Babet l’empoisonneuse… ou l’empoisonnée/3

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III

LES HOMMES NOIRS

La tante « pardonna » donc, non sans confier à plusieurs personnes de sa société la déplorable aventure qui avait si fort éprouvé sa trop grande sensibilité. Elle se gardait bien d’accuser formellement « la pauvre enfant » d’avoir perpétré un assassinat ; mais, d’un ton de profonde tristesse, elle attribuait l’action de Babet à la démence. Quant à elle, si clairvoyante, et, en même temps, si indulgente, elle cherchait, assurait-elle, à s’étourdir sur tout ce que sa raison lui permettait de pressentir et ne voulait point prévoir les catastrophes dont étaient menacés sa vie, sa réputation, son honneur. Quelles calomnies ne pourra, en effet, inventer cette folle qui prend ses visions pour des réalités et dont la vésanie consiste à confondre ses imaginations perverses avec des faits certains. Ainsi parée, aux yeux de ses intimes, contre les révélations que les mauvais traitements pourraient arracher à Babet, madame de Mellertz poursuivit son œuvre en sécurité.

Cette rapide esquisse de l’intérieur des Normont resterait incomplète si l’on ne s’arrêtait un peu pour tenter de pénétrer la psychologie des personnages en scène. Pour Charles de Normont, le peu que l’on sait de lui suffit à le juger sans caractère, sans délicatesse, sans fierté, sans pudeur. Sa nullité est telle qu’il ne conçoit pas d’autres joies que la fréquentation de souillons complaisantes, Margots de cuisines ou d’estaminets, Gothons de tous genres. Quelqu’un disait : — « Si toutes celles qu’il a connues se tenaient par la main, il y en aurait depuis Choisy jusqu’à Paris. » Il ne prend aucune précaution pour dissimuler ses relations suivies avec Julie, la femme de chambre ; ses amours ancillaires sont la fable de tout le bourg.

Madame de Normont demeure plus mystérieuse. Les amies parisiennes de sa tante sont, à son égard, sans pitié, et pour cause ; mais à Choisy, où elle a quelques relations personnelles, elle est l’objet de grandes sympathies. Mademoiselle Anquetil l’estime « très douce, très affable, très aimable » ; — M. Brion « a entendu faire d’elle les plus grands éloges ; on disait dans le pays que cette jeune femme avait l’esprit dérangé, mais il ne s’en est jamais aperçu » ; — M. Marsolan, ancien greffier à la Cour des Comptes, « n’a constaté aucune incohérence dans les idées de la comtesse de Normont ; il lui a toujours trouvé la raison et le jugement très sains » ; — M. Duchef de la Ville, maire de Choisy, atteste qu’elle n’est « ni folle ni romanesque » ; — madame de Plotho dépose que « la conduite d’Élisabeth fut toujours honnête et vertueuse » ; cette dame, ajoute-t-elle, était, en société, « une personne très aimable » ; — selon M. de Récourt, « ceux qui parlent du cerveau déréglé de madame de Normont l’ont plus déréglé qu’elle » ; — madame Dret, dont le mari est juge de paix à Choisy, rend témoignage « des belles qualités de cette charmante femme » ; — le docteur Asselin la considère « comme une personne très réfléchie » ; — l’abbé Laine, curé du bourg, vante « sa piété et sa dévotion » ; — M. Dalmer, ancien chef d’escadron, « propose madame de Normont comme modèle à sa fille qu’il lui a souvent confiée… ». Tous aussi s’entendent à penser qu’elle doit être très malheureuse, quoiqu’elle dissimule courageusement ses chagrins intimes ; — elle ne peut ignorer l’inconduite de son mari et elle doit souffrir encore de la dureté de sa tante, personne acariâtre et impérieuse envers laquelle, d’ailleurs, elle se montre pleine d’attentions et qu’elle semble vénérer comme une mère.

Ce portrait flatteur ne s’accorde guère avec les chevauchées sur le dos des domestiques, le déguisement du chien en femme, l’encagement du chat coiffé d’un chapeau rose et l’histoire du vert-de-gris, toutes choses qui, si elles eussent été réelles, auraient été, pour une petite bourgade comme le Choisy de ce temps-là, des événements marquants et connus de tous. Est-on donc amené à croire que ces extravagances sont imaginées par madame de Mellertz qui les impute faussement à Babet pour se délivrer d’elle ? Son intérêt cependant serait de cajoler cette nièce à laquelle elle doit une parenté avec la noble famille qu’elle sert fidèlement depuis plus de quarante ans ; de souhaiter que Babet donne le jour à un enfant qui perpétuerait la lignée des Normont et hériterait de ses biens, un petit vicomte qui l’aurait, elle, pour grand’tante, — presque grand’mère ; ce titre la classerait dans cette société dont elle est férue et lui assurerait pour toujours une situation aisée et honorable. Faut-il supposer enfin une jalousie de femme plus que mûre, désespérée de voir lui échapper, au profit d’une rivale jeune et belle, l’homme que se réservait sa passion sénile et sa prédilection vicieuse ? Mais non ; madame de Mellertz n’est point jalouse ; elle tolère à Normont Julie ; elle en a toléré bien d’autres ; elle encourage même ses désordres et semble prendre à tâche de les faciliter. Il y a, dans la lutte engagée entre madame de Normont et sa tante, un brouillard qui paraît impénétrable et que ne sont point parvenus à dissiper les plus habiles policiers ni les plus experts magistrats.

