Baal ou la magicienne passionnée/02

La bibliothèque libre.
◄  Tsadé
Iod  ►


II

SAMECH



II

SAMECH


— N’est-ce pas que cette conception du diable repose l’esprit ?

Je regardai Palmyre avec gaîté. Elle me désignait une toile de Louis Hornéatz, où je n’aurais jamais imaginé voir aucun diable. Des fleurs étranges, épanouies en gerbe, et, là-dessus, une ombre longue, en forme de fuseau, d’une couleur rousse, qui heurtait de façon inattendue les nuances des fonds et celles des fleurs. À dire vrai, en laissant l’intuition opérer en soi, on finissait par ressentir devant cela une sorte de gêne, impossible à expliquer et à traduire.

Je remarquai :

— Je suis loin de trouver cette toile reposante. C’est aussi déplaisant à méditer que certains cauchemars d’Odilon Redon.

— Ta réflexion confirme la mienne. L’idée du diable étant absolument pénible, elle prend ici un charme qui, sans cesser d’être esthétique, reste diabolique, c’est-à-dire irritant.

— Mais où est le diable et qu’y a-t-il de diabolique dans cette toile innocente ?

Palmyre rit franchement.

— Le diable n’est pas dans cette toile, Renée, il n’y a là qu’une sorte de figuration, une esquisse, un symbole plastique, mais il est clair.

— Pour moi il est à la fois obscur et ingénu. Ces fleurs sont peintes avec une méconnaissance certaine de la botanique, ce ciel est d’un gris sale, d’un gris à accompagner un enterrement…

— Ah, tu vois bien que tu y viens ! tu restes, malgré toi, sensible à ce tableau. Donc il représente exactement…

— Voyons, allez-vous prétendre que ce fuseau gris-roux, là, en diagonale, suffit pour sataniser un tableau.

— Mais, petite, c’est comme ça que le diable apparaît.

— Non ! dites, ne proférons pas de bêtises, le diable ! quel diable ! et quand le voit-on ?

— Mais enfin, Renée, tu n’ignores pas qu’il y a des actes mauvais, défendus, nuisibles, malfaisants…

— Bien entendu, mais ils sont tels selon les sociétés terrestres qui ont établi des règles morales à leur gré. S’il y a des êtres intelligents dans l’autre monde, ils ont d’autres notions du bien et du mal et les nôtres ne leur paraîtraient sans doute que des sottises. Le diable n’a rien à y faire.

— Tu as raison, Renée, pour partie. Comme tant de gens débordants d’esprit, tu raisonnes juste jusqu’au point où une généralisation abusive te rejette dans l’erreur. Il y a, parmi les actes choisis ici-bas pour figurer le bien et le mal, des actes qui sont tels dans l’absolu, et dont le commandement ou la défense valent dans les dimensions supraterrestres.

— Voilà qui me paraît, pour redire un mot de vous, bien « anthropomorphique » ?

— D’accord ! Mais sache que je puis te montrer par exemple, contrairement à ce que disent les morales, que la pudeur est satanique…

J’ouvris des yeux ronds et questionnai avec ironie.

— La chasteté aussi ?

— Non ! Et encore faudrait-il expliquer le sens du mot pudeur, que j’emploie pour désigner spécialement la chose, le… sentiment de ce nom lorsqu’il se développe chez les êtres qui savent…

— Tiens ! je vous devine à peu près. Mais que de difficultés à votre thèse.

Palmyre eut l’air froissé.

— Il n’y a pas de thèse, il y a un fait. Quant aux difficultés morales « livresques », elles sont inexistantes pour moi. Il n’y a pas de morale quand il y en a mille. Tu sais bien que la morale suit la vérité, bonne en deçà des Pyrénées, mauvaise au delà.

— Admettons. Mais vous ne m’avez pas dit ce que vous nommiez satanique ou diabolique. Je ne vous imagine pas en sorcière médiévale faisant ses dévotions à Belzébuth.

— Baal…

— Bon ! Vous savez bien que c’est le même.

— Son nom est bénéfique, mais il faut le prononcer bien.

— Heu ! C’est comme ça qu’on le prononçait en Judée et autres patelins asiatiques, voici trois mille ans.

— Oui ! en aspirant la première lettre et gutturant la troisième.

— C’est si important que ça le prononcé d’un mot ?

— Ineffablement !

Je me mis à rire.

— Je finis par ne plus savoir faire le départ entre votre sérieux et vos plaisanteries.

— Ça ne fait rien, et c’est très bien ainsi. Mais Baal, précisément, le diable ou le satan dont je parle, n’est pas un personnage ou une forme d’existence, comme on le croit, suprahumaine, avec une étincelle divine et une volonté maléficiée. Du moins, je ne le connais pas tel. Écoute, Renée, tu jettes une pierre en l’air, elle peut te retomber sur la tête, n’est-ce pas ?

— Dame !

— Tu donnes un coup de poing dans une vitre, tu peux te couper ?

— Évidemment.

— Eh bien, les actes humains, les mauvais plus que les bons, sans doute parce qu’au fond il n’y en a pas de vraiment bons, les actes humains sont tous susceptibles de répercussion de ce genre, mais dans une dimension supérieure de l’Être. Tu fais une chose mauvaise, sans vouloir ici la désigner, c’est comme si tu accomplissais une de ces actions qui comportent tout de suite leurs conséquences. Satan, c’est la force inconnue, consciente ou matérielle — car la vitre cassée te punit sans le savoir — qui rend en plaisir l’effort fait pour le mal, et qui par conséquent pousse à le renouveler. Ou bien encore il le rend en anxiété, cette anxiété qui est le vrai vice des hommes.

Je fermai les yeux. Il y avait là, dans les explications de Palmyre, toute une doctrine de morale pure, et une explication des choses humaines. J’aurais voulu pousser le raisonnement un peu loin, mais elle reprit sans plus :

— Comprends-tu que Baal correspond à ce « démon de la perversité » dont parle Edgar Poe ?

— Oui. Mais à votre avis, ce Baal est-il une force non pensante, d’un domaine évidemment supérieur à notre monde, mais toutefois et seulement matérielle sur quelques dimensions exorbitantes de la terre ? Ou bien si ce serait un être, des êtres ?…

Elle hésita.

— Je crois que c’est un être, peut-être une pluralité d’êtres, peut-être tout un monde externe à nous dont la raison d’exister soit pourtant sur terre.

