Bœufs roux/02

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Éditions Édouard Garand (55p. 11-18).

II


Tout en contemplant ses bœufs roux qui, la tête enfouie dans le mil et le tréfle, croquaient à belles dents, Phydime Ouellet avait laissé sa pensée voyager dans le passé de sa vie. Puis, s’étant tout à coup souvenu qu’on l’avait appelé de la maison où le père Francœur, son voisin, venait lui faire visite, il abandonna sa rêverie et marcha vers la porte de l’étable.

Il considéra un moment le ciel d’opale, l’ardent soleil, la neige qui fondait rapidement. Une fauvette, à ce moment, chanta au-dessus de sa tête : il sourit, huma longuement la brise et, quittant l’étable, prit le chemin qui conduisait à la maison. Chemin faisant et sans en avoir conscience, peut-être, il jeta dans le jour éclatant le refrain de sa chanson.

Selon sa coutume, il montait d’un pas nonchalant, les mains dans les poches, son casque de peau de castor sur l’oreille droite. Il portait un vêtement analogue à celui du père Francœur : blouse de toile, culottes d’étoffe grise, bottes sauvages. Sous la blouse et par l’échancrure de la veste on pouvait apercevoir un coin de la chemise de laine rouge.

Au bout de cinq minutes, il montait les marches du perron, à l’arrière de la maison, où bon chien, Malo, le saluait de cent cabrioles joyeuses.

Dès qu’il parut dans la porte de la cuisine, où se trouvaient ses gens et son visiteur, deux petites voix se mirent à crier à tue-tête :

— Pépère !… Pépère !…

En même temps deux petites lutins se jetaient contre ses jambes.

— Ah ! mes petits bougres ! s’écria le fermier avec un bon sourire, vous voulez que votre pépère vous fasse sauter, hein ?

Il enleva les deux enfants dans ses bras, les embrassa tout à tour et se mit à sauter par la place tout en fredonnant un air de gigue. Les petits étaient ravis, car c’était là leur grand plaisir de sauter ainsi et de tournoyer dans les bras de leur grand-père. Mais le vieux n’avait plus son haleine de jeune homme, et il fut bientôt épuisé.

En s’arrêtant il aperçut pour la première fois le père Francœur assis près du poêle, fumant sa pipe et regardant cette scène d’un œil paterne.

— Ah ! ben, comment ça va, père Francœur ? demanda Phydime. Et la santé ?… Et par chez vous ?…

— Ça va pas pire, Phydime, pas pire ! répondit le voisin en secouant la cendre de sa pipe.

— Hein ! reprit Phydime, v’là le printemps pour tout de bon ?

— Oui, ça fond en masse, il n’y a rien de plus beau !

Le grand-père demeurait arrêté au milieu de la cuisine avec les deux enfants dans ses bras.

— Eh ben ! vous autres les marmousets ! gouailla-t-il, qu’est-ce que vous voulez que je fasse avec vous autres à c’t’heure ?

— Sauter, pépère, sauter !… crièrent les deux petits en battant des mains.

— Eh ben ! non, mes petits, pas maintenant, après dîner ! À c’t’heure pépère est fatigué, puis faut qu’il allume sa pipe. Oui, on sautera après dîner !

Il déposa les deux petits. Eux, un peu mécontents, coururent à leur maman qui, assise devant un rouet à une extrémité de la pièce, filait, souriante, heureuse.

Cette jeune femme, comme bien on le pense, était la bru de Phydime et de Dame Ouellet, la femme du fils cadet, Horace.

Phydime alla s’asseoir à sa place accoutumée, tout près du poêle, où demeurait en permanence sa chaise qu’il avait faite de ses mains, de bois de bouleau, basse et lourde, et là, avant de reprendre la conversation avec son visiteur, il tira d’une poche de son pantalon sa « vessie de cochon » et se mit à bourrer gravement sa pipe.

Voici ce qu’était ce personnage de notre récit.

C’était un grand vieux, très grisonnant, maigre, sec, assez vigoureux encore. Sa longue figure osseuse et fort brunie par les soleils d’été, était toute rasée. Figure sereine, grave, solennelle, énergique.

