Baal ou la magicienne passionnée/03

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III

IOD



III

IOD


— Avec qui passes-tu ta nuit prochaine, Renée ?

— Mais… seule, comme d’habitude.

Palmyre riait :

— Comme tu dis ça. On ne sait si tu en as honte ou regret.

— Ni l’un ni l’autre. Mais pourquoi cette question ?

— Parce que tu passeras la nuit avec moi !

Je la regardai sans comprendre.

— Oui ! nous partons en auto ce soir à six heures, toi et moi, et nous ne serons pas rentrés avant demain midi.

— Pour aller…

— Te montrer ce que tu ne verras jamais qu’une fois, un homme qui a presque, et être actuellement tout à fait, découvert la Pierre Philosophale !

— Pour changer tout en or ?

— Oui !

— Il est plus fort que vous, celui-là ?

— C’est un de mes fidèles, mais voici vingt-six ans qu’il cherche. Il a dépensé dix millions…

— Ça lui coûte cher, de faire de l’or. C’est le jeu de qui gagne perd…

— … Il a trouvé, Renée. Prends bien ça dans ta tête, Il a trouvé !

Je me tus. Cette idée de voyage me plaisait assez. Je questionnai encore :

— C’est loin ?

— Deux cent quarante kilomètres. Un château tout à fait médiéval, avec un laboratoire d’alchimiste comme on en gravait ou peignait jadis. Tu verras. La sorcellerie avec ce pittoresque ne peut pas manquer de te plaire.

— Mais qu’en pensez-vous ?

— Je ne connais pas le secret. Cet homme me l’enseignera. Je te l’ai dit, c’est un de mes fidèles. Ensuite, peut-être changerais-je ma vie ici. J’ai besoin de quatre millions par an. La pierre philosophale me les donnera, mais je ne voudrais pas perdre la joie de ma clientèle, la jouissance de…

— D’inculquer tous vices à tous…

— Oui ! Le sadisme est une de mes joies… Je ne voudrais aucunement renoncer à tant de plaisirs…

— Quatre millions par an. Vous ne me ferez jamais croire que votre existence vous coûte si cher…

— Plus, peut-être ! Renée, tu ne connais pas ma vie du tout. Tu connais la sorcière, mais il y a… la femme.

— Elle n’a pas beaucoup d’heures disponibles pour se livrer à des folies. Je suis ici à neuf heures du matin, souvent je ne pars qu’à huit, parfois je gîte là-haut.

— Renée, je t’ai montré que sur bien des choses le raisonnement commun est absurde, et tu sais ce que je puis réaliser d’inattendu.

— Eh bien ?

— Hé bien ! Regarde-moi. Je suis Palmyre, hein ?



— Es-tu certaine que ce soit bien Palmyre, ou plutôt que ce soit toujours Palmyre — moi qui te passe des ordres, règle le fonctionnement de la maison, donne les consultations courantes et repose ici la nuit ?

Je restai bouche bée. Cette idée que Palmyre put se dédoubler, qu’il existât une sorte de Palmyre mécanique pendant que la vraie faisait… mais que pouvait-elle faire alors ?…

— Que feriez-vous secrètement en personne ? tandis qu’agirait la seconde Palmyre que vous sous-entendez ?

— Ah ! Ah ! Renée, tu ne sais pas que les êtres ont mille désirs furtifs qui passent sans cesse en eux, et que si la foule impuissante les enterre, la sorcière serait folle de ne pas leur être complaisante.

— Peut-être ! Moi, je n’en ai pas tant. Mais s’il y a deux Palmyre, êtes-vous la bonne ?

— Je vais te permettre de le juger. C’est un secret dangereux que je te confie. Tiens, regarde !

Elle me tendit son index droit. Une bague l’ornait, un cercle de métal blanc-bleuté et une perle noire.

— Cette perle est un objet d’outre-terre. C’est un monde, un microcosme. Il y a là-dedans des soleils, des planètes et des êtres qui vivent comme en notre monde. Eh bien, ferme les yeux en regardant mon doigt !

Je le fis…

Je voyais toujours la perle.

— Tu dois apercevoir la sphère sombre malgré l’occlusion des paupières ?…

De fait, peut-être la voyais-je mieux, les yeux clos.

— Mais…

Palmyre se dirigea vers la porte :

— J’ai omis de donner des ordres pour préparer l’auto, attends-moi une minute.

Elle sortit et rentra peu après. Comme elle s’approchait et que je regardais à nouveau la perle noire, je fermai les yeux pour retrouver l’étrange sensation de tout à l’heure. Je ne vis plus rien.

Palmyre venait de m’envoyer son double, pour me prouver que souvent elle n’était pas elle-même…

Je m’élançai.sur la seconde Palmyre et la pris par le torse :

— Vous êtes une fausse Palmyre, je vous garde ici jusqu’à ce qu’elle revienne.

Mais mon étonnement crût. Le corps que je tenais était froid et peu consistant. Seule, la voix restait bien timbrée lorsque l’étrange être se mit à rire hautement.

On ouvrit la porte derrière moi. D’un geste instinctif, je lâchai la seconde Palmyre et regardai la porte…

La vraie Palmyre apparut.

Je me retournai pour comparer avec la fausse…

Le corps que je tenais deux secondes plus tôt entre mes bras était disparu, fondu, évanoui sans laisser aucune trace. Abrutie, je reculai au mur. La vraie Palmyre vint se placer devant moi.

— Te rends-tu compte, Renée, qu’il y a plus de mystères ici que tu ne croyais ?

Je lui touchai les bras des doigts.

— Oui. Mais cette fois, il n’y a plus pour moi d’erreur possible. L’autre est un corps de glace. Vous, vous êtes chaude !

Elle éclata de rire.

— Si tu avais voulu, depuis longtemps, cette constatation te serait acquise.

Je ripostai :

— Alors ! ce n’est pas la fausse Palmyre qui se manifeste parfois enflammée sous l’influence de…

— Dis Baal…

— Oui, le dieu à tout faire. Tantôt votre ami, tantôt votre ennemi, et que d’ailleurs vous ne connaissez pas !