— Mais le bien absolu disparaît si un monde extérieur au nôtre n’existe que pour pousser le nôtre au mal.

— Qui te le dit ? Le parasite, étouffe parfois le chêne…

Je me risquai :

— Il me semble que sans tenir compte du bien absolu, vous devez être, comme je vous devine, tentée d’aimer Baal, ou un des Baals qui vous… hantent.

Elle leva un doigt :

— Je suis nantie de pouvoirs rares et étonnants. Ils sont limités, d’ailleurs, et fragmentaires ; de sorte que, dans bien des cas, je puis faire le plus et suis incapable de faire le moins. J’ai, dans certaines voies mystérieuses, une sorte d’autorité ; et je suis peut-être seule sur terre à posséder cela. Je puis beaucoup plus que je ne sais, d’ailleurs. Ma science est un empirisme magique, non pas un édifice rationnel — à supposer, ce qui est probable, qu’il y ait un type de raison pour expliquer l’occultisme dans lequel je vis. — Mais enfin, avec tout cela, et mieux peut-être, car je ne saurais plus dire à une incrédule comme toi ; avec ce que je sais et puis faire, malgré tout, je reste un être à faiblesses, et je ne suis pas meilleure que les autres.

— Que moi ?…

— Je suis à certains égards terrestres plus mauvaise que toi. Songe que les hommes les plus civilisés de notre temps, ne sont pas pour cela dépouillés des vices qui animaient il y a vingt ou trente mille ans les sculpteurs de la Vézère ou de l’Ardèche qu’on a nommés Magdaléniens. Ainsi je suis ! Mon pouvoir me plaît parfois à utiliser malement, et j’ai goût dans ma puissance à ne point me conduire plus noblement que toutes autres femmes. Le démon de la perversité est puissant en moi. Je m’apparais comme ces milliardaires qui sous une pluie battante se font rendre un sou de monnaie par le camelot crieur de journaux ; comme ce banquier, le plus puissant de Paris, qui ne se trouvait… capable d’aimer sa maîtresse que dans un taudis d’hôtel meublé, sur des draps sales, et avec le danger de se faire assassiner partout autour de lui. Me comprends-tu ?

— C’est humain, tout cela !

Palmyre se dépeignait bien. Elle aimait à jouer vicieusement des puissances effarantes qu’elle détenait. Et ses comparaisons étaient belles. L’excès des pouvoirs décourage d’en user, ou bien alors il porte à ne le faire que perversement. Elle me regardait, allongée sur un sopha, fumant une cigarette verte dont l’odeur d’encens m’agaçait. Je la retrouvais comme avant l’affaire de cette pauvre femme déjà morte qui était allée seule — y songer m’était atrocement pénible — se faire écraser par une rame du métro.

On sonna. Palmyre questionna la servante. Le client était un homme inconnu.

— Viens, Renée, voir ce que veut cet oiseau. Notre conversation m’a donné envie de rendre cet homme tout à fait fou s’il est amoureux.

 

Le visiteur était digne, correct, bien élevé et méfiant. Quarante-cinq ans environ, l’air froid et parlant bien.

Palmyre le questionna avec habileté, Elle avait un art prodigieux de confesser les gens. Ses yeux, sa bouche, ses mains, le ton de sa voix constituaient une sorte de jeu magnétique auquel obéissaient les plus rebelles. Le visiteur cherchait visiblement à dire le moins possible de ce qui le concernait. Il n’était pas venu exposer sa vie et ses comportements intimes, mais quérir un philtre, un talisman, un secret, enfin quelque chose par quoi l’amour de sa femme lui reviendrait.

Palmyre questionnait encore, subtilement, et nous sûmes que ce personnage s’entendait fort bien avec sa femme, que nul nuage n’apparaissait dans le ménage et que l’amour dont il était sevré était tout bonnement « le plaisir des époux ».

Palmyre poussait toujours son habile interrogatoire et je fus éberluée, car je compris ceci : La femme de notre client ne se refusait pas, mais elle apportait dans l’exécution de ses « devoirs » un manque d’entrain, des pudeurs si injustifiées — pour une épouse de dix ans — que le mari, découragé, perdait tout son… enthousiasme. Il voulait qu’on fit de sa femme une bacchante un peu ardente. Palmyre dit :

— Revenez demain, même heure. Je vous donnerai ce qu’il faut.

L’homme se leva. Je reconnus le goût de la sorcière pour les surprises déplaisantes, venant en douche écossaise, quand elle dit au visiteur prêt à se retirer :

— C’est trois mille francs.

Elle n’avait fait aucun geste, mais le ton de sa voix, impératif et catégorique, disait : « C’est trois mille francs à verser tout de suite. »

Il me parut que le client allait se cabrer, mais Palmyre avait introduit un tel air de dédain dans sa courte phrase, son accent signifiait si évidemment qu’elle tenait l’homme pour incapable de verser trois mille francs, que, fouetté, il ouvrit son portefeuille et en tira trois grandes coupures. Il les tendit, Palmyre ne leva pas la main, et je dus les prendre. Le mari passionné sortit profondément humilié.

Aussitôt qu’il eut été reconduit, Palmyre m’emmena en riant.

— Hein, Renée, nous l’avons, l’individu qui proteste contre la pudeur. Tu vas voir Baal, peut-être, c’est lui qui l’inspire, et mieux demain. En tout cas, c’est à lui que nous avons affaire ici. Si sa femme venait maintenant nous prier de rendre son mari amoureux, nous aurions en mains les fils de la plus extraordinaire intrigue sexuelle.

Je remarquai :

— Mais la femme ne va pas venir nous prier d’exciter son époux, puisque de toute évidence, l’amour lui est désagréable et elle doit trouver déjà le mari bien trop exigeant.

Palmyre éclata d’un rire jeune et charmant. Elle se roulait sur un divan vaste, en proie à une hilarité incoercible.

Je dis, un feu vexée :

— Je ne vois pourtant pas ce qu’il y a de drôle dans ma remarque ?

— Mais si, Renée, c’est drôle. Tu es si peu experte aux affaires de… cœur ? J’en ris parce que tu es savante en toutes choses. Tu ne manques pas de connaissances même psychologiques et fort délicates. Mais ce dont il s’agit ici ne s’apprend pas dans les livres.

