Bacon - Œuvres, tome 1/Préface de l’auteur

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Traduction par Antoine de La Salle.
De la dignité et de l’accroissement des sciencesImprimerie L. N. Frantin ; Ant. Aug. Renouard, libraireTome premier (p. 11-37).


PRÉFACE DE L’AUTEUR,


ou


Introduction à la grande restauration des sciences.



Les hommes nous paroissent n’avoir bien connu ni leurs forces ni leurs richesses, mais se former une trop haute idée des dernières, et présumer trop peu des premières. Et c’est ainsi qu’attachant un prix insensé aux connoissances acquises, ils ne cherchent rien de plus ; ou que, se méprisant eux-mêmes plus qu’ils ne doivent, ils s’épuisent dans des bagatelles, au lieu d’éprouver leurs forces dans ce qui mène le plus directement au vrai but. Aussi les sciences ont-elles, en quelque sorte, leurs colonnes fatales, leur Non-plus-ultrà, les hommes n’étant excités ni par le désir ni par l’espérance à pénétrer plus avant. Or, comme une des plus grandes causes d’indigence est de se croire dans l’abondance, et qu’en se fiant trop au présent, on ne pense guère à se ménager de vraies ressources pour l’avenir ; il est à propos et même nécessaire qu’avant d’entrer en matière, nous détruisions, et cela franchement et sans détour, cette excessive admiration qu’on prodigue aux choses déjà inventées ; afin que les hommes, une fois détrompés à cet égard, cessent de s’exagérer à eux-mêmes ou de vanter leur abondance ou leur utilité. Car, si l’on considère d’un peu près toute cette prétendue variété de connoissances qu’on croit répandues dans les livres ; productions dont les arts et les sciences sont si fiers, qu’y trouvera-t-on ? d’éternelles répétitions de la même chose, tout au plus un peu diversifiée par la manière de la traiter, mais dont l’invention s’étoit saisie depuis long-temps ; en sorte que cette abondance qu’au premier coup d’œil on croyoit y voir, se réduit, tout examiné, à bien peu de chose. Voyons actuellement ce qu’il faut penser de leur utilité. Toute cette prétendue sagesse que nous avons puisée chez les Grecs, n’est en quelque sorte que l’enfance de la science ; et elle a cela de commun avec les enfans, qu’elle est fort propre pour babiller ; mais que, faute de maturité, elle est inhabile à la génération : elle est très féconde en disputes, et très stérile en effets. Ensorte qu’on peut appliquer à l’état actuel des lettres ce que la fable nous raconte de Scylla, qu’elle avoit le visage et la physionomie d’une jeune fille ; mais qu’au-dessous de la ceinture, elle étoit environnée de monstres qui aboyoient avec un bruit terrible : de même les sciences auxquelles nous sommes accoutumés, offrent certaines généralités spécieuses, qui flattent au premier coup d’œil. Mais vient-on ensuite aux détails et aux applications, qui sont comme les parties de la génération, pour en tirer des fruits et des œuvres ; alors s’élèvent les disputes bruyantes, on n’entend plus que leur aboiement : c’est à quoi elles aboutissent ; c’est là tout ce qu’elles enfantent. De plus, si de telles sciences n’étoient absolument mortes, eût-il été possible qu’elles restassent ainsi durant plusieurs siècles comme clouées presque à la même place, et qu’elles ne présentassent aucun accroissement digne du genre humain ; et cela au point que non-seulement l’assertion demeure assertion, mais même que la question demeure question ; que toutes ces disputes, au lieu de résoudre les difficultés, ne font que les nourrir et les fixer, et que le tableau de la succession et de la tradition des sciences ne représente que les personnages d’un maître et d’un disciple ; au lieu de celui d’un inventeur et d’un homme qui ajoute quelque chose de notable aux découvertes de son prédécesseur. Cependant nous voyons que le contraire a lieu dans les arts méchaniques, lesquels, comme s’ils étoient pénétrés d’un certain esprit vivifiant, croissent et se perfectionnent de jour en jour ; assez grossiers et presque onéreux, presque informes dans les premiers inventeurs, puis enrichis par degrés de nouveaux moyens et de nouvelles facilités : et cela au point qu’on voit les désirs même languir ou changer d’objet plus promptement que ces arts n’arrivent à leur perfection ou à leur plus haute période. La philosophie, au contraire, et les sciences intellectuelles, semblables à des statues, sont encensées et adorées, mais demeurent immobiles. De plus, si quelquefois elles fleurissent dans leur premier auteur, elles ne font ensuite que dégénérer. Car une fois que les hommes se sont coalisés pour s’assujettir à l’opinion d’un seul (comme autant de sénateurs pédaires[1]), ils n’ajoutent plus rien au corps même des sciences ; mais, semblables à autant d’esclaves, ils se mettent à la suite de certains auteurs, pour leur servir de cortège et de décoration. Et qu’on ne vienne pas nous dire que les sciences croissant peu à peu, arrivent enfin à une sorte d’état[2], et qu’alors enfin, comme ayant fourni leur carrière, elles fixent en quelque manière leur domicile dans les ouvrages d’un petit nombre d’auteurs ; que, ne pouvant plus rien découvrir de meilleur, ce qu’on put faire de mieux, ce fut de cultiver et d’orner ce qui étoit déjà inventé. Eh plût à dieu que les choses se fussent passées ainsi ! Mais voulons-nous parler avec plus de vérité et d’exactitude ? Disons que tout cet esclavage scientifique n’est autre chose qu’un effet de l’audace d’un petit nombre d’hommes, et de la mollesse, de l’inertie des autres. Car une fois que les sciences ont été cultivées et traitées par parties avec assez de soin, tôt ou tard s’élève quelque esprit plus hardi qui sait se rendre agréable et se faire un nom par des méthodes abbréviatives, par des simplifications, et qui du moins, quant à l’apparence, forme un corps d’art, mais qui, au fond, ne fait que dénaturer les productions des anciens : or, ce genre de service ne laisse pas d’être agréable à la postérité, parce qu’il abrège le travail ; on est sitôt las d’une étude soutenue, et si prompt à se débarrasser d’une nouvelle recherche ! Que si quelqu’un, s’en laissant imposer par le consentement unanime et invétéré, le regardoit comme une sorte de jugement rendu par le temps, qu’il sache que rien n’est plus trompeur et plus foible que cette raison sur laquelle il s’appuie. Car d’abord nous ignorons, en très grande partie, ce qui, dans les arts et dans les sciences, a pu être mis au jour et publié en différens temps et en différens lieux : encore moins savons-nous ce que chacun a pu tenter et projeter dans le secret. Ainsi ni les enfans du temps ni ses avortons ne se trouvent tous dans les fastes. Et il ne faut pas non plus s’exagérer l’universalité de cet assentiment ni sa durée ; car bien qu’il y ait différentes formes de polices, l’état des sciences n’en doit avoir qu’une seule. Cette forme est, fut et sera toujours populaire. Or, qu’est-ce