— Elle eut un regard étrange, en coin, où je lus une sorte de haine.

— Ne parle pas, Renée, de ce que tu ignores. Amitié, hostilité, haine, possession, sont des mots opposés qui désignent souvent la même chose. Quand je redoute une force, il est possible qu’elle ne soit qu’un des aspects de la force que j’aime. Mais je suis tenue au souci ; car de l’autre monde il naît des tragiques surprises. Tout de même, je…

 
 

Nous partîmes à cinq heures dans une admirable limousine américaine, longue et efflanquée, confortable étonnamment et munie d’un moteur énorme. Je ne connaissais jusqu’ici à Palmyre qu’une voiture ordinaire, sans faste, et le lui dis :

— J’ai tout une écurie d’autos, Renée. J’ai…

Elle portait un manteau de fourrure souple, glacée d’aspect, d’une invraisemblable finesse et m’avait nantie d’une cape semblable. Nous conversions peu. Elle semblait portée à la méditation. Je regardai le paysage.

Nous marchâmes doucement dans Paris, mais lorsqu’une belle route fut à nous, Palmyre téléphona au chauffeur, un homme à masque simiesque, issu de je ne sais quelle race insulindienne.

— Vite !

Alors commença une course démoniaque. Devant Palmyre, une carte aux vingt millièmes se déroulait seule, maintenant toujours un curseur en contact avec la route au point exact où nous étions. Les variations transversales étaient enregistrées avec la même précision que le déplacement longitudinal. Bientôt la nuit vint. Deux phares d’une extraordinaire puissance lumineuse éclairaient la route devant nous. Il me parut que tout ce qu’on croisait, voitures automobiles, attelage, piétons, était sidéré et écarté de notre route, comme par une sorte de force occulte. Je vis au passage trois limousines versées dans les fossés, avec l’apparence qu elles eussent gardée si on les y avait poussées. Pourtant la route était large. Nous passâmes Étampes, puis Orléans. Je connaissais la route, que j’avais déjà parcourue sur la voiture de course de William Smitt, le coureur de la firme Cadillac, qui était un vieil ami mien de Californie. À Manhattan-Beach, Smitt avait fait le mille, départ lancé, en dix secondes et une fraction, ce qui tournait autour de quatre cent quatre-vingt kilomètres à l’heure. En Beauce, il m’avait fait faire des lignes droites à cent soixante-dix. Voilà qui s’avère, pour nos routes, tragiquement rapide, si bien qu’on sent durant cette course le train arrière à la limite d’adhérence au sol. Le plus petit ressaut ne prenant qu’une des deux roues motrices, lorsque deux cents chevaux travaillent l’essieu, court le risque de le tordre comme une vrille, et alors, quel saut ! Or, avec Palmyre, et en pleine nuit, nous faisions certainement plus de cent à l’heure, et c’était terrifiant dans les courbes, lorsque la force tangentielle rejetait les ressorts, et qu’on se sentait arrachée de soi au fond de soi-même.

Nous arrivâmes dans le Blésois. Depuis Orléans, la route côtoyait la Loire, et nous brûlâmes Blois comme un éclair. Je vis au sortir de la ville, devant notre voiture jetée follement sur la route, un. cycliste s’aplatir sur un mur, à notre gauche. On eut dit qu’une irrésistible force l’avait écarté et projeté en tempête hors notre axe de marche. Je pensai que nous courions entourés d’une « aura » qui vidait devant nous la route.

Bientôt nous entrions en Touraine par Amboise, puis nous arrivâmes à Tours. La grand’route coupe la ville en deux et en constitue alors la rue principale. Je vois au bas de la descente d’arrivée notre voiture se lancer sur le pont et pénétrer comme un couteau dans la capitale turonienne. À travers la portière, ce n’était que visages terrifiés. Tout le monde, immobile, regardait passer avec émotion ce monstre allongé, bas et vertigineux.

Sur un rail de tramway, nous dérapâmes. L’auto vint presque jusqu’à la terrasse d’un café où j’eus le temps de voir une panique commencer. Déjà nous étions loin. Impassible, notre chauffeur continuait son train fou.

Et quand, sortis de la ville, nous eûmes à affronter d’innombrables routes en lacets, des côtes à dix pour cent et des virages à double révolution, il ne ralentit point encore. Je n’ai rien vu depuis lors de plus fantastique que notre descente sur une immense pente, raide comme la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, avec, en bas, au centre de la courbe, un village aux mille lumières. J’avais l’impression d’une chute, d’une cabriole dans un précipice effrayant. Nos phares éclairaient, en face, une forêt située à trois ou quatre kilomètres, où l’on eut distingué les essences tant le jet lumineux était puissant. En bas, sans souffler, nous repartîmes sur une côte verticale. Le chauffeur modifiait la prise d’engrenages des vitesses, et nous paraissions ne point ralentir.

La forêt entrevue de loin nous engloutit enfin. C’était un spectacle magnifique que cette course affolée sur une route crêmeuse, entre deux talus d’arbres démesurés. Et, brusque, sur un signal de Palmyre, donné avec un clavier placé sous la carte mobile, les deux phares s’éteignirent. Une lumière de lanterne ordinaire sortait maintenant de leurs miroirs paraboliques et de leurs lentilles à échelons.

— Nous arrivons, dit Palmyre, qui n’avait pas, depuis Paris, desserré les dents.

Au ralenti, nous fîmes encore cinq ou six kilomètres, puis ce fut le détour dans une sente où nous paraissions toucher les arbres à droite et à gauche. De là, par une pente dure, on gravit sans doute une colline, puis on tourna cinq ou six fois dans des voies de bûcherons où nous avions peine à passer.

Enfin, il me parut que nous entrions dans une allée plantée à main d’homme. Des arbres de même âge et même grosseur, se suivaient à intervalles égaux. Cette allée tournait en hélice. Cela dura deux minutes au plus, puis je vis apparaître une énorme forme architecturale, émergeant des taillis, vers laquelle nous progressions. Et nous stoppâmes trente secondes après devant un château-fort constitué d’un bloc massif de maçonnerie, limité à droite et à gauche par d’épaisses tours à machicoulis. Il y avait un fossé et un pont-levis.