Mais, outre les trois protagonistes, la tante, la nièce et le mari, se trouve, parmi les seconds rôles du drame, un personnage qui, bien que plus effacé, pourrait mener toute l’action : c’est Leverd, le père de madame de Normont. Les uns le dépeignent comme étant le plus honnête homme du monde, le plus laborieux, le plus habile en affaires ; les autres le représentent astucieux, âpre au gain, comédien fieffé, emporté, menteur et sans scrupules. Abstraction faite de ces opinions, dont l’une ou l’autre, à coup sûr, est partiale et arbitraire, on ne peut juger Leverd que par ses actes. Or, certainement, il déteste et méprise sa sœur, quittée jadis dans les conditions que l’on sait, et retrouvée, après quarante ans, grande dame hautaine et dédaigneuse. À sa prière elle lui a fait aumône de quelques secours : premier grief. Il attire Normont chez lui et sermonne sa fille qui répugne peut-être à cajoler ce quasi quinquagénaire privé d’un œil et criblé par la petite vérole, — à moins que, séduite par la perspective d’être comtesse, elle ne suive docilement la tactique soufflée par son père. Il y va du sort de toute la famille. Leverd, en aventurier entreprenant, se voit déjà nippé, logé, meublé, servi comme sa sœur. Il croit trouver en celle-ci une alliée ; elle s’oppose au mariage et ne cède que contrainte ; d’où rancunes. Mais il a jeté le grappin sur Normont ; quelques services, habilement rendus, lui ont valu la confiance du gentilhomme qui lui a remis une procuration générale dont s’arrange sa nonchalance. Leverd, en homme qui n’a rien à compromettre, s’est lancé aussitôt dans les spéculations les plus hardies ; il manigance, cabale, spécule, achète, revend, échange, bien sûr que son client, satisfait du succès de ses trafics, ne prendra jamais la peine de vérifier un compte et approuvera tout les yeux fermés. C’est ainsi que le père de Babet acquiert la terre de Gosselies, en Belgique, passe les actes en son nom, et rétrocède la propriété à sa fille. Ceux qui, dans le Nord, le voient opérer, estiment « qu’il fait son beurre ». Un ami même prévient Normont et le met en garde contre le sans-gêne de son gérant : — « L’intention de votre curateur est de s’emparer de toute votre fortune pour vous tenir sous sa dépendance. » Et plus tard, quelqu’un écrira : — « Dès le mariage d’Élisabeth, son père s’est promis la perte de madame de Mellertz dont il redoute la perspicacité. »

Le mot de l’énigme est-il là ? Leverd suggère-t-il à sa fille des excentricités dans le but de faire damner la tante gênante qui, à force de tracas, quittera peut-être la place ? On a dit déjà que l’imagination de l’ex-épicier était fertile en moyens de théâtre et en procédés mélodramatiques : est-ce lui qui machina l’incident du vert-de-gris, soit pour effrayer sa sœur et la décider à disparaître, soit pour démontrer à Normont que les sévices de la harcelante marâtre réduisaient Babet au désespoir et la pousseraient au suicide ? En ajoutant, d’après des témoins bien informés, que celle-ci, dominée par son père « ne voyait, ne voulait et n’agissait que par lui » ; — « qu’elle ne respirait que pour sa famille » ; — « qu’elle tourmentait sans cesse son mari pour obtenir, au profit de ses parents, des libéralités nouvelles » ; — qu’elle « ne négligeait aucune occasion de s’approprier, à leur intention, des sommes grandes ou petites, subrepticement détournées de la caisse du ménage », on aura groupé quelques éléments de nature à jeter un peu de lueur sur les faits qu’on va lire.

