Rome (Bouchor)

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Les Symboles, première sérieCharpentier (p. 203-214).


Rome


 
I

Tous, les Pères divins et les divines Mères,
Couples puissants par qui les êtres éphémères
Sont appelés à voir la lumière du jour,
Insaisissables dieux sans chair et sans contour,
Maîtres qu’on n’a point vus, souffles errants, génies
Des eaux, des vents, des bois, influences bénies,
Tous contemplaient le lieu sauvage où la Cité,
Dans peu de temps, allait grandir en liberté.
Oui, tous étaient présents : Janus au corps immense,
A qui tout aboutit comme en lui tout commence,
Au visage immobile et double, regardant
Chaque jour l’aube éclore et rougir l’Occident ;
Le guerrier sans merci, terrible, invulnérable,
Mars, que figure aux jeux une pique d’érable ;

Les mille Jupiters et les mille Junons
Que l’homme instruit des dieux invoque par leurs noms ;
Faunus qui, se plaisant sous d’ombreuses ramures,
Donne parfois un sens prophétique aux murmures
Des grands hêtres sacrés, témoins de son repos,
Lui qui fait tressaillir les mâles des troupeaux ;
Palès qui fournit l’herbe abondante aux aumailles ;
Saturne, le gardien vigilant des semailles ;
Celui qui dans le sol a d’immenses trésors ;
Tellus, douce aux vivants comme elle est douce aux morts,
Couverte de moissons, riche en grappes vermeilles,
Déesse qui nourrit les fleurs et les abeilles.
Mais qui peut dénombrer les innombrables dieux,
Infernaux, ou des champs, ou de l’air radieux ?
Leur occulte puissance enveloppe le monde.
Si tu sais les prier, leur haleine féconde
Mûrira ton froment, gonflera tes raisins.
Ils sont épars : fais-en de précieux voisins.
Les dieux servent, toujours inaperçus de l’homme,
Celui qui par le nom de leurs vertus les nomme.

Ah ! certes, leurs regards couvaient le sol latin,
Et Romulus debout sur le mont Palatin,
Attendant les oiseaux, présages de l’empire.
Ces dieux par qui le fruit germe, croît et respire

Dans le sein maternel, qui ne dédaignent pas
De veiller sur l’enfant et d’affermir ses pas,
Et qui d’un souffle ami, d’une tiède caresse
L’effleurent comme s’ils l’aimaient avec tendresse ;
Ces dieux, lorsque naissait la pieuse Cité
Qui plus tard, à genoux sur l’univers dompté,
Devait les enrichir de dépouilles opimes
Et leur attribuer ses triomphes sublimes,
Comment n’eussent-ils pas environné les monts
Où les deux frères, chefs de rudes compagnons,
Les priaient d’apporter leur aide surhumaine
Au dur enfantement de la Cité romaine ?


II

Romulus, qu’ont fait roi douze énormes vautours,
Songe, et longtemps encore observe leurs détours ;
Car il sait, mieux que tous, la science augurale.
Les regardant planer, puis descendre en spirale,
Sa pensée attentive embrasse un vaste lieu
Qu’il consacre en silence à quelque puissant dieu »
Puis il allume un feu de broussailles. Son frère,
Que bientôt devait perdre un dédain téméraire,

Irrité dans son cœur, se maîtrise du moins.
Pour être purs devant les célestes témoins,
Tous, au crépitement de la sèche ramée,
Bondissent à travers la flamme sans fumée.
Ils creusent une fosse ; et chacun, se penchant,
Y jette un peu de terre, un souvenir du champ
Qu’il fécondait dans Albe ou l’antique Etrurie,
Heureuse argile, sol vivant de la patrie.
Le roi vient d’établir la pierre du foyer.
Une ardente Vesta commence à flamboyer
Qui, par de chastes mains fidèlement servie,
N’interrompra jamais sa radieuse vie :
Des vierges nourriront, sur l’autel redouté,
Le feu qui purifie et garde la Cité.
Troublé par le souci de la ville future,
Romulus, inclinant sa royale stature,
S’agenouille, lui seul, près du foyer sauveur.
Il médite longtemps et prie avec ferveur,
Enveloppé des plis de sa rouge trabée,
Un voile sur la face, et la tête courbée.

« Dieux, dit-il, soyez-nous miséricordieux !
Toi d’abord, ô Janus, divin parmi les dieux.
Veillez sur Rome, ô vous d’où la lumière émane,
Janus resplendissant et limpide Diane !