qui a cours auprès du peuple ? Ce sont les doctrines contentieuses et bruyantes, ou celles qui ont de belles formes et peu de fonds, qui sont telles, en un mot, qu’elles doivent être pour surprendre son assentiment ou flatter ses passions. Ainsi nul doute que les esprits sur-tout n’aient, dans chaque âge, souffert une sorte de violence, lorsque des hommes d’une intelligence et d’une pénétration au-dessus du commun, et néanmoins uniquement occupés de leur réputation, se sont bassement soumis au jugement de leur siècle et de la multitude. C’est pourquoi, s’il y eut jamais quelques spéculations plus serrées et plus exactes, elles furent ballotées et éteintes par le vent des opinions vulgaires ; ensorte que le temps, semblable à un fleuve, voiture jusqu’à nous les choses légères et enflées, coulant à fond celles qui ont plus de poids et de solidité. De plus, ces auteurs mêmes qui ont usurpé une sorte de dictature dans les sciences, et qui prononcent sur tout avec tant de confiance, ne laissent pas, lorsque de temps en temps ils reviennent à eux-mêmes, de se répandre en plaintes sur la subtilité de la nature, sur l’obscurité des choses, sur la complication des causes, enfin sur la foiblesse de l’esprit humain ; et pour se plaindre ainsi, ils n’en sont pas plus modestes, aimant mieux s’en prendre à la commune condition des hommes et des choses, que confesser leur propre foiblesse. De plus, presque tous ont cela de commun, que ce à quoi leur art ne peut atteindre, ils ne manquent pas, d’après les règles de cet art même, de le déclarer impossible. Eh comment l’art pourroit-il être condamné dans ce procès ? il est lui-même juge et partie. Aussi ne s’agit-il pour eux que de mettre leur ignorance à couvert et de lui épargner un affront. Telle est à peu près l’idée qu’on doit se faire de ces sciences qui nous ont été transmises et qui sont aujourd’hui en vogue ; elles sont aussi stériles en effets que fécondes en disputes. Rien de plus tardif et de plus languissant que leurs progrès. Elles ont un air d’embonpoint dans leur tout, mais rien de plus maigre que leurs parties ; ce n’est qu’un fatras de maximes populaires suspectes à leurs auteurs même. Aussi a-t-on grand soin de les remparer avec un certain artifice et de les étaler avec une certaine adresse. Il y a plus : parlons-nous de ceux qui ont résolu d’essayer leurs forces, de s’appliquer sérieusement aux sciences et de reculer leurs limites ? ceux-là mêmes n’ont osé s’éloigner des routes battues et puiser aux sources mêmes des choses ; mais ils s’imaginent avoir fait quelque chose de grand, s’ils ont pu y ajouter et y greffer un peu du leur ; considérant avec une sorte de prudence qu’ils pourront tout à la fois se donner une apparence de modestie, par leur déférence aux opinions reçues ; et par ces additions, une apparence de liberté. Mais tandis qu’on respecte ainsi les opinions et les usages, toutes ces précautions pour garder le milieu, tournent au grand préjudice des sciences ; car il est rarement donné de pouvoir tout à la fois admirer les autres et les surpasser. Il en est de cela comme des eaux qui ne s’élèvent jamais au-dessus de leur source. Aussi les hommes de cette trempe corrigent-ils certaines choses ; mais ils avancent peu les sciences : leurs progrès sont en mieux et non en plus. Ce n’est pas qu’il n’y ait eu assez de personnages qui, prenant un essor plus hardi, se sont cru tout permis, et qui, s’abandonnant à toute l’impétuosité de leur génie, ont su, en abattant et ruinant tout ce qui étoit devant eux, se frayer un chemin à eux-mêmes et à leurs opinions : mais, au fond, qu’avons-nous gagné à tout ce fracas, nous qui voyons qu’ils visoient moins à étendre la philosophie et les arts par les œuvres et les effets, qu’à changer les systêmes reçus et à faire prédominer leur opinion ? efforts qui n’étoient rien moins qu’utiles, attendu qu’entre les erreurs opposées, les causes d’illusion sont presque communes. Que s’il s’en est trouvé qui, n’étant esclaves ni de leurs propres opinions ni de l’opinion d’autrui, mais partisans de la seule liberté, ont assez ardemment aimé la vérité, pour souhaiter que les autres la cherchassent avec eux ; ceux-là sans doute ont eu des intentions assez louables ; mais leurs efforts ont été impuissans, car ils paroissent ne s’être attachés qu’aux probabilités ; emportés par le tourbillon des argumens, ils n’ont fait que tournoyer dans un cercle ; et s’étant permis de chercher la vérité par toutes sortes de voies, ils se sont relâchés de cette sévérité qu’exigeoit l’étude de la nature ; il ne s’en est trouvé aucun qui ait fait, dans les choses mêmes et dans l’expérience, un séjour suffisant. D’autres, au contraire, qui se sont abandonnés aux flots de l’expérience, au point d’en être devenus presque de purs artisans méchaniques, ne laissent pas, tout en y restant attachés, de suivre une sorte de méthode vagabonde, et ne militent pas pour elle d’après des règles fixes. Ce n’est pas tout : la plupart d’entr’eux se proposent je ne sais quels buts mesquins, croient avoir fait quelque chose de grand, lorsqu’ils ont pu faire telle ou telle découverte ; genre d’entreprise aussi mince que peu judicieux, vu que, lorsqu’on veut connoître la nature d’une chose, ce n’est pas dans cette chose même qu’on est le plus sûr de la découvrir et qu’on la voit le mieux ; et, après avoir laborieusement varié leurs expériences, ils ne peuvent se reposer sur ce qu’ils ont trouvé ; ils trouvent toujours quelqu’autre chose à chercher. Mais une méprise sur-tout qu’il ne faut pas oublier, c’est que ceux qui ont fait preuve de quelque industrie à faire des expériences, n’ont pas manqué de courir d’abord à certains procédés qu’ils avoient en vue, s’efforçant de les saisir avant le temps. Je veux dire qu’on a cherché les expériences fructueuses et non les expériences lumineuses ; loin d’imiter cet ordre qu’a suivi Dieu même, qui, le premier jour, ne créa que la lumière, consacra un jour entier à ce seul travail, et ce jour-là ne produisit aucun ouvrage grossier, mais ne s’abaissa que les jours suivans aux œuvres de cette espèce. Quant à ceux qui ont fait jouer le premier rôle à la dialectique, et qui se sont flattés d’en tirer des secours effectifs, ils ont, à la vérité, assez vu que l’entendement humain, abandonné à lui-même, doit être tenu pour suspect. Mais il s’en faut de beaucoup que le remède soit aussi fort que le mal, et il n’est pas lui-même exempt de mal. Car, bien que cette dialectique qui est en vogue, soit d’un très bon service dans les arts et dans les affaires civiles, toutes choses qui roulent sur les discours et les opinions, néanmoins il s’en faut de beaucoup qu’elle puisse saisir ce que la nature a de plus subtil ; et en s’efforçant d’embrasser ce qu’elle ne saisit point, elle sert plutôt à établir et à fixer les erreurs, qu’à frayer le chemin à la vérité[3].