Quoiqu’il ne fût plus reçu chez sa sœur, Leverd voyait fréquemment Normont qui, espérant conquérir ainsi sa tranquillité, ne faisait rien sans le consulter. Un jour, le comte étant à Choisy avec sa femme et madame de Mellertz, y reçut la visite de son beau-père, venu pour affaires. L’entretien se prolongea et on ne put faire autrement que de retenir Leverd à dîner. À table, on continua à causer intérêts et madame de Mellertz profita de l’occasion pour parler de la maison de la rue des Fossés-Montmartre, acquise, on s’en souvient, au nom du père de Babet, en raison de l’incapacité légale dont était frappé Normont. Or, cette incapacité avait pris fin depuis la radiation du comte de la liste des émigrés, et madame de Mellertz insista pour que les choses fussent replacées en l’état où elles devaient être. Leverd refusa, protestant « qu’on pouvait s’en rapporter à lui », que, d’ailleurs, « il y avait, à cet égard, des comptes à régler ». Madame de Mellertz revint à la charge, en qualité d’usufruitière de l’immeuble. Son frère lui impose silence et déclare, pour conclure, « qu’il est le maître de la situation, et qu’il n’en sera que ce qu’il voudra ». Sur quoi madame de Mellertz le traite de voleur. Leverd saisit une bouteille qu’il lance à la tête de sa sœur. Normont s’interpose ; lutte, cris, bataille ; tout ce qui est sur la table devient projectiles entre les combattants ; assiettes, plats, verres, volent en mitraille. Normont, éperdu, parvient à pousser sa femme et son beau-père dans une pièce voisine où la scène se poursuit, Babet prenant parti pour son père et brisant de rage ses sabots. Enfin, Leverd enlève sa fille et tous deux partent pour Paris.

Normont et madame de Mellertz, restés seuls parmi la vaisselle en miettes, examinent la situation ; elle est inquiétante : tous les papiers, tous les titres du gentilhomme sont en la possession de Leverd ; il détient la contre-lettre par laquelle il a reconnu n’être que propriétaire fictif de l’immeuble de la rue des Fossés-Montmartre ; il faut la lui reprendre à tout prix. Dès le lendemain, Leverd, menacé d’un procès, consent à régulariser la situation, moyennant 25.000 francs qui seront sur-le-champ versés à sa fille. Madame de Mellertz se récrie. Leverd s’entête. Normont, pour en finir, abandonne à sa femme l’usufruit d’une de ses fermes du Hainaut, dont le revenu annuel monte à 3.000 francs. Afin de calmer madame de Mellertz qui désapprouve ce gaspillage, Normont lui cède, en cas qu’elle lui survive, la pleine propriété de la maison, objet du débat, et lui reconnaît par-devant notaire, une hypothèque sur sa ferme d’Uplanche. Simple précaution, prétendait la dame ainsi comblée, pour garer d’une ruine totale l’imprévoyant Charles ; — odieuse rapacité, au dire de Leverd, indigné de ces libéralités qui détournaient sur « la mégère » le meilleur de la fortune à laquelle, d’après lui, sa fille avait droit.

Si celle-ci, d’ailleurs, se prenait à espérer, grâce à ces arrangements, quelque adoucissement à son malheureux sort, elle fut vite détrompée. La Mellertz, qui régentait la maison, mit à la charge de sa nièce les gages des domestiques, soit cinquante francs à chacune des deux servantes, Julie et Véronique, dont Élisabeth ne recevait que des outrages, — cinquante francs par an, bien entendu. Elle dut encore payer ses repas, la chandelle à son usage, tout le blanchissage, y compris celui des domestiques et jardiniers, les frais d’entretien du mobilier et jusqu’au porteur d’eau, dépenses qui, au total, rendaient illusoire l’avantage dont on l’avait flattée. Dans la crainte de nouvelles persécutions, elle se soumit aux conditions imposées, ce qui n’empêchait pas la cupide Mellertz de se lamenter, accusant les Leverd de conduire Normont à la ruine ; réflexions dont s’inquiétait Charles, qui, noyé dans ses comptes, n’osait révoquer la procuration générale imprudemment donnée à son beau-père et préférait ne pas sonder le gouffre où s’éboulait graduellement sa fortune.

Cet homme faible, incapable de réaction comme de décision, prétendait parer au désastre présagé par madame de Mellertz, en essayant d’amasser en secret un petit pécule, réserve éventuelle pour ses besoins particuliers. Il était ainsi parvenu à mettre de côté 6 à 7.000 francs et toute sa sagacité s’ingéniait à trouver des caches pour soustraire ce modeste trésor aux investigations de sa femme, dont l’habitude était de fouiller dans son secrétaire, ou même dans ses poches, afin de se procurer de petites sommes qu’elle glissait dans la main de son père quand celui-ci se montrait exigeant, ou qu’elle employait en cadeaux de dentelles et de rubans aux deux servantes dans l’espoir de désarmer leur hostilité.