— Diable ! c’est terriblement pittoresque, pensais-je.

Palmyre ne bougeait pas. Bientôt, le pont baissé, nous pûmes entrer. Le chauffeur, qui, très visiblement, avait cent fois fait cette route, embouqua le goulet de la porte avec une prestesse magnifique, les ailes de la voiture frôlaient la pierre de chaque côté.

Nous étions dans une cour entourée de hauts murs. J’entendis lever le pont derrière nous.

La cour traversée, ce fut une nouvelle porte en plein cintre, sous une voûte de dix mètres d’épaisseur.

_ Nous ressortîmes dans une seconde cour. Je m’apprêtais à ouvrir la portière, mais Palmyre, comme si elle eut deviné mes pensées, dit :

— Pas encore, Renée !

Nous tournions de quatre-vingt-dix degrés, puis c’était une troisième porte surbaissée. Jusqu’ici, aux murs de cette prodigieuse bâtisse, je n’avais pas vu une lumière et pas un être ne se manifestait.

Nous accomplissons une dizaine de mètres sous une voussure qui, de loin, m’eût parue incapable de contenir notre voiture. Sitôt passés, j’entends derrière nous des portes métalliques qui se referment. Encore une cour. Ce château doit être immense. C’est bien le burg féodal primitif, comme je croyais qu’il n’en existait plus aucun d’intact en France. La dernière cour est petite. Des fenêtres éclairées l’égayent sur trois étages. Nous sommes là, comme au fond d’un puits. Et l’auto s’arrête.

Imitant Palmyre, je ne bouge plus.

Un instant passe, puis, un homme silencieux ouvre la portière du côté droit.

La sorcière sort de la voiture, je la suis. Elle me prend par l’épaule.

— C’est le castel construit de 1150 à 1300 par Foulques, dit le baron Noir et ses fils. Il est resté comme il fut bâti. Il y a encore quatre vastes cours autour de celle-ci, qui est le centre du bloc. Sous nous, trois étages de caves et souterrains en plein roc. Partout, sauf du côté où nous sommes venus, les murs extérieurs donnent à pic sur des précipices profonds de cent mètres et larges du double.

Et la forêt autour de ce monument est un inapprochable mélange de marais, de tourbières et de rocailles.

Elle réfléchit une seconde.

— Vrai, Renée, c’est le seul lieu de France où celui qui habite se sente roi. Les douze cents hectares dont le château est centre lui appartiennent.

Cependant, une porte s’était ouverte devant nous au sommet d’un escalier à double vortex.

— Viens, dit Palmyre.

Nous entrâmes dans une salle énorme, tapissée de bois de cerfs. Aux murs, des coffres faisant banquettes.

Au milieu, un trou avec un treuil.

— Le puits de Foulques, dit Palmyre.

Au fond, commençait sans rampe un escalier semblable au fameux escalier du Palais des Doges à Venise. Les marches étaient de granit, hautes et étroites. Le mur de droite était peint en rose vif.

Nous parvînmes à l’étage enfin. Là, deux femmes, des négresses, nous accueillirent, et l’une marchant devant Palmyre, l’autre derrière moi, nous conduisirent sans dire mot dans une sorte de salle à manger.

Palmyre se jeta en une cathèdre de chêne à sculptures religieusement obscènes.

— Assieds-toi, Renée ! Nous allons dîner. Que dis-tu de ce voyage ?

— Charmant, mais rapide, et, pour cela, dangereux, je crois ?…

— Bah !

— Personne ne parle, ici ?

— Peu de gens. Les nègres et négresses sont muets.

— Et votre chauffeur, que devient-il ?

— Il est là où il faut. Il dînera, soignera sa machine, dormira, et demain matin nous ramènera à Paris.

— Et le patron du lieu ?

— Nous le verrons à minuit parmi ses cornues.

— Et il nous enseignera comment on fabrique la Pierre Philosophale ?

Palmyre fronça les sourcils.

— Ne prononce pas cette formule, dis : La Poudre.

 

Il y eut un dîner savant et soigné, dirigé certainement par un maître ès choses culinaires. Palmyre, très gaie, parlait volontiers de tout et s’exprimait avec liberté. Elle connaissait les aîtres du lieu et m’entretint des personnages peints dont les portraits assez guindés ornaient les murs. Nous étions éclairés à l’électricité et une chaleur douce, venant de bouches disposées dans le plancher, mêlait au moyen-âge vivace un paradoxala spect de modernisme, inattendu dans ce castel barbare et perdu.

À toutes mes questions sur la magie, « La Poudre » et autres problèmes qui avaient fini, au bout d’un an de travail indifférent, par me passionner, la sorcière ne répondait pas. Il était visible qu’une intention secrète et la peur d’être épiée inspiraient son silence. Je me résolus de l’imiter.

— Visitons-nous le château ? dis-je étourdîment, après le dîner,

Palmyre fit « non ! » de la tête.

 

Minuit vint.

Comme je regardais l’heure à mon bracelet, et que je remarquais en moi-même l’imminence de la fameuse révélation, Palmyre dit en se levant :

— Allons !

Je la suivis par un escalier rapide, puis un autre, puis un troisième. À chaque étage, un palier rectangulaire comportait une banquette de pierre devant une fenêtre au-dessus de laquelle brillait une petite lampe à incandescence. Il n’y avait aucune rampe, les marches étaient pénibles à gravir et l’impression de silence morne vraiment insupportable. Au troisième étage, Palmyre prit un couloir obscur. Au bout, une porte. La lumière l’éclaire à notre venue. Palmyre frappe. On ouvre et c’est un autre couloir où trois nègres muets sont assis dans des niches. Au bout de ce couloir, je m’arrête. L’air du dehors arrive, un air végétal, lourd et humide. Palmyre me prend par l’épaule :

— Regarde, Renée ! Ce couloir donne dans le vide, tout bonnement. Au-dessous, un précipice naturel, écornant une cour, recueillerait celui qui ferait le saut et le mènerait à trois cents mètres sous le niveau de la cour. Le trou a un garde-fou, mais non ce couloir. Si, en plus, tu apprends qu’on peut avancer invisiblement au-dessus du vide, par deux parois artificielles, un plafond coulissant et un plancher… qui bascule, tu comprendras une des originalités de cette bâtisse…

Je regardai la nuit par la baie ouverte sur le dehors. Une lumière légère m’était perceptible. Au loin, je voyais la forêt, et au-dessous l’échiquier des maçonneries épaisses au fond desquelles je devinais les cours que nous avions traversées en auto. La mutité de tous, du vent même et de ce morne séjour humain où trois régiments eussent sans doute pu loger, le silence absolu, bizarre, irritant, me glaça. Je me rejetai en arrière.

