Bérénice (Thomas Corneille)

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Bordelet (Tome 2p. 272-350).




PERSONNAGES

Léarque, roi de Phrygie.

Philoxène, passant pour le fils du Roi de Lydie, et reconnu pour Atis, véritable Roi de Phrygie.

Bérénice, passant pour la fille d’Araxe, et reconnue pour celle de Léarque.

Philoclee, sœur de Léarque.

Anaxaris, favori de Léarque

Araxe, cru père de Bérénice.

Iphite, confident d’Anaxaris.

Cléphis, gouverneur de Philoxène.

Clitie, confidente de Bérénice.

Hésione, confidente de Philoclée.

La Scène est dans Apamée, Capitale de la Phrygie.

ACTE I



Scène I

Le Roi, Araxe.
ROI


Quoi que dans ce conseil tu trouves de contraire
À l’orgueil d’un espoir excusable en un père,
Ouvre les yeux, Araxe, et moins aveugle, vois
Le seul zèle d’ami l’inspirer à ton Roi.
Si ta fille en naissant a reçu pour partage
D’une entière vertu l’éclatant avantage,
Cette même vertu qui la fait estimer
Doit, ou borner ses voeux, ou l’empêcher d’aimer,
Cependant trop sensible à ceux de Philoxène,
Le choix d’Anaxaris l’inquiète et la gêne,
Et son ambition ne peut voir sans courroux
Qu’en lui mon amitié lui destine un époux.

ARAXE

Seigneur, souvent le ciel par des ordres suprêmes,
Sans nous en consulter dispose de nous-mêmes,
Et de nos passions maître et juge à la fois,
Pour nous les inspirer, n’attend pas notre choix.
C’est par là que de l’un son âme détachée
En voit tout le mérite, et n’en est point touchée ;
Et qu’en faveur de l’autre, elle ose aux yeux de tous
Permettre à son estime un sentiment plus doux.

ROI

Si ce doux sentiment s’arrêtoit à l’estime,
J’en tiendrois et l’effet et l’aveu légitime,
Puisque dans Philoxène, après tant de combats,
Des plus hautes vertus on voit briller l’appas.
La Phrygie à lui seul après vingt ans d’orage
Du calme qui le suit doit l’heureux avantage,
Et c’est par sa valeur qu’Antaléon détruit,
De la paix qu’il troubloit nous assure le fruit.
Par lui ce fier Rebelle enfin en ma puissance
Blessé mortellement satisfait ma vengeance,
Et l’accord qu’avec moi les Mysiens ont fait,
De l’effroi de sa perte est le pressant effet.
Mais c’est trop s’oublier qu’en cet amas de gloire
Prétendre d’un vainqueur partager la victoire,
Et croire imprudemment que le fils d’un grand Roi
À la fille d’Araxe engagera sa foi.

ARAXE

Je sais bien que le trône où le Ciel le destine
D’un si charmant espoir semble être la ruine,
Et que le haut éclat qu’il tire de son sang
Oppose à son amour la splendeur de son rang ;
Mais pour le soupçonner d’oser trahir sa flamme,
Seigneur, je connois trop la grandeur de son âme,
Et qu’épris de la gloire il la fait consister
À mériter un Sceptre, autant qu’à le porter.

ROI

Par ce raisonnement où l’orgueil t’abandonne,
Bérénice déjà partage sa Couronne,

Et sa rare vertu qui peut tout mériter
Est le degré du trône où tu la fais monter ?
Mais sais-tu que les Rois, ces Puissances suprêmes,
Donnant des lois partout en reçoivent d’eux-mêmes,
Et que l’ordre du Ciel que rien ne peut borner,
Les soumet aux États qu’il leur fait gouverner ?
Le trône, où rarement le vrai bonheur arrive,
Tient sous ses intérêts leur volonté captive.
Comme ils sont nés pour lui, plus esclaves qu’heureux,
C’est trahir ce qu’ils sont que de vivre pour eux ;
Son bien seul fait leur règle, et toute autre maxime
Dans un juste Monarque, est ou foiblesse, ou crime.

ARAXE

L’amour dont Bérénice a dû souffrir l’éclat,
Blesse peut-être peu ces maximes d’État ;
Mais sous quelque Astre enfin qu’elle puisse être née,
Laissons au gré des Dieux aller sa destinée.
L’impénétrable abîme où tombent leurs décrets,
Pour se développer a d’étranges secrets.

ROI

Si ton ambition veut se voir applaudie,
Et bien, espère tout du Prince de Lydie,
J’y consens, sa vertu te répond de sa foi ;
Mais tu sais qu’il dépend et d’un père et d’un Roi.
Qui suivant contre lui sa rigueur ordinaire
Ne cherche qu’un prétexte à couronner son frère ?

ARAXE

À quoi que pour le perdre aspire son courroux,
Je n’ai rien toutefois à craindre que de vous.

ROI

Tu dois craindre cette étroite alliance,
Qui de nos deux États unissant la puissance,
Ne peut voir la Phrygie aspirer aujourd’hui
À lui ravir un fils qu’il a fait notre appui.
Ce n’est pas que mon cœur, qu’un secret instinct presse,
Ne penche vers ta fille avec tant de tendresse,
Que si je prévoyois que Philoxène un jour
Du Sceptre qui l’attend pût payer son amour,

À cette passion bien loin de mettre obstacle,
Moi-même je voudrois en presser le miracle.
Juge de cette ardeur par les soins que j’ai pris
De soumettre à ses vœux l’espoir d’Anaxaris,
Lui qu’avec tant d’éclat sa vertu fait paroître
Que s’il n’est pas né Prince il est digne de l’être,
Et qui dans le haut rang qu’il doit à son grand cœur,
Aurait droit de prétendre à l’hymen de ma soeur.
Comme entre mes Sujets il faut qu’elle choisisse,
En faveur de ton sang je lui fais injustice,
Et pour me satisfaire, il ose abandonner
L’espérance d’un choix qui le peut couronner.

ARAXE

Aussi fait-il bien voir par une plainte ouverte
Que ce fatal hymen est l’arrêt de sa perte,
Et que d’un prix si bas récompenser sa foi,
C’est apprendre aux Sujets à mal servir leur Roi.
Seigneur, quoi qu’entre nous la gloire en fût commune,
Je n’eus jamais dessein d’abaisser sa fortune ;
Mais peut-être qu’un jour nous le verrons témoin
Que qui se croit au trône en est encore bien loin.

ROI

Tu prends mal ce murmure où mon ordre l’engage,
Quand sans l’approfondir tu t’en fais un outrage.
En vain ce faux mépris te l’a rendu suspect,
Sachant l’amour du Prince il lui doit ce respect,
Et pour ne pas l’aigrir, témoigner par sa plainte
Que d’un pouvoir injuste il souffre la contrainte ;
Mais si ta fille enfin plus juste en son espoir
Prenoit les sentiments qu’elle devroit avoir,
Si voyant par mon choix sa fortune certaine
Elle-même y vouloit préparer Philoxène,
Alors Anaxaris feroit voir à son tour
Quel importun respect fait faire son amour.
Use comme tu dois d’un avis si fidèle,
Vois-en sans te flatter l’importance avec elle.
La voici qui s’avance ; adieu, mais souviens-toi
Qu’ici j’agis pour elle en père plus qu’en Roi.


Scène II

Araxe, Bérénice, Clitie.
BÉRÉNICE

Par ce trouble confus que vous faites paroître
Les sentiments du Roi sont assez à connoître.
En vain un beau destin s’efforce à m’élever,
Il voit l’amour du Prince, et ne peut l’approuver ?

ARAXE

Dis plutôt qu’à nos vœux si son pouvoir s’oppose
L’amour d’Anaxaris en est la seule cause,
Et que de sa faveur osant se prévaloir
Il traverse en secret un glorieux espoir.

BÉRÉNICE

Quoi, vous le soupçonnez d’une telle foiblesse,
Lui qui doit aspirer au choix de la Princesse,
Et dont l’ambition, qui s’en laisse flatter,
Contre l’ordre du Roi le force d’éclater ?
Non, non, de cet amour je ne vois rien à craindre,
Il a le cœur trop haut pour s’y laisser contraindre,
Et quoi que le Roi fasse, il croiroit se trahir
S’il me laissoit l’honneur de lui désobéir.

ARAXE

Pour ne se pas brouiller avecque Philoxène,
Il murmure, il se plaint d’un ordre qui le gêne ;
Mais son cœur qu’en secret consume un si grand feu,
N’attend pour s’expliquer qu’un favorable aveu,
Et s’il faut t’éclaircir le soupçon qui me presse,
Peut-être il perd espoir de toucher la Princesse,
Et tâche, par le cours d’une autre passion,
D’étouffer la chaleur de son ambition,
Car enfin soit par haine ou par antipathie,
Soit pour trop estimer le prince de Lydie,

C’est assez rarement qu’on la voit sans mépris
Se forcer à souffrir les soins d’Anaxaris.

BÉRÉNICE

Mais cette même loi qui la doit faire Reine
Lui défend de prétendre au Prince Philoxène,
Et son estime en vain flatteroit son désir,
Si dans ses seuls Sujets elle a droit de choisir.

ARAXE

Cette loi qui leur donne un si grand avantage
Semble avoir jusqu’ici conservé son usage,
Mais quoi qu’on en présume, elle a ses droits bornés
Aussitôt qu’il s’agit des Princes couronnés.
D’une funeste guerre à peine dégagée
La Phrygie en secret est encor partagée.
Il est des mécontents qui déjà jusqu’au Roi
D’un orage nouveau semblent porter l’effroi,
Et ce qu’en sa faveur Philoxène a su faire
Lui faisant voir toujours son appui mercenaire,
Il a jugé peut-être en Prince ambitieux
Que partageant son trône il le défendroit mieux.
Ainsi son sentiment qui contre nous s’explique
Ne doit être l’effet que de sa Politique,
Et du Prince sans doute il soutiendroit l’ardeur
S’il ne le destinoit à l’hymen de sa soeur.

BÉRÉNICE

Ne nous flattons donc plus d’un espoir téméraire
Dont la cause nous fut peut-être un peu trop chère.
Cet amour dont le Prince appuie en vain les droits
Ne sauroit résister au pouvoir de deux Rois ;
L’un y trouve sa honte, et je dois tout à l’autre.
À ces grands intérêts sacrifions le nôtre,
Et faisons voir au moins, en bravant leur rigueur,
Que le trône n’a rien de plus haut que mon cœur.
Tout ce que je demande, et qu’il faut que j’obtienne,
C’est que votre vertu s’accommode à la mienne,
Et que vous consentiez qu’après de si beaux nœuds
Je m’obstine au refus d’écouter d’autres voeux.

C’est par votre ordre seul qu’une secrète flamme
Au mérite du Prince ouvrit toute mon âme,
Et la rendit sensible à ces impressions
Que sont sur les grands cœurs les belles passions.
Par ce fatal arrêt d’un destin trop contraire
Il en faut effacer l’aimable caractère,
Il faut à sa malice immoler un beau feu,
Il faut reprendre un cœur donné par votre aveu.
Il le faut, j’y consens ; mais à quoi qu’il s’apprête,
Ce cœur garde toujours l’orgueil de sa conquête,
Et dans cette fierté qui l’ose accompagner,
Auprès de ce qu’il perd voit tout à dédaigner.

ARAXE

Ô nobles sentiments d’une âme peu commune,
Qui même en lui cédant sait braver la Fortune !
Quoi que pour ta vertu le Ciel veuille ordonner,
C’est le moins qu’il lui doit que de la couronner.
Il t’en répond par moi ; suis l’amour qui t’engage,
Quoi qu’il puisse arriver le trône est ton partage.
Crois-en ce noble orgueil qui pouvant tout sur toi
N’a pu se relâcher que pour le fils d’un Roi.
Le Prince est généreux ; continue, espère, aime ;
Je connois mieux ton sang que tu ne fais toi-même,
J’en vois jusqu’à la source, et j’y sais pénétrer
Ce qu’à tes yeux le ciel refuse de montrer.


Scène III

Bérénice, Clitie.
CLITIE

Il vous promet beaucoup.

BÉRÉNICE

Ah, Clitie, il est père,
Et le sang l’abandonne à tout ce qu’il espère ;

Mais ce flatteur appas, s’il le peut décevoir,
Pour éblouir mon âme a trop peu de pouvoir.

CLITIE

Comme son ordre seul sur l’espoir d’être Reine
Vous força d’accepter les vœux de Philoxène,
Sans doute il n’est plus rien qu’il voulut épargner
Pour mettre dans son sang la gloire de régner.
Non qu’enfin le succès n’en soit toujours à craindre,
Mais si d’un sort ingrat vous avez à vous plaindre,
Au moins sera-ce un charme à votre espoir trahi
Qu’en effet vous aurez moins aimé qu’obéi.

BÉRÉNICE

Ah, que tu juges mal des sentiments d’une âme,
Quand par l’ordre d’autrui tu fais naître sa flamme,
Et pour mieux l’excuser en rejettes l’espoir
Sur le trompeur appui d’un aveugle devoir !
L’amour dont trop d’orgueil trahiroit l’entreprise,
Sous d’autres sentiments se cache et se déguise,
Et dans nos cœurs séduits s’introduisant par eux
Il nous fait admirer un Prince généreux.
Comme au respect d’abord sa vertu nous invite,
Il en soutient l’éclat par un brillant mérite,
Notre âme en est émue, et goûte un doux poison
Dans l’appas d’une estime où consent la raison.
Son aveu l’autorise, on ne s’en peut défendre,
Et quand charmé des soins qu’il s’abaisse à nous rendre
Un père veut pour lui qu’on se laisse enflammer,
On ne croit qu’obéir ; en effet c’est aimer,
Et d’un si prompt devoir quoi que l’on se figure,
Il est toujours amour quand il est sans murmure.

CLITIE

J’avois cru jusqu’ici dans votre passion
Un peu moins de tendresse, et plus d’ambition.

BÉRÉNICE

Comme un lâche intérêt s’en rend inséparable,
C’est mal juger de moi que m’en croire capable.
Non, le Prince jamais n’eût mérité ma foi
S’il eût dû son estime au trône plus qu’à soi.

Ce n’est pas qu’en effet l’autorité d’un père
N’ait été pour sa flamme un appui nécessaire,
Mais avant que cet ordre élevât mes désirs
Sans répugnance au moins j’écoutois ses soupirs.
On eût dit que déjà l’orgueil de mon courage
Cherchoit à s’applaudir de cet illustre hommage,
Ou plutôt que mon cœur, pour l’oser recevoir
Mendioit en secret le secours du devoir,
Et qu’avec son amour étant d’intelligence,
Mes vœux hâtoient l’effet de mon obéissance.

CLITIE

Quand par un vrai mérite un beau feu se soutient,
Il est bien malaisé… Mais la Princesse vient.


Scène IV

Philoclée, Bérénice, Hésione, Clitie.
PHILOCLÉE

Si par un entretien qui pourra vous contraindre
Je semble vous donner quelque lieu de vous plaindre,
Accusez-en le Roi qui m’oblige à savoir
Ce qu’un conseil sincère a sur vous de pouvoir.
Sachant ses sentiments, apprenez-moi les vôtres.

