Babet l’empoisonneuse… ou l’empoisonnée/1

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I

UN CŒUR D’OR


Un personnage de marque passant, un jour de l’été de 1764, par Avesnes, s’arrêta à l’auberge de la Poste que tenait un certain Leverd, médiocre hôtelier, mais père de famille ordonné et pratique : il avait, en effet, douze ou treize enfants dont il employait les aînés comme domestiques. Le voyageur soupa chez Leverd et partit le soir même : c’était le comte de Normont, ancien officier du roi, chevalier de Saint-Louis, bien en cour et possesseur de grandes terres dans le Hainaut français.

On le revit à Avesnes une semaine plus tard, et il descendit de nouveau à la Poste. Non point que le régime de la maison eût de quoi satisfaire un grand seigneur de sa sorte ; mais il avait remarqué l’une des filles de l’aubergiste, jolie personne de seize à dix-sept ans dont la fraîche figure lui plaisait. À cette seconde visite, il s’avisa que la fillette, chargée des grosses besognes, malgré son jeune âge, paraissait profondément mélancolique et s’acquittait de son labeur avec une sorte de résignation humiliée et des airs de princesse déchue. Le gentilhomme, intrigué, attira l’enfant dans sa chambre et la questionna paternellement. Elle ne lui répondit d’abord que par des sanglots ; mais il s’ingénia avec tant de bonté à la rassurer que Françoise, — tel était le prénom de la servante, — prit confiance et lui conta la cause de sa tristesse : élevée dans un couvent, grâce à la générosité d’une marraine charitable, elle en avait été retirée brutalement par son père qui voulait faire d’elle une fille de chambre ; elle ne pouvait s’habituer à son nouvel état et regrettait l’élégante et douce quiétude du cloître. Les gens parmi lesquels elle vivait étaient vulgaires et rudes ; ses frères la traitaient mal ; ses parents exigeaient d’elle des travaux répugnants et la contraignaient au service des voyageurs, ce qui exposait la pauvre fille aux grossièretés, pis encore, aux amabilités de passants dénués de scrupules. Bref, elle prenait la vie en dégoût et s’épouvantait de l’avenir.

Le comte de Normont, plus intéressé peut-être par la beauté de Françoise que par son récit, la consola de son mieux, promit qu’il s’occuperait d’elle, à la condition qu’elle ne dirait mot à personne de ses bonnes intentions. Françoise jura le secret ; sur quoi le gentilhomme s’engagea à revenir bientôt pour la tirer de sa misérable situation. Il reparut, en effet, au bout de quelques jours et fit part à la jeune fille de la détermination qu’il avait prise : il allait l’emmener dans un de ses châteaux et lui confierait la conduite de son ménage : veuf, à quarante-cinq ans, avec trois jeunes enfants, absorbé par ses relations mondaines et la gestion de sa grande fortune terrienne, il avait besoin d’une personne sûre à laquelle il remettrait la direction de son intérieur ; la petite Leverd serait à la fois son majordome, sa dame de compagnie, et la gouvernante de ses fils. En retour, il pourvoirait à tous ses besoins et lui assurerait dans l’avenir un sort convenable. La proposition était séduisante ; pourtant Françoise hésita ; son instinct l’avertissait confusément d’un danger soupçonné mais inaperçu. Normont insista ; ses arguments furent si convaincants, il paraissait si bon, si compatissant, si délicat, si réservé qu’il triompha sans difficulté des vagues appréhensions de l’innocente : elle consentit à partir avec lui. On négligea, bien entendu, de solliciter le consentement, — peu probable, — de l’aubergiste. Le comte de Normont enleva sa conquête et Leverd ne s’avisa de la disparition de sa fille que lorsqu’il n’était plus temps de parer à son escapade. Connaissant la vie, d’ailleurs, il ne s’illusionna pas sur les sentiments du ravisseur et considéra Françoise comme à jamais perdue. Celle-ci ne tarda pas également à être fixée sur le genre d’affection qu’éprouvait pour elle, son sauveur ; il se révéla beaucoup plus galant que paternel, et quand elle comprit l’étendue de sa faute, cette faute était irréparable.

Par bonheur, le comte de Normont n’était pas seulement un entreprenant débauché ; soit que, malgré son demi-siècle d’âge, il gardât un cœur de jeune page et les tendresses fougueuses de sa vingtième année, soit que Françoise, de son côté, ne fût pas une Agnès mais une personne de grand sens et d’expérience hâtive, le ménage du gentilhomme et de sa compagne d’aventure prit bientôt les allures d’une union sérieuse et solide. Lui s’attachait chaque jour de plus en plus ; elle gagnait, chaque jour aussi, en autorité et en influence. Le caprice de Normont se transformait en admiration pour cette enfant de dix-sept ans, si pudique, si laborieuse, si complètement dévouée et reconnaissante. Elle devinait ses désirs, dirigeait les domestiques, s’occupait avec une sollicitude toujours en éveil des enfants du comte dont l’aîné, Charles, avait à peine six ans. Les soins du ménage, le maintien d’une épargne rigide, d’une bienséante décence, remplissaient tout le temps de Françoise, si bien que Normont lui remit toute l’administration de sa fortune. Nul, dans la noble société où il fréquentait, n’ignorait sa situation irrégulière ; on s’était d’abord étonné qu’il eût osé installer chez lui, près de ses enfants, « une fille d’auberge, une souillon » ; mais il l’imposa à toutes ses relations ; pour mieux dire, elle s’imposa elle-même par une conduite si unie et si prudente, qu’elle s’attira l’estime, l’affection, voire la déférence de tous. Sur le désir de Normont elle avait renoncé au nom de son père pour en adopter l’anagramme : on l’appelait madame Dervel.