À gauche, Palmyre frappait deux coups sur le mur. Une porte s’enfonçait comme une trappe, et nous fûmes dans une sorte de vestibule où j’entendis enfin une parole humaine.

Un homme, grand, gras et âgé, disait violemment :

— Imbécile ! triple imbécile ! Il faut donner de l’azote et retenir l’hydrogène !

À notre venue, le personnage, sans étonnement, vint s’incliner devant Palmyre.

— Je suis votre esclave, Maîtresse ! Laissez-moi vous conduire au Maître.

Précédées de cet introducteur, nous eûmes à franchir quatre vestibules sans meubles, où des cornues, des éprouvettes, des matras et des athanors, pêle-mêle, étaient jetés.

Enfin, ce fut l’entrée dans le « Laboratoire » et ce que j’y vis me glaça. D’abord il y avait un homme, petit et barbu, très vieux, qui se démenait comme un damné au milieu de l’immense pièce encombrée d’appareils. Il vint baiser la main de Palmyre et la mienne. Sa déférence était totale. Je remarquai seulement alors au-dessus de la sorcière, cette flamme verdâtre et fuselée qué j’avais vue lors de l’ensorcellement des époux amoureux. Elle regardait tout de haut, avec un air dominateur. Dans l’ombre, sa main à la perle noire était lumineuse.

Mais mon émotion ne vint point des habitants de ces lieux extravagants ; le faiseur d’or, deux nègres et l’espèce de fondé de pouvoirs qui nous avait introduites. Autre chose était terrifiant :

Le milieu de la vaste pièce était constitué par toute une organisation chimique de réchauds, de cornues, de tubes, bouteilles, matras, refroidisseurs et alambics. Le tout en action et lié. Mais à droite, près d’une batterie : sur un chevalet d’écartèlement comme on usait au temps de la torture, une femme était couchée, nue, pâle et blonde. Elle était attachée serré aux poignets, à la taille et aux chevilles, mais à la jambe gauche, un vaisseau sanguin ouvert, sur lequel était fixée une tige de verre courbe, laissait goutter du sang dans un ballon que traversaient en équerre deux tubes hélicoïdaux. Cela, je le vis dès l’abord, avec une précision photographique. J’eus même un instant d’émoi redoutable. Je n’avais pourtant rien à dire, aucune action à accomplir, et le souci de ma sûreté me commandait de tout regarder sans émoi apparent.

Je me dominai donc et suivis Palmyre tandis que le petit homme, celui qui détenait le secret de la Pierre Philosophale, lui expliquait, en un bizarre langage ésotérique, des choses que je ne comprenais pas.

Nous fîmes le tour du laboratoire. En passant près de la femme étendue et saignante, Palmyre regarda et dit :

— Elle est bien basse ! Il en faudra une autre avant peu.

— J'en ai encore trois, répartit le gnome.

Il me vint un frisson tandis que les yeux de la sorcière se posaient sur les miens. J'eus donné plusieurs années de ma vie pour être ailleurs ; mais j'étais ici. Il fallait cacher le fond de mon cœur.

Au bout d’un moment, les explications de l'homme terminées, Palmyre dit :

— Allez surveiller le débit mercuriel. Il doit y avoir un excès. Voyez les vapeurs vertes au flacon 7 !

Elle devait être venue souvent en ce lieu et connaissait toutes choses.

L'homme obéit et sortit par une portière d’étoffe rouge, accompagné de son chef de protocole.

— Tiens, Renée ! — Palmyre s’exprimait d’une voix sourde et lente — regarde la « poudre » se faire !

Tu vois, il faut du sang humain, et autre chose d’humain ou plutôt de mâle, mais qu’on obtient là-bas.

Elle désignait la portière rouge…

— Remarque, toi qui as des connaissances chimiques, ce que le sang, sous pression et à 130°, donne avec la vapeur de géocoronium qui sort de la cornue bleue.

Elle désignait un ballon où le sang verdissait, puis formait des paillettes attachées aux parois.

Par la tubulure, elle adapta cinq secondes un tuyau de caoutchouc au dit ballon. Les paillettes volèrent par un tube de verre tout entortillé où stagnait un liquide transparent. Les paillettes se dissolvaient lentement en dégageant des vapeurs couleur de soufre.

— Regarde par ici.

Un liquide spumeux bouillait sur un athanor, la cucurbite de verre qui le contenait portait trois prolongements équilatéraux, l’un entouré d’une gaîne épaisse qui visiblement refroidissait, l’autre où deux électrodes faisaient sans répit jaillir un grand luxe d’étincelles, le dernier parsemé, autant qu’il m’apparut, de mousse de platine. Par des tubes de verre coudés, les trois produits, identiques au départ mais traités différemment, se réunissaient dans une sorte de bouteille de Leyde à robinet bas où parmi les feuilles d’étain, une réaction complexe se faisait.

— Tu vois, Renée, c’est là le secret… Décomposer un corps ternaire en ses trois constituants et le recombiner ensuite… mais ce n’est plus le même corps. Et tu vas voir :

Elle recueillit dans un tube à réactions, dix gouttes du liquide qui s’agitait dans la bouteille de Leyde, puis elle revint au tube entortillé où stagnaient les paillettes dissoutes. Elle l’isola du reste de l’appareil, et avec un entonnoir de verre, y laissa tomber les dix gouttes recueillies.