Normont avait donc cherché dans la maison de Choisy une cachette dans laquelle il pût dissimuler son portefeuille. Derrière la chambre de Babet, située au premier étage, s’ouvrait un petit cabinet, éclairé seulement par une étroite croisée de quatre carreaux, donnant sur le toit à porcs du voisin, M. Dupuis. Dans ce cabinet, était un placard contenant le linge de corps et de table ; sur le rayon du haut on jetait les nippes hors d’usage, les vieux bas, les chiffons et autres objets sans emploi. Normont n’imagina rien de mieux que d’ensevelir son argent dans le coin le plus reculé de cette planche, sous les loques de toute espèce qui y étaient amoncelées.

Le 26 août 1808, de bonne heure, Normont, qui passait en famille la belle saison à Choisy, partit pour Paris, emmenant Julie à son habitude. Son absence devait se prolonger durant trois ou quatre jours. Babet restait donc seule avec madame de Mellertz et Véronique, la cuisinière ; les autres habitants de la maison étaient le jardinier Pelletier et la veuve Dif, sa fille. Ce matin-là, madame de Normont, traversant une de ces périodes où sa sensibilité nerveuse était particulièrement excitable, se leva tard. Madame de Mellertz vaquait par la maison aux soins du ménage. Tout à coup, elle entend le bruit d’une vitre brisée et, presque aussitôt, un cri poussé par Babet. Elle monte à la chambre de sa nièce qu’elle voit fort émue : une pierre lancée du dehors a traversé la fenêtre du petit cabinet, frappé madame de Normont à la tête en déchirant son bonnet, et est allée rebondir sur un tambour à tapisserie, garni d’une mousseline que le projectile a également traversée. Babet se plaint d’une vive douleur à la nuque ; Véronique accourt ; la tante s’empresse ; on décoiffe la blessée ; nulle trace de contusion ou de meurtrissure. Elle assure pourtant qu’elle a mal ; on applique sur l’endroit douloureux une compresse d’eau salée, on recouche Babet, et Véronique, ramassant les débris de verre, découvre un morceau de grès de la grosseur d’un petit œuf. Les enfants du voisin sont les coupables, sans nul doute ; en voulant abattre des noix à coups de pierre, ils auront atteint la fenêtre du cabinet. On s’informe : les enfants n’ont pas projeté de pierres ; ils sont absents depuis la veille.

L’événement demeura donc inexpliqué ; madame de Mellertz ordonna que sa nièce commandât au vitrier de remettre, sans tarder, le carreau cassé. Babet promit de s’en occuper ; mais la journée se passa sans qu’elle se fût acquittée de la commission. Elle ne ressentait plus qu’un léger mal de tête qui se dissipa dans l’après-midi. Après le dîner, quelques personnes distinguées de Choisy vinrent, comme à l’ordinaire, passer la soirée chez madame de Mellertz ; on parla de l’énigmatique incident du matin ; la conversation dévia, naturellement, sur les histoires de malfaiteurs, les vols, les effractions ; chacun dit la sienne, comme si on prenait à tâche d’effrayer madame de Normont, déjà fort disposée à l’appréhension. Même on lui conseilla d’avoir toujours à portée de sa main, lorsqu’elle était seule, un pistolet. Il y avait bien des pistolets dans l’un des tiroirs de M. de Normont, mais Babet ne savait pas les charger. L’un des visiteurs, M. Dudrenec, s’offrit à lui rendre ce service et les armes furent déposées dans le cabinet joignant la chambre de madame de Normont.