BÉRÉNICE

Ils ont trop éclaté pour en embrasser d’autres,
Madame, et vos bontés s’expliqueront pour moi,
S’ils m’attirent jamais la colère du Roi.

PHILOCLÉE

Qui la peut éviter ne la doit pas attendre.

BÉRÉNICE

Je sais ce que je dois, et tâche de le rendre.

PHILOCLÉE

Vous le témoignez mal par l’injuste mépris
Qu’on vous voit opposer au choix d’Anaxaris.

BÉRÉNICE

Il a des qualités que ma raison admire ;
Mais le Ciel de nos cœurs s’est réservé l’empire,
Et sans son ordre exprès qui seul le met au jour,
S’il nous permet l’estime, il nous défend l’amour.

PHILOCLÉE

En effet, c’est un ordre où vous cédez sans peine
Quand il vous faut souffrir les vœux de Philoxène.
Il vous plaît, il vous flatte, et vous fait présumer
Que rien n’est impossible à qui sait bien aimer.
Pour moi, si rien jamais peut toucher mon envie,
C’est de vous voir un jour au trône de Lydie ;
Mais quoi que Philoxène ose vous protester,
Étant amant et Prince, il est à redouter,
Et ces deux qualités dans la même personne
Sont de mauvais garants de la foi qu’il vous donne.

BÉRÉNICE

Les Princes peuvent tout, mais c’est blesser les Dieux
Qu’en oser concevoir des soupçons odieux.
Ils tirent du haut rang qui forme leur puissance,
Un secours favorable à remplir leur naissance
Ce qu’aux grands sentiments un long soin nous requiert,
Au bonheur qui la suit est un trésor ouvert ;
Par là leurs cœurs sans peine égalent leurs fortunes.
Et pour se dérober aux foiblesses communes,
De quelques passions qu’il semblent combattus,
Ils trouvent dans leur sang la source des vertus.

PHILOCLÉE

Le Prince de Lydie a l’âme noble et grande ;
Mais quoi que de sa flamme un bel espoir attende,
Ayant à respecter un père dans son Roi,
C’est un gage mal sûr que celui de sa foi.

BÉRÉNICE

Aussi ne doutez pas que s’il me vouloit croire,
Au seul soin de vous plaire il ne bornât sa gloire ;
Et que ce rare amas de belles qualités
Ne vous acquit des vœux que j’ai peu mérités.

PHILOCLÉE

Moi, dans le rang illustre où le Ciel m’a fait naître
Je pourrois me résoudre à recevoir un Maître,
Qui déjà par soi-même assuré d’être Roi
Croiroit plus me donner qu’il ne tiendroit de moi ?
Non, quel que soit l’éclat d’une double Couronne
Je veux donner un Sceptre et non qu’on me le donne,
Et l’on verra mon choix assurer à ma main
L’ambitieux honneur de faire un Souverain.
Mais dans mon cœur peut-être une secrète envie
Vous dispute l’espoir du trône de Lydie,
Et ce que l’amitié me fait craindre pour vous
N’est que l’indigne effet d’un mouvement jaloux ?
Guérissez votre esprit d’une frayeur si vaine,
Je vois sans déplaisir l’amour de Philoxène,
Et loin que son succès me cause aucun ennui,
Pour le faciliter je vous laisse avec lui.


Scène V

Philoxène, Bérénice, Clitie.
BÉRÉNICE

Ah, Seigneur, il est temps qu’une rude victoire
Aux dépens de mon cœur satisfasse ma gloire,
Et que par un effort trop longtemps combattu
Tout mon repos s’immole à ma fière vertu.
Dans votre passion tout l’État s’intéresse,
Elle choque le Roi, déplaît à la Princesse,

Et l’ambition cache à mes yeux abusés
L’horreur du précipice où vous me conduisez.
Je l’avouerai, Seigneur, j’ai cru pouvoir sans crime
Payer d’un feu tout pur une ardeur légitime ;
Mais puisqu’il est contraire à ce que je vous dois
D’une dure contrainte il faut suivre les lois,
Et ne permettre plus à mon âme enflammée
Que l’heureux souvenir que vous m’avez aimée.

PHILOXÈNE

Quoi, le Roi, la Princesse à ma perte animés
En prononcent l’Arrêt, et vous le confirmez ?
Ils blâment votre amour, vous cherchez à l’éteindre ?
Ah, Madame, avouez que j’ai droit de me plaindre,
Et qu’un cœur qui se rend aussitôt qu’alarmé,
Sait peu comme l’on aime, ou n’a jamais aimé.

BÉRÉNICE

Le combat que pour vous je rends contre moi-même
Me fait trop éprouver que je sais comme on aime,
Et dans le rude assaut dont je soutiens les coups,
Je méritois peut-être un reproche plus doux.
Mais si, quand de mon feu le vôtre se défie,
Le respect veut encor que je me justifie,
À nourrir quelque espoir ne trouver plus de jour,
Le savoir, vous le dire, est-ce manquer d’amour ?

PHILOXÈNE

Oui, c’est manquer d’amour, et s’il est quelque obstacle
Qui semble demander le secours d’un miracle,
Si sans lui sa rigueur ne sauroit se forcer,
On peut bien le prévoir, on peut bien le penser,
Mais quand l’amour sur nous règne avec quelque empire,
On ne doit pas avoir la force de le dire,
Et d’un œil languissant le désordre confus
Doit servir d’interprète à qui n’espère plus.

BÉRÉNICE

Ah, Seigneur, n’imputez cette fermeté d’âme
Qu’au généreux motif qui fait agir ma flamme.

Mon cœur de son succès paroîtroit plus jaloux
Si vous perdiez en moi ce que je perds en vous ;
Mais quand votre intérêt veut que je vous arrache
Au malheur qui me suit, et que l’amour vous cache,
Un si beau sentiment ne sauroit endurer
Que de lâches soupirs l’osent déshonorer.

PHILOXÈNE

Et vous ne voyez pas dans cette noble envie
Que m’ôter votre amour c’est m’arracher la vie,
Et que votre vertu conspire contre moi
Si par son vain scrupule il échappe à ma foi ?
Que le Roi s’en indigne, ou que l’État murmure,
Ce cœur vous l’a donnée inviolable, pure,
Et je prends aujourd’hui tous les Dieux pour témoins
Que l’effet qu’elle attend ne le sera pas moins.

BÉRÉNICE

Vous pourriez l’espérer si le Roi votre père
Souffroit à sa raison de régler sa colère,
Mais bien loin que le sang lui parle pour un fils…

PHILOXÈNE

Attendons le retour au moins de Cléophis.
Il l’estime, il l’écoute, et comme à sa prudence
Il daigna confier ma vie, et mon enfance,
De ce vieux Gouverneur la sage autorité
Peut-être adoucira son esprit irrité.
Par lui mieux informé de tout ce que vous êtes,
Cessant de faire outrage à vos vertus parfaites,
Il se ressouviendra qu’avant que d’être Roi,
Il excusoit en lui ce qu’il condamne en moi.
Mon frère qu’un vrai zèle à me servir engage,
Pour gagner son aveu mettra tout en usage,
Et si par politique il s’obstine au refus,
Son exemple est pour moi, je ne balance plus.

BÉRÉNICE

À quel indigne espoir cet exemple vous porte !
Me connoissez-vous, Prince, en parlant de la sorte,
Et songez-vous assez qu’en ses plus doux appas,
Si l’amour m’a surprise, il ne m’aveugle pas ?

Je sais que votre père, étant ce que vous êtes,
S’abaissa pour aimer une de ses Sujettes,
Et qu’à fléchir le Roi ne voyant aucun jour,
L’hymen à son insu satisfit son amour.
Mais quelle suite ! À peine entrez-vous à la vie
Qu’il vous faut en tumulte enlever de Lydie.
Votre Mère traitée avec indignité,
Hors d’état de vous suivre, en perd la liberté,
Et si la prompte mort de ce Roi trop sévère
N’eût bientôt à son trône appelé votre père,
Cette injuste prison, cet exil rigoureux,
Auraient puni longtemps un Prince malheureux.
Non, son destin en vain semble régler le nôtre,
Mon amour est trop pur pour abuser du vôtre,
Et souffrir qu’un Hymen contraire à ses desseins
Vous fasse mériter les malheurs que je crains.

PHILOXÈNE

Ô sévère vertu, dont la fière maxime
Sans l’appui du devoir ne croit rien légitime !
Au moins s’il faut tout craindre en l’état où je suis,
Voyez ce que je fais, et non ce que je puis,
Et l’espoir à l’amour étant si nécessaire,
Faites…

BÉRÉNICE

Vous le voulez, et bien, Seigneur, j’espère ;
Mais quoi que votre foi m’y serve de soutien,
Je sais trop qui je suis pour l’obliger à rien.

PHILOXÈNE

Quoi, si l’on me pouvoit forcer à la reprendre,
Pour l’engager ailleurs vous pourriez me la rendre.

BÉRÉNICE

Après les sentiments que j’ai fait éclater,
Sans blesser ma vertu vous n’en sauriez douter.

PHILOXÈNE

Et votre amour par là m’explique sa tendresse ?

BÉRÉNICE

Que vous êtes cruel de presser ma foi blesse !

Oui, peut-être ce cœur en voudroit murmurer,
Mais je ferois qu’au moins vous pussiez l’ignorer.

PHILOXÈNE

Qu’aisément à ma foi votre vertu renonce !

BÉRÉNICE

Prince, adieu ; ce soupir est toute ma réponse,
Et l’amour vous l’explique en termes assez doux,
Si vous croyez de moi ce que je crois de vous.

ACTE II



Scène I

Anaxaris, Bérénice, Clitie, Iphite.

Ne vous repentez point de cette confidence.
Vous avez trop langui sous un fâcheux silence,
Il est temps qu’un beau feu jusqu’ici renfermé
Acquière à vos désirs la gloire d’être aimé,
Et que vous fassiez voir que loin d’en trop attendre,
Qui peut tout mériter, a droit de tout prétendre.

ANAXARIS

Ah, ne me jetez point dans la nécessité
D’examiner mon cœur sur sa témérité.
Quoi qu’en vain la raison à ses desseins s’oppose,
Il ne peut qu’en tremblant songer à ce qu’il ose,
Et d’un trouble inquiet confusément atteint,
Dans tout ce qu’il espère, il voit tout ce qu’il craint.

BÉRÉNICE

Peut-être craignez-vous que le Roi ne s’irrite
D’un amour si contraire à l’hymen qu’il médite,
Et qu’il n’y veuille voir qu’un rebelle obstiné
Qui porte ailleurs un cœur qu’il m’avoit destiné ;
Mais outre l’intérêt que l’État y doit prendre,
Philoxène pour vous saura tout entreprendre,
Et ce qu’à cet amour sa flamme croit devoir,
Lui sera sans réserve appuyer votre espoir.

ANAXARIS

Je lui viens d’avouer qu’au choix de la Princesse
Ce téméraire cœur malgré moi s’intéresse,

Et qu’un orgueil secret qu’il désavoue en vain
Engage mes désirs à l’espoir de sa main.
Non qu’en lui découvrant le secret de mon âme,
J’aie osé présumer que j’obligeois sa flamme.
Je sais trop ce qu’il est pour me persuader
Que je sois un Rival qu’il doive appréhender ;
Mais dans ce grand projet que je n’ai pu lui taire,
Mon cœur avoit jugé son secours nécessaire,
Et c’est pour l’obtenir que sans plus balancer,
À cette confidence il s’est voulu forcer.

BÉRÉNICE

Il en usera bien, et comme la Phrygie
Doit son dernier bonheur au secours de Lydie,
Quoi que pour vous son Prince en ose désirer,
Elle aura quelque lieu de le considérer.
Forcez donc Philoclée à vous faire justice ;
Pour mériter son choix vous avez tout propice,
Rien n’en peut plus troubler le dessein glorieux,
Nos malheurs sont finis, le calme est dans ces lieux,
Ou s’il en reste encor quelque parti contraire,
Antaléon mourant vient de mander mon père,
Et dans l’âpre remords d’un juste repentir,
Il ne cherche à le voir que pour l’en avertir.
Mais ma présence nuit à l’ardeur qui vous presse,
Je sais que tous vos soins sont dûs à la Princesse,
Et ce trouble confus semble me reprocher
Que vous perdez un temps qui vous doit être cher.


Scène II

Anaxaris, Iphite.
ANAXARIS

Hélas !

IPHITE

Vous soupirez, Seigneur ?

ANAXARIS

Oui je soupire,
Et si tu pouvois voir l’excès de mon martyre,
Tu me confesserois qu’aux plus grands déplaisirs
On n’a jamais donné de plus justes soupirs.

IPHITE

La Fortune à vos vœux paroit si favorable
Qu’en vain j’ose chercher quel malheur vous accable.
Vous pouvez tout ici, chacun vous fait la cour,
Et la faveur du Roi…

ANAXARIS

Ne peut rien sur l’amour,
C’est là ma peine, Iphite.

IPHITE

Et sa foible puissance
D’un courage si haut étonne la confiance ?

ANAXARIS

Oui, puisque c’est un sort affreux à concevoir
Qu’être forcé d’aimer, et d’aimer sans espoir.

IPHITE

Ah, Seigneur, voyez mieux où vous pouvez atteindre.
Le rang que vous tenez vous défend de rien craindre,
Et la Princesse, au point de choisir un époux,
Baissera peu les yeux pour les jeter sur vous.

ANAXARIS

Je veux bien l’espérer, mais s’il faut que j’achève,
Qu’importe à mon amour qu’un si beau choix m’élève,
Si Bérénice… Hélas !

IPHITE

Vous semblez interdit !
L’aimeriez-vous, Seigneur ?

ANAXARIS

Que ne t’ai-je point dit ?
Apprends, Iphite, apprends, qu’où l’amour est extrême,
C’est l’expliquer assez que nommer ce qu’on aime.

À ce nom, quoi qu’on fasse, un doux saisissement
En fait briller l’ardeur dans les yeux d’un amant,
Et par un vif transport, dont il n’est plus le maître,
Tout le secret du cœur y vient soudain paroître.

IPHITE

Vous aimez Bérénice, et par un libre aveu
Votre feinte à ses yeux étale un autre feu ?

ANAXARIS

Juge par cet effort où j’ai dû me contraindre
Combien ma passion rend mon destin à plaindre ;
Car à se taire enfin l’amour est peu gêné
Quand par le seul respect il s’y voit condamné.
Au moins est-ce un appas à sa peine secrète
Qu’un regard échappé s’en peut rendre interprète,
Et que si cet essai répond à son désir,
Pour achever de vaincre il ne faut qu’un soupir.
Mais quand d’un fier destin la fatale ordonnance
Du cœur avec les yeux défend l’intelligence,
Et que par ce divorce il dérobe à ce cœur
Ce qu’offre de secours leur mourante langueur,
Il n’est point pour l’amour de plus rude supplice,
Et c’est ce que je souffre en aimant Bérénice.