Tu es prête à croire que l’on puisse sortir de la logique commune en matière d’occultisme. C’est, en toi, un gain récent. Toutefois, tu persistes à imaginer que les règles normales du raisonnement valent en tout ce qui ressortit à la vie de ce monde. Tu te trompes infiniment. Il existe des problèmes mentaux plus subtils que la perception des hyperespaces. Ainsi le problème de morale sexuelle posé par ce client est complexe.

Un mari vient se plaindre parce que sa femme n’est pas sensuelle. Alors, la raison dit, selon toi, primo que la femme est froide et n’aime pas l’époux, secundo que peut-être l’homme est trop ardent. C’est bien ça ?

— Je ne conçois même pas un autre raisonnement.

— Ah ! tu ne conçois pas, petite prétentieuse ! Eh bien, il y en a un, peut-être le bon, et tu vas le connaître.

On sonnait à la porte A 2 (les portes étaient A l, A 2, B 1, B 2, C 1, C 2). En A 2 venaient les gens prudents, effarés, timides, craignant d’être vus. La porte, par de nombreux escaliers et couloirs, menait à un petit magasin de fleuriste et l’on semblait, ayant affaire à Palmyre, entrer ou sortir de ce magasin. Peu de personnes usaient de cette voie.

On téléphona que c’était une femme inconnue et visiblement inaccoutumée aux démarches chez les sorcières.

— Renée, tu sauras plus tard en quoi tu raisonnes mal touchant notre homme de tout à l’heure. Allons voir cette cliente. Elle aussi — j’en ai idée — nous réserve matière à discussion. Et tu as besoin, sur les problèmes de sentimentalité… vulvaire, de compléter ton instruction.

Nous trouvâmes une jolie femme, un peu fanée sous les yeux et aux commissures, mais belle toujours, élégante, correcte. Elle était peu habituée aux cérémoniaux d’occultisme, car, à la vue de Palmyre, elle trembla visiblement. Cette grande femme vêtue de noir, aux yeux sombres et fixes, à la bouche sinueuse et rouge, aux gestes lents et affirmatifs, lui dut paraître étrangement maléfique. Elle s’exprima difficilement, Palmyre comprit. Elle s’assit et manifesta une douceur inhabituelle. Peu à peu la visiteuse parut prendre confiance,

— Votre mari ne vous donne pas toutes les joies qui seraient convenables, dit la sorcière avec lenteur.

La femme fit « non » avec étonnement.

— Il ne vous refuse pourtant pas d’argent.

— Certainement pas, dit la « cliente ».

— Je crois même qu’il se plie très volontiers à vos caprices.

— Oui ! Pour cela, je n’ai rien à désirer.

— Mais l’amour ?…



— Je lis sur vos traits qu’il donne toute l’apparence de l’amour, sauf les réalités.



— Pourtant il n’aime pas ailleurs.

— N’est-ce pas, qu’il n’aime pas ailleurs ?

La femme se lançait à corps perdu dans le dialogue :

— Je me demande souvent s’il a une maîtresse qui l’épuise et le rende incapable, à la maison, de me manifester son affection, à laquelle je crois.

— Eh bien ?

— Je l’ai fait surveiller. J’ai les rapports de l’agence de police privée. Il n’a pas de maîtresse… Alors, pourquoi ? pourquoi ?

Palmyre demanda :

— Vous avez apporté son portrait ?

— Oui ! on m’a dit que cela pouvait être utile, pour ensorceler…

— Montrez !

La femme tira de son sac à main une photo 6 ½ 9. Palmyre et moi nous penchâmes dessus : … C’était le client de tout à l’heure, sans qu’aucune hésitation fût possible pour le reconnaître.

Je tombai dans un abîme de stupeur, et, revenue sur ma chaise, je me plongeai dans des réflexions capricieuses. Que signifiait cette aventure absurde. Ces gens mentent, ou sinon, comment expliquer que tous deux, désireux d’amour réel, se montrent ardents en se présentant eux-mêmes et glaciaux au gré du conjoint ?

Si on aime et si l’on a envie d’être aimé, il me semble difficile de donner au partenaire l’impression qu’on est de glace, d’autant que ce partenaire, enflammé lui-même, ira au devant de vos désirs.

Pourtant, le fait était là…

Palmyre questionnait toujours. Elle obtenait de la femme, une bourgeoise pudique et éduquée, des confidences d’une crudité si médicale que j’en étais gênée, encore que dans mes réflexions je ne les entendisse qu’à demi.

La terrible sorcière n’avait pas besoin de savoir tout cela, mais sa perversité naturelle se réjouissait de mener cette visiteuse mondaine dans un abîme de confidences sexuelles qui eût répugné à une prostituée. Elle voulait aussi utiliser son pouvoir dominateur à sa limite.

Ses yeux de proie fascinant la « cliente », sa voix grave et harmonieuse questionnant avec netteté, elle avait pris en quelques minutes un ascendant vraiment démoniaque sur cette visiteuse que rien déjà n’effarait plus.

Mais si loin qu’on pousse la précision dans un questionnaire de ce genre, la matière est vite épuisée, d’autant que la questionnée n’avait aucune imagination du vice et parlait avec une ingénuité de petit enfant.

Palmyre dit enfin :

— Madame, vous reviendrez demain à quatre heures exactement. Vous passerez par le même chemin pour monter ici. J’aurai préparé ce qu’il faut pour que dès demain soir, votre mari vous donne des preuves non équivoques d’affection.

Les yeux dilatés, comme si elle évoquait en elle-même des tableaux voluptueux et admirables, la « cliente » dit :

— Il n’y aura pas à lui faire boire quelque chose ?

— Non !

— Parce que, je n’oserais pas. J’aurais peur !

— Rien à boire, rien à dire, rien à faire. Vous viendrez ici. Je vous laisserai une heure dans une pièce spéciale dé mon appartement, Quand vous en sortirez, vous emporterez avec vous une telle capacité de passion, un tel pouvoir d’affoler votre mari, que…

— Que ? dit-elle avec une expression gourmande et épouvantée.

— Que peut-être vous verrais-je dans peu de jours, lassée par tant d’amour, venir me dire de calmer votre époux.

La femme eut un sourire incrédule, mais avec un peu d’hypocrisie, car son sourire de désir illimité démentait ses paroles, elle murmura :

— Dans ce cas, vous ne me refuserez pas votre secours.