Le front était haut et large, sillonné de quelques plis seulement. Aux jours de rude besogne les sueurs envahissaient ces plis et semblaient les creuser davantage, comme l’eau creuse les rigoles dans les champs. Les yeux, un peu immobiles, étaient d’un gris acier et fortement abrités sous des sourcils épais d’un brun qui, comme celui des cheveux, blanchissait. Ces yeux n’étaient ni doux ni durs, mais ils étaient inquisiteurs. Ils brillaient de volonté et de franchise, et tout homme qui les regardait pouvait avoir confiance en celui qui les possédait. Et jamais ces yeux ne se dérobaient, car toujours Phydime regardait son homme en face. Les lèvres minces et pincées révélaient l’homme taciturne, volontaire, résolu. Depuis quelques années Phydime ne riait pas souvent, ou s’il riait, son rire était muet, si l’on peut dire. On pouvait reconnaître ce rire par les lèvres qui s’entr’ouvraient légèrement sur des dents blanches, saines et solides encore, et par les traits de sa figure qui perdait en partie son masque de gravité. Mais c’était comme un court rayon de soleil dans une déchirure de nuages, aussitôt et presque instantanément le fermier reprenait son visage fermé. De prime abord on aurait pu prendre Phydime Ouellet pour un être dur et impitoyable, mais ce masque était trompeur. Phydime était un homme tendre et d’une grande sensibilité, mais il évitait de le laisser paraître, et il était généreux, secourable et hospitalier. Compatissant aux malheurs d’autrui, jamais il ne refusait son aide à qui la lui demandait. Seulement, il ne fallait pas empiéter sur ses droits de maître, d’époux et de citoyen, et il importait de ne pas le contrarier, moins encore de lui marcher sur les pieds. Gare, alors, à celui qui se serait hasardé d’injustice ou d’attaque contre cet homme ! Disons encore que nul de ses compatriotes ne pouvaient aimer mieux que lui sa terre et son pays. Son pays !… Phydime était de ceux-là qui avaient conquis leur pays à la force du poignet, et il y tenait ! Aussi entendait-il être et demeurer « dans son pays » aussi maître qu’il l’était dans sa maison ou sur son domaine.

Il disait souvent :

— Si un homme veut défendre son pays, il faut qu’il sache d’abord défendre son foyer ; et s’il ne sait défendre son foyer, c’est qu’il ne l’aime pas, et par conséquent il ne saurait aimer son pays !

Il y avait dans ces paroles, un peu vagues peut-être tout un évangile de patriotisme au fond duquel il puisait son grand amour du sol natal. Phydime n’était peut-être pas toujours compris des gens de son milieu qui, sans instruction comme lui-même d’ailleurs, manquaient de pénétration ; mais, chose certaine, lui se comprenait. Pour tout dire, il représentait le plus pur type du colon-pionnier venu de France au dix-septième siècle pour coloniser la belle vallée du Saint-Laurent.

Dame Ouellet, sa femme, s’occupait au fourneau dit « poêle à deux ponts ». Là, dans une marmite de fer bouillait une soupe aux délicieux arômes de lard, de pois, d’oignons, de persil et de cerfeuil, et dans une large casserole rôtissait un quartier de mouton assaisonné au poivre et à l’ail. Tous ces arômes réunis étaient pour l’odorat de Phydime le meilleur parfum.

Dame Ouellet était plus vieillie que son mari, encore qu’elle fût moins âgée de cinq ou six ans. Ses cheveux étaient tout blancs. Son visage, quelque peu couperosé, était plus ridé que celui de Phydime, mais il était moins fermé et plus souriant. Si Dame Ouellet, de même que son époux, ne parlait pas beaucoup, par contre elle marmonnait et bougonnait souvent, comme si elle eût redouté, devant son mari, de dire tout haut et franchement sa pensée.