Venez, protégez-nous, ô Jupiter très bon,
Si du moins il te plaît de recevoir ce nom ;
Toi, Jupiter Stator, par qui demeurent stables
Les cités, les contrats, les lois inéluctables ;
Toi, Jupiter vainqueur, et toi, Férétrien,
Qui, lorsqu’il faut frapper, frappes et n’entends rien ;
Toi, maître du bétail, Jupiter des richesses,
Qui sur l’homme pieux fais pleuvoir tes largesses ;
Toi, Jupiter tonnant, qui d’un immense éclair
Tout à coup, par les soirs d’orage, embrases l’air !
Sois avec nous, ô Mars : que ce peuple t’agrée.
Grande Junon, et toi qui, partout honorée,
La première, en Avril, goûtes les vins nouveaux,
Terre qui fais crier les moissons sous la faux ;
Toi dont la vigilance en nos âmes conserve
La mémoire des temps qui ne sont plus, Minerve ;
Indomptable Vénus, ô toi qui fais aimer ;
Toi qui te plais à voir l’eau du fleuve écumer,
Impétueux génie, être sauvage et libre
Qui roules bruyamment les vastes flots du Tibre :
Daignez tous habiter cette ville ! Venez,
Protecteurs plus obscurs que l’âme a devinés,
Et qui semblez pour nous être pleins de promesses,
Vous tous, que vous soyez des dieux ou des déesses ! »



III

Le roi, s’étant levé, dépouille lentement
Le voile de sa face. Il regarde un moment
La terre où va grandir une ville immortelle ;
Et, sous le même joug, de ses mains il attelle
Une blanche génisse avec un taureau blanc
Dont jamais l’aiguillon n’ensanglanta le flanc.
Les deux fiers animaux, que le vent frais enivre,
Vont tirer la charrue où brille un soc de cuivre ;
Romulus tient le manche et brandit l’aiguillon.
Il commence à tracer, en cercle, le sillon
Où l’on verra surgir de robustes murailles ;
Et, la terre laissant déchirer ses entrailles,
Le roi chante, saisi par un esprit divin.
Le soc brise le glèbe ; et tout le peuple, afin
Qu’il ne soit rien perdu d’une terre aussi sainte,
Pieusement ramasse et jette dans l’enceinte
Ce qu’un profond labour fait rouler en dehors.
Mais, se taisant, le chef aux bras noueux et forts
Soulève la charrue et quelques pas la porte,
Pour marquer à jamais la place d’une porte.


« Ici, dit Romulus en essuyant son front,
Hommes et chariots et bêtes entreront.
Mais que pas un n’enfreigne une loi rigoureuse !
Celui qui franchira le sillon que je creuse,
Et d’où va s’élancer bientôt le mur romain,
Fût-il mon propre frère, il mourra de ma main. »

Rémus devenu pâle et riant de colère
Regarde avec mépris le fossé circulaire.
Ils sont prêts à vomir des mots injurieux ;
Chacun des frères laisse éclater dans ses yeux
La haine qui le brûle et qu’en silence il couve.
Tels, se sont défiés les deux fils de la Louve.
Mais Rémus qui, ce soir, anéanti d’effroi,
Vaincu, brisé, râlant sous le genou du roi,
Baignera de son sang l’enceinte profanée,
Hésite encor devant sa noire destinée.
Tous les deux avec peine étouffent leur fureur.
Le travail recommence ; et le grand laboureur,
Que parfois dans sa marche un court repos soulage,
Entend grincer le soc et souffler l’attelage.



IV

Quand le cercle est tracé, le roi, se délassant,
Mêle l’eau d’une source au vin rude et puissant
Dans la coupe de bois que lentement il vide.
Tous ayant rafraîchi leur gorge plus avide,
Il leur dit : « Compagnons venus d’Albe, Latins,
Etrusques, Ombriens, Samnites, nos destins
Doivent se dérouler ensemble. Soyez braves :
Tous, préférez la mort à d’ignobles entraves.
Aimez le dur travail des champs ; il plaît aux dieux.
Cérès cache le grain ; son cœur mystérieux
Le sent vivre, germer, grandir. La verte pousse
Reçoit de Proserpine une haleine plus douce ;
Flore, à son tour, va faire épanouir la fleur.
Qui défend la moisson contre l’âpre chaleur ?
D’invisibles amis ! La rouille ni la grêle,
Lorsqu’ils sont attentifs, ne peuvent rien contre elle.
Grâce aux êtres divins qui veillent sans répits,
Une sève laiteuse a gonflé les épis,
Et l’été dore enfin les nœuds serrés de l’herbe.
Romains, que pour les dieux soit la première gerbe

Quand, les rouges pavots ceignant vos noirs cheveux,
Vous fleurirez aussi les cornes de vos bœufs !

