Bacchus (Bouchor)

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Les Symboles, première sérieCharpentier (p. 187-202).
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Bacchus


 

LE POÈTE


C’est à moi qu’appartient le plus jeune des dieux !
La flûte doit céder au chant mélodieux.
Que cette Phrygienne à la voix trop hardie
Résonne sans troubler la sainte mélodie
Et, comme une servante, accompagne le chœur.
J’exalterai le dieu qui fait bondir mon cœur ;
Celui que Sémélé, paie, heureuse, éblouie,
Ayant reçu de Zeus une éclatante pluie
Dont la vierge sentit tout son corps pénétré,
Conçut, porta, nourrit dans son ventre sacré.
Son fruit n’était point mûr lorsque, faible et mortelle,
Elle voulut voir Zeus flamboyer devant elle :
Victime du fatal désir, elle expira.
Du moins, malgré les cris sauvages de Héra,

Sémélé ne fut pas une épouse inféconde ;
La foudre et les éclairs mirent l’enfant au monde.
Le soleil l’eût percé de ses flèches de feu ;
Mais un lierre touffu, pour ombrager le dieu,
Au seuil même du temple où Zeus montra sa gloire
Vint s’enrouler autour des colonnes d’ivoire.
Puis le maître des dieux, prenant un glaive, fend
Sa cuisse vénérable ; il y plonge 1 enfant ;
Et, joyeux, car son cœur paternel se rassure,
Par des agrafes d’or il ferme la blessure.


LE CHŒUR


Les blondes nymphes de Nysa
Furent, Dionysos, tes rieuses nourrices ;
Et chacune à son tour, docile à tes caprices,
Te fit danser et te baisa,
Frotta de miel tes jeunes lèvres
Et t’apprit à saisir le pis gonflé des chèvres.

Pour te plaire, imitant de merveilleux oiseaux,
Pan faisait gazouiller sa flûte aux sept roseaux.
Les nymphes tendres et joyeuses
Admiraient que ta bouche enfantine eût souri ;
Et les fruits noirs du lierre ou le smilax fleuri
Couronnaient tes boucles soyeuses.



LE POÈTE


Il grandit. La splendeur de ses membres divins
Rayonna dans les bois et les sombres ravins.
Après avoir empli nos forêts de tumulte,
Le dieu qui crie en moi, le dieu par qui j’exulte
Un jour donna la vigne au roi de ce pays.
Dionysos, riant des pasteurs ébahis
Qui s’empressaient autour de ce danseur étrange,
Foula de ses pieds nus la première vendange ;
Et pour tous le profond cratère fut rempli
De pur enthousiasme ou de suprême oubli.


LE CHŒUR


Alors une clameur sortit de mille bouches ;
Et, se précipitant avec des bonds farouches,
S’entrechoquant, heurtant leurs fronts,
Les Satyres cornus et les pesants Silènes
Accoururent des bois, des montagnes, des plaines
Pour se mêler aux vignerons.

Un bouc à longue barbe allait brouter sa vigne
Quand soudain le vieux roi s’avança d’un air digne,
Bien que trébuchant à demi,
Lui plongea dans la gorge une lame affilée,
De sa peau fit une outre, et sur l’outre gonflée
Dansa d’un pied mal affermi.


Et nous aussi, gardiens des antiques usages,
Enluminés de lie et barbus de feuillages,
Couronnés de chêne ou de pin,
Laboureurs et bergers, fils pieux de la Grèce,
Nous célébrons, le cœur débordant d’allégresse,
Bacchos, les vignes et le vin !


LE POÈTE


Car voici le printemps et les fêtes fleuries.
L’air brille ; le narcisse embaume les prairies ;
La vigne a répandu déjà ses larges pleurs ;
Et tout n’est que chansons, rires, festins et fleurs.
Perséphone, sortant de l’ombre souterraine,
Contemple de nouveau la lumière sereine ;
Et, comme elle, émergeant de la terre des morts,
Le jeune dieu se dresse et dévoile son corps.


LE CHŒUR


Dans les sarments la sève abonde.
Perséphone et Bacchos ont délivré le monde
Des liens glacés de l’hiver.
Le souffle suave de l’air
Entre avec le soleil dans la chambre des Heures.
Pour réjouir les dieux et leurs claires demeures,
De nobles roses vont s’ouvrir ;
Et l’on voit, sur la Terre immortelle, courir

La violette et l’hyacinthe.
Dionysos accueille en souriant nos vœux ;
Nous implorons aussi sa mère aux beaux cheveux,
Sémélé, reine illustre et sainte.