Mais, pour résumer en peu de mots ce que nous avons dit, il ne paroît pas que les hommes aient beaucoup gagné à faire fonds dans les sciences sur leur propre industrie, ou à les recevoir sur la foi d’autrui ; vu principalement qu’il est peu de fonds à faire sur les méthodes et les expériences déjà connues. Car l’édifice de cet univers est, par sa structure, une sorte de labyrinthe pour l’entendement humain qui le contemple ; labyrinthe où se présentent de tous côtés tant de routes incertaines, tant de similitudes trompeuses de signes et de choses, tant de nœuds, de tours et de retours qui se croisent en tous sens et qui s’embarrassent les uns dans les autres. Or, c’est à la lumière incertaine des sens, lumière qui tantôt brille et tantôt se cache, qu’il faut faire route à travers les forêts de l’expérience et des faits particuliers. Il y a plus : ceux qui se donnent pour guides, comme nous l’avons dit, ne sont pas moins embarrassés que les autres, et ne font qu’augmenter le nombre des erreurs et de ceux qui se trompent. Parmi tant de difficultés, il faut désespérer du jugement humain, soit quant à la force qui lui est propre, soit quant à un heureux hazard qui le feroit rencontrer juste ; car il n’est ni supériorité de génie, ni chance heureuse, quelque nombre de fois qu’elle se répète, qui puisse surmonter de telles difficultés. Il nous faut un fil pour diriger notre marche ; il nous faut tracer la route toute entière depuis les premières perceptions des sens jusqu’aux principes. Et qu’on ne prenne pas ce que nous disons ici en ce sens, que, depuis tant de siècles, il n’y auroit eu absolument rien de fait ; car nous ne sommes pas trop mécontens de ce qu’on a inventé jusqu’ici ; et nul doute que les anciens, dans tout ce qui peut dépendre du génie et d’une méditation abstraite, n’aient été des hommes admirables. Mais de même que, dans les premiers siècles, les hommes n’ayant que l’observation des étoiles pour se diriger dans leurs navigations, ils ne pouvoient que ranger les côtes de l’ancien continent, ou, tout au plus, traverser les mers méditerranées et de peu d’étendue ; et que, pour pouvoir traverser l’océan et découvrir les régions du nouveau monde, il a fallu d’abord inventer la boussole et y trouver un guide plus fidèle et plus certain ; de même aussi ce que jusqu’ici on a inventé dans les arts et les sciences, il suffisoit de l’usage, de la méditation, de l’observation, du raisonnement, pour le découvrir, attendu que ces connoissances-là sont assez voisines des sens, et presque immédiatement subordonnées aux notions communes. Mais, pour pouvoir aborder aux parties les plus reculées et les plus cachées de la nature, il faut absolument découvrir et adopter une manière plus sûre et plus parfaite de mettre en œuvre l’entendement humain.