IPHITE

La contrainte est fâcheuse, et le Prince vous doit
Pour cet effort caché beaucoup plus qu’il ne croit.
Lui céder un espoir que le Roi vous ordonne !
Il le faut avouer, tant de vertu m’étonne,
Et je n’aurois pas cru que jamais un Rival…

ANAXARIS

Qu’Iphite a l’esprit foible, ou qu’il me connoît mal !
Si j’impose à ma flamme un rigoureux silence,
Le Prince me doit peu pour cette violence.
C’est le cruel effet d’une autre passion,
Et pour tout dire enfin j’ai de l’ambition.
Ce vice des grands cœurs dont l’ardeur toujours prête
Veut sans cesse avancer, et jamais ne s’arrête,
Ce Monstre qu’en désirs on ne peut épuiser,
Dès mes plus jeunes ans me sut tyranniser.

Je sais bien que le rang que j’ai dans cet Empire,
À l’orgueil le plus vaste auroit de quoi suffire ;
Mais à qui porte un cœur vraiment ambitieux,
Au destin de sa tête il ne faut que les Dieux.
Si mon destin est haut, songe qu’il peut s’accroître,
Et par ce que je suis vois ce que je veux être.

IPHITE

Mais enfin vous aimez ?

ANAXARIS

C’est là mon désespoir,
Mais une ardeur plus forte a sur moi tout pouvoir,
Et dans le rang affreux où je me considère,
Sans ambition même elle m’est nécessaire.
Lorsque si près du trône on s’est pu rencontrer,
La chute est infaillible à qui n’y peut entrer.
C’est un sentier étroit dont le penchant qui glisse
Offre de tous côtés l’horreur du précipice,
Et si par la faveur on peut y parvenir,
Le mérite est bien fort qui s’y peut soutenir ;
Car la faveur enfin n’est, à la bien résoudre,
Qu’un nuage brillant où se forme la foudre,
Dont le coup incertain, avant que d’éclater,
Alarme d’autant plus qu’on ne peut l’éviter.
Ne présume donc point que mon âme aveuglée,
Sans bien s’examiner, préfère Philoclée.
L’Amour m’appelle ailleurs, mon cœur parle pour lui,
Mais je la vois au trône, et j’en cherche l’appui.

IPHITE

Gardez d’aigrir le Roi.

ANAXARIS

Bien loin qu’il s’en offense,
De mon secret espoir il est d’intelligence,
Et le bruit d’un hymen hautement publié
N’est que pour satisfaire un Roi son Allié.
Non que pour lui montrer un zèle plus sincère
Je n’offre à l’accomplir s’il s’agit de lui plaire,
Mais l’offre n’est qu’adresse, et quoi que l’on eût fait,
Bérénice aime trop pour en souffrir l’effet.

IPHITE

C’est à vous dans ce choix, Seigneur, à vous connoître.

ANAXARIS

Qui ne veut point d’égal souffriroit-il un Maître,
Et verrois-je un Sujet qui doit trembler sous moi,
Jouir de ma foiblesse, et devenir mon Roi ?
Non, Bérénice, non ; quoi que ce cœur t’adore,
J’immole cet amour, et ferois plus encore,
Si j’osois présumer que contre mon espoir
La Princesse…

IPHITE

Seigneur, je crois l’apercevoir.

ANAXARIS

Laisse-moi donc agir, Iphite, et te retire,
Il est temps que je parle, et tu pourrois me nuire.


Scène III

Philoclée, Anaxaris.
PHILOCLÉE

On me vient d’avertir que sur quelque Traité
La Lydie a vers nous de nouveau député,
Puis-je d’Anaxaris en savoir l’importance !

ANAXARIS

Madame, ce secret passe ma connoissance,
Rien de ses Envoyés n’est venu jusqu’à moi,
Et l’on n’en parloit point quand j’ai quitté le Roi.

PHILOCLÉE

Il leur donne audience, et je me persuade
Que Philoxène a part à leur prompte Ambassade ;
Au moins l’a-t-on mandé pour la mieux recevoir.

ANAXARIS

Je plains sa passion.

PHILOCLÉE

Avec assez d’espoir,
Puisque si la Lydie en détruit l’entreprise,
Bérénice à vos vœux sans obstacle est acquise.

ANAXARIS

C’est me connoître mal que de le présumer.

PHILOCLÉE

Est-ce que vous croyez qu’il soit honteux d’aimer ?

ANAXARIS

Que dites-vous, Madame ? Ah, bien loin de le croire,
De cette passion je fais toute ma gloire,
Et peut-être jamais une si belle ardeur
Pour un plus rare objet ne régna dans un cœur.
Mais telle est de mon sort la dure tyrannie,
Que souffrant à la taire une peine infinie ;
Je dois trembler pourtant qu’un soupir indiscret
N’en ose malgré moi découvrir le secret.
Il me perdroit, Madame, et vous-même sans doute,
Loin de plaindre l’effort que cette ardeur me coûte,
Vous y trouveriez lieu d’armer votre courroux,
Si ma témérité se déclaroit pour vous.

PHILOCLÉE

Quoi qu’autrefois peut-être elle eût pu me déplaire,
Je veux bien aujourd’hui l’apprendre sans colère,
Et ne voir rien en vous indigne de ce choix
Qu’ordonne la Phrygie, et que règlent nos lois.
Depuis qu’Antaléon, pressé de jalousie,
Contre son Souverain a ligué la Mysie,
Et que de ses desseins par Araxe trahis
Il s’est voulu venger sur son propre pays,
Par cent exploits fameux qu’a suivis la victoire,
Vous vous êtes ouvert un chemin à la gloire ;
Mais quoi que pour l’État vous ayez entrepris,
Cette gloire peut-être en est un digne prix,
Et quand il seroit vrai qu’un Sujet téméraire
Aurait droit d’en prétendre un plus ample salaire,
Ce trône qui m’attend n’exempte pas ma foi
De soumettre mes vœux aux volontés du roi.

Par l’éclat de l’hymen où son choix vous engage,
Il vous exclut d’un rang qu’il faut que je partage,
Et de quelque beau feu qu’on se vît consumer,
Sitôt qu’un Roi l’ordonne, on doit cesser d’aimer.

ANAXARIS

Ah, que ce pur amour qui règne dans mon âme
Mêleroit de foiblesse à l’ardeur qui m’enflamme,
Si pour naître ou s’éteindre il pouvoit prendre loi
Du respect que je dois aux ordres de mon Roi !
Non, non, Madame, non ; quand ce cœur qui soupire
Prendroit dans son aveu l’audace de le dire,
Vous m’en verriez encor, d’un vrai zèle animé,
Faire un plein sacrifice aux yeux qui m’ont charmé,
Et sur ce bel espoir ma passion extrême
Ne voudroit contre vous employer que vous-même.
Toujours toute soumise, et prête à le quitter
Dès le moindre soupir qu’il vous pourroit coûter.
Mais aussi son pouvoir, quelque loin qu’il s’étende,
Ne peut rien m’opposer que ma flamme appréhende,
Et toute sa rigueur n’ayant qu’un foible effort,
Vos seules volontés font l’arrêt de mon sort.
En vain je chercherois plus longtemps à me taire,
L’amour n’est point amour s’il n’est que volontaire,
Une douce contrainte est son plus cher appas,
Et l’on aime bien peu quand on peut n’aimer pas.

PHILOCLÉE

Je ne puis déguiser que c’est avec surprise
Que je remarque en vous une ardeur si soumise,
Et que j’aurois pensé que dans ce grand projet
Votre amour n’eût en moi qu’un trône pour objet.

ANAXARIS

Quoi qu’il se dût montrer sensible à cette injure,
Un trop juste respect me défend le murmure ;
Mais pour mieux repousser un soupçon si honteux,
Si contre votre rang j’osois fermer des voeux,
Et dans une autre main, sans vous faire d’outrage,
Du Sceptre qui vous suit souhaiter l’avantage,

Sans aucune ombre alors vous verriez éclater
La pureté d’un feu dont je vous vois douter.

PHILOCLÉE

Ces sentiments sont grands, et d’un cœur magnanime,
À qui le mien confus doit toute son estime ;
Mais en vain de mon choix vous garderiez l’espoir,
Bérénice m’est chère, et je sais mon devoir.

ANAXARIS

Ah, que ne puis-je ici…


Scène IV

Philoclée, Anaxaris, Hésione.
HÉSIONE

Madame.

PHILOCLÉE

Qui t’amène ?

HÉSIONE

Plaignez l’ingrat destin du Prince Philoxène.

PHILOCLÉE

Quoi, qu’est-il arrivé ?

HÉSIONE

Si j’ai bien entendu,
Par un dernier revers son amour l’a perdu.

PHILOCLÉE

Quoi, le Roi de Lydie, aveugle en sa colère,
Aurait-il pris dessein de couronner son frère ?

HÉSIONE

Il le faut présumer ; au moins ai-je entrouï
Qu’un bel espoir trop tôt s’étoit évanoui,
Qu’un cœur si généreux méritoit la Couronne
Qu’au Prince Alcidamas son malheur abandonne,
Que tout ce que jamais un sort injurieux…
Mais le Roi qui paroît vous éclaircira mieux.


Scène V

Le Roi, Philoclée, Anaxaris, Hésione.
PHILOCLÉE

Que m’apprend-on, Seigneur ? L’amour de Bérénice
A conduit Philoxène enfin au précipice,
Et pour le voir puni d’un téméraire choix,
De son trône à son frère on transporte les droits ?

ROI

Oui, ma sœur, de son sort l’injuste perfidie
Destine Alcidamas au trône de Lydie ;
Mais ce triste revers, quoi que peu mérité,
N’en montre pas encor toute l’indignité.

ANAXARIS

Quoi, Seigneur, dans ce trône un frère aura sa place,
Et ce malheur encor souffre une autre disgrâce ?

ROI

Oui, plus rude, et sous qui, s’en voyant accabler,
La vertu la plus ferme auroit lieu de trembler.

PHILOCLÉE

Juste Ciel !

ROI

Apprenez pour vous tirer de peine,
Que ce fameux Héros, ce vaillant Philoxène,
Que le Roi de Lydie a toujours cru son fils,
Loin d’en tenir le jour le doit à Cléophis.

PHILOCLÉE

Il n’est pas fils du Roi ?

ROI

Cléophis l’a fait croire,
Mais le Roi de sa fourbe a su trouver l’histoire.

PHILOCLÉE

Quoi, ce vieux Gouverneur, dont ce Prince autrefois
Pour conserver un fils crut faire un digne choix,
Lorsque de son hymen l’audace découverte
Porta le Roi son père à résoudre sa perte,
Et que pour éviter un malheur si pressant
Ce fils de son exil reçût l’ordre en naissant,
Par un coupable échange et facile à connoître,
Aurait pu supposer un faux Prince à son Maître ?

ROI

Quand du défit du trône un cœur est combattu,
Le crime qui l’acquiert lui tient lieu de vertu,
Et comme redoutant quelque embûche secrète
Cléophis sut cacher le lieu de sa retraite,
Où le suivit un fils, dont la rigueur du sort
Pendant ce triste exil lui fit pleurer la mort,
Étant d’un âge égal il put rendre sans peine
Ce fils qu’il feignit mort, au lieu de Philoxène.

ANAXARIS

Échange malheureux dont la honte le perd !

PHILOCLÉE

Mais à qui Cléophis s’en seroit-il ouvert ?
D’où l’a-t-on pu savoir.

ROI

On l’a su de sa femme,
Qui perdant la raison au point de rendre l’âme,
Dans son extravagance a repéré cent fois
Que l’on avoit trahi le vrai sang de ses Rois,
Que la peine sur elle en étoit répandue,
Qu’au seul Alcidamas la Couronne étoit due,
Et qu’enfin tout l’État par son crime abusé
Aimait dans Philoxène un Prince supposé.
On l’écoute ; elle garde un assez long silence ;
Puis son mal tout à coup perdant sa violence,
D’un ton plein de langueur, mais plus libre d’esprit,
Elle confirme encor tout ce qu’elle avoit dit,
Et sa voix s’abaissant en ce moment funeste ;
De Cléophis, dit-elle, on peut savoir le reste.

À ces mots elle expire.

PHILOCLÉE

Ainsi donc Cléophis
N’a su pousser plus loin le désaveu d’un fils ?

ROI

Il venoit de paroître en la Cour de Lydie,
Et ce qui hautement prouve sa perfidie,
Soudain à ce rapport, saisi d’un juste effroi,
Sa fuite l’a soustroit au courroux de son Roi.

PHILOCLÉE

Que je plains Philoxène en un sort si contraire ?

ROI

Le Prince Alcidamas agit toujours en frère,
Et par ses Envoyés il le fait assurer
Que d’un zèle sincère il doit tout espérer,
Et que de son malheur, s’il est sans imposture,
Son Sceptre partagé réparera l’injure.

PHILOCLÉE

Ces nobles sentiments sont d’illustres témoins,
Qu’un cœur si relevé ne méritoit pas moins,
Que seul de Philoxène il peut remplir la place.
Mais de quel œil, Seigneur, a-t-il vu sa disgrâce ?

ROI

D’abord à cette atteinte et confus et surpris,
Un obscur et fier trouble a frappé les esprits ;
Mais soudain sa vertu dans son cœur redoublée,
S’en est fait voir émue, et non pas accablée,
Et dans cette grande âme aucun lâche transport
N’a paru mériter la honte de son sort.

PHILOCLÉE

Si je plains son malheur, j’admire sa constance.

ROI

Vous en pouvez jugez, le voici qui s’avance.


Scène VI

Le Roi, Philoxène, Philoclée, Anaxaris, Hésione.
ROI

Et bien, ne trouvez-vous aucun lieu de douter
De ce qu’à Cléophis vous oyez imputer ?

PHILOXÈNE

Seigneur, le Ciel est juste, et je dois sans murmure
Abandonner un rang que m’acquit l’imposture ;
Tout ce que je rappelle en mon esprit confus
Ne m’en fait que mieux voir le criminel abus.
Ces tendres sentiments dont le Roi, dont la Reine
N’ont jamais honoré le triste Philoxène,
Au Prince Alcidamas accordés tant de fois,
Étaient de la Nature une secrète voix,
Et dans ce que pour moi Cléophis a su faire,
Je vois paroître enfin toute l’ardeur d’un père,
Qui prenant sur mon cœur un empire permis,
Le presse de se rendre, et lui demande un fils.

ROI

Que je vous tiens heureux dans ce malheur extrême
De vous pouvoir si bien répondre de vous-même.
Que sans peine on vous voie, en de si rudes coups,
Contraindre votre sort à dépendre de vous !

PHILOXÈNE

Quoi, par l’accablement d’une âme lâche et basse
L’on me verroit, Seigneur, mériter ma disgrâce,
Et cédant au revers qui désabuse un Roi,
J’aiderois au destin à triompher de moi ?
Non, non, à quelque excès que son caprice monte,
Il m’ôte un rang bien haut, mais je le pers sans honte,
Et cet abaissement arrivé par hasard
N’est qu’une foible injure où je n’ai point de part.