C’était, au moral, une de ces femmes canadiennes qui trouvent tout leur bonheur au sein de leur foyer : elle n’avait toujours vécu que pour son mari et ses enfants. Non moins patriote que Phydime, très bonne chrétienne, vaillante et généreuse, sa vigilance s’exerçait surtout sur le côté spirituel ou moral de la vie que sur le côté matériel. L’acquisition de biens terrestres n’était pas le lot de ses pensées ni de ses ambitions ; elle vivait pour son mari et ses enfants, travaillait pour eux et avec eux, mais non pas tant pour amasser les biens de la terre que pour conquérir ceux qu’à ses serviteurs Dieu réserve dans la vie future. Elle aimait à mettre ordre à ses affaires spirituelles avant de songer à ses affaires temporelles. Et c’était ainsi qu’elle dirigeait ses enfants. Elle ne s’opposait pas à leur désir d’acquérir quelques biens et de vouloir vivre dans une certaine aisance ; mais elle tenait que ce désir demeurât dans les bornes de l’esprit chrétien. Elle reconnaissait que la créature humaine avait été mise sur la terre pour travailler, vivre selon ses moyens et son rang sans rien envier à personne, et chercher à ne prendre que sa part de soleil. Deux fois chaque mois elle écrivait à ses enfants les plus éloignés, à George, entre autres, qui vivait à Québec, et ne cessait de leur répéter de penser à Dieu avant de penser au monde, que c’était le meilleur moyen de vivre heureux en cette vie. Et elle terminait toujours ses lettres par cette maxime personnelle :

« Mettez votre confiance en Dieu, et vous serez certains du lendemain. »

Ainsi faite, Dame Ouellet ne pouvait souhaiter ni pour elle ni pour ses enfants l’amas de richesses matérielles, de telles richesses ne lui semblaient pas nécessaires au bonheur. Pour elle, le « succès dans la vie » selon la formule moderne, c’était le travail de chaque jour qui assure le pain quotidien. Mais elle voulait bien que ce pain quotidien vînt en quantité suffisante pour que, chaque jour, on pût en mettre un morceau en réserve pour les jours où les bras manqueraient de force pour le récolter. Elle voulait aussi faire une réserve pour les enfants, car, à l’encontre de bien des parents, elle se croyait obligée à ses enfants jusqu’à son dernier soupir. S’ils étaient malheureux, même par leur faute, elle ne se reconnaissait pas le droit de les repousser ; au contraire, elle croyait fermement de son devoir de les secourir toujours. Elle raisonnait de la façon suivante : si l’on a donné la vie à un être, cette vie on la lui doit jusqu’à notre dernier souffle, et cet être, ensuite, la doit à ses propres enfants. Le véritable devoir, selon Dame Ouellet, résidait dans la perpétuelle sollicitude des parents pour leurs enfants, mais une sollicitude tout à fait désintéressée et pour laquelle les premiers ne devaient jamais rien réclamer en échange aux seconds. Et Phydime Ouellet pensait ainsi que sa femme. Voilà pourquoi, imbus de ces idées, tous deux avaient travaillé pour assurer autant que possible l’avenir de tous leurs enfants, tout en travaillant à assurer leur propre vieillesse ; car à quoi bon, pensaient-ils, de donner aux enfants tous leurs biens pour leur être ensuite un fardeau ? C’eût été reprendre ce qu’ils auraient donné !

— Non, disait Phydime quand il parlait de ses enfants qu’il avait établis, Phémie et moi on n’a pas de ces générosités-là. Quand je donne à mes enfants, c’est pas pour le leur ôter, et c’est pas non plus pour qu’ils m’en doivent de la reconnaissance. Je suis leur père, et je leur dois pour les avoir mis au monde : je paye, voilà tout !

Phydime, homme sans instruction, mais doué d’un bon jugement et plein de bon sens, reconnaissait ce que bien d’autres parmi les hommes feignent d’ignorer ou de méconnaître : qu’en mettant au monde des êtres humains on contracte à leur égard une dette, matérielle autant que spirituelle ou intellectuelle, qui ne s’acquitte qu’à la mort.

Et Phydime disait encore souvent :

— Tenez, j’en connais des pères de famille qui se vantent de tout donner à leurs enfants. Oui, mais c’est des sournois. Un jour, quand ils pourront plus suffire à leurs besoins, ils s’en iront se faire supporter par leurs enfants, et c’est avec cette idée-là qu’ils donnent. Ils se font simplement les créanciers de leurs enfants, ces hommes-là. Quand ils n’ont plus rien, ils s’en vont aux enfants et leur disent : « À c’t’heure, mes enfants, rendez-nous ce qu’on vous a prêté ! » Non, je sais ben qu’ils diront pas ça, mais ils diront, et ça revient pas mal au même : « Eh ben ! mes enfants, à présent, faites-nous vivre ! » Et puis, j’en connais encore, ajoutait Phydime, qui donnent ben moins qu’ils disent. Et d’autres encore, mais ceux-là c’est des sans-cœur, qui n’ont jamais rien donné à leurs enfants, qui mangent tout ce qu’ils gagnent et puis qui s’en vont ensuite, quand ils sont finis, demander le lit et la table à leurs pauvres enfants qui ont souvent ben de la famille eux-mêmes.