Plusieurs années se passèrent, affermissant sa situation : son désintéressement, son entente en affaires, le talent qu’elle avait d’accorder une sage économie avec la noblesse et la dignité de la représentation, augmentèrent le patrimoine remis entre ses mains. Normont voyait s’accroître ses biens sans réduction de son train de maison. Il voulut récompenser celle à qui il était redevable de tant et de si divers bonheurs ; une donation importante assurerait l’avenir de Françoise et proclamerait la reconnaissance de la noble famille dont elle relevait l’ancien lustre. Aux premiers mots qu’il lui toucha de cette gratification, elle refusa net : « elle regrettait, dit-elle, la faute qu’elle avait commise, mais le souvenir lui en deviendrait insupportable si quelqu’un pouvait supposer qu’elle y trouvait un avantage pécuniaire ; cette faute même lui dictait la conduite qu’elle s’était juré de tenir ; elle redoutait la flétrissure de passer, aux yeux de tous ceux dont elle possédait l’estime, pour une intrigante, artificieuse et rapace, qui aurait joué la comédie de l’honnêteté et de l’attachement. » Très ému de ces beaux sentiments, le comte de Normont offrit à Françoise le mariage ; il la jugeait digne de porter son nom et il était prêt à la donner pour mère à ses enfants. Cette fois, elle le réprimanda vertement : « S’oublierait-il, lui, l’un des premiers gentilshommes, et des mieux alliés de la province, jusqu’à épouser la fille d’un aubergiste ? L’intérêt de ses enfants lui interdisait cette mésalliance : outre l’inconvénient de diminuer leur patrimoine par son union avec une femme sans bien qu’il serait tenu de doter, ne voyait-il pas que Françoise Leverd n’était pas faite pour devenir la mère des fils du comte de Normont ? Il fallait être sans reproche pour assurer cette belle tâche. » Vainement l’amoureux gentilhomme protesta-t-il que Françoise Leverd n’existait plus : Madame Dervel l’avait remplacée et possédait tous les droits à partager le nom de l’homme auquel elle s’était constamment sacrifiée « et dont elle embellissait la vie par les plus tendres soins et par une affection pure de tout méprisable mobile ». Elle déclara obstinément qu’elle voulait être sans ambition et ne jugeait point, du reste, que Normont dût infliger le joug d’une belle-mère à ses fils. Charles, l’aîné, grandissait sous sa surveillance ; elle s’était particulièrement consacrée à cet enfant très sensitif et impressionnable ; elle se flattait de faire de lui un bon gentilhomme.

Pour le coup, le comte de Normont, peu accoutumé à tant d’abnégation et de délicatesse, ne put se tenir de rapporter à ses familiers le discours de madame Dervel. Le bruit se répandit de ce trait sublime et le respect qu’inspirait Françoise s’en augmenta grandement. Les personnes les mieux titrées du Hainaut, les plus formalistes même, recherchaient sa société et sollicitaient ses conseils ; nul ne s’étonnait de la voir, en maîtresse de maison, recevoir, au château de Dourlers, les Sainte-Aldegonde, les Nédonchel, la présidente de Meslay, madame de la Bourdonnais, et aussi le lieutenant général commandant pour le roi la province, ainsi que les plus austères magistrats du Parlement. Madame Dervel tenait son rôle avec autant de réserve, que d’aisance et de distinction ; les charmes de sa figure et de sa conversation, sa parfaite habitude du monde, la réputation de ses hautes vertus, permettaient à tous d’oublier la façon dont elle avait été introduite dans ce milieu aristocratique, et les plus pimbêches douairières ne tarissaient pas d’éloges sur son désintéressement et l’élévation de ses sentiments.

Elle fut même réputée héroïque quand Charles de Normont, l’aîné de ses pupilles, ayant contracté la petite vérole, elle s’enferma dans la chambre du malade pour y rester à demeure durant cinquante-six jours et tout autant de nuits ; sans souci de la contagion qui pouvait ravager sa beauté, elle sauva l’enfant dont l’éruption fut si violente, qu’il perdit un œil et resta grêlé pour la vie. M. de Normont, atteint à son tour d’une pneumonie très grave, dut, lui aussi, la guérison aux soins assidus de sa compagne, et l’on citait d’elle cent faits également méritoires dont bénéficiait son renom d’exemplaire dévouement. Durant vingt-quatre ans, son affectueuse vigilance ne se relâcha pas un instant, vingt-quatre ans au cours desquels Normont, riche de cent vingt mille livres de revenu, dont une partie était due à l’habile gestion de son amie, ne put faire accepter à celle-ci qu’une somme de cent mille livres une fois payée et six mille livres de rente viagère sur le Trésor royal. Encore ne céda-t-elle qu’à des instances, longtemps réitérées, avant de consentir à accepter cette modique part de la fortune dont elle avait l’entière et libre disposition.