Qu’avons-nous mérité lorsque le ciel nous donne,
Par le seul droit du sang, l’espoir d’une Couronne,
Et que ce privilège autorisé des Dieux
Nous place dans un trône où furent nos Aïeux ?
Comme ce n’est l’effet que d’un bonheur insigne,
La chute en est sans tâche à qui n’en est point digne,
Et le Ciel ne peut rien qui nous force à rougir,
Quand notre lâcheté ne le fait point agir.
Le Roi de son erreur voit la preuve certaine ;
Pour n’être plus son fils, suis-je moins Philoxène,
Et le dehors sujet aux derniers accidents
Peut-il mêler quelque ombre à l’éclat du dedans ?
Si toujours la grandeur et d’âme et de courage
Fut d’un illustre sang le précieux partage,
C’est beaucoup d’avoir su la posséder au point
D’avoir été cru Prince, et de ne l’être point.
Au moins ai-je ce bien qu’il m’est permis de croire.
Qu’à ma seule vertu je dois toute ma gloire,
Et qu’à lui consacrer et mes soins et mes jours,
Mon cœur n’avoit besoin d’aucun autre secours.

PHILOXÈNE

Ainsi sur vous le sort exerce en vain sa haine.

ROI

Demeurez donc toujours ce même Philoxène,
Et de nos Factieux poussant l’audace à bout,
Attendez tout d’un Roi qui veut vous devoir tout.
Prenez auprès du trône une si haute place,
Que l’envie…

PHILOXÈNE

Ah, Seigneur, épargnez-moi de grâce,
Et songez que ce n’est que d’un cœur abattu
Qu’on doit par ces motifs exciter la vertu.
Si j’ose toutefois, en faveur de ma flamme,
Permettre à mes désirs de vous ouvrir mon âme,
Je vous demanderai que pour donner sa foi,
Bérénice à son choix ait l’aveu de son Roi,
Et que ne s’engageant par respect ni par crainte,
Son cœur puisse aujourd’hui s’expliquer sans contrainte.

ANAXARIS

Seigneur, si mon espoir fait l’obstacle du sien,
Je cède sans murmure, et ne demande rien.

ROI

Quand le sort vous trahit, le Ciel vous est propice.
Un Rival généreux vous cède Bérénice,
Et puisque la Lydie abandonne à vos vœux
La poursuite d’un bien qui vous peut rendre heureux,
S’il vous est encor cher, je veux sans plus attendre
Que l’hymen…

PHILOCLÉE

Ah, c’est plus que je n’ose prétendre,
Et je n’ai point, Seigneur, assez de lâcheté
Pour vouloir abuser de votre autorité.
À quoi qu’en ma faveur votre bonté s’engage,
Il faut à Bérénice en faire un pur hommage.
Souffrez-le moi, Seigneur, et qu’un pressant devoir
De ma flamme à ses pieds aille mettre l’espoir.
Aussi bien ma vertu, quelque effort qu’elle fasse,
Ne peut se dérober à toute sa disgrâce,
S’il est vrai que l’amour n’ait laissé voir en moi
Que le trompeur éclat qui fait le fils d’un Roi.


Scène VI

I. Le Roi, Philoclée, Anaxaris, Hésione.
ROI
, à Philoclée.

Cet hymen parmi nous arrêtant Philoxène,
Affermit un État qui vous doit voir sa Reine ;
Mais pour combler ma joie, il est juste, ma sœur,
Qu’enfin vous me donniez un digne Successeur.
Si nous voyons la Paix suivre notre victoire,
Les soins d’Anaxaris en partagent la gloire,

Et je ne doute pas qu’avec joie aujourd’hui
Votre choix ne s’apprête à m’acquitter vers lui.

PHILOCLÉE

Seigneur…

ROI

L’aveugle instinct d’une ardeur peu commune
Me fit à Bérénice immoler sa fortune,
Son respect le souffrit, et par là je le vois
Le plus digne en effet de régner après moi.

ANAXARIS

Ah, Seigneur…

ROI

Cet effort de ton obéissance
Est encor au-dessus de ma reconnoissance.
Va, flatte ton espoir du trône où tu me vois,
Ma sœur m’estime trop pour balancer son choix.

ANAXARIS
, à Philoclée.

Madame, si jamais…

PHILOCLÉE

Suivez le Roi, de grâce.
Jusqu’ici dans mon cœur l’amour n’a point eu place,
Mais soit qu’il puisse aimer, ou qu’il s’ose trahir,
Ce vous doit être assez que je sache obéir.

ACTE III



Scène I

Bérénice, Philoxène, Clitie.
BÉRÉNICE

Quoi, ma flamme, peut-être à s’expliquer trop prompte,
D’un si sensible outrage, a mérité la honte,
Et d’un fatal revers l’indispensable loi
Vous souffre une vertu dont vous doutez en moi !
Est-ce ainsi qu’en m’aimant vous m’avez dû connoître ?

PHILOXÈNE

Mon trouble est assez grand sans chercher à l’accroître,
Et ce reproche injuste accable un malheureux
Qui craint d’être cru lâche étant trop généreux.
Au moins dans ce revers à mes vœux si contraire
Ne jugez pas si mal de ce que j’au dû faire.
Du sort le plus cruel je me vois combattu,
Pour en parer l’assaut je n’ai que ma vertu,
Et dans ce dur combat où mon âme étonnée
À ses seules clartés craint d’être abandonnée,
Est-ce trop peu répondre à ce que je vous dois
Que de vous faire arbitre entre le sort et moi ?

BÉRÉNICE

Oui, puisque les grands cœurs jugeant par eux d’un autre,
Vous avez dû régler ma vertu sur la vôtre,
Et ne me croire pas si facile à changer,
Que du parti du sort je pusse me ranger.

En vous ôtant un sceptre il vous fait injustice,
Mais je la connois trop pour m’en rendre complice,
Et souffrir qu’on impute à mon cœur enflammé,
Que sans l’espoir d’un trône il n’auroit pas aimé.
Non, non, ces faux brillants d’une grandeur pompeuse
N’éblouissent jamais une âme généreuse ;
Et de ce vain éclat le fastueux dehors
Emploie à l’ébranler d’inutiles efforts.
Comme elle en tient l’appas suspect de perfidie,
Elle ne résout rien qu’elle ne s’étudie,
Et que de sa vertu l’intérêt scrupuleux
Ne lui semble en secret justifier ses voeux.
Par là vous pouvez voir si mon amour sans peine
A su du Prince en vous séparer Philoxène,
Et si jamais le Prince eût dégagé ma foi
S’il n’eût eu Philoxène à répondre pour soi
C’est lui seul que j’aimai, c’est encor lui que j’aime.
Si malgré sa disgrâce il est toujours lui-même,
Et si bravant du sort l’indigne trahison,
Son grand cœur lui suffit à s’en faire raison.

PHILOXÈNE

Quoi, d’un amour si cher, vous lui souffrez de croire
Qu’au Prince de Lydie il doit si peu de gloire,
Que lorsque son destin le rend à Cléophis
Vous avouez sans peine un amant dans son fils ?

BÉRÉNICE

Si d’un bas sentiment j’étois assez pressée
Pour croire en cet aveu ma gloire intéressée,
Sans doute on auroit lieu de juger qu’aujourd’hui
Son abaissement seul me rend digne de lui,
Et qu’avant son malheur l’éclat de sa naissance
D’aucun mérite en moi ne souffroit la balance.
Est-ce à quoi Philoxène oseroit consentir ?

PHILOXÈNE

Non, madame, un beau feu ne se peut démentir,
Et quand les doux transports qu’en nos cœurs il excite
S’y trouvent appuyés d’un rare et plein mérite,

Tout le faste des Rois ne peut rien étaler
Qu’avec cet avantage il ne puisse égaler.

BÉRÉNICE

C’est aussi par lui seul que l’ardeur qui vous presse
S’attira de mon cœur la première tendresse.
Je vous l’ai déjà dit, qu’un amant couronné
Ne m’en fit point souffrir l’effort passionné,
Et qu’éloignant de vous la grandeur Souveraine
Je ne voulus y voir que le seul Philoxène.
Mais enfin aujourd’hui, si j’ose m’emporter,
Vous en êtes indigne en ayant pu douter.

PHILOXÈNE

Je l’avouerai ; j’ai tort de l’avoir fait paroître.
Votre amour jusqu’ici s’est fait assez connoître,
Et j’en garde, Madame, un souvenir trop cher
Pour céder au soupçon où je semble pencher.
Mais pardonnez au mien, dans un sort peu propice,
De ce doute affecté l’innocent artifice.
L’avantage d’un trône où je vous croyois voir,
Flattoit ma passion d’un glorieux espoir,
Mon âme à ce doux charme à peine s’abandonne
Que je n’ai plus pour vous ni Sceptre ni Couronne,
Vous demeurez Sujette, hélas ! quand je les perds,
Et pour me consoler d’un si rude revers,
Quoi que sûr d’être aimé lorsqu’il m’ôte un Empire,
Est-ce trop de chercher à vous l’ouïr redire,
Et voir céder par là dans ce funeste jour,
L’aigreur de la Fortune aux douceurs de l’amour ?

BÉRÉNICE

Quoi que de ces douceurs le vôtre puisse croire,
N’en cherchez plus l’appas aux dépens de ma gloire,
Et songez que c’est faire un outrage à ma foi ;
Que me laisser penser que vous doutiez de moi.
Dans votre abaissement si quelque appas vous flatte,
C’est de voir que par lui tout mon amour éclate,
Et que quand la Phrygie ose s’en défier,
Le Destin prenne soin de le justifier.

Jusqu’ici votre flamme ardente, noble et pure,
D’un soupçon d’intérêt m’a fait souffrir l’injure,
Mais je puis aujourd’hui faire voir à mon tour
Que l’amour ne veut point d’autre prix que l’amour.

PHILOXÈNE

Trop heureux Philoxène ! Ah, Madame, de grâce,
D’un vain emportement épargnez-moi l’audace,
Et par tant de bontés dont je reste confus,
Cessez d’enfler un cœur qui ne se connoît plus.
En vain d’un peu d’orgueil il tâche à se défendre
Quand de votre vertu l’éclat le vient surprendre,
Et qu’il est convaincu par un charme si doux,
Qu’il faut tout mériter pour être aimé de vous.
Je le suis, je le sais ; jugez dans cette gloire
Ce que la vanité m’autorise de croire,
Et sur quels sentiments, quoi qu’au dessus de moi,
Pour vous faire justice, elle soutient ma foi.

BÉRÉNICE

Malgré le sort jaloux vous conserver la mienne
C’est ne vous rien donner qui ne vous appartienne ;
Mais enfin pour ôter tout scrupule à mon feu,
De nouveau de mon père obtenez-en l’aveu.
Quoi que son ordre seul vous ait ouvert mon âme,
Mille soins empressés à soutenir ma flamme,
Quand je n’attendois rien de votre passion,
Me l’ont rendu suspect de quelque ambition,
Et j’en crains les effets après votre disgrâce.

PHILOXÈNE

Ne me déguisez rien de tout ce qui se passe.
Sans doute son conseil vous porte à me trahir,
Et votre devoir tremble à ne pas obéir ?

BÉRÉNICE

Ah, c’est un peu trop loin pousser la défiance.
Antaléon au Fort le tient en conférence,
Où loin que sa rigueur étonne mon devoir,
De votre chute encor il n’a pu rien savoir.
Mais l’ardeur dont je sens l’heureuse et douce atteinte,
Vous fait voir ma tendresse en vous montrant ma crainte,

Et l’obstacle d’un père à vos yeux exposé
N’en est qu’un prompt effet que l’amour a causé.

PHILOXÈNE

Puisqu’il ignore encor ce que je me vois être…

BÉRÉNICE

Je me retire, adieu, je crois le voir paroître,
Et l’espoir qui vous flatte après l’aveu du Roi,
Ne se doit pas d’abord expliquer devant moi.
Il est mieux sans témoins que votre flamme agisse.


Scène II

Philoxène, Araxe.
ARAXE

Quoi, Seigneur, ma présence a chassé Bérénice !
En craint-elle un obstacle à ces doux entretiens
Où vos vœux tant de fois ont mérité les siens ?

PHILOXÈNE

Plût au Ciel que toujours Araxe m’en crût digne !

ARAXE

Vous faites un souhait dont ma vertu s’indigne,
Et mon zèle pour vous la devroit garantir
De l’injuste soupçon d’un lâche repentir.

PHILOXÈNE

Mon amour est timide, et craint d’en trop attendre.

ARAXE

Ce zèle est toujours ferme, et peut tout entreprendre.

PHILOXÈNE

Un revers imprévu peut le voir chanceler.

ARAXE

Il n’en est point, Seigneur, qui le pût ébranler.

PHILOXÈNE

Si toute la Lydie ordonnoit ma disgrâce ?

ARAXE

Sans en craindre l’effet j’en verrois la menace.

PHILOXÈNE

Mais si d’un noir destin l’implacable rigueur
Par la perte d’un trône achevoit mon malheur ?
Si le Roi, si l’État…

ARAXE

Perdez Sceptre, Couronne,
Les Dieux étant pour vous, il n’est rien qui m’étonne.
Que le sort à son gré cherche à vous éprouver,
Quoi qu’il ose aujourd’hui, j’ai de quoi le braver,
Et vous devez enfin connoître par ma joie
Le surprenant bonheur que le Ciel vous envoie.

PHILOXÈNE

Quel bonheur ?

ARAXE

Il est tel, qu’on n’eût osé prévoir
Qu’à vos vœux sa justice en pût souffrir l’espoir.

PHILOXÈNE

Ce discours est obscur, faites qu’il s’éclaircisse.

ARAXE
, lui donnant un billet.

En croiriez-vous, Seigneur, ce billet de Phénice ?

PHILOXÈNE

Phénice, dites-vous ? Quoi, celle à qui le Roi,
Avant qu’il fût au trône, avoit donné sa foi,
Et dont l’hymen à peine autorisoit la flamme,
Que gagnant un Empire, il perdit une Femme ?

ARAXE

Oui, cette Infortunée entre tous ses Sujets
Qu’Antaléon trois ans tint captive au Palais,
Et qui Femme du Roi, sans se voir jamais Reine,
Finit dans sa prison et sa vie et sa peine.

PHILOXÈNE
lit.

"Ne craignez plus enfin le nom d’Usurpateur.
La mort du jeune Atis vous acquiert la Phrygie.
Le bruit qui le fait vivre est un bruit imposteur,
Puisque par un naufrage il a perdu la vie.
Araxe en est témoin, ce fidèle Sujet,
Qui vous l’est d’autant plus, qu’il feint d’être infidèle,

Et qui pour mieux détruire un coupable projet,
Du traître Antaléon suit le parti rebelle.
Jugez de mon malheur sans son heureux secours,
Quand je me connu grosse aussitôt que captive,
Son soin d’un fruit si cher a conservé les jours,
Et vous garde un trésor dont son malheur le prive.
Sa Femme en même jour accouchant d’un fils mort,
Pour sienne aux yeux de tous prit ma fille naissante,
Et sans qu’Antaléon en connoisse le sort ;
Comme fille d’Araxe il la souffre vivante.
Je meurs après trois ans de prison et d’ennui,
Et laisse entre ses mains ce billet pour indice.
Par lui l’État saura qu’il s’est fait son appui,
Que ma fille est la vôtre, et son nom Bérénice."
 PHÉNICE.
Et son nom Bérénice ? Ah ! Que m’apprenez-vous ?