Ce fut extrêmement curieux. Un dégagement calorifique énorme se produisit. Palmyre, voyant que je semblais craindre l’explosion de tout l’appareil, murmura :

— Tube en cristal de roche, ne crains rien. Tout ici est en matière autre que le verre. Là-bas, la cornue est une énorme aigue-marine. Le ballon au sang est de tourmaline et les creusets qui épurent l'essentia solis au coin gauche, sont de kuntzite.

Cependant, la réaction tumultueuse obtenue par Palmyre se calmait, je vis le nuage rutilant qui d’abord avait envahi les torsions du tube, se dissoudre peu à peu. Au fond, il subsistait une poussière rougeâtre.

Palmyre s’approcha.

— Trop sombre. Hydrogénons !

Elle relia par un serpentin de métal doré le tube entortillé avec une sorte de machine pneumatique sur les plateaux de laquelle un givre étincelait.

La poussière rougeâtre prit une couleur vive, qui la fit bientôt ressembler à de l’écorce d’orange confite.

— Là ! Renée, fais de l’or !

Elle me tendit un morceau de fil de fer. Je la regardai, ahurie !

— Oui ! fais tomber ce morceau de ferraille dans le tube, par l’ouverture bleue, où il y a le bouchon émerisé. Va vite !

— Je pris machinalement le fil de fer, retirai avec délicatesse le bouchon bleu à l’émeri qui avait une clé numérotée 1, et laissa couler le métal tordu dans la poussière orangée. Palmyre, les yeux brillants, se pencha. Je l’imitai.

Le morceau de fil de fer parut n’influencer en rien le travail chimique mystérieux qui se faisait dans le tube. La poudre ne changea pas de couleur, mais . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ah ! c’est bien là une des plus rares émotions de ma vie. Je regardais avec passion, et… Et je vis le fil de fer devenir fil d’or.

 

Une tache fauve envahissait le métal gris. Elle rayonnait lentement, se complétait par d’autres taches, et enfin je vis devant moi. un petit bloc d’un jaune caractéristique.

Je dis fiévreusement à Palmyre :

— Il faut le retirer !

— Attends qu’il soit pris dans sa masse.

Je restai à regarder, écarquillée, l’or, l’or qu’on faisait en ce château perdu.

— Retire !

C’est Palmyre qui parlait. Elle me tendit une longue tenaille à manche de corne, avec un verrou comme certaines pinces hémostatiques pour grandes opérations.

Je retirai le bouchon bleu n° 1 et, avec l’outil, je tentai d’atteindre le fil de fer, le fil… d’or. Ma main tremblait tant que je ne pus. Palmyre m’écarta, prit la pince elle-même et retira le fil. Elle alla le placer dans un coin sous un robinet qu'elle ouvrit et d’où sortit avec un sifflement une forte odeur de peroxyde d'azote.

Puis elle me remit enfin le mystérieux objet.

Je le saisis avec une intraduisible terreur. Au premier contact, je ne m'y trompai pas. Quiconque a fait de la chimie avec goût, s’est donné l’habitude d'apprécier très nettement les densités courantes. Le rapport du poids au volume se perçoit clairement pour qui a cultivé une sensibilité un peu aiguë. Pour moi, ce fil, ex de fer, que j'avais déjà manié, avait augmenté de poids dans une proportion telle qu'il fallait que ce fut de l'or. Les yeux fermés, tâtant le volume et percevant la masse, je devinerais la qualité du métal. Le plomb est plus léger et le platine bien plus lourd, j'apprécie clairement leurs différences.

Palmyre me prit le fil des mains. Elle alla à une table, y saisit une pierre noire finement grenue, et frotta dessus le métal transmuté. Je vis une tache jaune sombre de particules d'or s’étaler sur la pierre. La sorcière alors prit un flacon stilligoute où était écrit « eau régale », laissa tomber avec le bouchon cinq gouttes de l'acide qu'il contenait sur la tache jaune sombre et me regarda en riant. La tache ne bougea pas, ne diminua aucunement, ne perdit rien de son éclat.

— Tu es juge, Renée !

À ce moment, une sorte de cri retentit. Nous nous retournâmes toutes deux vers le chevalet où la femme blonde donnait son sang. Le petit homme était là, il tâtait la chair blême.

— Elle est morte ? questionna froidement Palmyre.

— Presque ! je n’ai que le temps de lui fournir une remplaçante.

Le gnome me regardait avec des yeux inquiétants et cruels, et je crus y lire un désir…

Palmyre lui dit :

— Allons ! ne perds pas ton temps, amène la chose.

Après un silence, elle questionna encore :

— Et l’homme ira-t-il loin ?

— J’espère. Ça coûte cher ! Deux d’épuisés. Un seul mourra pourtant. Il resservirait sans ça. L’autre pourra s’utiliser pour la création de l’élixir, mais il ne m’en reste plus qu’un.

— Combien as-tu de Poudre ?

— Vingt onces. Je n’ai abouti que ce matin.

— Fais voir !

L’homme s’inclina.

— Attendez, s'il vous plaît, qu'on installe une autre poupée.

Et il ricana.

Palmyre me dévisageait avec des yeux étranges. Qu'y lire ? La pitié, la bonté, l’affection, la menace, ou un ordre ? et quel ordre ? Un nègre géant était debout près d'elle.

Enfin, elle me chuchota :

— Viens, petite, te reposer. Quant à moi, j'en sais assez et vais me mettre en communication avec Paris avant de dormir aussi ou presque. À neuf ou dix heures nous repartons. Mais j'ai à faire ici sans toi.

Je ne dis rien. J'avais pourtant une étrange et glaciale inquiétude au fond de moi, mais comment la formuler ?

Nous sortîmes comme un bruit de lutte s'entendait à côté. Une femme pleurait et le gnome hurlait : Serrez donc, que diable, il faut serrer !

Palmyre, le front plissé, me conduisit sans s'arrêter par un couloir à tapis — chose que je n'avais point encore vue dans le château — à une chambre charmante, très « Petit Trianon ». Les lambris moulurés, à panneaux ornés de paniers et de flûtes, étaient peints en gris Versailles, et décorés aux trumeaux de nudités mythologiques genre Boucher. Tout donnait un charme ambigu à ce gîte féminin. Les tapis : étaient épais et le lit chargé de cuivres ciselés. Une jolie coiffeuse ancienne et une armoire à cinq pans, avec des sièges à coquille, un peu plus âgés que le reste, complétaient la grâce surannée et surtout incompréhensible de ce mobilier.