Palmyre rit très haut :

— Si, madame, je vous le refuserai : C’est à prendre ou à laisser. Il faut, dans la vie, de la continuité en ses désirs. Ce que vous me demandez en ce moment est difficile, complexe, plein de dangers — pour moi — et d’une grande importance. Je ne le ferai pas pour le défaire ensuite. Réfléchissez bien. Voulez-vous voir votre mari se conduire avec vous en amant, et avec toute la fougue et la violence qui correspondront à vos désirs secrets. Voulez-vous, ou si vous renoncez ? Votre mot final : oui ou non, songez-y, à la valeur d’un pacte.

La femme se leva, d’une détente des reins qui sembla la propulser vers un amoureux invisible.

— Je veux ! dit-elle.

— Bien ! À demain ! dit Palmyre.

 

Nous étions revenues dans le studio aux peintures, devant le paysage diabolique :

— Renée, tu es convaincue, cette fois, que j’avais raison lorsque notre conversation fut interrompue. Nous avons eu la chance d’un exemple certain : Cet homme et cette femme s’aiment, ne se trompent pas, et sont de glace ensemble, quoiqu’ils en aient et malgré leur feu intime. Qu’en dis-tu ?

— Je ne comprends pas, voilà tout. Ou plutôt j’imagine qu’ils nous mentent.

— Tu as tort. On ne me ment pas.

— Enfin, il faut bien voir clair dans cette situation imbécile.

Si ce mari aime sa femme, a envie d’elle et la trouve — comme elle est — amoureuse et animée du même désir, de quoi se plaint-il ?

Et de quoi se plaint-elle puisque lui n’a que l’ambition de satisfaire la passion qui précisément l’anime, elle ?

Ce sont deux fous !

— Ce sont des êtres normaux, Renée, et comme il en est des milliers, des millions par le monde. Si tu t’es quelquefois demandé comment tant de couples, qui semblent s’aimer au fond, sont pourtant toujours hostiles en fait ; pourquoi l’adultère florit avec une telle abondance qu’il semble correspondre à un besoin social, tu as la réponse à ces questions. Ce couple s’aime, mais il ne s’aime pas comme l’amour réclame qu’on fasse. Homme et femme s’aiment avec des préjugés, avec des idées fixes relatives à l’amour, avec une « attitude mentale » qui diffère chez lui et chez elle. Me comprends-tu ?

— Pas du tout.

— Qui aurait cru que Palmyre garderait une secrétaire aussi naïve que toi sans lui donner tous les vices ? Tu es aussi innocente depuis que tu es ici que tu fus auparavant.

— Mais je n’ai rien vu ici de corrupteur.

— C’est l’atmosphère, Renée ! Elle suffit pour corroder les pudeurs et les chastetés les plus résistantes. L’atmosphère de ma demeure est terrible, à ce sujet. Tous les employés et domestiques que j’ai utilisés sont devenus des monstres de lubricité. Toi seule !…

— C’est que, ne croyant pas, j’ai échappé à l’atmosphère.

— Ah ! tu devines bien. Voilà précisément la corruption qui commence en toi. Oui, c’est par la foi que le vice pénètre dans les âmes. Le scepticisme est une armure.

— Eh bien ! me voilà fraîche maintenant que vous m’avez exposé vos talents avec assez de précision pour qu’aucun doute ne reste sur leur existence.

— Ne te tracasse pas. Le vice a son charme.

— Heu ! je me trouvais bien jusqu’ici. Mais je tâcherai de me défendre. Dites-moi donc enfin comment ce couple paradoxal peut se plaindre de manquer d’une ardeur dont il déborde. Cela, je ne puis le digérer, ni ce diable que vous faites intervenir là dedans, sous forme d’un fuseau roux.

— Renée, il faut avoir vu vivre de près des amants pour comprendre.

— Alors personne ne comprend, car les amants ne vivent généralement pas en public leur intimité.

— Plus que tu ne crois. Mais je ne veux pas te mettre devant les yeux des choses que tu finiras bien par voir seule, — c’est cela « voir », — si même tu n’y participes pas.

— Non, vraiment ! je dirai même que plus nous parlons de ces choses, plus nous entrons dans le détail de leur examen, moins cela me semble appétissant. Sujet d’étude, oui ! comme on se passionne pour l’examen d’un néoplasme cancéreux, et qu’on passera des heures l’œil à l’oculaire d’un microscope pour voir proliférer les cellules néoplasiques. Rien d’autres !

— Supposons-le, Renée, supposons-le ! Mais voyons ce cas ensuite : Notre homme et sa femme ont été éduqués de façon différente. Ils se sont mariés avec des préjugés plein l’esprit, et plein les sens. Le début du mariage entraîne toujours une fièvre qui piétine les préjugés, mais ensuite, l’éducation reprend le dessus et les impulsions de l’instinct font honte.

Me suis-tu, jusqu’ici ?

— Mal !

— Ah, Renée, je n’aime pas à m’exprimer là-dessus comme dans les livres obscènes, avec un grand luxe de détails. Il faut que tu comprennes. Je vais tenter un exemple. Voici un homme bien élevé qui s’est, durant d’impuissants rêves adolescents, laissé hanter par l’idée des nudités féminines.

Le fait est fréquent. Il correspond à la haine du catholicisme pour le nu. Le nu prohibé devient chez certains un excitant souverain, puis, avec l’âge, le seul.

— Je vous suis.

— Suppose maintenant une femme dont l’éducation ait porté et réussi à imposer dans l’âme la honte du nu.

Cette femme ne perdra pas tout tempérament, elle pourra, provisoirement, oublier son horreur de la nudité, mais, avec l’âge encore, l’éducation profondément soudée aux instincts ramènera la honte du nu.

Marie ensemble, cet homme et cette femme ; fais-les aimer aussi passionnément que tu voudras, lorsque la fièvre des premières expériences sera passée, tu les verras impuissants à se prouver leur amour. Elle sait que son mari la voudrait nue, et sa honte domine son désir de le satisfaire. D’ailleurs elle pense que la nudité nuit au véritable amour, lui croit lire, dans la honte de sa compagne, une froideur qui suffit à le glacer, et tous deux, incapables de réaliser leur affection contre les inhibitions artificielles qui possèdent leur volonté, sont plus séparés que par des abîmes ou des océans.

— Vous m’ouvrez d’étranges perspectives.