Au printemps de 1788, le comte de Normont tomba malade dans sa terre de Dourlers, aux environs d’Avesnes. Sentant sa fin prochaine, il appela Charles, son fils aîné et madame Dervel : « Mon fils, dit-il, voilà votre belle-mère ; vous le savez, elle l’est devant Dieu. Mon amie, voici votre fils ; il l’est par l’affection. Ne vous quittez jamais. » Il mourut après avoir reçu la promesse que sa volonté suprême serait obéie.


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Charles de Normont comptait, à cette époque, trente ans. Il n’avait pas connu sa mère ; dès son enfance il s’était accoutumé à regarder comme telle celle qui, sans en avoir accepté le titre, lui avait prodigué les soins et les caresses. Après ses études, après quelques années passées, en qualité d’officier au service du roi, il était revenu habiter chez son père et, bien que déjà homme fait, il gardait envers son éducatrice une docilité et une soumission filiales. Il était, d’ailleurs, assez indolent, très empressé pourtant auprès du « beau sexe » et d’une générosité poussée jusqu’au gaspillage et à l’imprévoyance. Aussi madame Dervel, bien qu’elle n’eût que douze ans de plus que lui, le chapitrait-elle incessamment sur les dangers des aventures galantes et sur les abus d’une trop grande libéralité. Néanmoins, après la mort du comte de Normont, elle s’empressa de remettre à Charles qui, en qualité d’aîné, héritait de la fortune paternelle, le portefeuille et toutes les valeurs, pour la plupart au porteur, dont elle était la dépositaire, — au total, plus de cinq cent mille livres. Le défunt comte ne la nommait pas dans son testament et l’on sut que c’est à la prière de son amie qu’il ne lui laissait aucun legs. Elle se jugeait trop riche déjà de ses cent mille livres de capital et de sa rente de six mille livres ; au reste, économe par nature et n’ayant nulle occasion de dépenser, elle employait ses revenus en acquisitions de terres dont elle se réservait l’usufruit et dont la propriété devait revenir à la famille de Normont. Telle était, dans sa pensée, la destination assignée à ses biens. Volontairement, elle oubliait ses parents et ses frères ; les tristes souvenirs de son séjour dans la maison paternelle, ce qu’elle avait appris des siens après sa fuite de l’auberge de la Poste, ne lui inspirait pas le désir de se rapprocher d’eux. Et puis, en épargnant de son mieux, elle croyait prendre, en quelque sorte, une assurance contre les goûts de dépenses et de dissipation de son bien-aimé Charles. Les terres qu’elle achetait, dans l’intention de les lui léguer, échappaient ainsi, pour un temps du moins, aux inquiétantes prodigalités du jeune gentilhomme. C’est ainsi que, en 1791, lors de la mise en vente des biens ecclésiastiques, elle acquit, en société avec lui, l’important domaine de la Mothe, dépendant de l’opulente abbaye de Liessies, ainsi que les grands bois qui l’entouraient. Elle s’en réserva prudemment l’usufruit, s’assurant ainsi des revenus considérables qu’elle se promettait bien d’accumuler au plus grand profit de son pupille de prédilection. L’effondrement de la royauté allait bouleverser ces plans si sages et si prudents.

Quelques mois ont passé : on est en 1793. Charles de Normont, en sa qualité d’aristocrate, a été arrêté ; emmené à Laon, gardé à vue ; Françoise, retirée au château de Dourlers, met tout en œuvre pour obtenir sa liberté. Il n’est pas sans exemple que le civisme de certains sans-culottes, tout-puissants pour l’instant, succombe parfois à des tentations pécuniaires. Madame Dervel dépense sans compter, moyennant quoi le ci-devant comte Normont, mal surveillé, saute par la fenêtre de sa prison, se foule le pied, s’évade tout clopinant, pour s’expatrier au plus vite et se réfugier sur les terres d’Empire. Le voilà émigré ; ses biens sont séquestrés au profit de la Nation, mais, du moins, sa tête est à l’abri. La citoyenne Dervel, n’étant point noble, imagine qu’elle n’a rien à craindre ; pour soustraire au grand naufrage sa propre fortune, elle se résout à ne point quitter Dourlers et y rassemble tout ce qu’elle possède d’objets précieux, linge, vaisselle, argenterie, bijoux. Mais l’ouragan l’y atteint : Dourlers est à une lieue de Wattignies où, en octobre, se livre la grande bataille qui va débloquer Maubeuge et sauver la Révolution. Le village de Dourlers est pris trois fois par les Autrichiens et trois fois reconquis par les Français ; une canonnade de deux jours n’y laisse pas une maison debout ; avec ceux des habitants qui n’ont pas voulu fuir, Françoise s’est réfugiée dans une cave ; le cyclone de feu passé, elle constate qu’il ne lui reste rien et se décide à rejoindre, dans les Pays-Bas, Charles de Normont qu’elle retrouve à Gosselies dans la misère, malade, grièvement blessé des suites d’un accident de voiture.