Voilà comment raisonnait Phydime Ouellet, et voilà comment raisonne notre paysan canadien qu’on a dit issu de race inférieure !…

Non… Phydime et sa femme ne voulaient pas se voir un jour à la charge de leurs enfants, et leur reprendre, d’une façon, ce qu’ils leur auraient donné. Ils avaient pris les moyens d’amasser pour leurs enfants et pour eux-mêmes à la fois. Ils avaient assuré le pain de leur vieux jours, mais ce pain ils ne le mangeraient pas tout ; loin de là, ils comptaient en laisser encore pour être partagé entre tous leurs enfants après leur départ pour la vie éternelle. C’est ainsi que tous deux avaient compris leur devoir de père et de mère, et, contents d’avoir accompli ce devoir, ils vivaient heureux. Certes, des malheurs pouvaient venir, Dieu pourrait peut-être éprouver leur foi, alors ils se borneraient à bénir la main divine qui les frapperait… main qui les frapperait peut-être pour quelques fautes inexpiées !

Pour tout dire, Phydime et sa femme avaient cherché le bonheur en eux-mêmes, dans leur foyer, dans le cercle de leurs enfants, et non ailleurs. Sans le savoir peut-être ils avaient appliqué dans leur existence cette maxime de Chamfort :

« Le bonheur n’est pas chose aisée : il est difficile de le trouver en nous, et il est impossible de le trouver ailleurs ».

À la vérité, nul ne peut trouver le bonheur hors de soi. Phydime et sa femme l’avaient cherché en eux, et ils l’avaient trouvé.

Si l’on demande au premier venu ce qu’il désire, de suite cet homme se met à réfléchir ; il désire tant de choses à la fois, que de tous ses désirs il cherche celui ou ceux qu’il pourra réaliser le plus promptement. il ne peut être de bonheur possible pour l’homme en proie aux désirs. Car s’il désire, il envie ; s’il envie, il souffre.

Mais qu’on eût demandé à Phydime Ouellet :

— « Eh bien ! que désires-tu ? »

— « Rien ! » aurait répondu Phydime sans une hésitation.

Non, il ne pouvait rien désirer, rien envier, il était content de ce qu’il possédait : il avait le bonheur !

Mais ça n’avait pas été par des principes matériels que Phydime avait pu arriver à cet état d’homme satisfait de soi-même. Ce contentement lui venait d’un principe chrétien puisé dans les enseignements de l’Église. Phydime aimait son prochain, en ce sens qu’il ne lui causait aucun tort, ni en parole, ni en action, ni même en pensée. Jamais Phydime n’avait méprisé son voisin, jamais il n’avait attaqué la réputation de son semblable, jamais il n’avait mortifié autrui sciemment. Car Phydime croyait que l’amour du prochain, c’est l’amour même de Dieu, et qu’il est impossible d’aimer Dieu si l’on n’aime pas son prochain. Selon lui, il ne pouvait être de religion chrétienne sans ce principe de l’amour du prochain : car c’est là où commence et finit la charité chrétienne, pierre fondamentale du véritable christianisme.

Ainsi pensaient et vivaient ces deux paysans de la race canadienne ; aussi pouvaient-ils supporter bien des déceptions, des épreuves, des traverses difficiles sans que leur bonheur fût entamé.

En pénétrant dans cette maison nous avons aperçu la fileuse, assise devant son rouet : c’était la bru de Phydime. Bonne enfant, d’humeur égale, parlant peu, elle trouvait, elle aussi, le bonheur dans le travail, l’amour de ses enfants et celui de son mari. Elle comprenait ses devoirs d’épouse et de mère de la même façon que les entendait Dame Ouellet, et comme cette dernière, la jeune femme cherchait le bonheur en elle, sûre qu’elle le trouverait non seulement pour elle-même, mais aussi pour ses enfants et son mari. Nature passive, elle faisait comme on lui disait, généreusement, sans se rebeller jamais, sans soulever de discussions. Elle s’abstenait de se mêler aux disputes. D’ailleurs, comme nous l’avons dit, les disputes étaient rares, et seul Horace les faisait naître lorsqu’il voulait, qu’on se débarrassât des bœufs pour les remplacer par des chevaux. Hormis cette question, jamais dans la famille il ne s’élevait la moindre discussion.

