Baal ou la magicienne passionnée/04

La bibliothèque libre.
◄  Iod


IV

BETH



IV

BETH


Cette mort triple, ou plutôt cette disparition dans un immense incendie des docteurs Altramer et Lewisa, avec le marquis de Laumalt et un médium, voilà qui corse un peu les histoires habituelles d’ectoplasmes !

 

Un jour, Palmyre me présenta à Altramer et Lewisa. Depuis que la « Poudre » ou plutôt l’étrange produit chimique qui transforme tout en or était venu entre ses mains, elle ne s’occupait plus autant à faire « de la clientèle ». Elle m’avait d’ailleurs expliqué que « la poudre » transmutante perd un millionième en poids du poids d’or qu’elle génère, de sorte que par là, comme en tout, la fabrication de l’or est une opération industrielle à rendement limité. Palmyre m’expliqua même un jour qu’en somme ça ne produirait guère à l’avenir, étant donné le coût et les difficultés de préparation de la « Poudre », que du mille pour un. Or, il y a des négoces, assez nombreux ma foi, dont celui de la sorcière, où cette proportion de bénéfices est dépassée…

Palmyre usait de la Poudre surtout par plaisir. Elle m’avait confié que le bonhomme mort dans son château tourangeau ne lui laissait pas de formules pratiques pour reconstituer facilement le laboratoire. Elle n’avait que la provision de Poudre faite avant l’accident. Quant aux cinquante ou soixante occultistes qui cherchaient simultanément le fameux secret et dont certains l’avaient peut-être réalisé par d’autres voies, ainsi que celui de l’Homuncule et celui de l’Élixir de Longue Vie, Palmyre pensait qu’il fut impossible de savoir exactement où en étaient leurs recherches, et, par conséquent, elle ne tenait aucun compte d’eux qui, au demeurant, lui étaient presque tous hostiles. Elle aimait à user habilement de « la Poudre » et transformait en or des kilogs de bijoux de cuivre qu’un orfèvre faisait aussitôt poinçonner. Elle enfantait, aussi des lingots que des courtiers vendaient aux fonderies. Toutefois, elle n’abandonnait point cette clientèle dont les folies la réjouissaient tant, en son âme un peu lubriquement satanique. Mais elle s’était liée plus étroitement avec des métapsychistes, dans un but secret, certainement intéressé, mais qu’elle ne m’a jamais révélé même après la catastrophe.

C’est ainsi que nous allions, tous les deux ou trois jours, chez Altramer, et aussi dans le somptueux hôtel où le marquis de Laumalt évoquait les esprits.

Altramer et son ami Lewisa étaient les premiers hommes de science qui eussent voulu faire la théorie scientifique, et écrire les lois des évocations par médiums, des productions d’ectoplasme, des lévitations, désintégrations avec réintégrations immédiates et autres phénomènes de même forme. Enfin ils s’occupaient d’une partie, la plus notoire, de la métapsychique expérimentale. Je pense que Palmyre aurait pu beaucoup apprendre aux expérimentateurs, mais elle s’en gardait bien. De temps à autre, elle intervenait dans leurs opérations, les dirigeait, les réglait, et donnait aux résultats un aspect neuf. Mais elle ne participait à tout cela qu’au titre de femme curieuse et semblait seulement nantie de très étonnants pouvoirs médiumniques. J’ai toujours pensé qu’elle espérait tirer des travaux de métapsychistes — dont elle dépassait sinon la science, du moins l’expérience — des indications neuves pour formuler sa science personnelle et la compléter en quelque point délicat… Elle m’avait dit souvent n’être qu’une empirique et que sa force occulte était fragmentaire. Évidemment elle eût désiré que les savants habitués aux labeurs purement scientifiques lui fournissent des expériences bien classées, des hypothèses assises, et peut-être des cas d’elle ignorés qu’elle interpréterait plus sûrement. En effet, Palmyre n’était pas en mesure de vérifier l’influence sur le fait métapsychique des hautes pressions, des effluves électriques, du radium, des champs magnétiques, du froid, de la chaleur et autres activités contingentes que seul un laboratoire puissamment organisé peut régler.

Il n’est pas impossible que la mort d’Altramer, de Lewisa et de Laumalt soit, au fond, une expérience de Palmyre, mais elle ne m’a point fait de confidences à ce sujet. Donc, Altramer et Lewisa, ayant trouvé dans la métapsychologie et dans les rapports de cette science naissante avec le vieil occultisme, des choses profondément curieuses et émouvantes, s’étaient consacrés à ce domaine scientifique nouveau. Ils avaient à la fois le sens des opérations efficacement menées et un goût véhément pour les explications très abstraites. Ils partagèrent l’occultisme en secteurs à explorer tour à tour. D’abord leur intention fut d’approfondir le problème de l’espace à quatre dimensions et de réaliser des expériences normales sur ce monde, dont, je l’avoue, la seule conception m’a toujours paru difficile à insérer dans l’esprit.

Les géomètres qui se sont occupés de l’hyperespace en ont bien fait les plans, coupes et élévations. Les polyédroïdes de toutes formes ont été l’objet de longues études, que Lewisa avait lui-même prolongées. Plus chanceux que le génial Riemann, il était parvenu à éviter la folie qui guette toujours les hommes trop curieux de ce qui les entoure, si je puis dire, en eux-mêmes.

