Bœufs roux/03

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Éditions Édouard Garand (55p. 18-22).

III


L’heure du midi approchait.

Dosithée sortit de la dépense et, à l’aide d’un linge blanc, vint essuyer la table de bois de tremble.

— N’oublie pas, Dosithée, recommanda Dame Ouellet qui continuait de fricoter près de son fourneau, de mettre une nappe, car le père Francœur va prendre le dîner avec nous autres.

Les deux fermiers, à ce moment, silencieux tous deux, allumaient leurs pipes. Le père Francœur entendit les paroles de Dame Ouellet.

— Ah ! ben, dit-il, faites pas de cérémonie pour moi, vous savez, car je vas dîner chez nous.

— Non, non, père Francœur, intervint brusquement et impérativement Phydime, vous allez manger la soupe avec nous autres. Oui, Dosithée, ajouta-t-il sur un ton moins impératif, tu mettras la nappe, et t’oublieras pas non plus de mettre la carafe sur la table.

La jeune fille sourit et acquiesça d’un clignement d’yeux.

— Ben, ben, par exemple, bredouilla le père Francœur que le mot « carafe » avait fait rougir de plaisir, vous allez me mettre à la gêne !

Il cracha, essuya ses lèvres de la manche de sa blouse et poursuivit :

— Tiens ! Phydime, je vas t’dire, t’es toujours pareil toi, le cœur sur la main !

— Bah ! entre voisins, père Francœur, faut pas regarder s’il reste un grain de blé dans la paille qu’on donne.

— Mais toi, tu donnes toujours, et tu ne veux pas qu’on te donne !

— Hé ! père Francœur, s’écria Phydime avec un air fâché, si je veux pas qu’on me donne, c’est parce que j’ai pas besoin. Mais si j’avais besoin, je vous l’dis, je serais ben content qu’on me donne, sacré mille tonneaux !

— Vous savez, père Francœur, intervint Dame Ouellet en souriant, on sait ben que vous avez pas besoin non plus. La table chez vous n’a jamais manqué de pain. Et puis, quand mon vieux va chez vous, on sait aussi qu’il est toujours bien traité. Eh ben ! est-ce pas qu’une politesse en appelle une autre ?

— J’vous le concède ben manque, Dame Ouellet, répliqua le père Francœur. Ah ! j’vous garantis que pour ça, la politesse, j’suis pas mal comme Phydime et vous, et entre voisins je r’garde pas s’il y a un grain de blé dans la paille que je donne.

Phydime sourit en regardant sa femme, et ce sourire avait quelque chose de bizarre, sinon d’entendu. Le père Francœur, qui n’était pas fou, vit ce sourire et le saisit et il en comprit tout le sens. Aussi ajouta-t-il avec une gêne très apparente, et en regardant Dame Ouellet :

— Je sais ben aussi que j’ai eu des torts avec Phydime. Mais vous comprenez qu’on sait pas toujours ce qu’on fait, quand on veut agir trop vite.

Dame Ouellet encensa de la tête pour dire qu’elle comprenait parfaitement.

Le père Francœur poursuivit en se tournant vers le maître de la maison :

— Et t’as dû le remarquer, Phydime, depuis ce temps-là j’ai toujours essayé de faire oublier mes torts.

— Parlez donc pas de ça, dit Phydime en haussant les épaules avec ennui, c’est de la vieille histoire, mille tonneaux !

— Ah ! ben oui, appuya Dame Ouellet en se mouchant dans un coin de son tablier de toile bleue, c’est de la vieille histoire qui est ben enterrée.

Un grand silence se fit qui parut gêner tous les personnages de cette scène. Et dans ce silence, mêlés au babillage des deux enfants, qui s’étaient réfugiés dans la dépense où Dosithée avait donné à chacun une « croquette » de sucre du pays, on entendait le bouillonnement de la soupe au lard, le pétillement du bois d’érable et le ronronnement du rouet.

Après avoir minutieusement essuyé la table, Dosithée retourna sans bruit dans la dépense.

— Oui, reprit Phydime qui voulut rompre un silence qui pouvait s’éterniser, c’est une ben vieille histoire qu’il vaut ben mieux d’oublier.

Le père Francœur, tout désorienté, ne trouva rien à dire et il se mit à fumer activement, les yeux baissés.

Dame Ouellet retourna le gigot de mouton dans la rôtissoire, et le même silence se fit.

Voici la vieille histoire qu’on voulait oublier de part et d’autre, mais qu’on ne pouvait pas oublier.