— Rien que le vrai. J’ai choisi deux impulsions très connues : la honte d’être nue chez la femme et le goût de la nudité par l’homme chez sa partenaire. Mais il en est d’autres, une infinité d’autres. L’amour se soumet souvent à de très minuscules clauses et leur non-accomplissement l’annule lui-même. y a des formules de vie, de paroles ou d’actes qui sont inoffensives en réalité, mais pour tels elles sont érotiques. Il ne suffit pas à la femme de se sentir aimée, il faut qu’on lui parle amour selon une clé, dont elle n’a pas conscience, quoiqu’elle en soit pénétrée. Sans la clé, elle reste de glace, malgré la flamme secrète qui la domine. Et ce que je dis pour la femme vaut pour l’homme. Si le catholicisme a si prodigieusement développé l’érotisme, c’est que par ses inhibitions générales, il a développé les hantises secrètes. Par son éducation antisexuelle, il a multiplié les attitudes fixes, nées d’une fissure mental par où la sexualité comprimée trouva son issue. Et ces attitudes mentales gouvernent rigidement la sexualité de leurs possesseurs. D’où ceci que des millions de mâles ne peuvent trouver que chez les prostituées, d’occasion ou de métier, à relâcher l’emprise d’un instinct intellectuellement dévié. La femme, toute disposée qu’elle soit à satisfaire son époux, a souvent des arrêts dans l’esprit, elle aussi, et, en tout cas, elle ignore comment fonctionne la mécanique spirituelle du partenaire. D’où erreurs, bon vouloir sans sanction et découragement que le conjoint juge précisément être la mort de l’amour. Voilà pourquoi, Renée, avec cette éducation qu’on donne aux jeunes gens, ils ont besoin, devenus hommes, rien qu’à Paris, des quelque deux cent mille prostituées de la ville Lumière, une pour six à sept hommes et peut-être plus… Ainsi Baal règne, car c’est lui qui commande au vice, et, le récompensant d’un plaisir, le rend immortel.

— Baal ! Le diable — c’est le moment de le dire — m’emporte si je songeais à lui. Votre petite peinture sur laquelle nous avons commencé d’en parler me semblait devenue si naïve !…

— C’est sur lui que tout repose, Renée. Lorsque la pudeur — car la honte et l’amour du nu sont deux aspects antinomiques de la pudeur — lorsque la pudeur règne et trouble les rapports entre époux, il y a une force, consciente ou non, je te l’ai dit, qui exaspère les rancunes et, par une série de « chocs en retour », apporte une amertume croissante dans l’âme des époux mécontents. Alors naissent l’adultère, et les inversions sexuelles. C’est Baal ! Si tu veux, cela peut être un effet semblable, mais inverti, à la « vengeance » de la vitre qui te coupe lorsque tu la frappes de la main. Rien ne se perd, de toutes les actions, de toutes les pensées même des humains. Et certaines créent précisément un obstacle irrésistible ou des obstacles croissants jusqu’à l’irrésistibilité devant la réalisation même de leur impulsion correspondante.

— C’est Baal !

— Que le nom te semble mythologique, je l’admets, mais n’en ris pas. Le jour où vint la jeune femme que j’ai dû faire revivre pour qu’elle pût quitter d’ici et perdre la vie ailleurs, n’as-tu pas vu ce qui m’advint avec le monstre issu du miroir magique ?

— C’est Baal !

— Si ce n’est lui…

— … C’est son frère.

— Tu l’as dit. Il y a peut-être une légion de Baals occupés à chercher une incarnation, une reviviscence, que sais-je ?

— Les apparitions par truchement des médiums, les matérialisations : Katie King, les réincarnés… et cœtera, alors, c’est…

— Mais oui, Renée !

— Tout de même, votre Baal personnel avec ses tentacules, était bien plus laid que les photos de Crookes et autres. En somme, il n’avait rien pour plaire.



— S’il y a une morale, dans la quatrième dimension et les dimensions supérieures, il devrait y avoir aussi une esthétique.



— Que devient le Pensieroso de Michel-Ange dans la quatrième dimension ?



— Et une toile cubiste de Metzinger, ou une — révérence faire — sculpture d’Archipenko ?

 

Palmyre rêvait sans m’écouter. Allongée sur le divan, les mains sous la nuque, une jambe pendante au sol, l’autre pliée, le genou haut, elle offrait une extraordinaire silhouette de divinité grecque, peinte au flanc d’un vase. Sous les bras dont les muscles étaient bien détachés, on voyait commencer les dentelés et l’aisselle glabre faisait une double rainure au milieu de laquelle une langue de chair blonde était gonflée. Des hanches au genou, sous la soie molle et noire, on lisait le dessin des fibres musculaires. L’aîne repliait l’étoffe étirée par le genou levé et le ventre convexe bombait, vêtu strictement jusqu’au dessous de la poitrine. Là, des plis transversaux coupaient la draperie qui s’érigeait, faisant une courte vallée entre deux seins gonflés et droits. Le profil de la sorcière, avec son nez presque exactement dans l’axe du front, la sinuosité écarlate de la bouche et la courbe élégante d’un menton maigre et énergique, faisaient songer à mille aspects de masques méditerranéens, aujourd’hui perdus dans le métissage des races, et que l’art de peuples disparus nous a légués en œuvres usées par les siècles, en Crête, à Chypre, à Tyr… Chère Palmyre ! La sorcellerie telle qu’on la lui voyait réaliser, avec ses pouvoirs en quelque façon souverains, cette espèce de despotisme sur les choses, l’ironie insaisissable de cette salacité qu’elle étalait en paroles, alors que je ne lui savais aucun amant, tout enfin, dans ce moi paradoxal attirait et portait à une affection délicate. Mais elle décourageait la sentimentalité. Elle avait du goût pour le vice, non pour le vice vécu mais pour le vice créé. Il y avait en elle quelque chose de désespéré qui se voulait satanique. Étrange femme, dont j’eusse aimé connaître les faiblesses !

Elle avait une énergie prodigieuse, et une sorte de passion pour les attitudes molles d’odalisques. Je suis certaine qu’elle se sentait regardée par moi tandis que je songeais tout cela. Pour cette cause elle s’immobilisait avec une intention qui me restait obscure.

Elle décroisa ses mains, les plaça sur son genou levé, et accusa ainsi la dislocation du bassin, faisant presque l’équivalent de ce que les danseuses nomment « le grand écart ». Le fourreau de soie qui la vêtait, cousu étroit, se tendit comme une voile par gros temps, entre les deux genoux.