ARAXE

Que le Ciel vous prépare un destin assez doux,
Et qu’ôtant tout obstacle à l’amour qui vous presse,
Il montre en Bérénice une illustre Princesse.
Mais quoi ? Dans un bonheur qui comble vos désirs
Il semble qu’en secret vous poussiez des soupirs ?
Est-ce que votre amour ne souffre qu’avec peine,
Que sans lui Bérénice ait le titre de Reine,
Et que sa pureté se doive soupçonner,
Lorsque d’elle il reçoit ce qu’il croyoit donner ?

PHILOXÈNE

Que sa fille est la vôtre, et son nom, Bérénice !
Dieux ! Mais jamais le Roi n’eut d’enfants de Phénice.

ARAXE

Il ne l’a jamais su du moins, et jusqu’ici
Ce secret à garder a fait tout mon souci.
Mais, Seigneur, si votre âme en veut être éclaircie,
Souffrez-moi le récit des troubles de Phrygie,

Lorsque le jeune Atis, dès l’âge de six mois,
Par le droit de naissance y dispensa ses lois.

PHILOXÈNE

Je sais que votre Roi, qui n’étoit que Léarque,
Fut élu pour Tuteur à ce jeune Monarque,
Et qu’héritier d’un trône à son zèle commis,
Il eut à soutenir de puissants Ennemis,
Que l’Armée, au sortir d’une entière victoire,
Par sa rébellion en obscurcit la gloire,
Et lasse d’obéir aux ordres d’un Enfant,
Aima mieux pour son Maître un Prince triomphant ;
Que de ce titre en vain s’étant voulu défendre,
Léarque incontinent fut contraint de le prendre,
Lorsque déclaré traître et criminel d’État,
Il vit qu’Antaléon le forçoit au combat,
Et que dans la fureur de cette âpre tempête
Il falloit, ou se perdre, ou couronner sa tête ;
Que quoi qu’apparemment sa Femme entre vos mains
Lui pût servir d’obstacle à d’injustes desseins,
Dans ces confusions craignant pour votre Maître,
Avec le jeune Atis vous sûtes disparaître,
Et cherchant à le mettre en lieu de sûreté,
Vous vîtes dans les flots son sort précipité ;
Mais je ne comprends point par quel secret mystère
Bérénice vingt ans a mal connu son père.

ARAXE

Hélas ! Mon zèle seul par un trop prompt effroi
Perdit le jeune Atis, cet enfant déjà Roi,
Et pour mettre ses jours à l’abri de l’orage,
Je les précipitai dans un cruel naufrage.
Notre Vaisseau brisé fut englouti des flots,
D’où poussé par hasard aux rives de Lesbos,
Sans savoir quel secours m’avoit sauvé la vie,
Le cœur outré d’ennuis, je repasse en Phrygie,
Où fort du nom d’Atis contre le nouveau Roi,
Celui d’Antaléon jetoit partout l’effroi.
Ce fut en ce temps-là qu’apprenant le naufrage,
Qui du trône à Léarque assuroit l’avantage,

Ce cœur ambitieux ne sut plus me cacher
Que l’éclat de ce trône avoit su le toucher ;
Que feignant qu’en lieu sûr le jeune Atis respire,
Je m’acquérrois un titre à partager l’Empire,
Et qu’il étoit permis, sans blesser son honneur,
D’en usurper les droits sur un Usurpateur.
Le voyant trop puissant, voyant dans Apamée
Phénice avec ma Femme au Palais enfermée,
Je crus qu’il valoit mieux, pour bien servir mon Roi,
Le laisser quelque temps en doute de ma foi.
Je dissimulai donc une mort trop certaine,
Atis fait cru vivant, excepté de la Reine,
À qui de mes desseins ne déguisant plus rien,
Mon secret confié, je méritai le sien.
De cette déplorable et captive Princesse,
Jugez avec quel soin je cachai la grossesse,
Sachant qu’Antaléon, dans la soif de régner,
Pour en perdre le fruit n’eût pu rien épargner.
Par ce billet, Seigneur, Vous avez su le reste,
Notre échange suivi d’un malheur trop funeste,
Puisqu’on sait que ma Femme étant morte d’abord,
Deux ans après, la Reine éprouva même sort.
Je ne vous parle pas de mes secrètes brigues,
Qui contre Antaléon formant de lourdes ligues,
Me mirent en état, après quatre ans d’appui,
De m’oser pour le Roi déclarer contre lui.
Vous savez que d’Atis la perte déclarée
Rendit des plus mutins la défaite assurée,
Et que dans Apamée, avecque peu d’effort,
Par ce bruit répandu je me vis le plus fort ;
Qu’Antaléon contraint de quitter la Phrygie
Nous a brouillés quinze ans avec la Mysie,
Qu’il l’arma contre nous, et que sa prise enfin
Par vous seul aujourd’hui nous soumet son destin.

PHILOXÈNE

Mais pendant ces quinze ans, par quel trait de prudence
De Bérénice au Roi déguiser la naissance ?

ARAXE

N’ayant plus ce billet quand je pus voir le Roi,
Mon rapport auroit-il mérité quelque foi ?
Tandis que j’apaisois quelques mutineries,
Je le perdis, Seigneur, avec mes pierreries,
Qu’au château d’Apamée on me sut enlever
Avant qu’en cette place on le vît arriver ;
Et comme enfin ce Prince, en quittant la Princesse,
Avait aussi bien qu’elle ignoré sa grossesse,
N’eût-il pas présumé que l’espoir de son rang
Eût fait à mon orgueil désavouer mon sang,
Et que l’ambition séduisant la Nature,
Pour couronner ma fille, eût admis l’imposture ?
J’allois m’ouvrir pourtant d’un secret trop caché,
Quand d’un juste remords Antaléon touché,
Maître de ce billet qu’on m’avoit pu surprendre,
Avant que d’expirer, a voulu me le rendre.

PHILOXÈNE

Je vous le rends moi-même ; allez, Araxe, enfin,
Allez de Bérénice éclaircir le destin.
Elle est digne du trône où ce revers l’appelle ;
Courez porter au Roi cette heureuse nouvelle.
C’est trop lui dérober…


Scène III

Philoclée, Philoxène, Araxe, Hésione.
PHILOCLÉE

Enfin l’aveu du Roi
D’un succès assez doux doit flatter votre foi.
Vous sembler soupirer ? Se pourroit-il bien faire
Qu’Araxe à vos désirs voulût être contraire,

Et que de votre flamme il condamnât l’effort,
Quand il voit la Lydie abaisser votre sort

PHILOXÈNE

Au contraire, Madame, il m’est trop favorable,
Il surpasse mes voeux, et c’est ce qui m’accable.

PHILOCLÉE

S’il eût pu se lasser d’en obtenir l’espoir,
Je vous aurois offert ce que j’ai de pouvoir,
Et n’aurois refusé ni mes soins ni ma peine.

ARAXE

Ah, Madame, épargnez l’illustre Philoxène.
Quoi qu’ose la Lydie, ou qu’elle ait pu tenter,
Un Héros tel que lui n’a rien à redouter,
Et toujours sa vertu dans le plus fort orage
Répond à son grand cœur du destin qui l’outrage.

PHILOCLÉE

Je sais que la vertu par un secret effort
Rend toujours un grand cœur arbitre de son sort,
Que c’est sans s’abaisser qu’il quitte une Couronne ;
Mais il est peu d’Amis que sa chute n’étonne,
Et lorsqu’on perd un trône où l’on crût s’élever,
Il faut bien du mérite à se les conserver.

PHILOXÈNE

Quand par ces sentiments d’une âme trop commune
Sans peser le mérite ils suivent la fortune,
Le malheur, qui leur rend le changement permis,
Nous ôte des flatteurs, et non pas des Amis.

PHILOCLÉE

Vous exigeriez d’eux une ardeur bien parfaite !

PHILOXÈNE

Je les demande tels que je vous les souhaite.

PHILOCLÉE

La grandeur les attire, et lorsqu’on en jouit…

PHILOXÈNE

C’est le malheur des Rois qu’un faux zèle éblouit,
Et qui ne cherchent point, dans l’encens qu’on leur donne,
Quelle part leur mérite en doit à leur Couronne.

PHILOCLÉE

Pour pénétrer ce zèle il faudroit de bons yeux.

PHILOXÈNE

Ils le pénètreroient s’ils se connoissoient mieux.
Mais le moyen qu’un Roi se puisse bien connoître
S’il voit plus ce qu’il est que ce qu’il devroit être ?

PHILOCLÉE

Le Ciel pour le conduire en ces obscurités
Aime à lui prodiguer ses plus vives clartés,
Et loin qu’à ce qu’il peut il le laisse séduire,
Dès qu’il le place au trône, il prend soin de l’instruire.

PHILOXÈNE

Souvent un faux pouvoir sous son nom se prévaut
Du respect que l’on a pour ces leçons d’en haut,
Et la crainte d’un rang que venge le tonnerre,
Fait imputer au Ciel ce qui vient de la terre.

PHILOCLÉE

Si son ordre eût soumis la Lydie à vos lois
Vous auriez effacé la splendeur de ses Rois ;
Mais je vous tiens heureux de céder sans foiblesse
À ce revers indigne où chacun s’intéresse,
Et de trouver Araxe aussi zélé pour vous,
Que si vous éprouviez le destin le plus doux.
Le Roi pour votre amour craignoit sa résistance,
Mais je vais l’assurer de son obéissance,
Et que dans Philoxène ayant fait choix d’un fils,
Il n’y dédaigne pas le sang de Cléophis.


Scène IV

Philoxène, Araxe.
ARAXE

Que dit-elle, Seigneur ?

PHILOXÈNE

Ce qu’on ne sauroit taire,
Qu’en vain cru fils de Roi, j’ai Cléophis pour père.

ARAXE

Cléophis votre père !

PHILOXÈNE

Il n’est rien plus certain,
Mais l’intérêt du Roi presse un juste dessein.
Allez, et l’assurez que pour dernier service
Je lui rends un aveu qui perdoit Bérénice.

ARAXE

Non, je me souviens trop de ce que je vous dois
Pour faire moins pour vous que vous fîtes pour moi.
Philoxène cru Prince, en son amour extrême,
À la fille d’Araxe offrit un Diadème,
Et par elle aujourd’hui je me tiens glorieux
De pouvoir réparer l’injustice des Dieux.
C’est par ce billet seul qu’on la peut reconnoître.
Pour m’acquitter vers vous je vous en fais le maître ;
Gardez ce grand secret, et sans vous étonner
Achevez un hymen qui vous doit couronner.
Vous êtes digne d’elle, et sans trop d’injustice…

PHILOXÈNE

Ah, c’est blesser ma gloire autant que Bérénice.
Quand elle a droit au trône, un intérêt honteux
Pourroit porter ma flamme à le rendre douteux ?
Non, si fille d’Araxe elle y monte sans peine,
On la désavoueroit Femme de Philoxène,
Et les Grands indignés d’un trop injuste choix,
Croiroient trahir l’État d’en recevoir des lois.

ARAXE

J’assure sa grandeur à vous en faire Maître.

PHILOXÈNE

C’est ce que la Phrygie auroit peine à connoître.

ARAXE

Ôtons-lui le pouvoir de refuser son bien.

PHILOXÈNE

Couronnons Bérénice, et ne hasardons rien.

ARAXE

Mais étant Étranger, si l’on sait sa naissance,
Quoi qu’elle ose pour vous, quelle est votre espérance ?

PHILOXÈNE

La douceur d’un destin qu’à tort vous m’enviez,
La voir au trône, Araxe, et mourir à ses pieds.

ARAXE

Quoi, je consentirais…

PHILOXÈNE

C’est trop vous en défendre.
Adieu ; moi-même au Roi je saurai tout apprendre,
Et mettre le secret hors de votre pouvoir.

ARAXE

Hélas ! À quel aveu forcez-vous mon devoir !

ACTE IV



Scène I

Le Roi, Bérénice, Araxe, Clitie.
ROI
, tenant le billet d’Araxe.

Oui, ma fille, le sang par un vif caractère
Me traçoit dans tes yeux l’image de ta Mère,
Et ces aimables traits imprimés dans mon sein
Cherchoient à prévenir ce gage de sa main.
Mais sans un tel secours la Nature muette
Ne pouvoit de ton sort se faire l’interprète,
Et son aveuglement affaiblissoit ses droits,
Lui faisoit dans mon cœur méconnoître sa voix

BÉRÉNICE

Pour s’expliquer au mien souvent avec adresse
Elle a su de mon zèle emprunter la tendresse,
Et j’ai cent fois, Seigneur, répondu malgré moi
Par un respect de fille aux bontés ce mon Roi.
Mais après vos bienfaits versés en abondance,
J’imputois cet effet à ma reconnoissance,
Et mon cœur, que par là mon destin abusoit,
Pensoit l’entendre mieux, plus il se déguisoit.

ROI

Ô Phénice ! Ô billet de la main la plus chère
Qui d’un Roi malheureux pût faire un heureux père !
Enfin vingt ans passés en troubles intestins
Nous ouvrent une voie à de meilleurs destins ;
Nous voyons à l’État Bérénice rendue.
Araxe, c’est à toi que la gloire en est due,
Je lui donnai la vie, et ton zèle à son tour
A su lui conserver et le Sceptre et le jour.

ARAXE

Seigneur, par ce récit vous découvrez sans peine
Ce qui m’a fait tenter l’hymen de Philoxène.
Ce billet me manquant, il falloit faire effort
Pour porter vos Sujets à croire mon rapport,
Et je n’y pouvois mieux préparer la Phrygie,
Qu’en mettant Bérénice au trône de Lydie.
Alors quel intérêt m’auroit fait soupçonner
De confondre son sort pour la voir couronner,
Puisque Reine déjà, cette lâche imposture,
M’en dérobant la gloire, eût trahi la Nature.

ROI

Jamais avec plus d’heur un fidèle Sujet
Ne fit pour la Princesse un généreux projet,
Cet hymen l’assuroit d’une double Couronne,
La justice du Ciel autrement en ordonne ;
Mais de quelque bonheur qu’il semble me flatter,
Pour bien goûter ma joie il faut trop l’acheter.
J’en sens, je le confesse, une secrète gêne,
Quand je vois que sa cause accable Philoxène,
Et que lui devant tout, l’intérêt de l’État,
Pour me souffrir heureux, me force d’être ingrat.
En vain, ma fille, en vain ton amour m’a su plaire.
Qui put tout comme Roi ne peut rien comme père,
Et le droit qui me fit disposer de ta foi,
Lorsque je te suis plus, semble être moins à moi.

BÉRÉNICE

Seigneur, à cet amour j’ai souffert trop d’empire
Pour cacher ma foiblesse, ou m’en vouloir dédire ;
Mais comme son effort par mon cœur combattu
Employa mon devoir pour gagner ma vertu,
Il saura bien encor en repousser les charmes
Quand ce même devoir lui fournira des armes,
Et si pour mon repos je ne puis l’étouffer,
Pour le bien de l’État j’en saurai triompher.

ROI

Les Dieux me sont témoins avec quelle contrainte
Je porte à ton amour une si rude atteinte.

Philoxène en lui seul montre un brillant amas
De tout ce qu’on admire aux plus grands Potentats,
Et ta main, dont chacun va briguer la conquête,
Ne sauroit couronner une plus digne tête ;
Mais comme un Étranger ne peut selon nos lois,
S’il est né dans le trône, aspirer à ton choix,
Vouloir en sa faveur en violer l’usage,
C’est plonger l’État dans un nouvel orage,
Qui mettant aux Mutins les armes à la main,
Du plus puissant enfin peut faire un Souverain.