Il en est un autre personnage de ce récit que nous n’avons fait qu’entrevoir : Dosithée. De suite, en la voyant souriante, gracieuse, alerte et vive, on pouvait penser que c’était l’ange de la maison.

Au moment où Phydime entrait dans la cuisine, Dosithée se trouvait dans la dépense en train de choisir la vaisselle avant de la disposer sur la table pour le repas du midi.

Dosithée entrait dans sa vingtième année. Elle avait fait cinq ans d’études chez les Révérendes Sœurs de l’immaculée Conception, au village de Kamouraska, situé sur les bords du Saint-Laurent et à trois milles seulement de la ferme de son père. Elle avait quitté le couvent trois années auparavant avec une instruction moyenne, mais suffisante pour en faire plus tard une femme distinguée. Aussi cette instruction lui donnait-elle un titre de « demoiselle » dans la paroisse, et c’est ainsi qu’on voulut la traiter dans la maison de son père en lui épargnant la moindre besogne. Dosithée ne l’entendit pas de cette façon ; et sachant que son instruction avait coûté de l’argent et des sueurs à son père, elle se mit au travail comme toute bonne fille de paysan. Elle savait que le travail constitue la vraie noblesse de la créature humaine, et elle savait mieux que c’était un devoir pour elle d’aider à ses parents après avoir reçu leur aide. Pour la récompenser Phydime la parait beaucoup mieux qu’il n’avait paré ses autres filles. À sa sortie du couvent il lui avait acheté de belles robes. Un jour, il l’avait conduite à Rivière-du-Loup et lui avait acheté quantité de belles lingeries. Dosithée n’était pas coquette, mais au couvent elle avait vécu côte à côte avec des jeunes filles issues d’une classe plus riche, et que d’heures de récréations on avait dépensé à parler toilettes. Elle avait donc acquis le goût de la parure, mais de la parure modeste. D’ailleurs la nature l’avait douée d’une taille mince et élancée, et elle portait avec grâce et élégance les vêtements les plus simples. Jolie brunette d’ailleurs, la parure ne l’embellissait pas, au contraire elle ornait la parure.

Son visage d’un bel ovale, rose et velouté, était admirablement éclairé par des yeux noirs, doux, vifs et très expressifs. Son regard était tendre, un peu timide parfois, et sinon riant, serein et jamais mélancolique. Seulement, peut-être à cause de leur éclat, ses yeux paraissaient toujours si humides qu’ils semblaient tout près de déborder de larmes : on eût dit deux perles humectées de rosée.

Dosithée était encore douée d’une jolie voix et elle chantait à ravir. Et puis, sans être une musicienne de grand talent, elle jouait bien du piano. Il est vrai que cet instrument de musique était inconnu dans la maison du fermier, et il est non moins vrai que Dosithée oubliait bien rapidement ce qu’elle avait appris au couvent ; mais Phydime parlait depuis quelque temps de lui acheter un beau piano et pas plus tard qu’à l’automne de cette même année. À ce sujet il lui avait dit une fois :

— Tu sais, ma Dosithée, si tu te maries, tu emporteras le piano, je voudrais ben savoir à quoi ça nous servirait de garder cet instrument pour nous autres. C’est toujours pas ta mère qui va se mettre à faire de la musique, elle serait pas même capable de souffler dans une flûte.

À ce propos Phydime se rappelait une histoire qui s’était passé dans la paroisse quelques années auparavant, histoire qu’il n’avait pas voulu commenter à l’exemple des autres paroissiens.