Il y avait dix ans passés, Phydime Ouellet possédait un taureau qui lui avait souvent causé des ennuis par des frasques inattendues. Un jour, le taureau avait brisé la clôture de « pieux » de cèdre et sauté dans le champ du père Francœur, causant à la récolte qui mûrissait des dommages insignifiants. Le père Francœur vint à Phydime réclamer ces dommages qu’il estima à cinquante dollars. Phydime, qui était un homme juste et qui savait qu’il n’y avait point de sa faute, s’engagea à remettre la clôture en ordre et à payer à son voisin la somme de dix dollars, car selon ses calculs dix dollars couvraient amplement la perte de quelques minots de blé causés par l’animal. Le père Francœur refusa carrément cette offre équitable, ne voulant pas accepter moins de cinquante dollars. Phydime, outragé par cette demande extravagante, mit son voisin à la porte. L’autre confia l’affaire à un tribunal de justice de Rivière-du-Loup ; mais le tribunal, après avoir entendu les parties en cause, rejeta l’affaire avec dépens pour chacun des deux intéressés. Il en avait coûté $90.00 à ces derniers, chacun ayant payé la somme de $45.00. Ce procès avait été une leçon au père Francœur qui, au lieu d’empocher $50.00, avait été forcé d’en débourser $45.00, sans compter ses frais de déplacements et autres dépenses imprévues. Ça n’avait donc pas été une affaire payante, et il avait compris toute l’injustice de son action envers Phydime Ouellet. Aussi avait-il redouté que ce dernier ne lui en voulut le reste de ses jours. C’est avec cette crainte qu’il essaya ensuite de faire oublier ses torts.

Phydime était trop homme de dignité et surtout trop chrétien pour en vouloir au père Francœur ; mais, tout de même, il n’avait pu se défaire d’une certaine rancœur. Mais jamais cette rancœur ne l’aurait porté à se venger de son voisin ou à lui souhaiter du mal ; au contraire, il avait essayé de refouler ce ressentiment, il avait voulu oublier, mais, homme de cœur, l’humiliation que lui avait fait essuyer son voisin n’avait pu s’éclipser tout à fait de son esprit. Les choses en étaient restées là, le bon voisinage avait recommencé, et il n’était pas de saisons que Phydime rendît service au père Francœur, de même que celui-ci ne refusait jamais un coup de main, surtout aux époques des grands travaux où l’on avait besoin de s’entr’aider. Et, de fait, la vieille histoire avait paru enterrée.

Mais au sourire surpris sur les lèvres minces de Phydime, le père Francœur, après son allusion à ce passé, avait de suite compris que son voisin n’avait pas oublié. Aussi, en éprouva-t-il un très grand regret.

Tandis que le silence se prolongeait plus qu’on ne l’aurait voulu, Dosithée revint de la dépense avec une belle nappe de toile blanche qu’elle étendit soigneusement sur la table.

Le père Francœur jugea à propos de briser le silence et de changer le sujet de la conversation antérieure. Mais avant de parler il tira de sa pipe plusieurs grosses bouffées, cracha, essuya ses lèvres et dit :

— Phydime, j’étais venu pour t’apprendre une nouvelle…

— Ah ! ah !… interrompit Phydime en relevant son regard gris acier sur son visiteur et en retirant sa pipe. Est-ce une bonne nouvelle ou ben une mauvaise ?

— Ni bonne ni mauvaise, je pense pas, reprit le père Francœur en passant une main cuivrée et ridée dans son collier de barbe blanche. Et puis t’as peut-être appris la même nouvelle, que mon deuxième voisin, le père Michaud, s’en va aux États rejoindre ses enfants.

— Tiens, c’est vrai, j’ai appris ça hier.

— Eh ben ! il paraît qu’il vend tout son roulant, et j’avais pensé que peut-être ben tu achèterais ses deux chevaux de travail.

— Des chevaux de travail ? fit Phydime interrogativement et en fronçant malgré lui ses sourcils.

— Mais oui… J’espère ben que t’as pas envie de faire tes labours ce printemps rien qu’avec tes bœufs encore ?

— Oui, père Francœur, c’est ben l’envie que j’ai : mes bœufs sont encore assez solides pour faire les labours.

Et Phydime, en remettant sa pipe aux dents, esquissa un sourire qui en disait long.

— Ah ! ben j’savais pas ça, répliqua le père Francœur. Vois-tu, Horace, l’autre jour, me disait qu’il cherchait des chevaux à acheter.

— Tiens !… Et s’il en trouve à acheter, avec quoi va-t-il les payer ?

— Il m’a dit qu’il allait vendre les bœufs.

— Vendre les bœufs ? ricana sourdement Phydime qui ne voulait pas se fâcher. Sont-ils à lui ces bœufs-là ?

Le père Francœur comprit que Horace cherchait à tripoter des affaires à l’insu de son père, et il comprit aussi qu’il valait mieux pour lui de se taire.

Mais Dame Ouellet voulut mettre son mot, sûre qu’elle était de trouver un auxiliaire dans la personne du père Francœur.