Pour nous, sans contredit, animés d’un éternel amour de la vérité, nous nous sommes lancés courageusement dans des routes incertaines et difficiles où il falloit marcher seul. Appuyés et faisant fonds sur l’assistance divine, nous nous sommes aussi fortifiés contre la violence des opinions qui se présentoient devant nous comme autant d’armées rangées en bataille, contre nos propres et secrettes irrésolutions, contre les scrupules de toute espèce, enfin contre l’obscurité des choses, contre ces nuages et ces fantômes qui voltigeoient dans notre esprit, afin de nous mettre une fois en état de procurer à nos contemporains et à la postérité des secours plus effectifs et plus assurés. Et si, dans cette nouvelle route, nous avons fait quelques pas, la seule méthode qui nous ait frayé le chemin, n’est autre que ce soin même que nous avons d’humilier, sincèrement et autant qu’il est nécessaire, l’esprit humain ; car tous ceux qui, avant nous, se sont appliqués à l’invention des arts, contens de jeter un coup d’œil sur les choses, sur les exemples et l’expérience, comme si l’invention n’étoit qu’une certaine manière d’imaginer, se sont hâtés d’invoquer, en quelque manière, leur propre esprit, afin qu’il leur rendît des oracles. Quant à nous, qui nous tenons modestement et perpétuellement dans les choses mêmes, et ne nous éloignons des faits particuliers qu’autant qu’il est nécessaire pour que les images et les rayons des choses puissent se réunir dans l’esprit, comme ils se réunissent au fond de l’œil, nous donnons peu aux forces et à la supériorité du génie. Or, cette méthode, si humble, que nous suivons dans l’invention, nous la suivons aussi dans l’exposition ; car on ne nous voit pas, par de fastueuses réfutations, ou par d’ambitieux appels à l’antiquité, ou en usurpant une certaine autorité, ou encore en nous couvrant du voile d’une obscurité mystérieuse, nous efforcer de donner à nos inventions un certain air imposant, une sorte de majesté ; toutes choses qui ne seraient pas bien difficiles à trouver, pour qui serait plus jaloux de donner de l’éclat à son nom, que de faire briller la vérité aux yeux des autres ; on ne nous voit point, dis-je, faire violence ou tendre des piéges aux jugemens humains ; et ce que nous n’avons point encore fait à cet égard, notre dessein n’est pas non plus de le faire par la suite. Mais nous rappellons les hommes aux choses mêmes et aux vrais rapports qui les unissent, afin qu’ils voient eux-mêmes ce qu’ils possèdent, ce qu’ils doivent corriger, ajouter et mettre à la masse. Quant à nous, si dans le cours de cet ouvrage, l’on nous voit de temps à autre pécher par excès de crédulité, ou sommeiller quelque peu, ou relâcher de notre attention, ou manquer de force en chemin et interrompre notre recherche, la manière nue et franche dont nous présentons les choses, a du moins cet avantage, que nos erreurs sont faciles à appercevoir et à ôter, avant qu’elles puissent teindre plus profondément la masse de la science et que, par la même raison, nos travaux sont faciles à continuer. Par ce moyen, nous croyons marier à jamais et d’une manière aussi stable que légitime, la méthode empyrique et la méthode rationelle, méthodes dont le divorce malheureux et les fâcheuses dissonances ont troublé tout dans la famille humaine. Ainsi, comme le succès de notre entreprise ne dépend nullement de notre volonté, nous adressons à Dieu en trois personnes nos très humbles et très ardentes supplications[4], afin qu’abaissant ses regards sur les misères du genre humain et sur le pèlerinage de cette vie, qui se réduit à si peu de jours et assez malheureux, il daigne dispenser, par nos mains, ses nouveaux bienfaits à la famille humaine. Nous souhaitons de plus que les choses humaines ne nuisent pas aux choses divines, et que le fruit de la peine que nous prenons pour frayer la route des sens, ne soit pas de faire naître une certaine incrédulité, et de répandre une certaine obscurité dans les esprits par rapport aux divins mystères ; mais que plutôt, avec un entendement pur, dégagé d’idées phantastiques, purgé de vanité, et qui n’en soit pas moins soumis ; que, dis-je, totalement asservi aux oracles divins, on donne à la foi ce qui appartient à la foi ; qu’enfin ayant évacué le poison de la science que le serpent a fait couler dans les esprits, et qui les enfle, nous n’ayions point l’ambition d’être plus sages qu’il ne faut, et que, sans passer jamais les limites prescrites, nous cultivions la vérité dans un esprit de charité.