Palmyre, visiblement hâtive, me dit aussitôt que je fus dans la chambre :

— Ferme, Renée !

Elle désignait la porte, à serrure épaisse, puis me quitta promptement, l’ait étrangement tendu.

Je n’avais pas osé lui dire ma peur. Je le regrettai sitôt qu’elle fut sortie.

Une lampe électrique, au plafond, était de molles lueurs rosâtres sur tous les objets gracieux de ma chambre. Je fis le tour de la pièce vingt fois, après avoir fermé la porte avec soin. Je tâtai et sondai les murs. Je voulais, si possible, passer sans m’endormir les heures qui me séparaient du jour.

Mais il n’y avait pas un livre, pas un objet à regarder hors les meubles…

Après avoir tourné et retourné une demi-heure durant, je cherchai à ouvrir la fenêtre. Cela me fut impossible.

Je m’assis dans un fauteuil. La lassitude me fermait les yeux et la courbature me saisissait. Alors je m’étendis sur le lit, et, comme je me sentis peu à peu abolie par le sommeil, je me déshabillai dans une demi-hypnose et me glissai dans Îles draps. Alors, net, je m’endormis. Les heures coulèrent…

Une sensation de froid m’éveilla. Lorsque je m’étais couchée, la chambre était chaude.

Je la sentais de glace maintenant.

Le jour était venu. Une aube couleur de boue. Je regardais le ciel sale et sinistre. Je courus alors à la fenêtre pour voir autre chose : la forêt et le château. Il faisait si froid que je me crus congelée. Je revins précipitamment au lit…

Le silence était intégral. Je me devinais si éloignée de toute vie que j’eus un instant de découragement et le désir de mourir. Mais la crainte. revint et me galvanisa au souvenir de la femme qu’on saignait au bout de ce couloir, pour faire de l’or avec son sang.

Et brusquement, sans un bruit, la porte de la chambre, située face au lit, s’ouvrit en. grand…

Rien ne suivit et je ne voyais pas l’en- foncée du couloir. J’eus un instant envie d’aller refermer et je bandais tout mon courage à cet effet lorsque…

Deux nègres entraient, suivis d'une négresse à madras rouge.

Ils vinrent à mon lit, silencieux, sans un geste de trop. Je m’y recroquevillais. Ils ouvrirent les draps, me saisirent par les bras et les jambes et m’enlevèrent. Paralysée d’épouvante, je ne poussai pas un cri…

Mes porteurs entrent dans le laboratoire où je cherche Palmyre absente. Ah ! quelle cruauté !

Le nègre athlétique n’est pas là qui, à notre venue, semblait chargé de surveiller tous les appareils et dont le souvenir restait lié aux derniers mots que m’avait dits la sorcière.

Mais le petit vieillard barbu, lui, est présent. Il se précipite et s’agenouille devant mon corps qu ’on dépose sur une sorte de matelas, par terre.

Prosterné, les bras levés. au ciel en signe d’imploration, il commande :

— Placez-la bien, c’est ma femme. Je l’épouse dans un instant. Attachez-lui les membres, bien serrés, avec les courroies sacrées qui n’ont servi qu’à Lysia. C’est ma femme ! Elle va donner son sang au grand œuvre, et le bloc d’or qu’elle sera devenue me restera lié, corps et âme, jusqu’aux siècles à venir.

II était fou, sans doute, fou ! fou ! Les nègres me mirent aux chevilles et aux poignets des courroies noirâtres et épaisses. Je n’avais avec cela aucun espoir de me dégager.

— Enlevez-lui sa chemise, dit encore le fou toujours à genoux.

Un nègre prit sur une table des ciseaux courbes et coupa ma chemise du haut en bas, puis il retira les deux fragments après en avoir sectionné les épaulettes.

Le gnome dément se leva. Il vint appuyer ses mains glacées sur mes épaules.

— Inconnue, chère inconnue que m’amena la très puissante Palmyre, réjouis-toi ! Tu vas collaborer du plus profond de toi-même à réaliser la Poudre Majeure, le dictame souverain, l’électuaire ambrosiaque qui rend pareil à Dieu…

Il s’exprimait avec grandiloquence, et 1l me baisa avec un air dévot les deux seins.

Puis il ordonna :

— Portez-la sur l’appareil. L’or réclame son sang, elle l’offre, elle sera bénie et immortalisée.

Le matelas fut placé sur le chevalet de torture où j'avais vu la femme blonde et agonisante. Autour de moi tous les appareils que Palmyre m'avait expliqués fonctionnaient comme auparavant. D'ailleurs, en ce laboratoire où aucune fenêtre n'était apparente, on devait vivre sans connaître jour ni nuit. Quatre lampes à arc placées au plafond éclairaient à plein. Je restai muette, incapable de reprendre pied dans la vie, les muscles atones, mais les yeux ouverts, et j'enregistrais avec une inconsciente minutie tous les détails de la tragique scène.

Le fou sortit du laboratoire, laissant les deux nègres en faction devant moi, puis il revint avec une sorte de manipule en broderie d'or, un morceau de dentelle ancienne, en forme de croix et une tiare. Il me plaça la dentelle sur le ventre, le manipule sur le poignet et la tiare sur la tête, puis il entonna un hymne barbare, en une langue inconnue, dont les deux nègres impassibles fournissaient les répons.

La scène épouvantable et burlesque dura un quart d'heure. Enfin le faiseur d’or cria d'une voix respectueuse des phrases terminées par « Tedulah, Meshach, Jah, Jah, Jah ? ».

C'était peut-être la fin. Il prononça ensuite trois fois des paroles hébraïques où je reconnus les mots Adonaï et Aeloims puis, s’approchant, me posa sur la poitrine, entre les seins, une sorte de petit reliquaire d’or ou de cuivre, épanoui en soleil, au centre duquel naissait une sorte de phallus.