Altramer était le métaphysicien de notre « collège ». Ce diable d’homme avait mis au monde des théories vraiment neuves. Palmyre, qui s’entretenait souvent de ces choses avec moi m’affirmait que les idées d’Altramer restaient toutefois celles de certaine secte pythagoricienne dont les secrets s’étaient transmis depuis vingt-cinq siècles chez des adeptes, au nombre de dix par siècle — et elle-même était aujourd’hui de ces dix. — Elle pensait que les adhérents de groupe venu de si loin avaient connu plus profondément l’homme et le monde, en leur réalité absolue, qu’aucun autre penseur n’a fait depuis que la pensée pense.

Elle disait encore :

— Altramer croit que ses dimensions supérieures de l’espace n’en détruisent pas l’homogénéité, et en cela il se trompe, mais son erreur est précisément une forme de vérité parce qu’il suit inconsciemment l’idée mère que se forge des autres réalités supérieures un être de l’au-delà, dominé lui même.

Je répondais :

— Baal, par exemple ?

Car je mettais, avec une ironie secrète, Baal à toutes les sauces. Mais Palmyre restait sérieuse.

— Évidemment ! Baal, ce diable, le satan, le principe qui récompense les mauvaises actions, n’est rien de ce qu’on dit. Il n’est pas à l’origine du mal. Il vient après, pour lui donner une sanction de félicité qui encourage à recommencer, ou bien il pousse encore aux compressions morales d’où sort le vice. À cet égard, toute la théologie se trompe à vouloir faire sortir le mal de l’absolu. Il est vrai que la récompense du bien étant le bien lui-même, paraît insuffisante à mettre humainement en parallèle avec le plaisir que donne Baal.

Je répondais :

— Alors, le bien est gratuit, sans rien qui en explique l’attrait.

— Renée, le propre du bien, c’est qu’il doit être désintéressé. S’il y a récompense il y a paiement. L’acte humain qui s’achète se nomme « le mal ».

— Mais au delà de Baal ?

— Qui sait, Renée ! Je tiens la force satanique pour parasitaire, et sans nul doute il y a autre chose encore. Mais sache bien que le concevable n’est pas indéfiniment extensible, et, comme l’Indou qui nous dépasse en sagesse, tout ce qui sort de la pensée déjà étirée ne comporte plus qu’un symbole possible, un mot qu’il soit par exemple défendu de prononcer. Je pense, à ne te rien cacher, que nous sommes en chaque être une multitude d’êtres vivant individuellement sur un plan supérieur à Baal, et dont notre moi humain est une sorte de moyenne arbitraire et influençable. Mais il faut, pour « réaliser » cela, soit sortir de la durée, soit gagner le monde ou la durée stagne immobile.

Sans quoi, comment donner un sens à cette idée de moyenne d’une infinitude, car le limité d’au-delà est infini ? Tous les mots qu’on utilise, quand on en arrive là, sont à ce qu’ils représentent ce qu’une sphère, section d’un solide à quatre dimensions par un plan, est à ce solide dont nulle figure, quoiqu’en dise Lewisa, nulle coupe, et nul entrelac de lignes ne donnent la figuration. Quoi ! essaye donc d’expliquer la fameuse équation quadratique à quatre variables à un illettré qui sait juste compter sur ses doigts. Ce sera identique !

— Quant à Dieu ?

— Le monosyllabe ineffable des Brahmins, Renée ! Lorsque l’athée dit : Dieu n’est pas, il en a dit autant et dans le même sens que le croyant affirmant Dieu est. Songe que les deux formules sont la définition d’une transcendance génératrice à la façon dont deux lignes rejointes à l’infini sont parallèles. C’est la contradiction intégrale et absolue des termes, leur antinomie irréductible qui limite, au report d’absolu, l’intelligence des hommes. N’importe quelle phrase où le mot Dieu entre, est, de ce chef, promue à la dignité parfaite, qui est l’incompréhensibilité.

 

Un jour, Altramer et Lewisa nous tinrent tout un après-midi, en compagnie du marquis de Laumalt, pour expliquer où ils en étaient de leurs expériences et des théories qu’elles étayaient.

Altramer croyait, hors l’espace sur trois dimensions, à une forme de réalité habitant les dimensions complémentaires qu’il disait au nombre de trois minima. La réalité qui vivait dans l’hyperespace était, selon lui, moins pensante que la nôtre mais douée de pouvoirs physiques très supérieurs. Comme les trois dimensions de l’espace supérieur compénétraient les trois dimensions de l’espace où nous vivons, il ne s’agissait pour tout savoir que de créer un moyen de communication, un pont entre les deux séries phénoménales. C’est à cela qu’il avait pensé longtemps. Il croyait avoir trouvé et s’exprimait ainsi : Il y a une réalité qui vit à cheval sur les deux mondes, c’est l’absolu de l’électricité. L’électricité est en fait, hors notre conception, la force pure par laquelle tout se fait dans l’hyperespace. Cette force retentit dans notre monde sous une forme atténuée et polarisée, infiniment réduite en importance et activité, mais, pour nous, très active. C'est cela seul que nous nommons électricité.

Pour entrer en relation avec l’autre monde, il faut utiliser l'électricité, mais comment ?

Lewisa et Altramer passèrent, dans leurs études, par des périodes d’enthousiasme et de découragement. C’est Lewisa qui découvrit que le solénoïde crée un milieu spatial propre à servir de truchement pour gagner la quatrième dimension.

Ici le problème se compliqua. Lewisa calculait que la pression cohésive des éléments — atomes constitués d'électrons en mouvement dans l’hyperespace — y était de dix-huit millions d'atmosphères. De plus, la matière hyperspatiale était, géométriquement, en calculant le rapport de la géométrie au réel comme égal en ce monde et dans l'autre — constituée par des horosphères. L’horosphère correspondrait au point géométrique. Ici, les esprits les plus audacieux hésitaient faute de bien savoir s'ils se comprenaient. Lewisa et Altramer prouvaient ainsi aux philosophes que nulle certitude autre que de préjugé — dont rien ne garantit la vérité — n'est accessible à l'esprit humain. Cela entraînait des conséquences si désespérantes en matière mentale que les recherches des deux savants faillirent en rester à ce point.