Pourtant, on ne peut rester là ; l’élan des troupes françaises ne s’arrête pas ; irrésistiblement, elles avancent en Belgique et les émigrés qu’elles rencontrent sont, de par la loi, mis à mort sans jugement. Aussi est-ce sur les routes conduisant vers le Rhin ou vers la Hollande une débandade éperdue de malheureux se traînant sans répit, harcelés, n’ayant d’autre but que d’échapper aux vainqueurs. Charles de Normont et sa fidèle compagne ne s’arrêtèrent qu’à Aix-la-Chapelle, puis, de là, gagnèrent Hambourg. De quoi vécurent-ils ? Quel charitable asile les abrita ? On l’ignore car ils ne l’ont jamais dit : sans doute, insouciant, à son habitude, de tout ce qui n’était pas ses aises et son plaisir, Normont n’eut-il point le courage de se mettre au travail ou d’entreprendre un commerce, à l’exemple de bien d’autres compagnons d’infortune ; mais il possédait, en Brabant, une terre dont il tira peut-être quelques ressources. Sans doute aussi le dévouement de madame Dervel redoubla-t-il d’ingéniosité et de sollicitude. Jusqu’où poussa-t-elle le sacrifice ? On a quelques indices de nobles proscrites qui, pour subvenir aux besoins d’êtres chers, ne reculèrent point devant l’humiliation de se gager comme servantes ; celles qui dérogèrent jusqu’à cet abaissement ne l’ont jamais avoué et l’on est réduit aux hypothèses sur la façon dont le comte exilé et la courageuse femme qui ne le quitta point dans sa détresse parvinrent à gagner des jours moins tragiques.

La Terreur finie, ils se hasardèrent à rentrer en France ; l’un ni l’autre n’y possédaient légalement plus rien ; mais il se trouva que, soit par inadvertance, soit en raison du pseudonyme qu’elle avait adopté, Françoise n’était pas inscrite sur la liste des émigrés. Par surcroît de précautions, elle prit un troisième nom et se présenta sous celui de madame de Mellertz. C’est ainsi que, désormais, on la désignera au cours du récit qui va suivre.

Elle établit son bilan : ses six mille livres de rentes sur l’État étaient réduites au tiers ; Normont, de son côté, réussit à reconstituer un petit domaine de certaines portions de son patrimoine échappées à la confiscation. Sa terre de Brabant lui restait et il en assura, par contrat, l’usufruit à madame de Mellertz qui retrouva par cette donation, quatre mille livres de revenus. La confusion d’intérêts établie entre eux pendant les longs malheurs de l’exil les avait accoutumés à mettre en commun tout leur avoir. D’ailleurs Normont, en sa qualité d’émigré, mort civilement, était inapte à acquérir et à gérer ses biens et ce fut encore sa dévouée protectrice qui le sauva de la misère : les détenteurs de biens nationaux se montraient de composition facile ; craignant un retour de l’ancien régime, ils ne tenaient guère à des terres acquises pour quelques paquets d’assignats sans valeur et dont ils ne s’étaient jamais franchement considérés comme les légitimes propriétaires. Prenant les uns par les sentiments, les autres par l’intimidation, madame de Mellertz parvint, en quelques mois, à reconquérir une faible partie de l’ancienne fortune des Normont. Par malheur, l’État s’était emparé des grands bois de Liessies dont le revenu montait à 80.000 francs et il ne fallait pas songer à récupérer cette importante ressource. En 1799, riches, à eux deux, d’une quinzaine de mille francs de rentes, Charles de Normont et madame de Mellertz vinrent se fixer à Paris. Après quelques semaines discrètement passées à Montmartre, ils s’établirent dans un appartement loué à frais communs, mais au seul nom de la dame, et situé à l’angle du Faubourg Saint-Denis et de la rue de l’Échiquier.

Ils n’étaient pas là depuis deux mois que, certain jour, en rentrant de promenade, madame de Mellertz apprit de ses servantes qu’un visiteur avait, en son absence, demandé à la voir. Sur ce qu’on lui dit qu’elle était sortie, il n’avait point donné son nom, déclarant simplement qu’il reviendrait. À la description qu’on lui fit du personnage, madame de Mellertz resta perplexe : elle connaissait peu de monde à Paris et n’y avait formé encore que de rares relations parmi des revenants de l’ancien monde essayant timidement de reprendre pied dans la société bouleversée. Quelques jours plus tard, l’inconnu se présenta pour la seconde fois ; madame de Mellertz étant de nouveau absente, il se nomma : — « Constant Leverd », et indiqua sa profession ; il tenait une boutique d’épicerie rue du Faubourg Saint-Denis. Ce qu’entendant à son retour, madame de Mellertz pressentit un malheur : Constant était un de ses frères. Dans les premiers temps de sa liaison avec le comte de Normont, elle avait déjà reçu de lui quelques demandes de secours auxquelles elle satisfit de son mieux, par crainte d’un esclandre. Puis Constant, entré en qualité de laquais au service du comte d’Avaux et marié à une femme de chambre de la maison, ne donna plus signe de vie. Depuis vingt ans, madame de Mellertz ignorait tout de ce personnage compromettant ; mais elle conservait de lui le souvenir peu favorable d’un individu grossier et prétentieux, bel homme, à la vérité, mais rusé, sournois, comédien émérite, fort orgueilleux de sa faconde et doué, en vrai Figaro, d’un redoutable esprit d’intrigue. Voilà qu’il reparaissait, dans l’intention manifeste d’exploiter sa sœur et, la croyant encore dans l’opulence, de vivre sans doute à ses dépens.