Les nègres, à leur tour, se se prosternèrent, tandis que le fou reprenait ses vaticinations absconses. Il se coucha au sol, qu’il frappait même du front, je crois, en psalmodiant une sorte de psaume où revenait le mot Asmodée.

Je me sentais devenir folle. Au-dessus de moi, les arcs électriques m’aveuglaient. Ce cérémonial absurde et redoutable, évoquant je ne sais quels Sabbats ou Messes Noires d’antan, me faisait entrer vive dans le définitif tohu-bohu mental. Le respect de ces gens qui allaient me tuer était surtout terrible. Cela me faisait grincer des dents.

Enfin le gnome alla chercher un tube de verre qu’il apporta avec componction. Quand je le vis de près, je reconnus qu’il était plein de sang. Une nausée me saisit la gorge…

L’homme m’aspergea de ce sang en proférant de sataniques et démentes formules baptismales. Une goutte me sauta sur les lèvres. Le nez serré comme les malheureux à l’agonie qui appellent l’air de leur bouche ouverte, je tentais de respirer. La goutte de sang me coula dans la bouche. La sensation fut si révoltante, venue après ces trois quarts d’heure de tragédie maniaque et mortelle, que je m’évanouis.

 

Je revins à moi au bout d’un temps indéterminé. Que m’avaient-ils fait encore, durant ma syncope ? Je n’ai jamais osé le demander à Palmyre, plus tard, car elle le sait…

Je n’avais plus sur moi le manipule et la dentelle, ni la tiare en tête, ni le reliquaire, mais une sorte de pierre à base cubique, terminée en un tronc de cône noir, me pesait sur le ventre. Le gnome était invisible, mais j’entendais une façon de litanie venant du sol où je ne pouvais pas regarder. De plus, ma tête refusait de bouger et j’étais lasse, lasse… Enfin, il y eut une sorte de procession, issant de la pièce voisine et le fou reparut derrière les nègres, vêtu de rouge, avec une sorte de fleur monstrueuse à la main, qu’il portait comme un cierge. Il marchait gravement, l’air digne et pensif. Voyant mes yeux ouverts, il s’approcha :

— Sois heureuse, ô mon épouse, et épouse de Baal ! Sois heureuse enfin, car ton sang va couler. Tu l’offres à ma puissance qui est la

puissance de l’or !
 

— Allez ! dit-il alors aux nègres.

Ceux-ci enlevèrent la pierre qui pesait sur moi, et en posèrent l’extrémité sur mes lèvres pour me permettre de la baiser. J’eus, sous le contact froid et appuyé de ce fétiche, de cette pierre puante et sans doute souvent ensanglantée, une telle constriction de la face que la force me revint, et la connaissance de l’immonde scène… et l’espoir absurde de vivre.

— Je t’aime, ô Inconnue, proférait le gnome, et c’est à toi de m’aimer en te faisant or pur.

Il leva au ciel deux mains orantes, puis se mit encore en prières, en implorations macabres et diaboliques, tandis que les deux nègres s’approchaient, l’un tenant une coupe de verre ou de matière transparente, l’autre un couteau flammé.

— Au poignet droit, dit le fou.

Le poignet retiré de ses liens fut tiré et tend plus loin que ma couche au-dessus du sol ; on plaça les courroies au-dessous du coude, pour que je ne pusse toutefois remuer. Enfin, la coupe fut tendue pour recueillir le premier sang, et le tube de verre coudé qui devait amener ensuite ma vie dans les cornues du faiseur d’or fut situé sous ma main. Tout cela était exécuté avec minutie et sérénité. Je vis alors le couteau s’approcher de mon poignet, tandis que le gnome dément chantait une sorte d’épithalame.

 

La porte, à gauche, s’ouvrit brutalement, d’un coup sec comme une détente de baliste. Un nègre entra, flageolant, affaissé, semblable à une outre mi-vide. Un nègre épuisé, cachectique, aux frontières de la mort. Et je compris comment l’athlète noir de la veille était devenu ce chiffon mouillé, quand, derrière lui, je vis Palmyre.

 

Elle était prodigieusement belle. Une légère roseur teintait ses joues mâtes. Les yeux étaient cernés et je ne sais quelle langueur donnait à son pas, d’habitude autoritaire et viril, une féminité lasse et délicate.

Palmyre entra. Je la regardai comme, sans doute, jamais humain n’a regardé un être désiré. Elle me vit…

Le couteau du nègre tranchait déjà dans ma chair. Palmyre tendit deux mains longues, les pouces collés à la paume, les index isolés des trois autres doigts réunis.

Je vis son masque durcir. Autour de ses poignets, une lumière jaillit, puis une longue étincelle qui vint avec une rigueur parfaite toucher entre les deux yeux le nègre au couteau…

Il leva les bras, poussa tout près de mon visage un : « Ah » de terreur et s’affaissa à terre. Une tache noire naissait sur son front, que je vis un dixième de seconde, une tache pareille déjà à une plaie gangrenée. J’entendis, sous mon chevalet, le corps rouler sur le sol, mais déjà Palmyre avait ramené ses mains étendues vers le second nègre. Je ne le vis pas tomber, parce qu il était accroupi pour tenir la coupe où mon sang devait commencer à couler, mais je devinai que lui aussi…

Et Palmyre vint au gnome fou.

— Tu as pu croire que je te donnerais cette jeune fille, tu l’as cru ?

L’autre, raide et impassible, proféra :

— Elle est maintenant ma femme. Elle m’appartient. Elle se donne au grand œuvre.

— Imbécile !

— Palmyre, tu es puissante et tu as tué mes deux serviteurs, mais tu ne sortiras pas de mon château et celle-là — il me désignait — donnera son sang à l’or.

— Non !

— Les paroles irrémédiables sont dites. Les pactes son à signés. Les cérémonies qu’on ne délie plus sont accomplies.

— Elle est à moi. J’aimerais mieux te tuer !

— Je l’aime, et elle m’aime. Elle se donne à l’or…

Palmyre se contenait visiblement pour ne pas laisser échapper sa colère. Elle dit :

— Renonce à cela. Je le veux !

— Trop tard !

— Tiens !