Mais tout fut raccroché par cette idée venue à Lewisa que sa conception utilisait très bien les théories d’Einstein.

En effet, la cohésion à dix-huit millions d’atmosphères, grâce à quoi la matière hyperspatiale pouvait être pour nous inconsistante comme le bloc d’acier l’est pour les rayons X démontrait l’au-delà capable de compénétrer notre monde, tout en s’étendant dans la dimension supérieure. Or, cette cohésivité effarante lui parut aussitôt correspondre aux trente millions d’années de lumière qui seraient la dimension du monde, selon Einstein. Ainsi, la lumière, qui, en trente millions d’ans revient à son point de départ, figurerait les limites d’extension d’un corps de l’autre monde transféré dans le nôtre. Donc l’unité physique terrestre devrait en ne craignant peut-être rien des réalités hyperspatiales, parce qu’infiniment moins « réelle », être en mesure, de se soumettre à leurs lois. Ici, le problème fut de savoir quels êtres, si le mot être est ici opérant, habitent hors le monde, dans les dimensions supérieures et quels rapports on pourrait imaginer avec eux.

 

On se mit d’accord sur le concept d’individualité et sur la vraisemblance de ce fait que l’homme ne génère pas ses passions, mais participe, par contact, avec des passions souveraines étendues entre toutes limites de concevabilité, donc hyperspatiales.

Palmyre, en hommage à la philosophie grecque, affirma ici que la sexualité et la libido sont de l’au-delà comme de ce monde. Elle affirmait le phénomène double : Attraction-Répulsion comme primitif et sans doute principe de l’individualisation. Donc il devait y avoir des passions semblables à celle que nous nommons « Amour », dans les mondes transcendants.

Pouvait-on le constater ?

Lewisa qui avait du goût pour ce genre de spéculation tenta mainte expérience complexe, avec des médiums et avec Palmyre, et il apparut, autant qu’interprétation de ces phénomènes subtils pouvait se formuler rigoureusement, que Palmyre avait raison. La Bible et les mythologies ne seraient donc point fausses. Le lubrique Zeus serait vraiment un personnage de l’au-delà… mais la sexualité de l’autre monde restaient un problème étrange. Je ne donne ici que le plan directeur des études poursuivies par ces savants passionnés qui se sentaient au bord de certains abîmes mentaux, et en tiraient audace et enthousiasme, sans pour cela perdre le goût de la précision. Ils semblaient en voie d’enfanter ces stupéfiants paradoxes qui servent à édifier les nouvelles religions.

Comme le célèbre métapsychiste Thomas George Alwin, de Harvard, avait expédié en Europe son médium, Bethsabée Lives ; Altramer, Lewisa et Palmyre résolurent de tenter de grandes choses avec cette femme qui avait obtenu d’outre-terre des communications vraiment affolantes. Bethsabée vint habiter chez le marquis de Laumalt. Lewisa tenta de la placer dans un solénoïde durant ses créations d’ectoplasme, puis dans des champs magnétiques diversement orientés. Nous ne connûmes le résultat de ses travaux qu’une nuit, où nous fûmes convoqués par un bristol extravagant, imprimé en lettres d’or.

C’est cette nuit-là qu’eut lieu la tragique expérience.

Nous arrivâmes vers 9 heures, Palmyre et moi, chez le marquis de Laumalt. Altramer y était déjà. Bethsabée Lives aussi. Elle dormait. Lewisa survint à son tour triomphant et magnifique.

— Eh bien ?

C’est Laumalt qui le questionnait.

— Nous allons, dit le docteur, réaliser cette nuit la plus prodigieuse expérience qu’on ait jamais tentée.

 

Tout le monde se tut. Il reprit :

— Bethsabée ira dans l’autre monde et nous ramènera un être à quatre dimensions…

Altramer écoutait, Laumalt pleurait de joie. Palmyre manifesta quelque souci.

— Croyez-vous, si dépaysé que soit cet être de l’autre monde en se soumettant à votre médium, qu’il ne puisse pas nous nuire. Car, moi-même, j’ai…

Lewisa s’écria :

— Vous n’avez rien pu faire de tel. Rien ! Mais l’être mystérieux, je ne sais pas si nous le verrons, par exemple. Ce que je puis certifier, c’est que nous en serons maîtres.

— Comment ?

— Près que j’ai découvert le moyen d’abolir notre espace et de ne vivre que dans la 4e dimension durant le temps désiré.

Un silence accueillit l’étrange affirmation.

Je pensai :

— Il est fou, lui aussi, comme le gnome qui voulait me faire bloc d’or. Décidément, dans ce domaine…

Lewisa reprit :

— Dans un solénoïde, orienté selon le méridien, je place mon capteur de magnétisme terrestre. Vous savez que ce capteur, en trente heures, attirerait ici tout le fer de Paris, et en un an tout le fer terrestre… Dans le solénoïde, il n’attire rien, il agit sur soi, dans la quatrième dimension. Bethsabée Lives s’y résorbe, disparaît et produit un ectoplasme vivant, vous entendez, vivant, qui n’est autre…

Il se tut, nous dévisageant tous avec un air triomphant… qui n’est autre que… qu’un astre. Elle m’a amené la planète Vénus…

Un cri d’incrédulité accueillit la folle affirmation. Seule Palmyre plissa le front d’un air étrangement attentif. Elle questionna :

— Qu’en savez-vous ?