— Moi, père Francœur, je serais ben d’avis qu’on les vende les bœufs. Oh ! c’est pas pour moi, comme vous le comprenez, ça me fait rien qu’on les vende ou qu’on les vende pas. Mais c’est pour ce pauvre Horace qui a tous les labours à faire. Ça va être long rien qu’avec les bœufs qui ne vont plus guère vite.

— Ta ! ta ! ta !… s’écria Phydime, parle pas pour rien, Phémie. Si Horace est pas capable de faire les labours rien qu’avec les bœufs, je les ferai moi !

Dame Ouellet rougit et parut d’un regard, qu’on aurait pu croire suppliant, demander l’assistance du père Francœur. Lui crut comprendre ainsi ce regard de la femme, et il dit :

— Moi, j’vas dire comme c’t’homme, Phydime, c’est pas de mes affaires, mais, tout de même, j’sais que ça va ben plus vite avec des chevaux qu’avec des bœufs. Ça fait déjà trois ans que je me suis débarrassé de mes bœufs, et je le regrette point.

— Tenez, père Francœur, répliqua Phydime, j’vas vous dire : je parle pas beaucoup, mais j’pense. Je sais tout ce qu’on dit de mes bœufs dans ma maison comme dans la paroisse. Et je me demande qu’est-ce que ça peut ben faire au monde que je travaille ma terre avec des bœufs. D’abord, je les aime, mes bœufs, ils font mon affaire, et je pense que je serais ben bête d’acheter des chevaux qui ne feraient pas mieux. Ah ! j’dis pas, quand mes bœufs seront finis… Dans ce temps-là j’crois ben que j’achèterai des chevaux, parce que je ne pense pas que je pourrai jamais ravoir des bœufs comme ceux-là. Mais tant qu’ils feront mon affaire, je les garderai ; et c’est moi qui sais s’ils font mon affaire et non les autres, pas ?

— Vous avez ben raison sur ce côté-là, admit le père Francœur qui ne voulait pas froisser Phydime et qui croyait en avoir dit assez pour plaire à Dame Ouellet.

— J’disais donc, reprit Phydime, que je sais ce qu’on dit de mes bœufs, et je sais encore pourquoi Horace est parti de bonne heure à matin avec la jument grise qu’il a attelée sur la petite carriole, c’est pour aller à Sainte-Hélène. Il me l’a pas dit, mais je le sais quand même.

Il se mit à rire doucement, tassa le tabac dans sa pipe, aspira trois ou quatre fortes bouffées, et reprit :

— Oui, à matin, quand Horace a attelé, je lui ai demandé : « Où est-ce que tu vas, mon garçon, à matin ? » Il m’a répondu en dessous : « Oh ! j’vas à Sainte-Hélène voir un homme. » J’ai souri et j’ai rien dit. Puis il est parti grand train, il voulait faire du chemin avant que la neige fonde et soit trop molle. En revenant de mon train, j’ai demandé à Phémie : « Pourquoi Horace va-t-il à Sainte-Hélène, à matin ? » Avant de répondre j’ai ben vu que Phémie hésitait. Puis elle m’a dit en dessous aussi : « Ben… j’sais pas… Il m’a dit qu’il allait voir un homme ».

Phydime se tut, cligna de l’œil au père Francœur, et se mit à ricaner en ramenant son regard sur sa femme.

Dame Ouellet, toute confuse, ne put rien dire que marmotter ces paroles :

— C’est ben ce qu’Horace m’a dit aussi !…

— Oui, oui, continua de ricaner Phydime, je le sais ben qu’il t’a dit ça ; mais tu sais comme moi, Phémie, que l’homme qu’Horace est allé voir, c’est le père Gaudias Raymond qui a deux chevaux à vendre, et je sais qu’Horace a envie de faire des marchés avec lui. Mais, père Francœur, j’vous le dis, il va certainement s’en revenir comme il est allé, c’est pas moi qui vas payer les chevaux. S’il a de l’argent, qu’il les achète, c’est bon, c’est son affaire ; mais il les achètera pas avec mes écus. Et tant qu’à vendre les bœufs pour payer les chevaux, non, j’voudrai pas. Mes bœufs, je l’ai dit, je les garde !

Et Phydime, se tournant vers la jeune femme qui, silencieuse et ne paraissant prendre aucun intérêt à la conversation, continuait de filer, s’écria :

— Hein ! qu’est-ce que t’en dis, ma bru ?

La jeune femme rougit, leva des yeux timides sur son beau-père et répondit, gênée :

— Moi, j’dis ben comme vous dites. Seulement, vous le savez, Horace est ben malade pour avoir des chevaux ce printemps.