Pour s’épargner une nouvelle visite de cet encombrant parent, madame de Mellertz préféra se rendre chez lui. Constant ne s’y trouvait pas ; elle fut reçue par madame Leverd qui la fit attendre dans une espèce de cuisine sans jour. La boutique, peu garnie, annonçait le désordre et la misère. Quand Constant rentra, il ne reconnut pas sa sœur : on s’expliqua ; ils s’embrassèrent et, tout de suite, en phrases pompeuses et avec de grands gestes, l’épicier entama le tableau de ses vicissitudes. La Révolution l’avait ruiné. Venu à Paris où il ne parvenait pas à gagner son pain et celui de sa famille, il succombait à la peine, poussant l’économie jusqu’à porter lui-même sur son dos les denrées qu’il achetait aux marchands de gros pour fournir son petit détail. Il fut si éloquent que la bonne madame de Mellertz s’attendrit jusqu’à verser des larmes. Alors Constant fit paraître sa fille : — un éblouissement ! Dix-sept ans, des traits charmants, des yeux ensorceleurs, une stature parfaite, un teint d’une fraîcheur éclatante, telle était Élisabeth Leverd qui, malgré la modestie de sa toilette et la gaucherie de son maintien, séduisit, dès l’abord, madame de Mellertz. Celle-ci retourna chez elle, cherchant déjà en sa pensée le moyen de venir en aide à son frère, à sa belle-sœur et surtout à sa jolie nièce.

D’autres visites suivirent : Élisabeth manquait totalement d’usages, mais, en dépit de sa timidité, elle paraissait intelligente. Quant à Constant, il vanta sa propre expérience en affaires, sa compétence universelle qui lui permettait de traiter toutes sortes de transactions ; et, bien que la pénurie de son échoppe et la pauvreté de son intérieur témoignassent qu’il n’appliquait pas à son commerce les grandes aptitudes dont il se targuait, il réussit à convaincre sa sœur de la réalité de ses talents et de son ardeur au travail.

Comme elle ne renonçait pas au projet de reconstituer l’ancien domaine terrien des Normont, elle pensa qu’un pareil homme pourrait lui rendre de grands services. Pour l’essayer, elle le chargea d’abord de s’informer d’un placement avantageux pour quelques fonds dont elle disposait. Constant se mit en quête et lui conseilla d’acquérir une maison à Paris, celle occupée par Me Chodron, notaire, et située rue des Fossés-Montmartre. Noirmont y mit ses économies : l’immeuble fut acheté à frais communs pour madame de Mellertz et pour lui ; mais comme il n’était pas encore rayé de la liste des émigrés et ne pouvait, par conséquent, signer aucun acte, Leverd acquit en son propre nom, paya en son nom, et signa une contre-lettre par laquelle il reconnaissait que la nue-propriété de la maison appartenait à Charles de Normont et l’usufruit à madame de Mellertz. En cas de prédécès de celle-ci, Normont hériterait de cet usufruit, mais verserait alors, en manière « d’épingles », 25.000 francs à Élisabeth Leverd, la jolie fille du propriétaire fictif.