ARAXE

Dans ce grand changement son malheur est à plaindre ;
Mais ce n’est pas de lui que l’orage est à craindre.

ROI

Qui pourroit l’exciter lorsque tout m’obéit ?

ARAXE

Anaxaris, Seigneur, que ce revers trahit,
Et qui dans ses desseins n’aura rien qui l’étonne,
S’il se voit arracher l’espoir d’une Couronne.

ROI

Tu connois mal, Araxe, un cœur comme le sien.
Il est trop généreux pour entreprendre rien,
Et si l’ambition est ce qui l’inquiète,
Par l’hymen de ma sœur elle est trop satisfaite.

ARAXE

Le rang dont il l’assure a toujours un défaut,
Il est bien élevé, mais le trône est plus haut.

ROI

Qui fait naître en ton cœur ce soupçon qu’il déploie ?

ARAXE

Ce que vous avez vu qu’on a montré de joie,
Lorsque parmi le peuple on a su qu’aujourd’hui
Vous portiez Philoclée à s’expliquer pour lui.
On voit de puis longtemps sa faveur confirmée
Disposer du Palais ainsi que de l’Armée.
Par là, de quoi qu’il ose il peut venir à bout,
Et pour régner, Seigneur, qui peut tout, ose tout.

ROI

Le zèle qui l’anime est plus pur qu’on ne pense ;
Et s’il faut t’en donner une entière assurance,
Quoi qu’il m’eût avoué qu’il brûloit pour ma sœur,
Apprends que son respect suspendit cette ardeur,
Et que m’en osant faire un noble sacrifice
Il s’offrit à mon choix d’épouser Bérénice.
Vois par là si le trône attire tous ses voeux.

ARAXE

Ce genre de respect, Seigneur, est bien douteux.
Il savoit que mon cœur, fidèle à Philoxène,
Rendoit par mes refus sa déférence vaine,
Et sur mon intérêt pouvant régler le sien,
À vous montrer son zèle il ne hasardoit rien.
Ce n’est pas que je veuille imputer à sa flamme
Qu’un téméraire orgueil l’ait fait naître en son âme,
Il aime Philoclée, et je dois présumer
Que l’on aime en effet quand on avoue aimer,
Mais si ce que je suis m’attiroit son hommage,
Permettez-moi, Seigneur, d’en repousser l’outrage,
Et de lui faire voir, comme fille de Roi,
Qu’un lâche ambitieux est indigne de moi.

ROI

Va, ne crains rien d’un père, et d’un père qui t’aime.
Tu te dois à l’État, je te rends à toi-même,
Et quelque appas pour toi que Philoxène ait eu,
J’abandonne ton cœur à ta propre vertu.
Mais c’est trop différer à te faire connoître,
Il faut enfin te rendre à ce que tu dois être.
Viens, Araxe ; il est bon dans un succès pareil,
Pour plus de sûreté, d’assembler mon Conseil.
Ce billet de son sort fait la preuve infaillible ;
Sans doute qu’à ma sœur le coup sera sensible,
Mais quand Anaxaris se voudroit emporter,
Elle a trop de vertu pour n’y pas résister.


Scène II

Bérénice, Clitie.
CLITIE

Enfin, malgré l’espoir dont chacun d’eux se flatte,
Vous allez triompher d’une fortune ingrate ;
En vain l’éclat d’un Sceptre aura su les toucher.

BÉRÉNICE

Quel triomphe, Clitie, et qu’il me coûte cher !

CLITIE

La gloire que sur vous le Ciel aime à répandre
Est un bien que vos vœux n’eussent osé prétendre.
Il est vrai que par là votre amour est trahi.

BÉRÉNICE

Tu me flattois tantôt de n’avoir qu’obéi,
Que n’est-il vrai, Clitie, et que n’ose ma flamme
Remettre à mon devoir l’empire de mon âme !
Je l’avoue, il s’étonne, et mon cœur interdit
Se dérobe lui-même aux lois qu’il se prescrit.
Ma vertu tâche en vain d’agir en souveraine,
Elle est foible, elle tremble au nom de Philoxène.
Je sais que pour ma gloire il faut ne le plus voir,
Je cherche à m’y résoudre, et crains de le vouloir,
Et de mes vœux confus la triste inquiétude
Voit partout de la honte, ou de l’ingratitude.
Ô Philoxène, ô nom qui n’a fait jusqu’ici…

CLITIE

Songez de grâce à vous, Madame, le voici.


Scène III

Philoxène, Bérénice, Clitie.
PHILOXÈNE

Quoi que le Ciel s’efforce à troubler ma constance,
Madame, avant qu’ici je rompe le silence,
Souffrez que dans vos yeux je tâche à remarquer
Comment avecque vous je me dois expliquer.
Dans l’excès surprenant du bien qu’il vous envoie,
Faut-il témoigner ma douleur ou ma joie ?
Si sur moi l’une et l’autre agit également,
L’une et l’autre peut-être est digne d’un amant.
Pardonnez-moi ce nom, dont l’indiscrète audace
Pour forcer mon respect se sert de ma disgrâce,
Et lui fait présumer qu’elle se doit souffrir
À qui pour tout espoir n’aspire qu’à mourir.

BÉRÉNICE

Ce n’est donc pas assez de l’ennui qui me presse,
Vous voulez triompher encor de ma foiblesse,
Et voir de mon devoir les efforts impuissants
Abandonner mon âme au trouble de mes sens.
Et bien, pour vous souffrir ce funeste avantage,
J’avouerai que le sort en m’élevant m’outrage,
Et qu’à quoi que m’oblige un si grand changement,
Philoxène à mon cœur plaira toujours amant.

PHILOXÈNE

Ah, si ce cœur consent à l’aveu que vous faites,
Il est mal informé de tout ce que vous êtes,
Et sa tendresse encor l’intéressant pour moi,
Oppose Bérénice à la fille du Roi.
Mais quand jaloux du rang où le Ciel vous fit naître,
Il aura bien compris ce qu’il commence d’être,
Et que se connoissant il se verra contraint
De rejeter l’ardeur dont il s’avoue atteint,

Plus à l’en dégager vous trouverez de peine,
Plus d’un œil indigné vous verrez Philoxène,
Et vengerez sur lui par un juste courroux
L’attentat innocent qu’il aura fait sur vous.

BÉRÉNICE

Moi, je voudrois éteindre une si pure flamme ?
La bannir de mon coeur ?

PHILOXÈNE

Vous le devez, Madame,
Et par ce grand triomphe aujourd’hui témoigner,
Que qui se vainc soi-même est digne de régner.

BÉRÉNICE

Ta vertu te séduit, mais quoi qu’elle ose croire,
La pourrois-tu souffrir cette injuste victoire,
Et quel qu’en soit l’éclat, s’il m’y faut aspirer,
Dois-tu m’en avertir quand je veux l’ignorer ?

PHILOXÈNE

Votre foi par Araxe à mes yeux engagée
Combat pour moi sans doute, et vous tient partagée ;
Mais comme un sort nouveau veut un cœur différent,
Mon amour la reçut, mon respect vous la rend.

BÉRÉNICE

Si pour y renoncer ta force est assez grande,
Attends du moins, cruel, que je te le demande,
Et te voyant du Ciel injustement trahi,
Mérite d’être plaint, et non d’être haï.

PHILOXÈNE

Quoi qu’il veuille ordonner pour augmenter ma peine,
Je doute si je puis mériter votre haine ;
Mais enfin je sais trop qu’après ce triste jour
C’est un crime pour moi de garder votre amour.

BÉRÉNICE

Quoi, faut-il que je croie une indigne apparence ?
Veux-tu cesser d’aimer quand tu perds l’espérance,
Et par un sentiment trop éloigné du mien,
Ton amour tremble-t-il à ne prétendre rien ?
Soutiens plus noblement le revers qui l’accable,
Demeure infortuné sans te rendre coupable.

Le Destin a pour toi la dernière rigueur,
Mais ce n’est pas assez pour retirer ton cœur,
Et le manque d’espoir qui rend ta flamme à plaindre,
Ne te donne pas le droit de chercher à l’éteindre.
Si d’abord en m’aimant tu parus généreux,
Ose m’aimer encor pour vivre malheureux.
Cette double disgrâce à qui ta raison cède,
Ne trouve dans la mort qu’un indigne remède.
N’en cherche point la honte, et loin d’y recourir,
Tâche à me disputer la gloire de souffrir.
La victoire en ce point doit sur toi m’être acquise
Que la plainte à tes maux sera du moins permise,
Et qu’un cruel devoir contraignant mes désirs,
Me va faire en secret dévorer mes soupirs.

PHILOXÈNE

Ah, Madame, c’est trop ; ma douleur est forcée
De vous laisser paroître une âme intéressée,
Qui pressant sur la vôtre un rigoureux effort,
Ne vous le conseilloit que pour hâter ma mort.
Oui, j’avois beau vouloir me montrer insensible,
Si vous m’eussiez pu croire elle étoit infaillible,
Et par sa promptitude elle m’eût délivré
De l’affreux désespoir d’avoir trop espéré.
Hélas ! À quels malheurs ma fortune est en butte !
Vous ne vous élevez qu’au moment de ma chute.
Princesse un peu plus tôt, Princesse un peu plus tard,
J’étois heureux sans crime encor que par hasard.
Le sort pour vous placer où vous n’osiez prétendre,
Choisit l’instant fatal qu’il me force à descendre ;
Après vingt ans de haine il calme son courroux,
Vous en étiez indigne, et je le suis de vous.

BÉRÉNICE

Au moins en te plaignant ne me fais point d’outrage.
Je change de fortune et non pas de courage,
Et tu ne saurois être en ce commun malheur
Digne de mes soupirs sans l’être de mon cœur.

PHILOXÈNE

Ah, qu’ils sont doux au mien, quelques maux qu’il endure,
Ces précieux témoins d’une ardeur toute pure !
Mais las ! Puis-je sans crime en goûter les appas ?
Je me vois malheureux si vous ne l’êtes pas,
Et tel est le destin qui nous perd l’un et l’autre,
Que mon plus grand bonheur est de troubler le vôtre.

BÉRÉNICE

Sois sûr, si mes ennuis soulagent ton malheur,
Que mon dernier soupir marquera ma douleur.
Je sais qu’après deux ans d’un aveugle service
Borner là ton espoir c’est peu pour Bérénice,
Mais à jeter les yeux sur ce que je me dois,
C’est peut-être beaucoup pour la fille d’un Roi.

PHILOXÈNE

Ô constance ! Ô vertu qui plus elle redouble…

BÉRÉNICE

Aux yeux d’Anaxaris il faut cacher mon trouble.
Adieu ; souffre, aime, et crois qu’en un si beau dessein,
Mon cœur te venge assez du refus de ma main.


Scène IV

Philoxène, Anaxaris, Iphite.
ANAXARIS

Mon abord est suivi d’une étrange disgrâce,
S’il porte Bérénice à me quitter la place.

PHILOXÈNE

Avant que de vous voir son destin étoit pris.

ANAXARIS

Je ne demande point si ses vœux sont remplis,
Le Ciel lui donne lieu d’être assez satisfaite.

PHILOXÈNE

Plus qu’on ne croit peut-être, et que l’on ne souhaite.

ANAXARIS

Quoi ? De votre bonheur se montre-t-on jaloux ?

PHILOXÈNE

La crainte suit l’amour, jugez de moi par vous.

ANAXARIS

Pour faire que la mienne heureusement finisse,
Puis-je de votre zèle attendre un bon office ?

PHILOXÈNE

Dans l’heur de vous servir je trouve un doux emploi.

ANAXARIS

Vous agirez pour vous en travaillant pour moi.
Le Roi pour votre hymen a choisi la journée
Qui doit voir la Princesse en pompe couronnée,
Et prévenant des vœux qui craignoient d’éclater,
De l’espoir de sa main il daigne me flatter.
Philoclée y répond avec assez d’estime,
Le choix lui semble juste, et l’espoir légitime ;
Mais pour y consentir elle veut s’assurer
De la sincère foi que j’ai su lui jurer,
Et pouvoir se répondre, avant qu’elle s’engage,
Qu’à son mérite seul je rends un libre hommage.
Vous, à qui de mon cœur le secret est connu,
Chassez du sien l’abus dont il est prévenu.
Assurez-la pour moi que jamais dans une âme
L’amour ne répandit une si pure flamme,
Que son Sceptre n’a rien qui me puisse charmer,
Qu’elle ne doit qu’à soi ce qui la fait aimer,
Et qu’à mes yeux enfin d’elle seule estimable,
Elle seroit sans trône également aimable.

PHILOXÈNE

Que vous êtes heureux d’avoir ces sentiments !

ANAXARIS

La vertu les inspire au cœur des vrais Amants.

PHILOXÈNE

L’usage en est fâcheux.

ANAXARIS

La gloire en est plus grande.
Mais obtiendrai-je enfin ce que je vous demande ?

Lui peindrez-vous ma flamme en fidèle témoin ?

PHILOXÈNE

Sans mon foible secours le Ciel en a pris soin,
Il l’a mise en état de n’avoir rien à craindre.

ANAXARIS

Est-ce que la Princesse a pris plaisir à feindre,
Et montre un faux scrupule afin de m’étonner ?

PHILOXÈNE

Non, mais elle n’a plus de Couronne à donner.

ANAXARIS

Plus de Couronne ! Ah ! Ciel ! Que me fait-on entendre ?

PHILOXÈNE

Qu’aujourd’hui Bérénice y peut seule prétendre,
Qu’elle est fille du Roi. Vous changez de couleur !
Philoclée est sans doute à plaindre en son malheur,
Mais ce doit être au moins un doux charme pour elle,
Qu’il lui demeure encor un amant si fidèle.
L’amour a quelquefois des moments précieux,
Je vous en laisse user.
 Il sort.

ANAXARIS

Ah Dieux, injustes Dieux !
Quoi ? Pour trop écouter une ardeur déréglée…

IPHITE

La Princesse paroît, Seigneur.

ANAXARIS

Qui ?

IPHITE

Philoclée ?

ANAXARIS

Ah, l’importun surcroît de peines et d’ennuis !
Pourrai-je me contraindre en l’état où je suis ?


Scène V

Philoclée, Anaxaris, Iphite, Hésione.
PHILOCLÉE

Sans doute vous avez appris de Philoxène
Que du Ciel à mon tour je vais sentir la haine.
Il vient de vous quitter, et ce profond chagrin
Semble de ma disgrâce accuser le destin.

ANAXARIS

Quoi, Madame, il est vrai que son lâche caprice
Vous éloignant du trône y place Bérénice ?

PHILOCLÉE

C’est par l’ordre du Roi qu’Araxe m’a fait voir
Que je ne puis sans crime en conserver l’espoir.
Et bien, puisqu’il le faut, cédons une Couronne.
Il semble qu’à ce mot ton courage s’étonne,
Il s’émeut, il chancelle, et se laisse accabler
D’un coup dont ma vertu dédaigne de trembler.
À ce désordre obscur dérobe enfin ton âme,
Et fais paroître…

ANAXARIS

Hélas, je suis amant, Madame,
Et qui de mon amour concevroit le tourment,
Ne s’étonneroit pas de cet accablement.