« Offrons aux dieux le lait, la grappe purpurine,
Le sel incorruptible et la fleur de farine.
Consultons bien la foudre ; et que des prêtres saints
Par le vol des oiseaux pénètrent leurs desseins.
Qui peut se passer d’eux ? La vierge qu’on marie,
Le soir, en dénouant sa ceinture, les prie.
Ils gardent les vivants ; et, protecteurs des morts,
Font rendre les honneurs funèbres à leurs corps.
Surtout ne donnez pas une forme nouvelle
Aux prières qu’un être inconnu me révèle,
Et par qui sont liés étroitement les dieux !
Ne les divulguez point. L’étranger odieux
Ne doit pas observer nos rites et nos fêtes.
Mais si les mots puissants se gravent dans vos têtes,
Si le secret des dieux par vous est respecté,
Le culte, chaque jour, sauvera la Cité !

« Vous qui ne craindrez plus désormais les ravages
Ni des larrons armés ni des bêtes sauvages,
Bergers et laboureurs, pensez à l’avenir.
Les dieux m’ont inspiré ; j’ai pu vous réunir ;

Mais, peuple solitaire et chétif que nous sommes,
Il faut que la Cité nous enfante des hommes !
J’ouvre donc un asile auprès du bois sacré.
Y vienne qui voudra ! Jamais je ne rendrai
L’esclave au maître, ni le coupable à son juge.
Ici les suppliants trouveront un refuge.
Puis il faut, en dépit de nos voisins jaloux,
Que Rome nous survive et grandisse après nous.
Les Sabins n’ont-ils pas d’opulentes familles ?
La force ou l’amitié nous livrera leurs filles ;
Et chacun d’entre nous sera comme éternel.
Un fils est le sauveur du foyer paternel !
Souvenez-vous, amis, lorsque dans vos demeures
Vous goûterez enfin de plus paisibles heures,
Que tout, depuis le seuil, en doit rester divin.
Vesta, dans l’atrium, ne brille pas en vain ;
Soyez donc recueillis et graves devant elle.
Vos aïeux, revivant dans leur race immortelle,
Veilleront sur vos fils, frôles et tendres fleurs.
Ils ne laisseront point pénétrer les voleurs
Lorsqu’avec vos taureaux vous herserez la plaine,
Et que, seules, filant leur quenouille de laine,
Chastes mères auprès de leur chaste foyer,
Vos femmes entendront les grands chiens aboyer…


« Chacun de vous possède un champ. Qu’il le féconde,
Qu’il y fauche en été la moisson drue et blonde,
Ne le vende jamais et le transmette aux siens.
Ce champ fut consacré par les rites anciens.
On fit un large trou pour le Terme de pierre ;
On répandit du miel et du vin dans la terre ;
Et le dieu couronné de fleurs y fut planté.
Malheur à qui, troublant son immobilité,
Transporterait plus loin la redoutable borne !
Que vos bœufs n’aillent pas heurter d’un coup de corne
Le Terme d’un voisin ; surtout, que votre soc
Ne fasse pas crier ou tressaillir le bloc.
Car aussitôt la voix de la pierre vivante
Vous dirait, remplissant votre âme d’épouvante :
« Arrête, et garde-toi d’empiéter sur mon bien !
Ici finit ton champ, et commence le mien. »

« Que cette voix divine en vos cœurs retentisse !
Pour que Rome soit grande, écoutez la justice ;
Hommes, prêtez l’oreille au chant sacré des lois.
Ainsi nous serons forts. La défaite, parfois,
Humiliera l’orgueil de cette Ville auguste ;
Mais elle en restera plus ferme et plus robuste,
Comme un pieu que les coups enfoncent dans le sol.
Pour moi, que les vautours ont élu par leur vol,

Mort, je protégerai Celle que je vis naître.
Elle nous priera tous ; car nous devons en être
Les Mânes vigilants, les Lares protecteurs.
Nous reviendrons planer sur ses calmes hauteurs.
Souvent, pour une voix éloquente qui vibre,
Nous la verrons rouler ses flots comme le Tibre ;
Et d’innombrables rois viendront s’agenouiller
Sous ma lance d’épais et rude cornouiller.
Rome aura le mépris de tout labeur servile ;
Et si, devant les dieux, je fonde cette Ville,
C’est afin qu’absorbant tous les peuples rivaux
Elle règne, parmi ses immenses travaux,
Fière, victorieuse, immuable, éternelle,
Et pour que le destin du monde soit en elle. »