On discerne que la combinaison de cet imbroglio nécessita de longues discussions et, par suite, de nombreuses entrevues. À vrai dire, tout se passa entre madame de Mellertz et son frère, car Charles de Normont n’aimait pas à s’occuper d’affaires et déclarait n’y rien entendre. Oisif, plus insouciant que jamais, il se laissait vivre ; l’âge mûr, — il avait à cette époque quarante-six ans, — n’atténuait pas son goût marqué pour les galantes entreprises, aiguillonné encore par la facilité des mœurs parisiennes. Les objets de ses engouements successifs étaient plus nombreux que choisis et ce défaut de sélection lui attirait parfois d’assez méchantes aventures. Pourtant, comme il était de bonne composition et qu’il obéissait ainsi qu’un enfant à celle qui s’érigeait sa tutrice, il consentit un jour à aller, pour la forme, parler d’argent avec Constant Leverd. Il y retourna le lendemain, puis encore le jour suivant. Chose singulière, que madame de Mellertz attribuait à l’admirable docilité de son pupille, Normont prit si grand goût à ces entretiens qu’ils devinrent bientôt quotidiens. Il passait maintenant tous ses après-midi dans l’étroite boutique de l’épicier ; il se plaisait à bavarder jusqu’au soir dans la cuisine obscure où la famille s’attardait après les repas ; la pauvreté du décor ne le rebutait pas ; on l’accueillait si bien ! Le père, la mère, la fille luttaient à qui lui témoignerait le plus de prévenances ; ils se relayaient pour lui exprimer admiration, dévouement, reconnaissance ; bientôt même il dut croire qu’il y avait encore quelque chose de mieux dans la gratitude d’Élisabeth ; elle paraissait aussi heureuse qu’émue de l’assiduité du gentilhomme ; elle rougissait à son entrée, pâlissait quand il se levait pour partir et comprimait pudiquement les battements de son cœur lorsqu’il lui adressait la parole. Avec ses quarante-six ans, son visage criblé, son œil en moins et son épaule ankylosée, Charles n’était pas, à proprement parler, un Cupidon ; il fut d’autant plus sensible au naïf et tendre trouble de cette ravissante fille, qu’il était moins accoutumé à ce genre d’hommages. Il ne douta plus de l’effet foudroyant qu’il produisait, lorsque le père et la mère Leverd le prirent à part et lui confièrent leurs inquiétudes au sujet d’Élisabeth. Normont sut, par eux, que « la pauvre enfant ne songeait qu’à lui, ne parlait que de lui, était hantée par son image et qu’elle se voyait condamnée, par le hasard de l’avoir connu, au malheur de garder le célibat, faute de pouvoir rencontrer un homme qui lui fît oublier celui pour lequel elle s’était prise d’une passion si violente. À moins que s’éprît d’elle Bonaparte en personne, qui enjôlait en ce temps-là tous les Français et toutes les Françaises, l’infortunée allait dépérir, rongée par le désespoir, et succomber bientôt dans les bras de ses parents désolés qui ne tarderaient pas à la suivre dans la tombe ».

Ainsi parla l’épicier dont l’éloquence redondait en formules théâtrales. Charles de Normont ne prétendait pas à rivaliser de génie avec Bonaparte ; il était bon garçon, sans grande malice, il est vrai, mais fort appréciateur de jolies femmes. À l’idée qu’il vouait à la mort, non seulement cette charmante Élisabeth, dont il avait grande envie, mais encore l’épicier et l’épicière, frère et belle-sœur de sa bienfaitrice, il fut profondément secoué et entrevit qu’il y avait peut-être un moyen de parer à cette hécatombe.

Dès lors, il était résolu à épouser Élisabeth ; mais il ne se hâtait point de confier ce projet à madame de Mellertz, certain qu’elle ne l’approuverait point. Dans sa pusillanimité de grand enfant plus que de quadragénaire, il craignait d’être grondé. Déjà il avait promis à la jeune fille qu’elle serait sa femme et la tante de celle-ci ignorait encore qu’il eût, avec les Leverd, d’autres relations que celles nécessitées par les questions d’intérêt. Il formait des plans d’avenir où l’épicier ne se laissait pas oublier : on habiterait tous ensemble ; on achèterait une maison de campagne aux environs de Paris, et Leverd, très soucieux maintenant d’accroître la fortune de Normont, se faisait fort, confiant en son entregent, d’obtenir la radiation de son futur gendre de la liste des émigrés et de faire rendre gorge aux paysans indélicats qui s’étaient portés acquéreurs de ses biens spoliés révolutionnairement.

On en était là quand Normont et madame de Mellertz partirent pour le Nord ; ils emmenaient Leverd en qualité d’homme d’affaires. Il se chargeait de tâter les détenteurs des terres de Dourlers et de la Mothe et de les amener à la rétrocession. Dès ses premières démarches il se révéla plus menaçant que persuasif ; les bons villageois du pays d’Avesnes, apprenant la réapparition de leur ancien seigneur, étaient pris de doutes sur la légalité de leur occupation ; on éveillait facilement leurs scrupules et plus encore leurs inquiétudes. Leverd s’y appliqua et fit merveille. L’excellente madame de Mellertz souffrait un peu des ruses qu’employait son frère pour décider les hésitants, de son affectation à s’immiscer dans les affaires de Normont, de la cupidité personnelle qu’il apportait à trafiquer pour son compte et à prélever d’importantes commissions ; mais comme ces expédients réédifiaient la fortune de son bien-aimé pupille, heureuse du résultat, elle fermait les yeux sur le reste. Quant à Charles de Normont il vivait dans l’extase, s’enfermant de longues heures avec Leverd pour l’entendre célébrer les grâces, les mérites et l’innocence d’Élisabeth, panégyrique auquel l’épicier se prêtait volontiers dans la crainte que l’éloignement refroidît l’amoureux. Ainsi entretenue soigneusement, la déraisonnable passion du gentilhomme se manifestait incandescente en des lettres dont quelques-unes ont été conservées ; leur style surpasse en hyperboles celui des actes d’adoration : — « Mon cœur, mon âme, ma vie, tout ce que je possède, ma bien-aimée, est à vous sans réserve. Je ne suis plus moi, je suis vous ; je ne pense qu’à vous ; je ne respire que par vous et pour vous ; je n’aime la vie que par vous ; je ne suis heureux que par vous ; je n’adore que vous et, comme la divinité, vous êtes partout ! Puissions-nous un jour ne faire qu’un tout ! C’est le vœu le plus ardent que forme le plus tendre et le plus sincère des amis. Mon sang vous assure de ma sincérité… » Et, en effet, les caractères de ce billet paraissent avoir été tracés avec du sang.