LE POÈTE


Une éternelle flamme empourpre le tombeau
De Sémélé que ceint un gracieux bandeau ;
Mais son fils Ta rendue à la pure lumière.
Il affronta l’Erèbe ; et, voulant que sa mère
Vécût avec les dieux dans la joie et la paix,
Il traversa deux fois le Styx aux flots épais.
Nul ne peut arracher de ses mains la victoire.
Un jour il contemplait sur un haut promontoire
La mer inépuisable, antique, aux vastes eaux,
Où tournoyait un vol d’étincelants oiseaux.
Dans cette lumineuse et fraîche solitude,
Des hommes tout à coup surgissent : leur voix rude
Fait tressaillir le dieu. De sacrilèges mains
S emparent de son corps ; des rires inhumains
Retentissent. Chacun s’applaudit de la proie ;
Et, courant au rivage avec des cris de joie,
On entraîne Bacchos dans la barque aux flancs creux.
Les pirates, voyant que la brise est pour eux,
Dressent le mât : le vent donne à plein dans leurs toiles
Et la rame, au soleil, fait jaillir des étoiles.

Mais, de ses beaux yeux noirs, sourit le jeune dieu,
Et ses liens d’osier tombent. Le golfe bleu
Se remplit de parfums et de légers murmures.
Comme si le pressoir broyait des grappes mûres,
Un flot de pourpre, avec de joyeuses rumeurs,
Environne la barque et mouille les rameurs.
Une vigne aux beaux fruits le long du mât s’élance ;
Et la nef se fleurit tout entière en silence.
Pleins de terreur, troublés par ces signes divins,
Tous plongent sous la vague ; et, changés en dauphins,
Par leurs écailles d’or, leurs bonds, leur vaste queue
Ils font rire Bacchos debout sur la mer bleue.


LE CHŒUR


Par lui naissent l’angoisse et les brusques pâleurs.
Héros adolescent, il déchire les bêtes.
Où n’a-t-il pas brandi pour de nocturnes fêtes
Le thyrse enguirlandé de fleurs ?

Vous l’ayez acclamé dans sa marche hardie,
O Phrygiens, et vous, femmes de la Lydie.
L’Euphrate n’ayant pas de pont,
Il traversa, léger comme un duvet de cygne,
Sur des rameaux de lierre et des sarments de vigne,
Le fleuve terrible et profond.


Il vit l’âpre Médie, et de brûlantes plaines
Où ne résonne, plus la langue des Hellènes,
L’Inde, et mille peuples puissants,
Et l’Arabie où l’air est saturé d’encens.


LE POÈTE


Je le vois qui chemine avec son lent cortège.
Un splendide rideau de pourpre le protège
Contre le ciel ardent. Il feint de sommeiller,
Le coude sur un mol et profond oreiller,
La mitre au front, vêtu comme un roi de Lydie ;
Mais il rêve ; son cœur est plein de mélodie.
Le roulis de son char le berce ; et, chaque fois
Qu’il anime du geste ou flatte de la voix
Ses panthères au poil soyeux, souples et fières,
On voit, sous les longs cils qui frangent ses paupières,
Une grâce divine alanguir ses yeux noirs.
De légères vapeurs montent des encensoirs ;
Le cortège retient ses clameurs triomphales
Et l’on entend frémir doucement les cymbales.
Les nymphes de Nysa suivent le bien aimé.
Pan l’accompagne, Pan qui jadis a charmé
Par la flûte sa libre et radieuse enfance.
Avec le jeune Amour Aphrodite s’avance,
Émue, et ses beaux yeux baissés pudiquement,
Près de Dionysos, son virginal amant.

Au sommet de son front brille une large étoile.
L’or cercle ses cheveux pleins de lumière ; un voile
Effleure son corps svelte et flotte sur ses pas ;
Et l’on voit resplendir sous les seins délicats
La divine ceinture, exquisement fleurie,
Où la tendre hyacinthe aux perles se marie,
Où la rose et l’iris se mêlent aux saphirs,
Tissu délicieux d’où naissent les désirs.
Parmi le tourbillon des Jeux et des Caprices,
Derrière elle trois sœurs, nobles inspiratrices
De la danse et du chant, se tiennent par la main.
Le myrte en fleur, la rose et l’odorant jasmin
Serrent leurs blonds cheveux comme des bandelettes ;
Leur beau corps est vêtu de fraîches violettes ;
Et, fêtant le regard par d’heureuses couleurs,
Elles marchent ainsi que de vivantes fleurs.
Puis vient la multitude éparse, hommes et bêtes,
Flot bariolé, mer onduleuse de têtes,
Lourds éléphants montés par des esclaves bruns,
Qu’enveloppe un épais nuage de parfums.