— Oui, oui, sourit Phydime, il est ben malade, mais sa maladie va se passer, et puis à la récolte prochaine ça paraîtra plus.

Cette fois Phydime partit d’un grand rire, ce qui lui arrivait rarement, et tout le monde ne put faire autrement que d’imiter son exemple. Puis il se leva, tapa vigoureusement l’épaule du père Francœur et reprit :

— Père Francœur, j’vas vous dire mieux que tout ça… on va prendre un coup à notre santé !

— Ah ! ben, sur ce point-là par exemple, répondit le voisin en riant, je pense ben qu’on va tous s’accorder.

En effet, tous les yeux se posèrent en même temps sur une belle carafe d’eau-de-vie que Dosithée venait de poser sur le milieu de la table.

Phydime marcha vivement vers la table disant :

— Vite, Dosithée, apporte à c’t’heure le cabaret et les verres ! Moi, père Francœur, ajouta-t-il en prenant la carafe qu’il fit miroiter aux rayons du soleil, j’aime à prendre ça un peu avant de manger, parce qu’on en sent mieux l’effet. On en prend si peu souvent que ça vaut ben la peine d’en sentir un peu l’effet.

— Vous dites ben vrai, Phydime. Quand on prend ça de suite avant le repas, on sent rien et c’est pareil comme si on avait bu de l’eau.

Après ces paroles, le père Francœur se leva à son tour et alla secouer la cendre de sa pipe contre le poêle.

Dosithée reparût avec le cabaret et les verres, et Phydime, tandis qu’un silence religieux planait à peine troublé par le babillement des petits dans la dépense, versa de fortes rasades pour lui-même et son voisin, et des demi-rasades pour les femmes. Puis il prit son verre et tendit le cabaret à Dosithée pour qu’elle fît « la ronde ».

Lorsque chacun eut son verre en main, Phydime porta le sien à ses lèvres en disant :

— Allons… à la santé !

Les deux hommes vidèrent leur verre d’un trait, mais les trois femmes y allèrent plus doucement. Dosithée elle-même ne dédaigna pas de vider à petites gorgées son demi-verre, mais non sans faire de délicieuses grimaces dont parut s’amuser beaucoup Phydime.

Il s’écria joyeusement :

— Hein ! ma Dosithée, ça colle aux tripes ?

— C’est de la bonne boisson ! admit le père Francœur en faisant claquer sa langue.

— J’crois ben : c’est de la bonne boisson, et ça fait du bien non seulement aux hommes et aux femmes, mais aussi aux filles, hein Dosithée ?

La jeune fille acheva de vider son verre et répondit en souriant :

— C’est vrai, papa, un petit verre comme ça ne peut pas faire de mal et c’est agréable !

— Et ça rend l’esprit joyeux… chanta Phydime.

On se mit à rire aux plus beaux éclats.

La gaieté était revenue.

Aussitôt Dame Ouellet et sa fille, aidées par la bru qui avait quitté son rouet, se mirent à tremper la soupe dont le père Francœur renifla l’arôme avec amour. On disposa sur la table la vaisselle de pierre blanche, puis on posa, dans un grand plat, le gigot de mouton.

Phydime surveillait ces apprêts d’un œil content.

Lorsque, dix minutes après, il vit que tout était servi, il se leva et cria :

— Allons, à table, père Francœur !

Phydime prit sa place accoutumée à une extrémité de la table et demeura debout, mais non face à la table, face au mur où était accrochée une grande croix d’ébène entre deux rameaux bénits. Dame Ouellet prit place à droite de son mari, le père Francœur à gauche avec la bru à son côté. Dosithée se tint près de sa mère. Lorsque chacun fut à sa place, Phydime fit un grand signe de croix et, recueilli, il prononça à voix basse mais distincte, ces paroles :

« Seigneur, bénissez notre pain, le pain que vous nous avez donné, et que grâces vous en soient rendues ! Ainsi-soit-il ! »

Tous répondirent : « Ainsi-soit-il », puis un autre signe de croix termina cette prière dite « Le Bénédicité » dont nos familles paysannes conservent si bien la belle coutume.

L’instant d’après on mangeait gaiement tout en parlant de choses et d’autres. Les deux petits enfants, appelés par leur mère et assis près d’elle, mêlaient à la conversation leurs petites espiègleries.

Là, on sentait le bonheur planer !

Les rires se croisaient, la vaisselle heurtée par les ustensiles rendait un son joyeux, et la soupe fumait gaiement dans les rayons de soleil qui, entrant par une haute fenêtre, emplissaient la table.

De même que les ciels les plus clairs s’obscurcissent à la passée des nuages, de même le bonheur des hommes s’obscurcit par les soucis qui passent ; et ce jour-là un nuage allait passer dans le firmament rayonnant de Phydime et de sa famille.