Un vieux cultivateur avait acquis un superbe piano pour le plaisir de ses deux filles qui étaient d’excellentes musiciennes, avec l’entente que l’instrument appartiendrait à l’aînée. Plus tard les deux filles se marièrent et, naturellement, suivirent leurs maris. Mais ces maris n’étaient que de pauvres fils de cultivateurs qui, en se mettant en ménage, n’avaient nullement les moyens d’acheter des pianos. Or, le piano qui était censé appartenir à l’aînée des deux filles, était demeuré à la maison paternelle, le vieux n’avait pas voulu le laisser aller. La pauvre fille avait été bien désappointée. Mais pour la réconforter, son père lui avait donné une couchette, un poêle, du linge, une vache et bien d’autres choses, mais il ne lui avait pas laissé emporter le piano. L’instrument était donc resté pour demeurer silencieux dans un coin sombre du salon, et si silencieux qu’il en devenait funèbre surtout avec la toile grise qui le recouvrait contre la poussière. Et les années se passaient, et le piano se taisait. On avait bien traité le vieux d’imbécile, mais il s’en était moqué, disant : « C’est mon piano, je le garde ! »

— Mais vous l’emporterez pas dans l’autre monde… lui avait fait remarquer un voisin choqué par cette conduite bizarre.

— Ça fait rien, je le garde ! avait répliqué le vieil entêté.

— Mais vous l’avez donné à votre fille aînée ?

— Oui, mais c’était pour le temps qu’elle resterait à la maison. Eh ben ! elle est partie avec son mari, c’est à lui de faire l’achat d’un piano… moi, je garde le mien !

Et il avait gardé et gardait encore son piano, de même que Phydime Ouellet gardait ses bœufs. Seulement, les bœufs de Phydime lui étaient utiles et même nécessaires, puisque par leur travail ils contribuaient au bon aise de leur maître. Mais le piano…

Non… Phydime n’était pas de ce tempérament-là de gens pétris de marottes ridicules. Il allait acheter le piano et le donner à Dosithée, et si Dosithée s’en allait un jour, elle l’emporterait… elle l’emporterait comme elle emporterait un petit ménage de maison que son père lui avait aussi promis avec trois vaches, six moutons, quatre gorets, des poules, des oies, etc… de sorte que ces dons, totalisés, équivaudraient à un beau magot d’argent.

Dosithée, chérie de ses parents, ne pouvait que les aimer, et elle se trouvait chagrinée chaque fois qu’on parlait à son sujet de départ ou de mariage. Partir, elle ?… Oh ! comme elle priait Dieu de lui épargner ce gros sacrifice ! Mais ne songeait-elle pas à se marier ? Oui, puisqu’elle était femme, et femme de sa race ! Oui, elle se sentait attirée vers l’état matrimonial, elle le désirait même. Cependant, elle nourrissait l’espoir que l’époux qu’elle choisirait ou que lui choisiraient ses parents viendrait demeurer sous le toit de son père, ou, tout au moins, tout près de la terre paternelle. Il lui paraissait comme impossible qu’elle s’en allât au loin. Elle aimait ses parents au point de se sacrifier pour eux, et elle adorait cette terre sur laquelle elle avait pris naissance, elle y était attachée comme les fleurs au sol qui les nourrissait. Il est des fleurs qui dépérissent et meurent lorsqu’elles ont été transplantées dans un sol étranger et sous une atmosphère inconnue ; Dosithée était une de ces fleurs qui ne s’acclimatent point. Et elle le sentait, elle le savait : loin de la terre paternelle, elle s’anémierait, elle mourrait ! Elle souhaitait donc de demeurer toujours là, afin qu’elle pût veiller sur ses chers parents jusqu’à leur dernier soupir.

Au physique et au moral la jeune fille était le portrait de sa mère, mais plus grande, car Dame Ouellet était de petite taille quoique douée d’un bel embonpoint, et elle était plus gaie, parce que plus jeune peut-être, et plus passive encore. Vaillante et industrieuse, elle se faisait un plaisir de créer et d’embellir son entourage et ne se refusait à aucune besogne utile. Il fallait la voir, matin et soir, se rendre joyeusement à l’étable, un seau accroché à chaque bras, pour y traire les vaches.

Dans les premiers jours, le père Francœur avait remarqué en plaisantant :

— Mais tu es trop demoiselle, Dosithée,. pour tirer les vaches !

La jeune fille avait de suite répliqué sur un ton grave qui n’avait pas manqué d’impressionner le voisin de Phydime :

— Non, père Francœur, une vraie demoiselle n’a point honte de son état ; je suis fille de cultivateur et je fais mon devoir en accomplissant mon travail.