PHILOCLÉE

L’amour n’auroit pour toi qu’une honteuse flamme,
Si sous les coups du sort il abaissoit ton âme.
De sa seule disgrâce il te doit alarmer,
Et c’est être suspect que vouloir trop aimer.

ANAXARIS

Juste ciel ! Je verrai dans mon amour extrême,
Qu’un indigne revers vous ôte un Diadème,
Et sentant plus que vous ce qu’il vous fait sentir,

J’aurai la lâcheté d’y pouvoir consentir ?

PHILOCLÉE

Et par où prétends-tu repousser la tempête ?
Emploierai-je ton bras pour couronner ma tête,
Et veux-tu qu’essayant un rebelle attentat,
Plutôt que de céder, j’expose tout l’État ?

ANAXARIS

Ah, Madame, épargnez ce soupçon à ma gloire,
La maxime est injuste et la tache trop noire.
Mais vous voir accepter un changement si prompt,
Sans reprocher aux Dieux l’outrage qu’ils vous font…

PHILOCLÉE

Le noble emportement que m’inspire ton zèle !
Je sais voir un cœur bas si je ne les querelle,
Et je trahis ma gloire à n’oser mériter
La chute où leur rigueur me veut précipiter ?
S’il est vrai que pour moi ton amour s’intéresse,
Aie assez de vertu pour suivre ma foiblesse,
Et pour bien signaler ta générosité,
Élèves-en l’effort jusqu’à ma lâcheté.
Alors tu connoîtras qu’un cœur qui se possède,
Des plus rudes malheurs porte en soi le remède,
Et que d’un fier destin l’implacable courroux,
Jamais sans notre aveu ne triomphe de nous.

ANAXARIS

J’aurois ces sentiments dans ma propre disgrâce,
Mais l’amour…

PHILOCLÉE

Cet amour un peu trop t’embarrasse,
Mais je l’estime assez pour forcer mon devoir
À ne rien croire encor de ce qu’il me fait voir.
Tu m’as offert des voeux, le Roi les autorise,
À toute leur attente il me veut voir soumise.
Incapable d’aimer ainsi que de haïr,
Le temps me fera voir si j’ai lieu d’obéir.
C’est ce qui me console en perdant la Couronne,
Qu’il faut qu’à ce qu’elle est ton âme s’abandonne,

Et que de faux respects ne sauroient plus cacher,
Qui du trône ou de moi t’a su le plus toucher.
Adieu ; cédant au Ciel qui veut que je m’abaisse,
Je vais de mon hommage assurer la Princesse.
C’est à toi de juger si, quoi que sœur de Roi,
Après ces lâchetés je suis digne de toi.


Scène VI

Anaxaris, Iphite.
ANAXARIS

Où me vois-tu réduit, cher Iphite ?

IPHITE

À tout craindre,
Si votre ambition ne sait mieux se contraindre.

ANAXARIS

Quoi, l’amour, cette ardente et fière passion,
Aura pu se soumettre à cette ambition,
Et je balancerois un autre sacrifice,
Quand j’en puis espérer le trône et Bérénice ?
Ôtons à cet amour tout droit de s’indigner,
Qui ne l’épargna point ne doit rien épargner.
Perdons-nous, perdons tout, plutôt qu’on nous soupçonne
De céder lâchement l’espoir d’une Couronne,
Et faisons triompher dans ce cœur combattu
Le crime entreprenant sur la molle vertu.
Pour gagner un Empire et s’en rendre le maître,
C’est être criminel qu’appréhender de l’être.
Osons tout sans scrupule, et par de prompts effets…

IPHITE

Quoi, seigneur, pour régner recourir aux forfaits ?

ANAXARIS

Fussent-ils assez grands pour mériter la foudre,
Qui m’en voudra punir si je puis m’en absoudre ?

La plus noire action que l’audace produit
Ne prend que du succès la honte qui la suit.
C’est lui seul qui la rend injuste ou légitime ;
Heureux, elle est vertu, malheureux, elle est crime,
Et quand l’éclat d’un trône y semble convier,
Tous les crimes sont beaux qu’on peut justifier.

IPHITE

Mais s’il n’est nécessaire à quoi bon en commettre ?
À votre espoir encor vous pouvez tout permettre,
Du peuple et des soldats vous avez tous les coeurs.
Servez-vous-en, Seigneur, pour vaincre vos malheurs.
Qu’ils demandent pour vous l’hymen de Bérénice ;
Si le Roi les refuse, ils vous feront justice,
Et bientôt du Palais ils sauront la tirer
Pour forcer cet obstacle, et vous en assurer.
Tant de Villes d’ailleurs prendront votre querelle
Qu’on prétendroit en vain vous traiter de rebelle.
Essayez ces moyens puisqu’ils sont les plus doux.

ANAXARIS

Viens, dans peu tu sauras à quoi je me résous.

ACTE V



Scène I

Bérénice, Clitie.
BÉRÉNICE

En vain tu veux douter qu’on puisse avec justice,
Imputer ce tumulte à son lâche artifice,
Et que par de faux bruits ayant su l’exciter,
Il n’en fasse un essai de ce qu’il peut tenter.
C’est au trône par là que son orgueil aspire ;
Le Peuple avecque lui dans ce dessein conspire,
Et loin que de soi-même il eût rien entrepris,
Vois pour se mutiner quel prétexte il a pris.
Il se plaint que du Roi l’âme trop aveuglée
Au choix d’Anaxaris n’a porté Philoclée,
Qu’après qu’il a connu que c’étoit l’éloigner
D’un trône que moi seule avois droit de donner,
Et qu’au mépris des lois dont la rigueur le gêne,
Il veut, quoi qu’Étranger, y placer Philoxène.
Crois-tu qu’il embrassât ce murmure indiscret
À moins qu’Anaxaris l’appuyât en secret ?
Son ordre seul sans doute en fait les impostures.

CLITIE

C’est pousser un peu loin de simples conjectures,
Car que prétendroit-il ?

BÉRÉNICE

Montrer que malgré soi
On le force de rompre avec la sœur du Roi,
En accuser le Peuple, et sur sa violence
De son ambition rejeter l’insolence.

CLITIE

Mais, Madame, sur quoi ce soupçon odieux
Qui vous le peint d’accord avec les Factieux ?
Si tôt que du tumulte on a su la nouvelle,
Quel autre à l’étouffer a marqué plus de zèle ?
Il en a pour le Roi fait voir de prompts effets,
Faisant suivre soudain la Garde du Palais,
Et sans lui, nous dit-on, qui va de place en place,
Le Roi de ces Mutins verroit croître l’audace.
Il semble que lui seul attire leur respect.

BÉRÉNICE

C’est par cette raison qu’il m’est le plus suspect.
Sans s’en montrer complice il veut voir quelle atteinte
Du Peuple sur le Roi pourra porter la plainte,
Et s’il l’en voit ému, soudain à haute voix
Par un second tumulte il briguera mon choix ;
Mais avant qu’à souffrir un lâche et vil hommage,
Où le temps, où la force abaissent mon courage,
Tout ce que peut du Ciel le plus âpre courroux…

CLITIE

Ne vous emportez pas, Madame, il vient à vous.


Scène II

Bérénice, Anaxaris, Iphite, Clitie.
BÉRÉNICE

Quoi ? Venir sans le Roi ?

ANAXARIS

N’en soyez point en peine,
Il donne encor quelque ordre avecque Philoxène.
Cependant tout est calme, et l’orage cessé,
Pour vous en avertir je me suis avancé.

BÉRÉNICE

Sans doute à votre zèle on doit ce grand ouvrage ?

ANAXARIS

Madame, j’ai tâché de faire davantage,
Et si pour moi le Peuple eût dompté son courroux,
Philoxène aujourd’hui seroit digne de vous.
Vingt fois j’ai fait ouïr qu’on ne pouvoit sans crime
Défendre à son amour un espoir légitime,
Et qu’il étoit permis de violer nos lois
En faveur des Héros, aussi bien que des Rois ;
Mais des raisons d’État font que chacun s’obstine.
L’hymen d’un Étranger en seroit la ruine,
Et l’indignation feroit armer soudain
Tous ceux que peut flatter l’espoir de votre main.

BÉRÉNICE

Cet effort est l’effet d’une vertu sublime.

ANAXARIS

Il semble assez payé puisqu’il a votre estime ;
Mais c’est peu que pour vous il paraisse entrepris,
Votre cœur, quoi qu’il pense, en connoît mal le prix,
Et je le perds sans doute à souffrir qu’il ignore
Que je sers Philoxène, et que je vous adore.

BÉRÉNICE

Moi ?

ANAXARIS

Déjà dans vos yeux je lis votre courroux ;
Mais enfin je vous aime, et je n’aime que vous,
Et peut-être, Madame, après un long martyre,
Il me doit être au moins permis de vous le dire.
Je sais que cet aveu, malgré tout mon respect,
À n’examiner rien, vous peut-être suspect ;
Mais avant qu’écouter une aveugle colère,
Instruisez votre cœur de ce que j’ai su faire,
Et si de mon audace il trouve à s’offenser,
Voyez à quoi pour vous le mien s’est pu forcer.
À vos seuls intérêts donnant toute mon âme,
En vain l’appui du Roi semble assurer ma flamme,
J’en détruis tout l’espoir plutôt que vous priver
Du rang où Philoxène aime à vous élever.

Je fais plus ; ma vertu redoutant ma foiblesse,
Me contraint d’engager mes vœux à la Princesse,
Afin que de son choix m’étant montré jaloux,
Je n’ose plus prétendre à m’expliquer pour vous.
Aujourd’hui par l’hymen votre bonheur s’assure,
Vous l’avez souhaité, je le vois sans murmure.
Votre sort tout à coup avec éclat changé
Me fait voir de sa foi votre amour dégagé ;
Loin d’en flatter le mien contre un Parti rebelle,
Je cours de Philoxène embrasser la querelle,
Et pour le rendre heureux par un cruel effort
Je travaille moi-même à l’arrêt de ma mort.
Hélas ! Pourriez-vous bien, après tant de contrainte,
D’un amour si soumis désapprouver la plainte,
Et quoi qu’il vous surprenne, est-ce un crime à mon feu
De ne voir plus d’obstacle, et d’espérer un peu ?

BÉRÉNICE

J’ai gardé le silence, et je m’y suis forcée,
Pour voir où tu portois une ardeur insensée,
Et pénétrer l’orgueil qui tâche à t’élever
Où ta fausse vertu ne sauroit arriver.
Donc rendre à ton amour la Princesse propice
C’étoit de ton repos me faire un sacrifice,
Et tu donnois ton cœur de peur que malgré toi
Il n’osât me déplaire en s’échappant vers moi.
Tu voulus par maxime agir contre toi-même ;
Certes l’exemple est rare, et le respect extrême,
Et j’en tiendrois l’effort digne d’être admiré,
Si l’intérêt du trône en étoit séparé ;
Mais vers nous tour à tour son seul éclat t’appelle,
Tu le cherches en moi quand il n’est plus en elle.
Quoi que tu puisses dire, un véritable amant,
Quand son amour est pur jamais ne se dément.
S’il voit qu’à s’expliquer ses vœux puissent déplaire,
Sans les porter ailleurs, il les force à se taire,
Et pour charmer ses maux, c’est assez d’espérer
Que du moins en mourant il pourra soupirer.

ANAXARIS

D’un triomphe trop bas vous dédaignez la gloire ;
Mais si je ne vous aime…

BÉRÉNICE

Et bien, je le veux croire,
Et plus juste pour toi qu’on n’eût pu présumer,
Je consens même encor que m’oses aimer.

ANAXARIS

Ah, ce n’est qu’à vos pieds…

BÉRÉNICE

Ne fais point de bassesses.
L’amour dans les grands cœurs hait ces molles tendresses,
Et quoi que sur le tien il ait pris de pouvoir,
Je te donne l’exemple, ose le recevoir.
J’aime, et ma lâcheté seroit sans doute extrême
Si je cessais jamais d’aimer autant que j’aime ;
Mais quand de mon devoir l’inexorable loi
Dérobe à Philoxène et mon cœur et ma foi,
Quoi qu’en dépit du sort tout mon cœur lui demeure,
Sous l’effort du silence il est beau que je meure,
Plutôt que mon amour dans ce cœur renfermé,
Lui fasse découvrir qu’il soit encor aimé.
Voilà les sentiments que la gloire m’inspire.
Prends-les pour règle aux tiens, aime sans en rien dire,
Et tandis qu’en secret je saurai soupirer,
Si j’ai part dans tes voeux, laisse-moi l’ignorer.
La contrainte pour toi sera d’autant moins rude,
Que déjà ton amour en a pris l’habitude,
Et qu’à taire sa flamme un cœur accoutumé
Peut renoncer sans peine à l’espoir d’être aimé.

ANAXARIS

J’y renonçois pour vous quand l’heureux Philoxène
D’un légitime espoir pouvoit flatter sa peine ;
Mais puisque indigne enfin d’un bien qu’il doit quitter…

BÉRÉNICE

Et par où mieux que lui crois-tu le mériter ?

Est-ce par ton orgueil dont je hais la maxime ?
Est-ce par ton amour dont je connois le crime ?
Est-ce enfin par les noms que tu prends hautement
D’ambitieux Sujet, et d’infidèle amant ?
Règle mieux un transport indigne de paroître ;
Si tu me connois mal, tâche de te connoître,
Et sans trop espérer de l’appui de ton Roi,
Vois encor quelque espace entre le trône et toi.

ANAXARIS

Ah, Madame, c’est trop…

BÉRÉNICE

Oui c’est trop te contraindre,
Ne pouvant être aimé cherche à te faire craindre.
Dis que par toi l’État se laissant gouverner,
Tu demandes un bien que tu te peux donner.
Dis que le Roi lui-même approuvant ton audace
M’exclura de ce trône, ou t’y donnera place ;
Mon cœur de ton pouvoir concevroit quelque effroi
S’il t’estimoit assez pour rien craindre de toi.


Scène III

Anaxaris, Iphite.
ANAXARIS

Tu vois, de la douceur ce qu’il faut que j’espère.

IPHITE

Seigneur, avant la force elle étoit nécessaire.
C’est à vous maintenant d’agir dans le Palais,
Tout le Peuple est pour vous, tous vos Amis sont prêts ;
Chacun d’eux dispersé vers cette fausse porte
Se prépare au besoin à vous prêter main forte,
Et l’ardeur qui pour vous échauffe leurs esprits…

ANAXARIS

Viens, je vois Philoclée.


Scène IV

Philoclée, Anaxaris, Iphite, Hésione.
PHILOCLÉE

Arrête, Anaxaris.

ANAXARIS

Madame, il faut au Roi que j’aille rendre compte…

PHILOCLÉE

En effet, si j’en crois ce que l’on me raconte,
La nouvelle Princesse a des mépris pour toi
Qui doivent t’obliger à t’aller plaindre au Roi.


Scène V

Philoclée, Hésione.
PHILOCLÉE

Et bien, tu le croiras enfin qu’en ma personne
Ce lâche ambitieux n’aimoit que la Couronne,
Et que l’aversion que je sentois pour lui
Découvroit à mon cœur ce qu’il voit aujourd’hui ?