Cette chambre donnait sur le palier de l’escalier ; jamais Babet n’en fermait la porte afin que l’on pût venir à son appel, en cas qu’elle fût prise d’un malaise. Rentrée chez elle vers neuf heures, elle se dévêtit, se coucha et s’endormit presque aussitôt. Il lui semblait avoir sommeillé longtemps quand un bruit dans la chambre et la sensation que quelqu’un remuait auprès d’elle la réveilla. Elle entr’ouvre les yeux : une lueur crépusculaire dessine sur le mur, derrière son lit, l’énorme silhouette « d’un homme noir » dont le bras s’avance en un geste menaçant. La malheureuse, glacée et muette d’effroi, tourne la tête : l’homme est là, bien vivant. Masqué, vêtu d’un costume militaire, il porte de la main gauche une lanterne sourde et, de la droite, enveloppée de linges sanglants, il tient pointé entre les deux seins nus de la dormeuse un poignard effilé. Un autre homme, pareillement habillé d’une veste de soldat, bleue à revers rouges, et muni, lui aussi, d’une lanterne sourde, ouvre les armoires et fouille les meubles. Percluse d’épouvante, Babet ne pousse pas un cri, ne tente pas un mouvement ; elle se sent mourir. Un coup de sifflet prolongé se fait entendre au dehors ; les deux hommes s’enfuient précipitamment par le petit cabinet. Madame de Normont ne bouge pas ; tout son sang a reflué au cœur ; elle est sans forces ; mais sa pensée est très lucide ; elle craint que les bandits reparaissent. Pourtant, après un long moment, elle sort du lit, se traîne jusqu’à la porte ; la porte est fermée à clef ; la clef n’est pas sur la serrure ! Elle va, chancelante, à la fenêtre, qu’elle ouvre, revient à son lit, enlève l’un des draps dont elle va se servir comme d’une corde pour descendre dans le jardin ; mais elle tremble si fort que le drap échappe de ses mains, tandis qu’elle essaie de le nouer à la barre d’appui. Alors elle songe aux pistolets qu’on lui a remis la veille et se dirige vers le cabinet, cherche à tâtons, trouve les deux armes dont elle s’empare et, comme elle est sur le point de passer la porte pour revenir à sa chambre, elle se heurte à l’un des hommes, accroupi, immobile, dans un angle. Folle de peur, elle tire au hasard. Nul ne bouge dans la maison : serait-elle la seule qui restât vivante ? Éperdue, elle décharge le second pistolet par la fenêtre. Rien ne répond. Babet se jette sur la porte, qu’elle bat à coups de poing, à coups de genoux… Un bruit de pas dans l’escalier : c’est Véronique qui descend de sa chambre, s’arrête sur le palier et demande à travers la porte ce qu’il y a. — « On m’a enfermée et volée… Les hommes noirs ! Ils sont là ! Une échelle ! Qu’on apporte une échelle pour que je fuie par la fenêtre. » La cuisinière court chez madame de Mellertz, au rez-de-chaussée ; elle la trouve éveillée, assise sur son lit. La vieille dame gémit : — « Ses hallucinations la reprennent ! Elle a sa crise ! » Cependant elle monte l’escalier, parlemente avec Babet qui réclame à grands cris une échelle. Toute la maison maintenant est en rumeur : la fille du jardinier, la femme Dif, s’est levée ; madame de Mellertz lui explique qu’un cauchemar a troublé le sommeil de sa pauvre nièce. Véronique et le jardinier vont chercher une échelle, l’appliquent à la fenêtre de Babet, qui descend, pieds nus, en chemise, prête à défaillir. La femme Dif et Véronique montent par l’échelle jusqu’à sa chambre, l’explorent : les tiroirs sont, en effet, ouverts et vides ; le placard du petit cabinet est dévasté ; mais les voleurs, pressés de s’échapper, ont abandonné, dans un coin, un gros ballot de hardes, tout leur butin, roulé dans une grande nappe. C’est sur ce paquet que madame de Normont a trébuché ; dans son trouble elle a cru heurter l’un des hommes… — « Elle est folle ; elle est folle », répète madame de Mellertz.

Au petit jour, les autorités sont avisées ; le maire arrive, escorté d’un gendarme. Celui-ci constate que la chambre de la comtesse est fermée à clef et que la clef a disparu : il démonte la serrure, pénètre dans la pièce, à fin de perquisitions. Des taches de sang sur le parquet ; du sang encore sur l’un des coins de la nappe qui enveloppe le ballot de hardes, et aussi sur l’espagnolette de la fenêtre… Dans la cour de M. Dupuis, on ramasse une paire de bas ; deux tuiles du toit à porcs sont brisées ; on découvre, sur ce toit, une petite épingle d’or et une chaîne d’argent. Les voleurs sont entrés et sortis par là. Il leur était facile, grâce à la vitre brisée, de passer le bras et de tirer le verrou qui ferme la petite fenêtre du cabinet. On interroge la concierge de M. Dupuis ; elle n’a rien entendu ; son chien n’a pas aboyé…


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En dépit, ou à cause de ces constatations, madame de Mellertz restait sceptique : — « Ma nièce a rêvé », disait-elle. Ce fut le mot d’ordre de toute la maison. Quand Normont et Julie revinrent de Paris, le 27 au soir, il fut facile de discerner à leur indifférence, en apprenant les circonstances de l’attentat, qu’ils partageaient la méfiance de madame de Mellertz et de Véronique. Le comte s’attristait seulement de la disparition de ses 6.000 francs que les mystérieux voleurs avaient dénichés sur la planche supérieure du placard. Ce détail, qui le touchait fort, n’était pas pour le convaincre de la réalité du vol. Influencé par madame de Mellertz, il songeait que Babet avait bien pu découvrir la cachette où il plaçait ses économies ; pour se les approprier afin d’en faire bénéficier son père et ne pas attirer sur elle-même les soupçons, elle avait usé de ruse et simulé une scène de pillage, dont Leverd, après tout, doué d’une imagination de dramaturge, était capable d’établir le scénario.