— J’ai deviné et tenu le téléphone en contact avec l’observatoire. Huit jours, je questionnais sur ce qui se passait dans le ciel tandis que Bethsabée Lives enfantait cet ectoplasme vivant et planétaire. Hier soir, lorsque je vis paraître une boule étrange, oscillante et peut-être protoplasmique, mon ami l’astronome Francis Dume me téléphona :

— Vénus vient de disparaître, évaporée, tandis que je le tenais dans le champ du grand équatorial.

 

— Et ?

— Vénus reparut juste quand l’ectoplasme disparut.

— C’est idiot, idiot, idiot !

Altramer se levait furieux.

— Que vient faire la planète Vénus dans nos affaires.

Lewisa reprit :

— L’espace n’existe plus dans le champ de mon capteur magnétique placé en un puissant solénoïde. Vénus n’est alors aucunement une planète, ce n’est plus un objet énorme tournant dans le ciel. Plus d’espace ! C’est une pointe d’aiguille si vous la pensez telle, et, de là-bas où la planète semble tourner, à notre laboratoire, il n’y a aucun espace fixe. Il se replie en accordéon, il se ferme comme une boîte pliante. C’est la quatrième dimension…

— Mais enfin, Lewisa — c’est Palmyre qui parlait — pourquoi Bethsabée Lives vous donne-t-elle la Lune plutôt que le soleil ou la voie lactée ? Et pourquoi votre lune serait-elle, même réduite par ce repliement de l’espace, une chose vivante et non pas, comme il doit sembler, un bloc dont les dimensions peuvent être en fonction de l’infini réduites, mais non, sans doute, la constitution intime modifiée ?


Tout le monde approuva cette question.

Lewisa sans se troubler répondit :

— La quatrième dimension, c’est acquis par mes expériences, est abyssale. C’est-à-dire qu’elle plonge au centre des choses et n’a pas plus de points d’application que la pesanteur sur terre. Or, elle explique l’inutilité de l’espace, puisque grand comme il paraît, ou grand comme une orange, le cosmos possède, abyssalement, les mêmes dimensions… Notre infinitude visuelle, résolue en ligne droite indéfiniment prolongée dans l’éther ou en courbe revenant à trente millions d’années de lumière au point d’origine, notre infinitude est un concept perspectif. En réalité, de même l’être qui ne concevrait que sur un plan expliquerait la perspective sagittale par une géométrie démentielle, et pourtant juste sur un seul plan, de même notre cosmos, avec son attraction Newton-Keplerienne et ses trois axes étendus sur un nombre infini de zéros, est une erreur. C’est le fruit de notre ignorance devant les dimensions supérieures que nous connaissons sans les comprendre, et c’est l’aspect, à nous offert par la quatrième dimension spatiale que nous traduisons en infinitude régie par la gravitation. Il n’y a pas d’infini — ou plutôt il y a un nouvel infini que j’ai découvert, — il n’y a pas de gravitation, il n’y a pas d’espace homogène…

— Ah ! dit Palmyre…

… et la lune peut se poser dans votre main sous une forme qui correspondra, non pas à ce qu’elle est, réellement, mais à ce que vous la pensez . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . à ce que le médium, notre truchement avec l’au-delà, la pensera, car l’espace n’existe plus pour lui…

— Allons vite voir cela ! dit le marquis de Laumalt.

— Allons, répéta Palmyre.

Altramer, le front entre ses poings, songeait. Il s’écria rageusement :

— Si l’espace n’est pas homogène et s’il n’y a pas d’espace, y a-t-il une durée, Lewisa ?

— Attends, répondit le savant. Il y a peut-être une durée — spatiale, et selon qu’on se meut en elle dans un de ses six axes, on est immortel, mortel, ou…

—… ou inexistant, veux-tu dire. Mais être inexistant, qu’est-ce ?

— C’est, à votre choix, la métaphysique correspondant aux géométries de Riemann ou de Lobatehewski, Altramer ! Paylmyre avait dit, mais tout le monde parut sidéré.

Et comme Altramer ne répondait pas, elle reprit ironiquement :

— L’être inexistant est certainement stable et incapable de passer à un autre état. Il constitue donc, avec la sexualité idéative, le substratum du grand tout, et c’est peut-être le dernier mot du Baal lorsqu’il nous offre l’immortalité.…. n’être plus ?

Elle éclata, ce disant, d’un rire aigu et méchant que je ne lui connaissais pas. Les autres la regardèrent étonnés. Mais elle, souriante, montra la porte.

— Allons vite soumettre Bethsabée Lives à toutes les électricités. J’ai hâte de voir, de voir…

— De voir quoi, dit Laumalt avec une certaine inquiétude, devant l’exaltation de Palmyre.

— De voir une forme vivante sortie de l’hyperespace, répondit-elle. C’est sans doute celle-ci que les occultistes nomment de divers noms maléficiés…

Laumalt haussa les épaules.

— Palmyre, je me demande, vous, une femme de science et de sérieux, pourquoi vous faites intervenir votre mythologie diabolique dans ce que nous allons faire, qui est purement scientifique.

Elle rit hautement.

— Parce que Lewisa m’a appris diverses choses et que, très heureuse de les connaître, je les poétise. Cela m’égaie et m’aide à formuler ma satisfaction. Mais vous allez voir tout à l’heure ce qui adviendra, et si l’être mystérieux va suivre mes avis ou les vôtres.

 

Nous fûmes bientôt dans la pièce aux expériences. C’était un cabinet quadrangulaire de sept mètres de côté au nord-sud et cinq à l’est-ouest. Il y avait un fauteuil de teck, vissé au sol, face au sud, pour le médium, une table au centre et cinq sièges de métal près de la table.