Elle était un peu fière, au reste, cette Dosithée, elle ne voulait pas manger un pain qu’elle n’aurait pas gagné. C’était aussi un plaisir pour elle de traire les vaches, de les caresser, de leur donner de jolis noms. On pouvait l’entendre :

— Eh bien ! la Roussette, est-ce qu’on a bien du lait ce soir ?… Et toi, pauvre Marquise, ton pis fait-il encore mal ?…

Puis c’était la Caillette qu’elle taquinait gentiment, et Tante Julie, une vieille vache grogneuse et acariâtre, que la jeune fille avait ainsi appelée ironiquement en souvenir d’une vieille tante revêche et grognarde qu’elle avait connue en son bas âge. Dosithée s’amusait donc beaucoup avec ces bonnes bêtes qui l’accueillaient toujours avec de joyeux mugissements. Outre cette besogne journalière, elle soignait les volailles, s’occupait à tous les travaux de la laiterie et, en été, donnait la plus grande partie de son temps à l’entretien du jardin potager et des fleurs qui paraient si délicieusement le parterre de la maison. Ajoutons qu’elle secondait sa mère dans les soins du ménage et faisait toujours plus que sa part, afin d’alléger celle de Dame Ouellet. Lorsque venaient des moments de loisirs, elle en profitait pour se livrer à des lectures sérieuses ou gaies, mais toujours morales. Ses auteurs préférés étaient, chose rare parmi les jeunes filles canadiennes, les écrivains de son pays. Ce n’était pas tant un art subtile difficile à saisir qu’elle cherchait, qu’un lénitif à ses fatigues, une distraction sereine et un aliment propre à son esprit canadien. Dans notre poésie elle aspirait un fumet de terroir qu’elle trouvait exquis. Notre histoire chantait à son âme avec un lyrisme extraordinaire. Nos romans, quoique peu nombreux, l’amusaient sainement et elle se réjouissait des succès des héros de sa race, comme elle compatissait à leurs infortunes ; et dans cette littérature si jeune encore, et par conséquent toute pleine des charmes de la jeunesse, elle découvrait ce que tant d’autres esprits plus cultivés — chose étrange ! — ne parvenaient pas à trouver : un art d’écrire particulier à sa race, une façon de parler et de penser non moins savoureuse que celle qu’elle aurait pu trouver dans les littératures étrangères, et elle y trouvait surtout cette communion d’idées vraies et patriotiques qu’elle n’avait encore trouvée nulle part dans les livres venus de l’Europe. Si les loisirs étaient plus longs qu’elle n’avait pensé, pour faire diversion, elle s’adonnait à des travaux d’aiguille ou de crochet. Redoutant l’oisiveté, elle n’avait garde de rester à rien faire. Comme tous les esprits sages, Dosithée cherchait le bonheur en elle et autour d’elle.

Quoique fille de paysans, trayant les vaches, faisant le beurre, tirant le ros du métier à tisser, tournant le rouet, frottant les cardes, et bien qu’elle n’eût pas vécu dans le grand monde, Dosithée possédait une distinction de manières et de langage qui étonnait et que bien des filles de la paroisse lui enviaient. Cette distinction, innée chez elle, s’était développée durant ses années de pensionnat, et, par l’étude appliquée, elle avait appris à aimer le beau et le bon. Aussi bien, guidée par le bon goût, évitait-elle, comme à l’encontre de beaucoup de jeunes filles de la cité et même de la campagne, de faire étalage de toilettes discordantes, de manières empruntées, de langage recherché et hors de la compréhension de la moyenne du peuple. En toutes choses elle s’exerçait à la simplicité, mais de cette simplicité qui charme et séduit. Dans les cercles du beau monde elle n’eût pas manqué d’éblouir. Elle était attrayante même dans ses vêtements de semaine, tellement sa personne était propre et soignée dans les moindres détails.