Cette version expliquerait, il faut le dire, certaines invraisemblances. Paraît-il admissible, en effet, que les bandits aient commis l’imprudence d’annoncer en quelque sorte leur visite en brisant une vitre, la veille, en plein jour ? Cette inutile bévue ne pouvait que les compromettre, car il était de toute probabilité que le carreau serait remplacé dans la journée même. Comment ont-ils découvert l’endroit où Normont plaçait son argent ? Comment, étant restés si peu de temps dans la maison, vont-ils droit à la planche aux chiffons et laissent-ils la montre et la bague de madame de Normont, déposées sur un meuble, près de son lit, en évidence ? Puisque les voleurs n’ont tué ni blessé personne, pourquoi ce sang dont est souillé le parquet et dont on retrouve encore la trace sur le paquet de linge et la poignée de la fenêtre ? D’où provient ce sang ?… Madame de Mellertz, très au courant des moindres incidents de la santé de sa nièce, a réponse à tout, et cette réponse on la devine. Comment les voisins n’ont-ils entendu ni l’escalade du toit à porcs, ni le coup de sifflet avertisseur qui mit en retrait les bandits ? Comment enfin ces malfaiteurs à la fois si imprudents et si précautionneux, se sont-ils procuré les fausses clefs fermant la porte, ouvrant les armoires et les tiroirs sur lesquels on ne relève aucune trace d’effraction ? S’ils connaissaient si bien la maison que ne vont-ils dépouiller madame de Mellertz qui est riche, qui a des bijoux et des titres, au lieu de pénétrer chez madame de Normont qui ne possède que des nues-propriétés irréalisables.

À ces questions embarrassantes, le comte de Normont, Babet restaient muets : ils souhaitaient que l’événement ne s’ébruitât pas, résolus à faire leur deuil des quelques vieux linges et objets sans valeur que les énigmatiques filous étaient sensés avoir emportés. Mais dans un village tel que Choisy, le moyen de taire une aventure qui mobilise la gendarmerie et met en émoi tous les habitants ? En vain madame de Mellertz affectait-elle la plus grande insouciance, au point que le 28 étant le jour de la fête patronale du bourg, elle ne décommanda point un dîner de vingt couverts, projeté pour la circonstance. Au nombre de ses invités se trouvait un chef de bureau de la Préfecture de police ; on parla du vol, mais discrètement, car il parut manifeste que ce sujet de conversation embarrassait les volés. Madame de Mellertz déclara que c’était « un vol domestique », et, comme l’une de ses commensales habituelles, madame de Montgomery, s’étonnait qu’on n’ouvrît pas une enquête, Babet la pria de ne point insister, alléguant « qu’on se ferait des ennemis et qu’on ne découvrirait rien. — Au surplus, ajouta-t-elle, cela concerne M. Leverd, seul chargé des intérêts de M. de Normont ».

Et, tout à coup, ce peu d’empressement fait place à la plus grande activité : Normont se décide subitement à porter plainte. Il écrit de sa main au Préfet de police, détaille toutes les péripéties du drame, il les grossit même : d’après lui, le nombre des bandits se montait à huit pour le moins, « puisqu’ils cernèrent la maison et les environs » ; ils avaient dû se munir d’une échelle de quinze pieds. Il étale ensuite, en une longue énumération, la liste des objets volés : outre ses 6.000 francs, des chemises de femme par douzaines, 52 serviettes ouvrées, des dentelles, des robes, des nappes, des draps de lit… D’ailleurs les domestiques et le jardinier sont insoupçonnables ; les maîtres en répondent « corps pour corps », et c’est au dehors qu’il faut chercher les coupables.

Pourquoi cette volte-face ? Normont s’est avisé qu’il va tirer grand avantage du drame dont sa femme a failli être la victime, drame auquel, pour sa part, il ne croit pas. La pauvre Babet a été tellement saisie par l’apparition des « hommes noirs » que, depuis la nuit fatale, elle est secouée de mouvements convulsifs ; un tic nerveux contracte à tout instant son visage et la rend intéressante. Or on vient d’apprendre que l’Empereur traversera dans quelques jours Choisy, allant chasser à Grosbois, chez Berthier. Il passera la Seine en bac ; et c’est l’habitude en pareille circonstance, que le maire du bourg attende Sa Majesté sur le ponton et l’accompagne jusqu’à la rive droite ; il profite de ce court trajet pour entretenir le Souverain des besoins de la commune et lui présenter les personnes méritantes. Madame de Normont sera de celles-là ; elle soumettra à l’Empereur une pétition qu’a rédigée Normont et par laquelle il implore de la magnificence impériale la restitution de ses forêts du Nord, toujours séquestrées mais non vendues.