Les fils du solénoïde tournaient autour des murs, en un réseau serré et hélicoïdal, le capteur magnétique de Lewisa était situé au plafond, au-dessus du fauteuil de teck.

C’était un appareil étrange et compliqué. Des tubes à angle droit vissés sur une glace sans tain derrière laquelle tournait une sorte de moteur hexagonal entre quatre énormes bobines de Ruhmkorff, telle s’avérait au premier aspect cette mécanique. Mais il y avait encore une machine pneumatique à mercure qui participait au mouvement et cinq arcs électriques, où du moins des façons d’arcs à trois charbons, mais dont les étincelles étaient obscures. Ils se trouvaient placés à angle droit près d’une caisse oblongue articulée et contenant un miroir courbe au foyer duquel étaient deux électroscopes à condensateur.

Tout cela fonctionnait déjà. Les cinq arcs crépitaient obscurément. Une douzaine de manettes placées à gauche, le long du mur, commandaient l’activité du capteur de magnétisme terrestre.

Lewisa arrêta tout. On alla chercher Bethsabée Lives. Le médium, l’air un peu somnolent, fut amené par le marquis de Laumalt, que l’idée d’une « grande » expérience emplissait d’une joie naïve.

Lewisa plaça Bethsabée sur son siège de teck. Il lui fixa par des chaines de fer doux les deux jambes aux pieds de devant du fauteuil, les deux poignets aux accoudoirs. De puissants électro-aimants maintenaient les menottes et les pedottes closes. Avec un commutateur on donnait au médium possibilité de se libérer d’un petit effort, en cas d’incident. Ensuite on ouvrit le courant et la salle solénoïde s’isola du monde.

Au bout d’un quart d’heure, le léger jaunissement de la lampe centrale affirmait, selon Lewisa, l’atmosphère convenablement — et mystérieusement — électrisée. Le savant, en quelques passes, mit alors Bethsabée en état second.

Tous les assistants, Lewisa étant au nord et Laumalt au sud, firent la chaîne autour de Bethsabée. Cette « aura » de volontés tendues agit sur le médium. Bethsabée sur son siège se tordait avec des petits cris de terreur et de joie.

Lewisa, avant de s’insérer dans la chaîne, avait mis en action le capteur du magnétisme terrestre qui déversa sur nous tous une activité énorme et cachée. Elle se renouvelait d’ailleurs sans répit par la rotation terrestre. Palmyre était curieuse et surveillait tout. On devinait son attente d’un grand événement…

Il se produisit, mais pas comme Lewisa l’attendait. Bethsabée était vêtue d’un maillot noir très collant. Or, le maillot, sur le torse, devint soudain couleur chair…

Une sorte de matière consistante, visible alors dans son mouvement de reptation, couvrit Bethsabée des épaules au nombril…

L’étrange chose, l’ectoplasme, pour nommer cela comme on fait aujourd’hui, semblait passer par une multitude de formes. Cela prit enfin la figure d’un entonnoir dont l’ouverture eut été tournée vers nous, un entonnoir elliptique.

Nous étions pantelants d’émotion, et un désir ardent nous tenait tous de savoir ce qui se passerait. Pourtant rien ne s’était produit encore que les métapsychistes n’aient cent fois vu. Mais nous attendions autre chose.

Et cet autre chose se produisit. Sous le flux magnétique, l’ectoplasme prenait une forme dentelée sur les bords, où s’agitaient comme des cils vibratiles innombrables. L’entonnoir se creusait toujours, bientôt il traversa Bethsabée, puis devint un trou noir, insondable, où toute matière réelle disparaissait.

Le médium semblait dormir, mais un soupir étouffé s’échappait par moment de ses lèvres closes.

L’entonnoir s’ouvrait toujours. C’était maintenant, entre le menton et les genoux de Bethsabée, un abîme ovale, d’une matière rosâtre, agitée, et qui obéissait à une sorte de fermentation des parois dans la partie haute faisant ourlet.

Penchés sur cette ellipse qui s’allongeait, semblait-il, nous devinions que Bethsabée était à demi sortie de notre-monde.

Soudain, Altramer s’exclama. Au bout de l’entonnoir, on voyait quelque chose briller, des lumières lointaines, des petits feux à peine perceptibles.

Mais Palmyre avait compris. Elle dit :

— La Croix du Sud !

Nous voyions le ciel du côté opposé à notre hémisphère. L’entonnoir ectoplasmique traversait le globe terrestre…

Mais les lumières grandissaient. Bientôt il n’y en eut plus qu’une, énorme, qui nous aveuglait d’une clarté éblouissante, puis Bethsabée poussa un cri, et, dans une sorte de flamme fulgurante qui passa à travers la pièce, le médium disparut totalement. Nous regardions le fauteuil de teck, visible encore, et l’ectoplasme suspendu en l’air, qui grossissait, jusqu’à nous faire reculer. Personne ne dit rien. Nous attendions encore je ne sais quoi. J’avais le cœur serré comme par une lanière. La stupeur s’étalait toujours en nous. Les murs de la pièce disparurent et nous fûmes en plein air. Au-dessus de nous la lampe pâlissait. On voyait encore les maisons voisines, puis elles s’effacèrent. On perçut plus longtemps les étoiles, avec la terre convexe, et que nous restions en un monde vivant ; mais tout s’évanouit lentement, tandis qu’un froid de glace nous étreignait.