Du jarret étroit à la cheville mince, la jambe pendante à terre était, à elle seule, belle comme un beau corps. La douceur de l’infléchissement du mollet, la grâce de son épanouissement qui se refermait plus haut comme une tulipe, tout ce jeu de lignes incurvées, limitant une vie active dans une chair chaude, emplissait le regard d’une sorte de joie harmonieuse. Le pied, maigre et petit, chaussé d'une sandale rouge, large de deux doigts, s'agitait sur la cheville comme une bête attachée. Alors Palmyre tourna vers moi ses yeux magnétiques. Je vis, au milieu des sclérotiques lunaires, jaillir une sorte de flamme orangée. Je crois que les iris de l'étrange sorcière étaient non point circulaires, mais fusiformes. Je sentais une sorte de chaleur panique venir à moi par ces yeux. Ils contenaient quelque chose de félin mélangé d'un mystérieux au-delà. Je bandai ma volonté et me dirigeai vers la porte. Il me parut qu'elle résistait, puis je l'ouvris. Quand je la refermai, Palmyre ne me regardait plus.

 
 

Je couchais parfois chez Palmyre, qui possédait de quoi loger un bataillon d'infanterie. Mais ce soir-là, je jugeai intéressant de méditer seule sur tout ce que m'avait exposé la sorcière. M'avait-elle dévoilé quelque chose ? Je restais dans l'étrange posture spirituelle d’une personne qui hésite à changer de religion. Vraiment, ce que j’avais vu n’était pas douteux. Non plus la parfaite concordance des réalités et des explications de Palmyre. Elle me semblait pourtant obéir à une étrange sentimentalité anthropomorphique lorsqu’elle donnait une identité, une personnalité au « démon de perversité » qu’elle nommait Baal.

Le propre de toutes méditations sur l’occultisme c’est comme en religion, — que sans une croyance préliminaire, sans un acte de foi sur lequel on puisse ensuite bâtir, tout apparaît de fantaisie. Plus l’édifice mental qu’on construit est équilibré, moins on y croit.

C’est comme les châteaux moyen-âgeux que Gustave Doré prodigue dans son illustration de Rabelais. Ils sont d’autant plus agréables à contempler qu’on est certain de leur impossibilité architecturale, mais encore est-on incapable de dire là où commence cette impossibilité. Toutefois, ce qui me passionnait, c’était les deux époux amoureux et hostiles qui devaient venir le lendemain après-midi chez Palmyre, à une demi-heure d’intervalle. Que ferait-elle d’eux ? J’étais anxieuse de le savoir et quoique certaine qu’elle put agir sur les âmes et les sens de ce couple, je n’arrivais pas à concevoir ce qu’elle pourrait réaliser. Elle ne possédait pas — du moins ne me l’avait-elle pas dit — de moyens d’action pour modifier une personnalité. Ces-gens avaient une façon contradictoire de s’aimer. Il faudrait qu’elle pût changer quelque chose en leurs cerveaux si elle voulait qu’ils vécussent ensemble une nouvelle vie. Ferait-elle cela ?

J’allai me promener, le soir venu, au Bois de Boulogne. Cette promenade a mauvaise renommée, mais pourtant quoiqu’elle me fut familière, je n’y avais jusqu’à ce jour jamais rien vu de fâcheux. Des amants qui s’appliquaient, des amoureux en train de se le prouver et des indifférents en voie de se faire amoureux. On voit ça dans toutes les villes du monde, et même dans la prude Angleterre. Le promeneur n’a qu’à laisser autrui goûter en paix son divertissement.

Mais ce soir-là, je fus gênée, sitôt franchie la porte de l’Avenue du Bois, par la sensation aiguë et hostile d’une présence à mon côté.

Devant, derrière, à gauche ou à droite, je n’aurais pu préciser où cela était. Et d’ailleurs mon idée coïncidait avec les bruits de pas, légers ou lourds, furtifs ou provocants, dont je ne voyais point les auteurs qui me côtoyaient. Je fus bientôt en un taillis où nul son ne me venait plus. Or, la sensation de présence s’aggrava. Alors j’écoutai avec soin et passion. Rien ne manifestait à l’audition qu’un être vivant s’approchât de moi. J’eus peur ! Je connais bien le Bois. D’un bond, je sautai devant moi, puis me mis à fuir follement en prenant toutefois garde de ne pas culbuter dans une bordure de fils de fer.

Mon attention aiguisée tentait de suivre, parmi le bruit de ma course, un bruit de poursuite s’il en était. Je n’entendis rien.

Je me trouvai soudain au sommet d’un talus encaissant une route. Je sautai et traversai la route ; puis, remontant le talus en face, je courus vingt pas sur une pelouse. Au milieu, je m’arrêtai, le souffle coupé.

Je me laissai tomber à terre, tournée vers le chemin suivi. Un réverbère, loin vers les Acacias, y jetait une lueur légère. Si on avait traversé derrière moi, J’aurais vu.

Rien ne vint, et le silence était complet. Il était si total que mon attention trop tendue percevait le frisselis du sang dans les vaisseaux côtoyant les oreilles.

Et j’eus peur encore.

Une présence se manifestait non par l’ouïe, ni la vue, mais par une intuition, un sens inconnu, couvrant les cinq autres et les remplaçant, qui prenait la forme d’une sorte de contact avec . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . un contact avec quoi ?

Je m’assis sur l’herbe, ouvrant sans doute de yeux fous dans l’ombre, et sentant une sorte de nuage glisser dans mon cerveau : la folie sans doute. Brusque, voulant échapper à cette hantise, je me mis debout, vibrante comme une lame. Il me sembla qu’une main se posait sur mon épaule.

Je m’effaçai, merveilleusement rapide, mais, retournée, je ne vis rien. Bras en avant, je ne sentis rien.

Je me pris le front à pleines mains. Il fallait échapper à cette terreur irraisonnée. Il fallait reprendre mon sang-froid. Pour y parvenir, je me mordis désespérément la lèvre.

Alors, devant moi, comme si vraiment je l’avais vue, aussi nettement que si elle avait été là, avec les dégradés de la lumière, les halos, les interférences qui créent les perspectives et font la dimension profonde des choses, je vis : . . . . . . . . . je vis Palmyre, comme je l’avais laissée, sur son divan, mais nue. Elle me regardait. Un stylet aigu sortait de ses pupilles sombres, et cela me fouillait le cerveau, me provoquait à une nausée, à une sorte de contraction de tout l’être.