Au jour dit, — on est au 5 septembre de cette année 1808, — la petite Leverd, dans sa plus belle robe, se tient en solliciteuse, aux côtés du maire, M. Duchef ; l’escorte de l’Empereur est signalée ; elle arrive en tourbillon, s’arrête sur la berge. Dans l’empressement des officiers d’ordonnance, des postillons, des valets de pied, Napoléon descend de sa voiture : c’est le moment à saisir ; tandis que la chaise de poste impériale est amarrée sur le bac et gagne l’autre bord, le maire s’avance et nomme à Sa Majesté la comtesse de Normont ; en quelques mots il dit l’attentat auquel elle a récemment échappé, l’émotion qu’elle en a ressentie et qui compromet sa santé. L’Empereur écoute, questionne : — « Les voleurs sont-ils arrêtés ? Non ? » — Il manifeste sa surprise de l’inertie de sa police, fait signe à la solliciteuse ; apitoyé par le charmant visage que crispe un tressaillement involontaire, il prend la pétition, demande un crayon à quelqu’un de sa suite, ordonne d’écrire Accordé et appose sous le mot magique son brusque paraphe : — « Souvenez-vous que c’est accordé », dit-il ; et, déjà monté sur le ponton, voyant la jeune femme tremblante d’émotion : — « C’est accordé, souvenez-vous que c’est accordé. » Le bac s’éloigne de la berge ; l’escorte est reformée ; l’Empereur remonte dans sa chaise qui part à fond de train sur la route Pompadour.

Les forêts du Nord, les bois de Liessies… c’est 80.000 francs de rente qui, du simple N griffonné par la main impériale, échoient aux Normont. C’est à Babet, c’est à ses malheurs qu’ils doivent cette merveilleuse aubaine. Quelle va être leur reconnaissance ! La joie de Normont fut grande, en effet, et elle se manifesta aussitôt par un riche cadeau de diamants offert… à madame de Mellertz qui, par la même occasion, demanda à son heureux pupille, et obtint sans peine, un service complet d’argenterie. Les deux servantes, Julie et Véronique, furent également comblées de cadeaux. Seule Babet ne reçut rien : on oublia même de remplacer les objets de lingerie à son usage dont le vol du 27 août l’avait privée. Son père lui remit 25 louis pour qu’elle remontât sa garde-robe.

Au reste, malgré les ordres pressants de l’Empereur, en dépit des recherches les plus sévères, entreprises par les meilleurs agents du Préfet de police Dubois, on ne découvrit jamais les voleurs ; quelques personnes de Choisy, arrêtées, établirent leur complète innocence et furent bientôt relaxées, et madame de Mellertz, ainsi que Julie et Véronique, ses âmes damnées, accueillirent par des sourires entendus cet insuccès de l’enquête judiciaire : d’après elles, il n’y avait jamais eu de voleurs ; Babet avait rêvé, à moins qu’elle n’eût imaginé toute l’affaire pour se rendre intéressante. Celle-ci allégua bien l’état délabré de sa santé pour obtenir de son mari une femme de chambre qu’elle choisirait elle-même. Normont repoussa brutalement sa prière. Elle demanda en grâce le renvoi de Julie et de Véronique qui refusaient de la servir et faisaient, par leur insolence, le tourment de sa vie. Madame de Mellertz le prit de haut, s’indignant qu’une « étrangère », une « fille du peuple » osât critiquer des servantes dont elle se disait, elle, pleinement satisfaite. Désespérée, se sentant entourée d’ennemis dont l’union et l’hostilité se renforçaient de jour en jour, madame de Normont pria qu’on la laissât passer un mois chez son père, et personne ne la retint.

À la fin d’octobre Normont et Leverd partaient pour le Nord où d’importantes coupes de bois s’imposaient. Babet, rentrée rue de l’Échiquier, restait seule avec madame de Mellertz et ses deux harpies domestiques. La tante paraissait fort radoucie ; elle se montra même attentionnée. Sa nièce et Véronique avaient été convoquées au Palais de justice afin d’y faire leur déclaration touchant le vol de Choisy, et Julie paraissait inquiète. Ce jour-là, elle partit pour Choisy sous le prétexte d’un savonnage et, le soir, madame de Mellertz, pour distraire sa nièce, lui proposa de passer la soirée chez madame Caffin, l’une de ses amies, femme d’un sous-chef au ministère des finances. Babet y consentit, bien que cette sortie ne la tentât guère et qu’elle se sentît particulièrement fatiguée d’un de ces malaises dont sa tante surveillait avec soin le retour et notait les époques. Chez les Caffin, pourtant, Babet fit bonne contenance ; à neuf heures du soir, la réception terminée, M. Caffin offrit de reconduire ces dames ; madame de Mellertz prit son bras ; madame de Normont les suivait à quelques pas.