Le moteur du capteur magnétique, devenu invisible, s’entendait pourtant sans répit. Et brusquement, entre les parois maintenant à pic de l’ellipse ectoplasmique, seul objet, avec nous-mêmes, qui restât visible, nous entrevîmes une sorte de boule tournoyante, puis d’autres, une demi-douzaine infimes, les plus grosses comme des billes de bicyclette, qui semblaient obéir à un, rythme circulaire autour d’un centre : une tache rouge…

— Le monde terrestre, dit Palmyre. Voyez, à gauche, Saturne et ses anneaux.

Mais la terre manque… Quelle imagination démente vivions-nous ? Que devenait le monde pour le commun des hommes ? où étions- nous ? où allions-nous ?

Alors, comme un bubon, des bords de l’ectoplasme, une sorte de bête amorphe naquit. C’était un bloc gris roussâtre, poussé en longueur. Il se leva droit, dépassant nos têtes, tandis que le marquis de Laumalt poussait un cri.

La bête, la forme, l’étrange corps parut s’étirer, puis essayer sa force. Il couvrit d’un coup l’entonnoir ectoplasmique, et fit voler une manière de bras fusiforme et lumineux…

Et je reconnus l’immonde chose qui, sortie du miroir magique, avait voulu prendre jadis Palmyre. Je tournai la tête vers la sorcière. Elle était maîtresse d’elle, mais visiblement en proie à une émotion tragique.

Brusquement un objet tronconique, souple et violacé, sortit de la chose et vint s’appliquer sur la bouche du marquis de Laumalt.

Terrifié, Lewisa brisa notre chaîne. Il se rua, pour arrêter les machines et le courant, sur les manettes que nul ne voyait plus, mais qui devaient se trouver tout près, le long du mur invisible, à leur emplacement. Il tenta de les atteindre. Nous le vîmes se battre avec quelque nouveau mystère inconnu et étranger, puis s’effacer lui aussi et sortir de notre vision.

Altramer, fou de terreur, fut à son tour saisi par un bras, un membre de la bête venue de l’au-delà.

Palmyre agit soudain. Agile, elle sauta en arrière, me prit par les épaules au moment où moi aussi j’allais être absorbée… Un tentacule déjà se dressait vers ma face. Elle me jeta à terre, au fond de la pièce ; à terre, c’est-à-dire sur une surface mosaïquée invisible que je sentis dure et glacée sous mes épaules. Alors elle se coucha sur moi, et je sentis ses yeux farouches me pénétrer, me dominer, tandis que la lueur verte qu’elle dégageait, dans les moments de volonté magique, l’entourait et paraissait la protéger. Je perçus la bête, un Baal féminin sans doute, agitant au-dessus de nous des organes irréels et absurdes. Comme deux outres vides, on y voyait prendre Altramer et Laumalt. Enfin je me sentis dissoudre, fondre, évanouir comme si tous mes constituants s’en allaient séparément dans la nuit, et…

 

Le sens d’être est une des plus prodigieuses choses du monde. Les hommes l’ignorent, ou plutôt ne perçoivent pas les sensations qu’il fournit à la conscience. Seul, pourrait en prendre connaissance, un corps pensant et vivant qui sortirait des ombres de la mort…

Revenais-je vraiment d’au-delà des portes irrévocables ? Avais-je franchi deux fois — allée et retour, — ce que nul au monde sans doute n’a fait encore, — la secrète ténèbre où tout ce qui fût reste à jamais enseveli ? Que savais-je ? Mais pourtant, en ma conscience tendue et claire, je connaissais une chose que certes la seule vie ne m’eût su fournir. Je sentais que j’existais, et non pas comme une formule, comme un passage de vocables sur l’écran des idées, mais comme une donnée antérieure à tout, et dont l’être balbutiant en mots ses certitudes ne fournit qu’une étrange caricature.

J’étais. Je me sentais absolument comme si, revenant du non-être, j’en gardais un moyen de comparaison ou une donnée d’antithèse qui me laissât apprécier, avec une exactitude que personne n’a jamais conçue, la grandeur et l’effrayance de l’abîme qui sépare la vie de la mort.

Je suis ! Cette formule tant galvaudée par les bavards pithéciens, je la vivais. Sa richesse démesurée, prodigieuse, insoupçonnée, je la réalisais en monnaie de bonheur. Ah ! ce sens d’exister qui se décèle en soi comme une lumière éblouissante et. qui efface tout le reste de la sensibilité ! Il perçoit que je suis et qu’il est et que nous sommes deux en un. Il parle en moi de ce seul fait qu’il existe, et ce qu’il affirme le dépasse sans cesser d’être lui. Dire « Je suis » apparaît là un acte, et un acte devenu supérieur à lui-même, de ce chef qu’il dure, quoique la durée soit niée par lui…

J’étais. Je goûtai un instant ce prodige au fond de moi, que je fusse moi… Dans un tumulte heureux, je perçus toute félicité par le bonheur de savoir que le sang coulait en mes artères, que dans mon cerveau les axes et les antennes des cellules pensantes agissaient. J’avais la félicité des diastoles et des systoles de mon cœur, le flux de l’air dans mes poumons avec l’échange chimique d’oxygène et d’acide carbonique en leurs ramilles, j’idéais l’idée, indicible et parfaite d’être un-le-tout. Je levai alors mes mains pour exprimer d’un geste que toute la gloire de vie était en moi.

 

Mon mouvement me ramenait sur terre. D’un seul coup, déclenché comme un film fou, renaissait soudain l’abominable scène qui s’était imposée à ma mémoire lorsque…

Mais lorsque quoi, en effet ?