Et Palmyre sourit. Ses belles lèvres pourprées s’écartèrent sur des dents claires, puis sa main droite fit un geste.

 

Je reculai avec un cri d’épouvante. Trois contacts, des contacts brûlants et aspirants, me prirent par devant. Je vis, d’un éclair, Palmyre disparaissant sous l’emprise triple de la bête mystérieuse née du miroir magique et de la visiteuse disparue. C’était cela, le poulpe répugnant, qui… D’un rejet de mes jambes raides, je pousse le sol. Je vais tomber en avant… non… Je cours, je fuis, et sautant sur le chemin, je le suis de toute ma vigueur, comme un champion de course à pied.

 

J’arrive à une grande allée, juste comme passe un fiacre. Je saute dedans, le cœur fou, et lui donne une adresse au hasard.

Une heure plus tard, pour ne pas me retrouver seule, je cherchai un camarade qui voulut bien me chaperonner toute la nuit. Je trouvai un licencié ès-lettres, avec lequel j’avais étudié, et qui se trouvait avoir réussi dans le journalisme. Je lui tombai dessus rue Royale. Il trouva délicieuse l’idée de traîner une nuit durant en ma compagnie dans toutes les boîtes nocturnes de Paris. Peut-être avait-il d’autres intentions. Elles lui restèrent pour compte. Mais à cinq heures du matin, ayant beaucoup bu, beaucoup ouï de tintamarres musicaux, beaucoup vu de spectacles curieux capables de faire oublier Palmyre, je consentis à m’aller coucher. Je quittai mon cicérone il parut trouver que je manquais de savoir-vivre et Je m’en fus chez moi. Là, le sommeil m’empoigna tout de suite. À neuf heures, sitôt réveillée, pour ne pas rêver, je m’habillai et me rendis chez Palmyre. Elle sembla ne point me tenir rancune de ma fuite, la veille, et nous causâmes un moment. Je sentis une malice dans son regard quand elle me dit en désignant la toile de Hornéatz :

— As-tu rêvé à Baal.

Je lui dis ce qui m’était arrivé, puis en conclusion, que je la soupçonnai de m’avoir envoyé quelques larves, succubes ou esprits élémentaires.

Elle rit.

— Renée, il se peut, mais tu as triomphé.

— Je voudrais — répondis-je — que l’aventure fut unique.

— Elle le sera peut-être. Je n’en sais rien.

Puis, elle ajouta :

— Que n’es-tu restée ici ?

— J’avais peur…

— Et de quoi, ou de qui ?

— De vous sans doute… et de moi.

— La peur est le plus grand danger que connaisse le cerveau humain, plus grand que…

— Oui ! C’est entendu, mais vous ne m’avez pourtant pas semblé si rassurée le jour où le monstre prit possession de la jeune femme, là-bas, dans la pièce à cinq pans.

— C’est que moi, j’ai plus à craindre que toi.

— Craindre quoi ? La mort ne me fait pas trembler, mais certains mystères… qui n’en sont pas pour vous…



Au bout d’un instant de silence, Palmyre dit :

— Allons préparer la venue de notre couple tout à l’heure.

Mais son « allons » ne me concernait pas et je fus chargée de répondre au courrier d’Asie, arrivé du matin, tandis que la sorcière allait « préparer » je ne savais quoi.

Il vint des « clients » : L’ancien ministre Bizes-Lyster en présence duquel Palmyre, qui m’avait appelée, dressa le thème génethliaque de Louise Guigne, l’actrice du théâtre Américain. Bizes-Lyster, très crédule et spécialement féru d’astrologie, tenait à connaître l’avenir de sa maîtresse. Ensuite, vint l’ex-Jeanne Œnochoé, naguère galantissime danseuse, aujourd’hui épouse de l’amiral marquis de Kersonés, et qui, en femme du monde, était un réjouissant échantillon de théâtreuse mal embouchée, mais d’une incoercible dignité… Elle venait quérir des fétiches pour garder longtemps comme amant Agenor Pointue, le romancier à la mode, auteur d’un livre à clé dont le retentissement était mondial : Mollitia…

Palmyre m’offrit un spectacle curieux. Elle hypnotisa Jeanne Œnochoé et la transforma en sorcière inconsciente.

La jeune marquise, de loin, projetait sur son amant et son époux des influences mystérieuses. Quand elle fut sortie, Palmyre me dit :

— Voilà comment on fait le bonheur des gens !

— Le bonheur !

— Oui ! ou du moins ce qui en tient lieu. Œnochoé a des secrets désirs de divers ordres. Je lui ai donné le pouvoir provisoire de les réaliser aujourd’hui.

— Rien ne dit qu’elle en soit plus heureuse.

— Bien entendu, mais le fait n’en est pas moins là. Ce qu’elle va désirer tout à l’heure sera à elle. Toutefois si elle s’avise de désirer des choses contradictoires, son embarras sera grand…

 
 

Aux heures dites, le mari et la femme aux passions incomprises arrivèrent comme ils devaient. Palmyre les fit mener en deux pièces voisines où des fauteuils avaient été fixés sur des emplacements choisis. Deux boules magnétiques de cristal pendaient aux deux plafonds. Les fauteuils étaient placés de façon à orienter le couple dans le sens du méridien magnétique.

Palmyre me fit tenir l’homme en haleine par un quart d’heure de conversation. Il fut d’ailleurs presque muet et semblait se défier de moi. Sans doute n’avais-je pas le prestige physique d’une vraie sorcière.

Lorsque la femme arriva, ce dont je fus avertie, je me retirai.

Palmyre était dans la chambre pentagonale où lui était advenue l’aventure avec le Baal au miroir. Elle me dit de m’asseoir à sa gauche.

— Renée, tu n’as pas encore vu ceci. Je t’en fais témoin, quoique ce soit, en quelque façon, défendu, mais il faut que tu deviennes sorcière…

Elle était de bonne humeur.

— Qu’allez-vous faire ?

— Je vais, de loin, placer mes deux tourtereaux en état second. Mais en un état spécial, qu’à ma connaissance, les gens de l’École de Nancy, qui ont pourtant fait de belles études là-dessus, ne soupçonnent pas.