Un autre, — également écrit « au sang » : — « À la plus aimée de son sexe… Ne doute jamais de la durée de mon amour… C’est toi qui, la première, m’as fait connaître la véritable passion, et, je te le jure par tout ce qu’il y a de plus sacré, tu seras la dernière. Ce serment, ma tendre amie, est écrit dans le ciel ; l’honnête homme n’en fait qu’un et il le tient. Tu seras toujours ma meilleure amie, mon amante adorée, et mon épouse chérie… »

Normont, on le voit, délirait ; Leverd poursuivait ses lucratives revendications ; madame de Mellertz encaissait, pour le compte de celui qu’elle considérait comme son fils adoptif, d’importantes rentrées. À Dourlers, l’émigré fut reçu presque en triomphe et le voyage, au total, lui procura un bénéfice de plus de 150.000 francs. Il revint à Paris, tout heureux de ce regain de fortune qui lui permettait d’assurer l’aisance à sa fiancée adorée, plus tendre, elle aussi, et plus énamourée que jamais. L’heure était venue d’avouer la situation à madame de Mellertz ; Charles se prépara à cette épreuve en accumulant les arguments dont Leverd, bien probablement, lui souffla les meilleurs. Il comptait alléguer que, en épousant la nièce de sa protectrice, il payait à celle-ci une dette immense de reconnaissance ; qu’il accordait ainsi son amour avec sa gratitude envers celle qui avait élevé son enfance, partagé sa ruine et ses malheurs, adouci toutes ses tribulations ; il trouvait à cette union l’avantage de satisfaire sa passion et de ne point quitter la femme au cœur d’or que son père mourant lui avait donnée comme mère ; il fixait ainsi près de lui deux êtres auxquels il était également attaché et l’aimable Élisabeth allait, à son tour, profiter des leçons et des conseils d’une parente chérie, apprendre d’elle à vivre dans un monde dont les préjugés et les habitudes lui étaient tout à fait inconnus.

Normont débita-t-il mal sa harangue ? Se trouvait-il si petit garçon en la présence de la vieille amie de son père, qu’il ne parvint pas à formuler les motifs de sa décision ? Toujours est-il que madame de Mellertz crut d’abord à une plaisanterie. Charles ayant piteusement attesté que rien n’était plus sérieux, l’implacable matrone lui démontra que son projet était insensé et qu’il allait commettre une irréparable sottise. En premier lieu elle lui demanda en grâce de ne compter pour rien la reconnaissance qu’il disait lui devoir ; sans doute elle serait flattée d’entrer dans la noble famille qu’elle servait avec constance depuis quarante ans ; elle serait heureuse de voir l’enfant de son frère recueillir un jour le patrimoine à la conservation et au rétablissement duquel elle avait consacré tant de soins et d’années ; mais sa conscience lui interdisait d’envisager même cet honneur et cette joie ; elle en était empêchée par le respect dû à la mémoire du meilleur des hommes, par le serment qu’elle lui avait fait à son lit de mort de donner de sages conseils à son trop faible fils. Que dirait-on d’elle dans ce monde dont elle avait conquis l’estime si elle tolérait un tel mariage ? À qui persuaderait-on qu’elle n’aurait pas poussé elle-même sa nièce dans les bras du comte de Normont, afin de détourner au profit de sa famille la fortune si bien gérée en quarante ans d’hypocrisie ? Et quelles chances de bonheur dans une telle union ? Il allait, à quarante-six ans, sur le point d’atteindre l’âge du repos et des infirmités, épouser une fille de dix-huit ans, sans éducation, sans usage du monde ! Elle introduirait dans son ménage le ton grossier des petites gens, des habitudes populacières, les goûts, et, sans doute, la prétention, les ridicules et les défauts d’une fille du peuple. Que penseraient les gens de la bonne société en apprenant que l’un des leurs, tenant à toutes les familles distinguées de la Flandre et du Brabant, épousait la fille d’un petit épicier, jadis laquais ? Bref, madame de Mellertz s’opposait formellement au mariage et se disait décidée à rompre avec Charles si elle entendait encore parler d’un si scandaleux projet.

Le pauvre Normont sort de cette douche tout morfondu. Il ne trouve rien à répondre et va reporter le cœur gros à Leverd les réfrigérants discours qu’il vient d’essuyer. La déception de l’épicier s’épanche en invectives contre « la Mellertz ». A-t-elle donc oublié son origine pour défendre si chaudement la cause de l’aristocratique famille où son inconduite l’a insinuée ? Qu’importe qu’elle consente ou non au mariage ? Normont n’est-il pas assez grand pour se conduire lui-même ? Est-elle sa mère ou sa tutrice ? Comment cette donneuse d’avis ose-t-elle vilipender une nièce qu’elle ne connaît pas ? Mais la violence est mauvaise conseillère et Leverd préconise « le moyen doux ». Il court chez sa sœur, se jette aux pieds de madame de Mellertz, la conjure de ne point persister dans son opposition : c’est la vie de sa fille unique, c’est la félicité de Normont qui sont en jeu. Il promet que ses jours, à lui, ceux de sa femme, ceux d’Élisabeth, seront consacrés à rendre le comte Charles aussi heureux qu’il mérite de l’être, à lui témoigner à elle-même toute leur tendresse et leur reconnaissance. Normont, qui l’a suivi, fond en larmes, jure à son tour que la vie lui sera désormais impossible, soit qu’il renonce à son amour, soit que sa chère éducatrice se sépare de lui. Il la considère comme sa mère et elle va faire de son enfant d’adoption le plus malheureux des hommes…

