Bacon - Œuvres, tome 1/Annonce de l’auteur

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Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres de François Bacon, chancelier d’AngleterreImprimerie L. N. Frantin ; Ant. Aug. Renouard, libraireTome premier (p. 101-106).


ANNONCE


DE L’AUTEUR.




FRANÇOIS DE VERULAM


Expose ici son but et son plan ; il a pensé que la connaissance de l’un et de l’autre importoit à ses contemporains et à la postérité.


Certain que l’entendement humain se suscitoit à lui-même des difficultés, et qu’il ne savoit point user, avec assez de modération et de dextérité, de ces ressources très réelles que la nature a mises à la portée de l’homme ; que de cette source dérivent l’ignorance d’une infinité de choses et les maux sans nombre qu’elle traîne à sa suite ; il a pensé qu’il falloit faire tous ses efforts pour restaurer entièrement, s’il étoit possible, ou du moins pour améliorer ce commerce que la science établit entre l’esprit et les choses ; commerce auquel il n’est presque rien de comparable sur la terre, ou du moins dans les choses terrestres. Or, d’espérer qu’en abandonnant l’esprit à lui-même, les erreurs qui ont déjà pris pied, ou qui pourront s’établir dans toute la suite des temps, pussent se corriger naturellement et par la force propre de l’entendement humain, ou par les secours et les adminicules de la dialectique, un tel espoir eût été sans fondement ; d’autant plus que ces premières notions que l’esprit reçoit, qu’il serre, qu’il entasse, pour ainsi dire, avec tant de négligence et de facilité, et d’où naissent tous les autres inconvéniens ; que ces notions, dis-je, sont vicieuses, confuses, extraites des choses sans une méthode fixe, et que, soit dans les secondes notions, soit dans les suivantes, il ne règne pas moins de caprice et d’inconstance. Ainsi tout cet appareil scientifique dont la raison humaine fait usage dans l’étude de la nature, n’est qu’un amas de matériaux mal choisis et mal assemblés, et ne forme qu’une sorte de monument pompeux et magnifique, mais sans fondement. Car, tandis qu’on admire et qu’on vante les forces imaginaires de l’esprit humain, on néglige, on perd ses forces réelles, du moins celles qu’il pourroit avoir si on lui procuroit des secours convenables, et qu’il sût lui-même se rendre docile et obéissant aux choses, au lieu de leur insulter, comme il le fait dans son audacieuse foiblesse. Restoit donc à recommencer tout le travail, en recourant à des moyens plus réels ; à entreprendre une totale restauration des sciences, des arts, en un mot de toutes les connoissances humaines ; enfin à reprendre l’édifice par les fondemens, et à le faire reposer sur une base plus solide. Or, quoiqu’une telle entreprise, au premier coup d’œil, semble infinie et paroisse excéder la mesure des forces humaines, néanmoins qu’on ose essayer, et l’on y trouvera plus d’avantages réels et de stabilité que dans tout ce qu’on a fait jusqu’à présent. Car du moins ce que nous proposons ici a une fin ; au lieu que cette marche qu’on suit ordinairement dans les sciences, n’est qu’une sorte de tournoiement perpétuel, d’agitation sans fin et sans terme. Il n’ignoroit pas non plus dans quelle solitude se trouve quiconque forme une telle entreprise, combien ce qu’il a à dire est difficile à persuader et semble incroyable. Cependant il n’a pas cru devoir s’abandonner soi-même, ni renoncer à son dessein, avant d’avoir tenté et parcouru la seule route qui soit ouverte à l’entendement humain. Après tout, ne vaut-il pas mieux tenter une entreprise qui peut avoir un terme, que s’embarrasser, avec des efforts et une ardeur inutiles, dans une route sans issue ? Car les deux voies de la contemplation sont presque en tout semblables à ces deux voies de l’action, dont on a tant parlé. Elles leur ressemblent en ce que l’une, d’abord escarpée et difficile, débouche dans un pays découvert ; au lieu que l’autre, qui présente, au premier coup d’œil, un terrain dégagé et une pente douce, aboutit à des lieux inaccessibles et à des précipices. Or, comme rien ne lui paroissoit plus incertain que le temps où de telles idées tomberoient dans l’esprit de quelqu’autre ; déterminé principalement par ce motif que jusqu’ici il n’a trouvé personne qui ait appliqué son attention à de telles pensées, il s’est décidé à publier, le plutôt possible, ce qu’en ce genre il lui a été permis d’achever. Et ce n’est point l’ambition qui le fait se hâter ainsi, c’est la seule inquiétude ; c’est afin que, s’il lui survenoit quelqu’un de ces accidens auxquels tout mortel est sujet, il restât du moins quelque indication de l’entreprise qu’il a embrassée dans sa pensée, et qu’il subsistât quelque monument de ses louables intentions, de son zèle pour les vrais intérêts du genre humain. Il a jugé, sans contredit, tout autre objet d’ambition fort au-dessous de celui qu’il a eu en main. Car, ou ce dont il s’agit n’est rien du tout, ou c’est quelque chose de si grand, que, sans y chercher d’autre fruit, il doit se contenter du mérite même de l’avoir entrepris.