C’est la réceptivité sensuelle maxima.

Et comme je vais les ubiquiser tous deux, le mari va être avec la femme et la femme avec le mari. Là, sur leurs chaises, aidés de formes. égrégoriques conviées à cet effet, l’homme va recevoir de sa femme des témoignages si délirants, et la femme de son mari un amour si démonstratif, que le seul souvenir de cette scène, qui, au surplus, ne sera pas imaginaire, mais réelle quoique magique, leur servira désormais d’aphrodisiaque. Et…

— Mais comment s’en souviendront-ils ?

— Je vais agir de telle sorte que ce souvenir leur soit aigu et constant. Seule, pourra l’émousser quelques heures la fatigue qu’il provoquera précisément.

— Ça, c’est extraordinaire.

— Tais-toi, Renée ! Pas un geste n’est-ce pas ?

Palmyre s’asseyait sur un siège sans dossier et semblait se plonger en méditations. Et voilà qu’au-dessus de sa tête voleta une lumière verte. Cela se développa, devint une flamme puissante et chatoyante, mais sans chaleur. Alors la sorcière se leva. Sa tête plongeait dans la lueur. Elle dressa les bras et parut remuer, triturer la clarté. Puis, elle dirigea ses deux mains vers les lieux où le couple attendait et devait s’émouvoir déjà.

Des flammèches jaillissaient du corps bandé de Palmyre, raide et hiératique. Aux articulations, on voyait des étincelles incurvées. De sa bouche serrée sortait un fil lumineux, bifide et épanoui comme une langue de serpent. L’effort se prolongeait. Peu à peu, le corps de Palmyre tendit à disparaître. Bientôt, je ne vis plus qu’une ombre, puis à travers elle je perçus le mur d’en face, et le mur lui-même fondit. Je connus les moulures des lambris dans les pièces où dormaient passionnément les deux époux simultanément séparés et conjoints. Bientôt, je devinai le couple lui-même… L’espace s’abolissait, et la matière…

 

Palmyre renaquit. L'ombre de son corps fonça, redevint physique, se centra dans la pièce où nous étions. Elle s’assit. Maintenant, de deux côtés, faisant ensemble un angle de quarante degrés, deux faisceaux lumineux convergeaient vers Palmyre qui les recevait sur les paumes ouvertes. Cela s'exaltait et finit par devenir insoutenable, à l'œil. C'était le rayonnement des époux...

Vingt minutes, la lueur de gauche se maintint, celle de droite était déjà affaissée. Elle tomba net que la première toujours plus atténuée tenait encore. Palmyre se leva enfin, la face have.

— C'est fini, Renée, va les voir, silencieusement, mais ressors vite de chez eux.

J'y courus, curieuse.

Le mari était affaissé à terre. Sa figure couleur de cire, ses yeux creux, la torsion de sa bouche d'hémiplégique le rendaient hideux. La femme était encore assise. Elle était rose, mais sous les paupières, un cercle pareil à une plaie gangrenée, creusait de violet la chair tirée des arcades. Elle se serrait les mains avec une expression étonnante de joie et de désespoir.

Je revins vite à Palmyre.

— Ils sont dans un drôle d’état, vos clients Je pense qu’ils garderont de ce que vous leur avez fait imaginer ou vivre en hypnose un souvenir plutôt pénible.

Elle haussa les épaules.

— Gamine !

Puis elle sortit, sans doute pour congédier par deux voies différentes, et tour à tour, les époux amoureux.

Quand elle revint :

— Ils ont Baal avec eux, maintenant.

— Mais dites-moi, selon vous, ils devaient déjà le posséder, ce démon de la pudeur ?

— Oui, mais il était impuissant, comme mon Baal à moi resta impuissant tant que la petite femme au miroir ne lui offrit pas un moyen de quitter les plans de l’hyperespace pour venir me rendre visite. Il les inspirait dans l’inertie, tandis que maintenant…

Auparavant, leur désir d’amour était déjà vicieux, et moralement mauvais selon l’absolu, parce que reposant sur les perversions de la honte.

Maintenant, la pudeur vaincue, ils pourraient peut-être échapper au vice, s’ils avaient des personnalité : puissantes et le courage de ne pas chercher le plaisir où il n’est pas.

Mais comme ils ne sont pas tels, ils vont plonger dans tous les délires sensuels.

— Par votre faute ?

— Parce qu’ils l’ont voulu. Je ne suis pas allée les chercher.

— Alors, le Baal ?

— Il fera d’eux des loques, avant peu. Ils ont désiré cela. À chacun selon son désir !

— Vous mettez un certain sadisme dans l’accomplissement des ambitions mauvaises pour lesquelles on vous sollicite.

Peut-être êtes-vous, en somme, une incarnation de Baal ?

Palmyre se leva, et ses yeux durs se posèrent sur moi. Dix secondes, je supportai leur éclat croissant. Mais soudain elle parut s’apaiser et s’approcha, puis me prit alors par la nuque.

— Petite Renée, laisse-moi t’embrasser. Elle se pencha. Alors, au-dessus de sa tête, je vis nettement se dessiner, d’une lumière grise et rousse, le fuseau qu’elle m’avait dit, devant la peinture d’Hornéatz, être la parfaite figuration diabolique, une courbe à peine renflée, harmonieuse et chaude toutefois, et qui semblait s’illimiter dans l’espace, hors le décor perçu, au delà des extrémités du fuseau sortant de la visibilité. C’était bien encore la lueur qui jaillissait entre les yeux du monstre, au jour tragique dont je gardai mémoire.

Me repliant de haut en bas, comme un blessé qui culbute, j'échappai à l'étreinte de Palmyre, puis je reculai vers la porte avec terreur. Peut- être gardais-je le secret désir qu'elle put, qu'elle voulut me retenir. Une chaleur énorme m'envahissait les lombes, et ma bouche était sèche, sèche... Le bouton de la porte vint à ma paume, Sans regarder, je tournai, j'ouvris d'une poussée et me jetai dans le couloir.

 

Suis-je devenue imbécile ou si vraiment j'ai passé près d’un grand danger ? Et quel danger ?

En moi, une réponse ironique se formule : Ton danger : Le plaisir...

Mais un mot me hante :

Baal !

Et pourquoi ai-je une horreur désespérée de ce mot, de ce mot inoffensif, de ce mot qui n'est qu'un mot ?