LE CHŒUR


Au bruit des tympanons qui plaisent à Cybèle,
Dieu retentissant, viens à nous !
O toi, si terrible et si doux,
Viens, l’immense clameur du Cithéron t’appelle !


Après la solitude où tu nous as laissés,
Par les ravins ombreux viens guider le thiase,
Ame de nos transports, lumière de l’extase,
Toi dont l’amour nous a blessés !

Brandis le thyrse d’or dans les gorges profondes ;
Viens, renverse ton cou pour aspirer l’air frais
Des impénétrables forêts,
O Bacchos, et secoue au vent tes boucles blondes !


LE POÈTE


Jadis le vieux Cadmos et l’illustre devin
Tirésias, sans être empourprés par le vin,
Apparurent fleuris et vêtus de nébrides.
Ils oubliaient leurs maux, la vieillesse et les rides ;
Et, s’entraînant l’un l’autre, attelage au poil blanc,
Ils gravirent la côte escarpée en soufflant.
Malheur à qui raillait ou voilait son visage !
La sagesse qui rit des dieux n’est jamais sage »
Pour me purifier, Dionysos, je veux
Qu’un lierre inaltérable ombrage mes cheveux.
Je danserai parmi tes sauvages Bacchantes.
Ton souffle animera mes lèvres éloquentes ;
Plein de toi, je lirai dans l’obscur avenir.
Mais j’entends des chevaux invisibles hennir…

Voici, comme un prélude au nocturne mystère,
Que de puissants taureaux ont mugi sous la terre.


LE CHŒUR


Où, Bacchos, m’as-tu transporté ?
J’erre dans une pâle et changeante clarté.
Io, Bacchos, ! j’entends les sonores crotales ;
Et les flûtes orientales
Poussent des sifflements aigus et douloureux.
Les Ménades échevelées
Hurlent à travers les vallées.
Les grands orbes de cuir, tendus sur l’airain creux,
Tonnent sous des milliers de paumes.
Évohé, Bacchos, Évohé !
Ino bondit avec sa sœur Autonoé.
La forêt distille des baumes ;
Je respire l’odeur de l’encens syrien ;
Le miel coule à flots d’or. Les Bacchantes, que rien
N’arrête dans leur libre course,
Portent des louveteaux ou les petits de l’ourse ;
Puis, au bord d’une claire source,
Leur présentent le sein d’un geste familier ;
Et plus d’une, voulant se faire un frais collier,
Allonge, assouplit et secoue
Tout un nœud de serpents qui lui lèchent la joue.



LE POÈTE


Beaucoup prennent le thyrse, et peu sont inspirés.
Apaisez ce tumulte, amis ; et vénérez
Le dieu consolateur des âmes éperdues.
Les plaintes des mortels sont parfois entendues.
Bacchos ne fut-il pas la joie et le repos
D’Ariane trahie et veuve au bord des flots ?
Or, l’île de Naxos m’est apparue en rêve.
Des flûtes et des chants résonnaient sur la grève ;
Les pins embaumaient l’air de leur vive senteur ;
Et des couples erraient avec grâce et lenteur
A travers les bosquets mystérieux de l’île.
Je vis Dionysos dans sa beauté tranquille.
De longs cheveux baignaient ses épaules ; le corps
Aux membres délicats, bien qu’agiles et forts,
Étalait noblement sa nudité divine.
Le dieu jeune est assis ; son regard illumine
Ariane joyeuse et couchée à ses pieds.
« J’ai connu l’abandon, mes torts sont expiés,
Dit-elle ; et, par les dieux sublimes que j’atteste !
Tout s’est évanoui comme un songe funeste.
Nul souvenir ne peut désormais me troubler,
Puisque tu m’as permis, Bacchos, de contempler
Tes doux et sombres yeux, dont la puissance est telle
Qu’ils éveillent en moi l’âme d’une immortelle.

Le malheur ne m’a point laissé de goût amer.
J’étreins tes beaux genoux ; et, pareille à la mer
Qui baise en frémissant ces lumineux rivages,
Je couvre tes pieds nus de mes baisers sauvages. »
Dionysos, touché de cet amour profond,
Caresse les cheveux d’Ariane, et répond :
« Te souvient-il du jour où j’abordai dans l’île ?
Là, je te vis pleurer ; et, longtemps immobile,
Bien que je me sentisse ému par tes douleurs,
O femme, j’admirai ta grâce dans les pleurs.
Je souffris de ton mal ; je connus ta pensée ;
Et, pour épandre un baume en ton âme blessée,
Je m’approchai craintif, et retenant mes pas.
Enfin je t’apparus et dis : « Ne pleure pas. »
Ton visage affligé s’éclaira d’un sourire.
Une flûte mêlait aux accords de la lyre
D’harmonieux sanglots et des plaintes d’amour…
Ariane, ce fut l’inoubliable jour î
Et, près de nous, l’essaim des Dryades légères
Dansait pudiquement dans les hautes fougères.


