang d’une créature humaine…

Quand mylady en fut là de son histoire, elle se leva d’un air inquiet et égaré, qui effraya Bélinde ; et elle lui dit : « Qu’est devenue Mariette ? j’ai besoin de prendre de l’opium ; miss Portman, sonnez, je vous prie. » — Mariette apporta une fiole, et mylady prit ses gouttes de laudanum, but une tasse de café et un verre de liqueur ; après quoi, se tournant vers Bélinde avec un sourire forcé, elle lui dit : « La princesse Scheherazade est prête à continuer son histoire… »