Ces vœux une fois prononcés, nous tournant vers les hommes, nous avons encore quelques avertissemens salutaires à leur donner, et quelques demandes assez justes à leur faire. Le premier avertissement que nous leur donnerons (et nous les en avons déjà priés) c’est de maintenir leur sens dans le devoir par rapport aux choses divines. Car le sens, en cela semblable au soleil, dévoile la face du globe terrestre, mais c’est en voilant celle du globe céleste. Cependant qu’ils prennent garde, en évitant cet excès, de donner dans l’excès contraire ; et ils y donneront sans contredit, pour peu qu’ils s’imaginent que l’étude de la nature est divisée dans quelques-unes de ses parties en vertu d’une espèce d’interdit. Car ce n’est pas cette science pure et sans tache à la lumière de laquelle Adam imposa aux choses leurs noms tirés de leurs propriétés ; ce n’est pas cette science-là qui a été le principe et l’occasion de sa chûte ; mais le désir ambitieux de cette science impérative qui se fait juge du bien et du mal, et cela en vue de se révolter contre Dieu et de s’imposer des loix à soi-même. Telle fut la cause et le mode de sa tentation. Mais quant à ces sciences qui contemplent la nature, voici ce que prononce la philosophie sacrée : La gloire de Dieu est de cacher son secret, et la gloire d’un roi est de le trouver : comme si la nature divine se plaisoit à ce jeu innocent des enfans, lesquels se cachent afin qu’on ne les trouve qu’après les avoir long-temps cherchés ; et qu’elle souhaitât, en vertu de son indulgence et de sa condescendance pour les hommes, que l’ame humaine le jouât avec elle : enfin nous souhaitons que tous les hommes ensemble soient avertis de ne point perdre de vue la véritable fin de la science et sachent une fois qu’il ne faut point la rechercher comme une sorte de passe-temps, ou comme un sujet propre pour la dispute, ou pour mépriser les autres, ou en vue de son propre intérêt, ou pour se faire une réputation, ou pour augmenter sa puissance, ou par tout autre motif de cette espèce ; mais pour se rendre utile, et pour l’appliquer aux usages de la vie : nous souhaitons enfin qu’ils la perfectionnent et la dirigent par l’esprit de la charité ; car c’est la soif de la puissance qui a causé la chute des anges, et la soif de la science qui a causé celle des hommes. Mais la charité ne peut pécher par excès et jamais par elle, ange ou homme ne fut en danger.