LE CHŒUR


Ainsi que dans le ciel, le vaste ciel d’airain
Bacchos mène le chœur des étoiles sacrées,
Nous entraînera-t-il, âmes transfigurées,
Quand nous aurons langui dans le lieu souterrain ?


Serons-nous transportés jusqu’aux îles vermeilles
Qu’embaume et rafraîchit l’Océan radieux ?
Revêtus de lin blanc, offrirons-nous aux dieux
La myrrhe, les fruits d’or, le doux miel des abeilles ?

Dans les nuits d’Eleusis, sur le triste chemin
Où la foule, parmi les ténèbres, frissonne,
C’est ton nom, Iacchos, Iacchos, qui résonne,
C’est toi qui resplendis dans les torches de pin !

Comme la grappe mûre, ô maître, est déchirée,
Foulée aux pieds, broyée, ou meurt sous le pressoir,
Mais pour se ranimer bientôt dans le vin noir
Qui souffle une fureur par toi-même inspirée,

O toi dont la jeunesse heureuse nous sourit,
Dis-nous, sans divulguer ce qu’il convient de taire,
Dis-nous si nous devons descendre sous la terre
Pour revivre plus beaux et pleins de ton esprit ?


LE POÈTE


Bacchos, violemment arraché de sa mère,
N’a-t-il pas, mieux que nous, connu l’épreuve amère ?
Héros, il a conquis la gloire et des autels.
Mais qui dira le vrai sur les dieux immortels ?

On prétend qu’il croissait dans l’ombre et le silence,
Lorsqu’un jour des Géants, trompant la vigilance
De ses mille gardiens, prirent son jeune corps,
Et, l’ayant par lambeaux : déchiré sans remords,
Puis jeté pêle-mêle au fond d’une chaudière
D’où le sang rejaillit en gerbes de lumière,
Firent bouillir la chair rayonnante du dieu.
Maïs son cœur ne fut pas entamé par le feu.
Et Pallas aux yeux clairs, dès que brilla l’aurore,
Le prit et le porta tout frémissant encore
A Zeus qui méditait, grave et plein de souci.
Le puissant Roi se lève ; il commande ; et voici
Qu’autour de ce cœur rouge, et qui fume et pantèle,
La substance du dieu se reforme immortelle…
Plusieurs, se souvenant, Bacchos, que tu mourus,
Immolent un taureau, goûtent ses membres crus,
Et pleurent ton supplice, ô maître de la vigne !
Ils disent que les tiens sont marqués par un signe
Et que dans les enfers tu les reconnaîtras.
Ils espèrent sentir l’étreinte de tes bras,.
Pourvu qu’asservissant l’indocile matière
Ils t’aient donné, Bacchos, leur âme tout entière,
Et que, sanctifiés chaque jour par la Loi,
Ils aient nourri le feu qu’ils reçurent de toi.
Ils pensent que le Juge établi sous la terre,
Partageant avec toi son trône solitaire,

Te livre en mots voilés d’ineffables secrets ;
Et que le Roi des dieux, sitôt que tu parais
Sur les cimes du vaste Olympe, te confie
Le sceptre qui commande aux forces de la vie.
Ils chantent que partout et qu’éternellement
Tu circules, Bacchos, comme un divin ferment,
Du ciel inébranlable aux racines du monde.
Ils vénèrent aussi la sagesse profonde
Du saint poète Orphée. Ils disent que c’est lui,
Autrefois ta victime et ton prêtre aujourd’hui,
Qui, mesurant l’épreuve et pesant les mérites,
Enseigne ta Science, initie à tes rites ;
Et que l’homme qui sait ton principe et ta fin
Doit les envelopper d’un mystère divin.


LE CHŒUR


Je me repais de tes paroles ;
Sois sûr que longuement je les méditerai.
Mais les miennes, ô sage, après ton chant sacré
Sembleraient vaines et frivoles.

Certes, Dionysos est grand parmi les dieux.
Tu sembles l’avoir vu lui-même de tes yeux ;
Et je crois que par lui tu pénètres les causes

Qui maintiennent le vaste équilibre des cieux.
Aède infatigable ou myste aux lèvres closes,
Bienheureux, tu connais ces choses !

Mais ton front s’est appesanti ;
Tu n’élèveras plus ta voix victorieuse…
Le dithyrambe a retenti.
Partons, et taisons-nous d’une bouche pieuse.