La tragique évocation, l’ectoplasme démoniaque issu d’on ne sait quel mystère vivant, du médium disparu, de cette sorte d’entonnoir où le monde avait un instant vécu… le fabuleux cauchemar se déroula d’un trait dans ma tête, et je me dressai sur mon séant en poussant un cri d’horreur.

Mes yeux refusèrent d’abord de comprendre rien autour de moi. Mes rétines hésitantes, mes cristallins déformés, je ne sais quoi d’outreterrestre qui avait rompu et désagrégé mon corps avant de le reformer, se refusait à l’harmonie vitale. Je me levai pourtant debout en tâtonnant. Je percevais de la lumière. Je me frottai les yeux avec violence, je…

Je voyais !

J’étais dans la pièce attenante au fameux laboratoire où s’était passée l’expérience, et, regardant avec terreur autour de moi, je vis Palmyre.

 

Elle était étendue à terre, les yeux clos, la face blême, les mains tordues dans le même geste que je lui avais vu faire le jour où le Baal du miroir magique avait voulu…

Je me précipitai vers elle, je m’agenouillai et lui pris la tête. Elle était chaude, encore. Morte depuis peu, ou prête à revivre ?

— Je la saisis par les épaules et la soulevai. Alors je vis une chose étrange : sa robe de soie noire était brûlée dans le dos de haut en bas, et en croix un peu plus bas que les hanches. Je voulus l’asseoir. Il y avait un canapé, là même où je m’étais éveillée. Je l’y portai.

Alors Palmyre ouvrit les yeux et chuchota :

— Renée !

Je me penchai pour écouter. Elle dit lentement :

— Va vite fermer les courants dehors partout pour arrêter les machines, apporte-moi un peu d’alcool, et masse-moi. Je suis faible.

Je sortis en trombe. Le compteur électrique fut fermé d’abord, puis j’arrêtai une forte dynamo qui donnait du courant et même j’isolai la batterie d’accumulateurs que je connaissais dans la cave et qui apportait encore à Laumalt une électricité de supplément. Puis je courus à la cuisine du marquis. Le personnel domestique dormait dans les combles sans doute. Je trouvai seule diverses bouteilles d’alcool, et je revins au trot avec une main de crin pour massages que j’avais découverte en sortant.

Palmyre sourit de me voir.

— C’est fait ?

— Oui !

Je la massai longuement. Bientôt, elle parut reprendre des forces et se mit debout.

— Donne-moi un peu de rhum à boire ?

— Je n’avais pas de verre. Elle but au goulot.

— Là. Ce n’est pas fini. Le monde repose sur toi, Renée. Je dois rester ici. Va vite à la maison, tu rapporteras trois tubes marqués Ph que tu prendras dans le coffre. Voici la clef. Une robe pour moi et tu téléphoneras au 1609 Concorde qu’on vienne ici avec la voiture H, d’urgence. Va vite ! Il n’y a pas un instant à perdre.

Je courus. Il me fallut tout de même près d’une heure pour faire tout ce que Palmyre m’avait demandé. Le marquis de Laumalt demeurait, par chance, avenue Mac-Mahon.

Lorsque je revins, Palmyre saisit les gros tubes Ph et les regarda avec soin.

— Bon !

Elle prit une robe noire, semblable à celles que toujours elle portait. Je remarquai le soin pris pour la mettre avec précaution.

— Brûlée comme l’autre fois ?

Elle sourit :

— Ce Baal est torride, Renée !

Il n’a pas eu le temps, ni le moyen de me jouer de tour terrible, mais il a opéré autrement.

L’auto donnait dehors une note spéciale que Palmyre reconnut.

— Viens, Renée. Prends un tube !

Nous allâmes jusqu’à la porte du laboratoire. Palmyre, ayant fait quelques gestes rituels, fut entourée d’une flamme claire. Alors elle ouvrit. Je regardai.

Une lampe aux reflets prismatiques éclairait la plus fantastique scène du monde.

Lewisa, écrasé comme par un marteau-pilon, et pourtant exsangue, était aplati le long du mur, touchant encore de chaque main une manette qu’il n’avait pu remuer. Le marquis de Laumalt était disparu, et aussi Altramer, mais deux masses sanguinolentes indéfinissables, visibles et pourtant irréelles parmi les tentacules entrelacés, étaient à terre, et on voyait à de légers mouvements que cela se transformait toujours.

Le sol de mosaïque ne brûlait pas, mais les restes de la table et du fauteuil de teck étaient à terre, charbonneux ; une chaleur énorme se dégageait du lieu.

Au-dessus de l’emplacement où le médium avait vécu, la conque, l’entonnoir étrange était toujours là, mais il avait démesurément grossi et il touchait le plafond, tandis que des côtés, il frôlait les formes sataniques et horribles qui s’étaient substituées aux deux hommes, sortis du monde.

Palmyre jeta un tube sur une des bêtes, un tube sur l’autre, et je jetai sur son ordre, le dernier au milieu de la pièce. Elle referma aussitôt, mais j’eus le temps de voir dégager déjà des jets de feu blancs et de sentir l’odeur alliacée du phosphore.

 
 

Dix minutes après, l’auto nous menait à une vitesse « bourgeoise ». dans Paris nocturne. Sans s’arrêter chez elle, Palmyre commandait bientôt la hâte au chauffeur que j’avais déjà vu lors de mon voyage en Touraine, à la recherche de la Pierre Philosophale. Nous prenions après le court arrêt d’octroi la route de l’ouest, et ce fut au bout d’une heure seulement que Palmyre me parla.

— Nous y sommes !

Nous suivions une grille de parc. On ouvrit une porte cochère et la sorcière me montra une maison gracile derrière une tenture d’’arbres.