Elle courait ouvrir une prise de courant, au long du mur, une énorme étincelle jaillit verticalement à deux mètres de moi, et j’entendis des verreries ou des cristaux éclater.

— Voilà sacrifié le fruit de deux ans de ton travail. Veux-tu que je détruise tout ici !

— La colère t’égare, Palmyre. Mais je suis puissant, moi aussi !

Il reculait et levait ses mains jointes. Une sorte d’auréole rouge s’en dégagea.

— Moi aussi je puis tuer. Je vais la tuer…

Et il dirigea l’auréole rouge vers moi.

Palmyre s’était précipitée sur le gnome et d’un coup de pied le jetait à terre, puis, saisissant un long bâton, elle frappa sans pitié sur le fou qui gémissait. Je m’étonnais qu’elle n’usât pas envers l’alchimiste de ce moyen prestigieux qui avait si bien réussi avec les nègres.

Et moi ! Y pensait-elle ? Je grelottais d’attente. Ah, être dégagée de ces courroies, sortir de ce chevalet de torture, de ce laboratoire, de ce château !…

Palmyre attachait le fou, en deux minutes, avec des cordes qui traînaient.

Elle se releva enfin.

— Fou ! Réunis donc tes mains maintenant, réalise donc un envoi d’effluves de mort ?

Le nez au sol, les poignets derrière le dos, tu es impuissant.

Je n’ai pas voulu te tuer, parce que c’est elle — Palmyre me désignait — qui décidera de ton sort.

Elle vint à moi, avec une lame angulaire et luisante. En vingt secondes je fus délivrée. Je m’assis avec lenteur sur le chevalet, puis je sautai à terre. Ma nudité me gênait…

— Renée, cours vite t’habiller. C’est dans le couloir là-bas, la chambre où tu as dormi.

Je m’y ruai, pieds nus, glacée et heureuse. À vouloir aller vite, mes jambes étirées et naguère ficelées serré me refusèrent service. Je roulai sur le tapis, à l’entrée du corridor. Je me relevai et courus tout de même…

La négresse qui était venue dans ma chambre me surprendre avec les noirs y était encore. Elle tentait de mettre mes chaussures et portait mes bas avec ma ceinture. À ma vue, elle se jeta à mes pieds. Je lui fis signe de me donner mes bas et rapidement je me vêtis.

Sitôt ma vêture sur le dos, chemise exclue, je repartis, enfermant la négresse avec un verrou extérieur.

Je retrouvai Palmyre en train de s'expliquer avec le faiseur d’or. Que lui avait-elle dit ? que lui avait-elle fait ? Il était détaché, debout, humble et triste.

— Allons ! dit la sorcière.

Nous prîmes le chemin compliqué par lequel nous étions venus, le fou marchait en tête. Quand ce fut le couloir sans issue apparente aboutissant au vide, Palmyre ordonna au gnome, sans que les nègres des niches bougeassent :

— Reste-là !

Elle le mena d’une main près du bord où l'on pouvait apprécier l'énorme plongeon à faire. Il se laissait diriger, sans protester et sans remuer un doigt.

Se tournant vers moi, elle dit avec une sorte de tendresse en désignant le dehors :

— Viens vite !

Nous dégringolâmes les escaliers.

Nous revîmes des nègres muets puis la salle au puits. L’auto nous attendait avec le chauffeur sur son siège. Devant nous les portes étaient ouvertes…

Palmyre ne dit qu’un mot.

— Presse !

Nous passâmes sous les voûtes, et dans les cours. Ce fut bientôt le pont baissé, puis le dehors. Sitôt la porte dernière franchie, Palmyre répéta par le téléphone :

— Très vite !

Je ne comprenais pas cette hâte. Nous commencions une fuite affolée. L’auto prenait des virages à cent à l’heure dans cette forêt où tout était risque de mort. Bientôt ce fut la route. Palmyre surveillait le plan qui se déroulait devant ses yeux, et une course vertigineuse nous menait. Nous nous jetions du haut en bas des descentes, nous sautions du bas en haut des montées. Cela dura vingt minutes peut-être, puis Palmyre commanda :

— Halte !

L’auto s’immobilisa.

— Viens, me dit-elle.

Je la suivis sur la route.

Elle m’imposa les mains sur le front et me magnétisa dix secondes avec des yeux fauves, puis :

— Lève les bras dans cette direction.

Je fis selon son désir.

— Commande !

Je ne compris aucunement le sens de ce mot, mais à son ordre je devinai qu’il fallait en quelque façon tendre sa volonté. Je le fis encore. Quinze secondes passèrent.

— Viens, Renée, c’est fini !

Nous revînmes à la voiture.

— Que m’avez-vous fait accomplir ?

— Tu lui as commandé de sauter au bout de son couloir. Il à sauté !…

Je la regardai avec curiosité.

— Oui ! Tu devais tirer vengeance. C’est fait.

— Pourquoi sommes-nous allés si vite ?

— Parce que sa puissance pouvait nous atteindre jusqu’ici. Ici non ! mais la mienne va de plus loin vers lui.

— Pourquoi ne protestait-il pas lorsque nous sommes sortis ?

— Je l’avais placé en état second. Sa force pouvait revenir avant notre mise à l’abri, mais cette force, pendant un quart d’heure, le maintenait, physiquement, soumis à l’hypnose commandée, et s’il pouvait redevenir capable de nous ensorceler, il ne pouvait pas encore se dégager de l’état où je l’avais fait entrer. Toutefois, il fallait se hâter, car il peut toujours y avoir des surprises et il était fort, très fort.

— Mais le gros homme, son « magister ».

— J’ai dû le tuer pour entrer quand on s’apprêtait à t’exécuter. Il me fermait le passage. C’est pourquoi, ayant occis lui et les deux nègres, mon potentiel magique était tombé trop bas pour que je pusse ensuite dominer l’alchimiste quand je suis venue te délivrer. Mais la bastonnade le rendait impuissant et je savais où frapper !…

— Pourquoi m’avoir mise en ce cas… m’avoir abandonnée à ces fous, à ces sorciers macabres et démoniaques ?

— Tu as raison, mais tu devines le plaisir qui me fit t’oublier ?

— Oui !