On prit par le passage du Caire, puis par une petite rue sombre et mal fréquentée qui servait de communication entre la rue Neuve-Saint-Denis et la rue du Ponceau, et qu’on appelait le passage Le Moine. Soudain Babet se sent saisie aux deux bras ; une main brutale la bâillonne ; elle est bousculée, entraînée par deux hommes, — les hommes noirs, encore ! — L’un, dont la voix est sourde et menaçante, lui souffle à l’oreille : — « Vous êtes allée déposer à la Police ; un des voleurs est pris. Si vous avez le malheur de parler, il y a, dans le jardin de Choisy, de quoi vous faire périr, vous et tous ceux qui vous sont chers… » Sur quoi, ils la repoussent et s’enfuient. Affolée, Babet court ; elle heurte une femme qui passe, butte dans une lanterne posée sur le pavé pour signaler la bouche béante d’un égout et elle se réfugie dans la première boutique qu’elle voit éclairée. Trois personnes sont là qui, émues de son air égaré, s’informent des causes de son effroi, de sa demeure, s’offrent à lui procurer des secours. Elle donne son adresse ; on court rue de l’Échiquier ; madame de Mellertz rentrait chez elle, au bras de M. Caffin, n’ayant rien entendu ni aperçu d’anormal, et persuadée, dit-elle, que sa nièce l’avait précédée. Le complaisant boutiquier de la rue du Ponceau, — un marchand de chicorée, nommé Maldon, — ramène bientôt Babet agitée d’un tremblement qu’elle ne peut réprimer ; elle a peur ; au moment de pénétrer dans sa chambre, elle crie que « les hommes noirs » sont là, qu’ils vont la prendre… M. Caffin, pour la rassurer, fait mine de chercher dans les coins, sous les rideaux, ouvre les armoires, certifie qu’il n’y a personne. Mais l’infortunée Babet est prise de délire ; elle croit voir en l’honnête marchand de chicorée « un des hommes ». Enfin on la couche. Madame de Mellertz se retire, et aussitôt Babet reprend ses sens ; à Véronique, qui la garde, elle demande des gâteaux et du cidre, mange de bon appétit et s’endort. Tel fut le dénouement de l’aventure, au dire, du moins, de Véronique, que madame de Normont emmena le lendemain à la police, avec madame Caffin, pour y faire sa déposition. Madame de Mellertz, sollicitée de les accompagner, haussa les épaules et ne dit mot. Le chef de la division de la Sûreté reçut la déclaration de madame de Normont ; mais de l’attentat du passage Le Moine, comme du vol de Choisy, on ne devait jamais découvrir les coupables.

Des deux femmes entre lesquelles se poursuivait ce duel sans merci, laquelle était l’instigatrice de ces étranges péripéties ? Est-ce madame de Mellertz qui, pour se débarrasser de sa nièce, la torture avec une astucieuse cruauté dans le but, soit d’obtenir son internement, soit de la tuer, à force de peur et d’émotion ? — Est-ce Babet qui, pour se délivrer d’une surveillance vétilleuse, s’ingénie à se persécuter elle-même, espérant que tous les malheurs qui l’accablent seront imputés à sa tante et que, à force de catastrophes, elle attendrira son mari et le décidera à prendre sa défense ? L’une de ces femmes, à coup sûr, est un phénomène de fourberie et de machiavélisme, et l’on ne peut discerner laquelle.

Il faut cependant indiquer que le rôle prêté à Babet par les partisans de sa tante, paraît bien difficile à tenir : on se refuse à supposer qu’une femme de vingt-trois ans s’impose, par haine d’une rivale décrépite, des pratiques si harcelantes et si périlleuses. On admettrait plutôt la jalousie de la vieille femme, redoutant de se voir évincée et de perdre sa domination. Elle ne se compromet jamais, soucieuse de sa réputation de bonté et d’abnégation ; mais elle a suborné deux sicaires, Julie Jacquemin, sa femme de chambre, et Véronique, sa cuisinière. Par une étrange coïncidence, chaque fois que Babet est victime d’un attentat, Julie est censée absente de la maison. Qui peut dire si ce n’est pas elle l’un des « hommes noirs »… ? On sait déjà qu’elle ne répugne pas à revêtir parfois le costume masculin ; l’autre bandit serait son frère Dominique, qui, bientôt, va être engagé par madame de Mellertz comme domestique de confiance.

Mais ce sont là simples hypothèses et, plutôt que s’y hasarder, mieux vaut poursuivre la relation des faits d’où chacun pourra déduire une appréciation exempte de toute conjecture arbitraire.