Madame de Mellertz, attendrie, cède enfin. Elle ne donnera pas son consentement à cette mésalliance, mais elle n’y mettra pas d’obstacles. Elle se résignera à vivre avec le ménage, s’occupera d’Élisabeth et la mettra à même de figurer avec honneur dans la société où son mariage va lui donner accès. Larmes, embrassements, protestations de confiance et d’affection. Le ton changea lorsqu’on en vint à discuter les termes du contrat. Leverd réclamait une donation universelle au profit de la future épouse lors du décès de Charles de Normont. Celui-ci allait céder sur ce point ; madame de Mellertz mit son veto. L’épicier propose aussitôt l’annulation de la contre-lettre signée par lui lors de l’acquisition de la maison de la rue des Fossés-Montmartre : ce simple geste le rendrait lui propriétaire et usufruitier de cet immeuble et il le donnerait en dot à sa fille ; celle-ci échapperait de la sorte à l’humiliation de ne rien apporter à son mari qui ne perdrait pas à ce subterfuge ; seule madame de Mellertz en souffrirait puisqu’elle serait privée de son usufruit ; mais on pourrait l’en dédommager. Elle fut intraitable, ne voulant pas, disait-elle, s’associer à un mensonge. Confirmée par cette discussion sur l’imagination astucieuse de son frère, elle insista énergiquement pour que l’amoureux Charles ne cédât à sa femme la propriété d’aucun immeuble ; défendant avec beaucoup de chaleur les intérêts personnels de son pupille, elle déclara ne consentir à rien de plus qu’à une donation viagère d’usufruit, fixée à la moitié du revenu de Charles en cas qu’il décédât avant sa femme. En outre, puisqu’elle imposait silence à ses préventions contre un mariage si disproportionné, elle réclamait, en compensation, pour elle-même, un supplément de rente viagère de 4.000 francs ; non point par égoïsme, certes ! De si misérables calculs étaient bien loin de son esprit ; elle voulait seulement, poursuivant l’œuvre de toute sa vie, mettre à l’abri du gaspillage cette nouvelle part de la fortune des Normont ; ses chers enfants retrouveraient intact ce petit pécule après sa mort. Charles, dont cette charge réduisait de moitié les ressources, y consentit avec attendrissement ; Leverd maugréa, mais dut céder à cette exigence ; de ce jour il prit en haine cette sœur opiniâtre et rigide qui défendait contre les intérêts de sa propre nièce ceux d’une famille à laquelle elle ne tenait, observait-il avec aigreur, que par la vanité et le stupide préjugé de l’opinion mondaine. Pour qu’il ne fût pas dit que le comte de Normont s’alliait à la fille d’un petit épicier, on vendit le fonds de boutique dont on tira 1.500 francs. Leverd et sa femme habiteraient désormais chez leur gendre, c’est-à-dire chez madame de Mellertz, seule maîtresse de maison.

Le mariage fut célébré le 23 septembre 1802. Madame de Mellertz y assista, ne voulant point paraître désapprouver par son abstention une union dont elle augurait mal. Ce n’était pas son premier sacrifice : elle était accoutumée à l’abnégation, et confiait à ses amies que, dissimulant ses craintes afin de ne point gâter la joie de son Charles, elle se disposait à mettre en œuvre sa vieille expérience du monde pour éduquer sa nièce et faire d’elle une femme accomplie, digne du grand nom qu’elle allait porter.

Quand, le soir de ce jour solennel, Élisabeth Leverd, comtesse de Normont, entra dans la chambre nuptiale, elle y trouva sa tante de Mellertz qui, fidèle à de maternelles habitudes contractées depuis quarante ans, déshabilla Charles de Normont, se mêla de sa toilette de nuit comme elle l’eût fait pour un enfant, lui passa la chemise, le mit au lit, le borda et l’embrassa avec émotion. Le lendemain matin la jeune comtesse ne fut pas moins étonnée d’être réveillée par cette même attentive surveillante, pressée de s’informer si son Charles avait bien dormi. Élisabeth la vit, avec confusion, aider son mari à se lever, à s’habiller, tandis que celui-ci, tout gaillard, lui faisait part, en termes crus, de ses impressions de nouvel époux. La jeune comtesse, ébahie, ne put retenir ses larmes ; sa tante la sermonna sévèrement, prenant comme thème la nécessité, pour la petite roturière, de se plier aux exigences de sa nouvelle situation et d’adopter au plus vite les manières élégantes du milieu distingué où elle était appelée à vivre…

Telle fut la première initiation permettant à la jeune mariée de pressentir le genre des épreuves qui l’attendaient et auxquelles elle s’était imprudemment condamnée.