HÉSIONE

Rien ne sauroit, Madame, égaler ma surprise.

PHILOCLÉE

Au moins dans mon malheur le Ciel me favorise,
Puisque m’affranchissant d’un hymen odieux
Il me laisse toujours dans un rang glorieux,
Qui par le noble éclat qu’il tire de soi-même
Me peut souffrir partout le choix d’un Diadème.

HÉSIONE

Avec tant de vertu pourriez-vous en manquer ?


Scène VI

Le Roi, Philoclée, Hésione.
ROI

Ma sœur, nos Factieux ont osé s’expliquer.
L’intérêt de l’État par d’injustes alarmes
Les avoit obligés à recourir aux armes,
Et présumant déjà qu’au mépris de nos lois
J’élevois Philoxène au trône de leurs Rois,
Chacun pour son pays croyoit montrer son zèle,
À prendre avidement le titre de Rebelle.

PHILOCLÉE

Quoi donc ? Par tant d’exploits qui le font redouter,
Un Héros tel que lui n’a pu rien mériter ?

ROI

Le Peuple seul agit, mais encor qu’il déguise,
Et le rang et le nom des Chefs de l’entreprise,
Il n’auroit rien osé si pour leurs intérêts
Les Grands à l’appuyer n’avoient paru tout prêts.

PHILOCLÉE

Pour former ce tumulte, oserai-je vous dire,
Seigneur, qu’Anaxaris lui seul a pu suffire ?

ROI

Araxe dans mon âme avoit déjà porté
Quelque foible soupçon de sa fidélité ;
Mais contre nos Mutins, loin que mon choix le gêne,
On l’a vu hautement agir pour Philoxène,
Et faire ses efforts à leur persuader
Qu’à qui mérite tout les lois doivent céder.

PHILOCLÉE

Pour mieux cacher l’orgueil d’une folle espérance
Il prend d’un beau dehors la trompeuse apparence ;

Mais sans une Couronne on voit bien aujourd’hui
Que la sœur de son Roi n’est plus digne de lui.

ROI

D’un projet téméraire il n’auroit que la honte
S’il osoit de mon sang faire si peu de compte,
Qu’il crût impunément pouvoir aux yeux de tous
Désavouer des vœux que j’ai reçus pour vous.
La Phrygie…


Scène VI

Le Roi, Philoclée, Clitie, Hésione.
CLITIE

Ah, Seigneur…

ROI

Quelle douleur te presse ?
Parle.

CLITIE

On a du Palais enlevé la Princesse.

ROI

Bérénice enlevée ! Ah, juste ciel !

CLITIE

Seigneur,
On se défioit peu du lâche Ravisseur.

PHILOCLÉE

Et c’est ?

CLITIE

Anaxaris.

ROI

Anaxaris !

CLITIE

Lui-même.

PHILOCLÉE

Vous voyez si le traître aspire au Diadème.

CLITIE

Oui, Seigneur, n’imputez cette indigne action,
Qu’aux transports inquiets de son ambition,
Mais ce qui me confond dans sa lâche entreprise
C’est de voir qu’en effet le Peuple l’autorise,
Seule, et sans rien prévoir d’un si cruel destin,
J’avois accompagné la Princesse au jardin,
Quand suivi seulement d’une assez foible escorte,
Il la force à sortir par une fausse porte,
Où sitôt qu’il paroît j’entends pousser des cris.
De, vive Bérénice, et vive Anaxaris.

ROI

Quoi, d’un crime si noir tout le Peuple est complice ?
De son tumulte enfin je comprends l’artifice.
Il étoit concerté pour tirer du Palais
Ce qu’il eût pu trouver d’obstacle à ses projets.
Une seconde fois allons voir si sans peine…

CLITIE

Seigneur, espérez tout du vaillant Philoxène.
Revenant par bonheur avec quelques Soldats,
À ces cris vers le Traître il a tourné ses pas,
Et sans rien voir de plus, dans l’ardeur de mon zèle
J’ai cru vous en devoir la première nouvelle.

ROI

Il ne peut sous le nombre éviter de périr.
Contre un Peuple mutin courons le secourir.

PHILOCLÉE

Vous exposez vous-même à son lâche caprice ?


Scène VIII

Le Roi, Philoclée, Araxe, Clitie, Hésione.
ROI

Et bien, Araxe, un Traître enlève Bérénice ?

ARAXE

Elle est libre, Seigneur, et Philoxène enfin
D’une insolente audace affranchit son destin.
L’un et l’autre à vos yeux s’en va soudain paroître.

ROI

La Justice du Ciel par là se fait connoître,
Et je me trahirois si pour la mériter
Contre un Sujet ingrat je n’osois l’imiter.
De son audace enfin cessons d’être complices ;
Pou mieux punir sa faute oublions ses services,
Et puisque son orgueil s’enfle de nos bienfaits,
Mettons-le hors d’état d’en abuser jamais.

ARAXE

Seigneur, les Dieux sur l’heure ont ordonné sa peine
Fort de l’appui du Peuple il bravoit Philoxène,
Et le voyant suivi de fort peu de Soldats
Il croyoit sa défaite indigne de son bras ;
Mais Philoxène, ému des pleurs de la Princesse,
Sait inspirer aux siens tant de cœur et d’adresse,
Que contre Anaxaris tous se portant d’abord,
Sans connoître la main, on le voit tomber mort.
Le succès aussitôt répond à notre attente,
Par la perte du Chef chacun prend l’épouvante,
Son parti se dissipe, et la Princesse ainsi
Rendant grâce au Vainqueur… mais, Seigneur les voici.


Scène IX

Le Roi, Bérénice, Philoclée, Philoxène, Araxe, Clitie, Hésione.
ROI

Que ne vous dois-je point, Guerrier incomparable ?
Vous faites avorter les desseins d’un coupable,
Et rendez aujourd’hui par un heureux secours,
Et le calme à l’État, et la gloire à mes jours.

PHILOXÈNE

Cette reconnoissance est trop pour Philoxène.
À qui combat pour vous la victoire est certaine,
Et la mienne, Seigneur, perd d’autant de son prix
Qu’il l’a fallu souiller du sang d’Anaxaris.
Son hymen résolu marquoit la haute estime…

ROI

Après son attentat sa mort est légitime,
Et ma sœur n’en sent pas le coup si vivement,
Que dans un criminel elle plaigne un amant.

PHILOCLÉE

Ses vœux dans leur fierté n’ayant pu vous déplaire,
J’aurois cru faire un crime à leur être contraire ;
Mais malgré ce respect qui soutenoit ma foi,
Je n’estimois en lui que le choix de mon Roi.

ROI

Tant de vertu, ma sœur, aura les Dieux propices.
 À Philoxène.
Vous, de qui le grand cœur signale les services,
Attendant que le temps ordonne de leur prix,
Prenez auprès de moi le rang d’Anaxaris.

Ma faveur fit sa gloire, et la mienne est parfaite
Si je puis…

PHILOXÈNE

Non, Seigneur, agréez ma retraite.
Étant suspect au Peuple, il vous peut reprocher,
Que déjà je vous coûte un sang qui lui fut cher.
Et croyant que la mort d’un si grand adversaire
Aura flatté mes vœux d’un espoir téméraire,
À des troubles nouveaux il pourroit s’emporter,
Si vos bontés pour moi ne cessent d’éclater.
N’ayant plus qu’à traîner une vie inutile,
Il vaut mieux…


Scène X

Le Roi, Bérénice, Philoclée, Philoxène, Cléophis, Araxe, Hésione, Clitie.
CLÉOPHIS
, au roi.

Ah, Seigneur, où sera mon asile,
Si contre le courroux d’un Roi trop irrité
Votre protection ne fait ma sûreté ?

ROI

Ô Dieux, c’est Cléophis !

CLÉOPHIS

Oui, Cléophis coupable
De laisser sans Couronne un Héros indomptable,
Puisque par sa vertu Philoxène aujourd’hui
Justifioit assez ce que j’osai pour lui.

PHILOXÈNE

Accordez-lui, Seigneur, le secours qu’il espère.
C’est un fils à vos pieds qui parle pour son père.

CLÉOPHIS

J’abuserois d’un nom qui ne m’est point permis.
On le publie en vain, vous n’êtes point mon fils.

ROI

Quoi, ce n’est qu’un faux bruit qu’a fait courir l’envie,
Et toujours Philoxène est Prince de Lydie ?

CLÉOPHIS

On en sait déjà trop pour pouvoir déguiser
Qu’à mon Roi pour son fils j’osai le supposer ;
Mais un même accident dans la même journée
Du Prince et de mon fils trancha la destinée,
Et ce vaillant Héros qui passoit pour le sien,
N’est en effet, Seigneur, ni son fils, ni le mien.

ROI

Et qui donc ?

CLÉOPHIS

C’est de quoi je n’ai point connoissance.

PHILOXÈNE

Dieux, quel Astre fatal éclaira ma naissance,
Si sans m’en éclaircir le funeste embarras,
L’on apprend seulement ce que je ne suis pas ?

CLÉOPHIS

Je ne vous dirai point ce qu’a su la Phrygie,
L’injuste emportement du feu Roi de Lydie,
Qui par l’hymen du Prince à la fureur réduit,
Si l’on ne l’eût soustroit, en eût perdu le fruit.
Il me fut confié, Lesbos fut ma retraite,
Qui pendant mon séjour demeura si secrète,
Que sur moi seul le Prince osant s’en assurer,
De peur de se trahir, la voulut ignorer.
Ayant alors un fils, ma Femme en cet orage
Avec notre dépôt enleva ce cher gage,
Et c’est par où l’on croit que n’étant point au Roi,
Puisque j’avois un fils, Philoxène est à moi.
Mais huit mois en effet s’étoient coulés à peine
Qu’avec lui je pleurai le jeune Philoxène.
Tous deux en même jour terminèrent leur sort.
Jugez de ma douleur dans l’une et l’autre mort,

Quand j’appris aussitôt que le Roi de Lydie,
Laissant le Prince au trône, avoit fini sa vie.
Je maudis le destin de prolonger mes jours,
Et le seul désespoir eût été mon secours,
Si de leurs volontés les Dieux voulant m’instruire,
Sur le bord de la mer n’eussent su me conduire.
Là, rêvant seul un jour, je découvre sur l’eau
Un esquif qui suivoit le débris d’un vaisseau,
Et qui poussé d’un vent à mes vœux favorable,
Vient soudain à mes pieds s’arrêter sur le sable.

ARAXE

Ô Dieux !

CLÉOPHIS

Jugez, Seigneur, si je suis étonné
D’y trouver un enfant aux flots abandonné.
Tout paroît digne en lui d’une illustre naissance,
Il montre en ses regards une aimable assurance ;
D’ailleurs, son équipage est riche et curieux.
J’en admire partout l’or qui brille à mes yeux,
Et croyant que du Ciel la faveur découverte
Me faisois ce présent pour réparer ma perte,
J’abandonne Lesbos, et dégageant ma foi
J’ose pour son fils mort le rendre au nouveau Roi.

ROI

Araxe.

ARAXE

Pardonnez au zèle qui m’emporte.
Le lieu, l’âge, le temps, Seigneur, tout se rapporte,
C’est Atis, c’est mon Prince, il n’en faut point douter.

ROI

J’en croirai sa vertu s’il l’en faut consulter,
Mais tu l’as vu périr.

ARAXE

Prêt à faire naufrage,
Espérant dans l’esquif pouvoir vaincre l’orage,
Moi-même entre mes bras j’avois su l’y porter,
Quand résistant à ceux qui s’y vouloient

jeter,
Dans l’instant qu’à mes yeux notre Vaisseau se brise,
Le vent rompant le câble aide mon entreprise ;
Mais avec tant d’effort, qu’emporté dans les flots
J’en fus jeté mourant dans l’Île de Lesbos.
Là, du destin d’Atis n’ayant pu rien apprendre,
Je crus sa mort certaine.

BÉRÉNICE

Ô Ciel, daigne m’entendre.

CLÉOPHIS

Cette boîte peut-être…

ARAXE

Ah, qu’est-ce que je vois ?
Elle emporte au-dedans le Portroit du feu Roi.

CLÉOPHIS

Un Portrait ?

ARAXE
, ouvrant le boîte.

Elle s’ouvre, en faut-il davantage ?
Il la portoit, Seigneur, quand nous fîmes naufrage.

ROI

Ah, vous êtes Atis.

PHILOXÈNE

Croirai-je ce rapport,
Et n’est-ce point encore un nouveau jeu du sort ?

CLÉOPHIS
,à Philoxène.

Vous supposez, Seigneur, c’étoit vous en défendre,
Il vous ôtait un Sceptre, et j’osois vous le rendre.

ROI

Ô succès étonnant qui me rend malgré moi
L’injuste Usurpateur du trône de mon Roi !
Si toutefois Araxe eût conçu moins d’alarmes,
De me voir contre un lâche avoir recours aux armes,
Dès lors sans rien prétendre, Antaléon vaincu
M’auroit vu vous remettre au rang qui vous est dû.
Je n’y résiste point, régnez, le Ciel l’ordonne.

PHILOXÈNE

Que dites-vous, Seigneur ? Ah, gardez la Couronne,

La Phrygie aujourd’hui fait de trop justes lois,
Pour m’opposer aux Dieux, et combattre leur choix.
Respectant leurs décrets, j’adore leur justice.

ROI

Quoi, refuseriez-vous un Sceptre à Bérénice,
Et ce parfoit amour qu’on ne pût étonner,
Si vous n’êtes son Roi, la peut-il couronner ?

PHILOXÈNE

Si pour la voir au trône il faut que je partage
De ce titre éclatant le fameux avantage,
Au moins dans mon amour sais-je trop mon devoir,
Pour en vouloir jamais partager le pouvoir.
Mais, Madame, parlez ; après l’aveu d’un père
C’est à vous à régler ce qu’il faut que j’espère,
Ne consultez que vous sur l’offre de ma foi.

BÉRÉNICE

Je porte un cœur soumis aux ordres de mon Roi,
Et ce cœur vous explique assez par mon silence
Quelle part vous avez dans mon obéissance.

PHILOXÈNE

Ô gloire, où mes désirs n’osaient plus s’élever !
Mon bonheur est trop grand pour ne pas l’achever.
À Philoclée.
Consentez-y, Madame, et d’un illustre hommage
Daignez prendre aujourd’hui ma parole pour gage.
Le Prince Alcidamas étant dans cette Cour
Sous beaucoup de respect cacha beaucoup d’amour,
La rigueur de vos lois l’obligea de le taire,
Et comme il a pour moi les sentiments d’un frère,
Il aura même cœur si je le puis assurer
Qu’ayant changé de sort il a droit d’espérer.
Rendez par là ma joie et sa gloire parfaites.

PHILOCLÉE

Seigneur, lorsque le Ciel m’apprend ce que vous êtes,
Je m’acquitterois mal de ce que je vous dois,
Si pour former des vœux je consultois mon choix.

ROI

Daigne à ce grand projet le Ciel être propice.

PHILOXÈNE

Seigneur…

ROI

Allons au trône élever Bérénice,
Publier votre gloire, et d’un accord commun
Montrer aux Phrygiens deux maîtres au lieu d’un