Ce jour-là, Dosithée portait une jupe d’étoffe d’un rouge très foncé et un corsage de flanelle blanche. L’extrémité des manches qui tombaient en bas du coude et la légère échancrure sur la gorge étaient ornées d’une dentelle de la même nuance que la jupe. Pour tout ornement elle portait à son cou, qui avait la flexibilité et la blancheur du cygne, une petite chaîne d’or au bout de laquelle pendait une toute petite croix d’ébène incrustée de brillants, et cette croix noire se détachait avec une remarquable netteté sur la blancheur laiteuse de sa gorge. Sa chevelure brune, épaisse et massive, était toujours arrangée avec soin, avec deux petites papillotes qui couvraient les oreilles et, en même temps, amplifiaient admirablement l’ovale de son visage.

La jupe d’étoffe rouge tombait jusqu’à la cheville du pied, et ce pied — vrai pied de duchesse — était chaussé d’un petit soulier de cuir vernis. Et, dame ! elle avait si bon et bel air, même avec le petit tablier de toile écrue qui cachait une partie de la jupe rouge, qu’on aurait pu, en effet, la prendre pour une petite duchesse échappée de son duché et réfugiée dans une chaumière de paysans. Non, on n’aurait pu croire que Dosithée, de prime abord, fût la fille de campagnards tels que Phydime Ouellet et sa femme.

Dosithée n’était pas seulement fille de paysans, elle était paysanne dans l’âme, paysanne issue de ces grands paysans éclos de la Normandie, du Poitou, de la Picardie, de la Saintonge et de tant d’autres provinces de France, et venus établir le grand et beau domaine de la Nouvelle-France. Elle s’honorait de son origine, et, satisfaite de son état, de son rang et du milieu où elle vivait, elle était heureuse. Pourtant, combien de jeunes filles de même condition que Dosithée se trouvent misérables ! Et elle, Dosithée, en connaissait plusieurs de ces jeunes filles campagnardes qui, pour avoir reçu de l’instruction, affectent de mépriser la terre et ceux qui la cultivent et l’affectionnent. Ces jeunes filles, par ignorance, envient l’éclat factice des villes, le bruit, le mouvement, les parures excentriques et les fêtes où le bonheur n’apparaît que par instants très courts, c’est-à-dire aux heures des étourdissements et des vertiges. Oh ! si elles savaient, comme le pensait Dosithée, qu’elles envient un sort que tant d’autres femmes voudraient échanger !

Dosithée entendait rarement les femmes de la campagne se plaindre de l’ennui.

L’ennui !…

Mais elle avait appris que dans les cités un grand nombre de femmes ne savent que faire de leur esprit et de leur corps ; ces femmes s’ennuient… même celles qui ont le plus à leur portée l’argent, les toilettes et les plaisirs.

L’ennui… qu’était-ce ? Dosithée ne le savait pas, ou plutôt elle n’en avait jamais senti l’amertume. Mais l’ennui, assurément, ce n’était pas le bonheur !…

Dosithée avait encore appris que, pas plus que l’homme, la femme n’est faite pour le bonheur parfait. Loin de penser comme ces femmes égoïstes et stupides qui demandent sans cesse le bonheur à leur mari et ne l’attendent que de lui seul, Dosithée, elle, songeait à se marier et se promettait de travailler au bonheur de son mari, sûre qu’elle était que, de ce fait, elle bâtirait en même temps son propre bonheur. Elle comprenait que le mariage est la fusion de deux âmes, deux cœurs, deux esprits qui ont besoin, pour vivre, de la vie de l’un et de l’autre. Si l’un doit souffrir, elle savait que l’autre doit subir nécessairement la même souffrance, et que si l’un doit jouir, l’autre doit partager la même jouissance. Dans la fusion de ces deux âmes il est impossible que la joie soit pour l’une et la peine pour l’autre, toutes deux doivent, subissant les lois mystérieuses de ce lien de la nature, boire à la même coupe et humer le même nectar ou vider la même lie. Enfin, Dosithée Ouellet comprenait que la femme, autant que l’homme, son compagnon, doit travailler à assurer la paix et la joie communes, et à trouver dans le foyer établi par eux ce bonheur qu’ils désirent, et que ne rencontrent jamais tant de mortels qui le cherchent hors de ce foyer.

Voilà donc ce qu’était l’héroïne de ce récit. Nous ne voulons pas prétendre qu’elle fût une créature parfaite, mais nous pensons qu’elle n’était pas loin de la perfection. Les événements qui vont suivre nous donneront peut-être raison.