Cinq minutes après, nous descendions au. bas d’un perron. Un homme, un asiate, nous reçut. Palmyre gravissait alertement les marches et nous passâmes ensuite par toute une série d’antichambres, de salons et de pièces chargées d’objets d’art, qui offraient à ce lieu — de moi jusqu’ici inconnu — un aspect de château pour grand banquier amateur de vieilleries.

Dans un petit salon, dont la baie donnait au jour naissant, sur une vaste pièce d’eau, Palmyre s’arrêta. Elle s’assit, alluma un radiateur électrique et se couvrit d’une sorte de vaste robe de chambre bleue.

— Tu n’as pas froid. Renée ?

Va dans la penderie, là, tu trouveras un assortiment de toutes choses pour te couvrir, du mince à l’épais, de la fourrure au crêpe chinois.

En effet, il faisait un froid de loup. Mais déjà le radiateur échauffait la pièce.

Palmyre sonna et donna par téléphone, à une invisible domesticité, ordre de préparer un léger repas matinal, puis elle me prit par les épaules et m’embrassa longuement.

— Sans toi, mon petit…

— Dites-moi un peu ce qui s’est passé, je vous prie. Je n’y comprends rien et je ne sais pas même ce que j’ai fait qui vous semble si bien réussi.

Elle sourit, s’étendit sur une chaise longue et dit :

— Remontons le cours de choses. Primo, nous venons de mettre le feu chez Laumalt. Un feu qu’on ne pourra pas éteindre ou très difficilement. Nous faisons ainsi disparaître les monstres et la conque ectoplasmique avec les restés de notre déplorable expérience…

— Vous ne craignez rien. judiciairement ?…

— Rien ! D’abord, je suis ici où personne ne viendra me trouver, puis les larbins de Laumalt ignoraient notre affaire dont tous les témoins sauf nous sont abolis.

Je ne te cache pas que j’ai envie de renoncer de quelques temps à évoquer tous les diables, et à visiter le quatrième arcane de l’espace. Je ne sais si le goût m’en reviendra…

— Mais, que s’est-il passé ?

— Une chose terrible, Renée. Le médium, Bethsabée, est disparu dans la fameuse, ou les fameuses, dimensions de l’hyperespace. Vivant encore où pas, il est dans l’au-delà et ne reviendra sans doute jamais sur terre. Souhaitons que cette pauvre Bethsabée soit heureuse, mais les attentats que j’ai subis de ces êtres ou formes ou hypothèses Baaliques ne me laissent pas croire qu’elle puisse s’en tirer à meilleur compte de félicité qu’elle n’eût fait sur la terre.

Lewisa a été broyé par la condensation de l’espace que son corps occupait. Laumalt et Altramer, en détruisant bêtement — il est vrai que c’est Lewisa qui a commencé — en détruisant la chaîne, nous ont abandonnés aux forces, aux monstres, aux choses que tu as vues. Unis, nous pouvions échapper, mais cette brute de Lewisa n’a pas compris qu’il fallait commander tous appareils sans quitter la chaîne. Alors ils ont été… absorbés. Je ne saurais expliquer le phénomène.

— Mais vous… et moi ?

— Renée, lorsque j’ai vu ce qui allait advenir, sitôt la chaîne brisée, il ne me restait plus qu’un espoir, c’était d’user de tout mon pouvoir, de toute ma puissance de sorcière pour nous désintégrer immédiatement et nous reformer, sans bouger, sans ouvrir de porte, sans couper le courant du solénoïde, dans la pièce à côté. Jamais on n’a tenté une expérience aussi fabuleuse et peut-être les êtres ou les choses de l’au-delà qui nous dominaient déjà, eussent-ils pu m’interdire cet acte désespéré, ou le faire échouer à son second stade s’ils avaient su… Alors, nous serions devenues toutes deux une profusion d’atomes orientés, incapables de se polariser, et semblables, j’imagine, aux grandes nébuleuses.

J’ai réussi. L’application de la volonté aux phénomènes de désintégration est d’ordre déjà très connu, mais la réintégration comporte tant d’écueils !…

La chose s’est faite. Nous avons toutes deux été réduites en éléments infinitésimaux pour lesquels toute matière, quelqu’en soit la texture, est poreuse. Rien ne pouvait arrêter ce fluide qui s’est recondensé au deuxième foyer de nos ellipses vitales.

Nous étions sauvées.

Je restai bouche bée, à imaginer cette vertigineuse dissociation d’un corps et ces milliards d’atomes allant tous reprendre leur place exacte, sans erreur, sans déviation…

J’en devenais folle.

Pour dominer en moi cette anxiété mathématique, je dis :

— Et les courants. Si on les avait laissés. Que serait-il advenu ?

— Petite, les monstres et la chose pareille à une éponge creuse cherchaient à réaliser le milieu où leur vie fut normale. Chaleur substituant la pression, je pense, ou encore destruction de l’espace par fragments, comme on plie un papier.

Leur temps n’est pas le nôtre. Peut-être leur aurait-il fallu deux heures de plus, peut-être un jour entier, mais le certain est qu’il devait advenir un moment où rien de notre monde n’aurait gardé d’action sur eux… Et…

— Alors ?

— Que sais-je, Renée. Auraient-ils emporté dans leur au-delà un fragment terrestre, ou la terre, ou tout le système solaire, ou… ?

Aurait-ce été le règne du salace Baal sur la terre continuant à tourner, ou bien si la fin du monde… ?

— Mais à votre avis ?

— Les paroles sont créatrices, Renée. Ce qu’elles désignent, sitôt dit, est déjà réalité et les sorcières, pour cela, sont toujours figurées le doigt sur la bouche.