Or, nos demandes se réduisent aux suivantes ; nous ne disons rien de nous-mêmes : quant à ce dont il s’agit, nous demandons que les hommes ne le regardent point comme une opinion, mais comme une œuvre, et qu’ils tiennent pour certain que notre désir n’est nullement de jeter les fondemens de telle secte et de tel systême, mais ceux de l’utilité et de la grandeur humaine. Nous demandons encore que les hommes, consultant leur véritable intérêt et se dépouillant de tout esprit de parti, tendent uniquement au bien commun ; que, tirés par notre secours de toutes ces fausses routes et délivrés de tous les obstacles qu’ils y eussent rencontrés, ils prennent part eux-mêmes au travail qui reste à faire. De plus, nous les engageons à tout espérer, à ne point se faire une fausse idée de notre restauration, en se la figurant comme quelque chose d’infini et la croyant au-dessus des mortels, vu qu’au fond elle est la fin et le terme d’une erreur qui n’en eût point eu ; et que, n’oubliant point la foiblesse humaine et notre mortalité, loin de nous flatter qu’une telle entreprise puisse s’achever dans le cours de la vie d’un seul homme, nous la léguons à d’autres, afin qu’ils la continuent. Nous souhaitons enfin qu’ils ne cherchent point des sciences orgueilleuses dans les cassetins de l’esprit humain, dans le petit monde de l’homme, mais qu’ils les cherchent modestement dans le monde majeur. Or, rien ordinairement n’est plus vaste que les choses vides ; au lieu que les choses solides sont plus resserrées et occupent moins d’espace.

Enfin, de peur qu’on ne veuille tirer avantage contre nous des risques mêmes de l’entreprise, nous nous croyons fondés à demander que les hommes considèrent jusqu’à quel point, sur cette assertion qu’il nous faut soutenir (pour peu que nous veuillions être d’accord avec nous-mêmes), ils se croient en droit d’opiner et de porter leur jugement. Il est clair que tout ce produit de la raison humaine, produit précoce, anticipé, extrait des choses au hazard et beaucoup trop tôt, nous le rejetons quant à l’étude de la nature, comme quelque chose de trop inégal, de trop peu méthodique et de mal organisé, et l’on ne doit pas exiger que nous nous en rapportions au jugement de ce qui est soi-même appellé en jugement.

  1. Espèces de sénateurs romains, d’un ordre inférieur, qui ne donnoient point leur suffrage verbalement ; mais qui n’opinoient, pour ainsi dire, que des pieds, en passant du côté de ceux dont ils adoptoient l’opinion.
  2. Terme de médecine, qui signifie le maximum, le plus haut point d’une maladie.
  3. Car cette logique, comme il le dit ailleurs, apprend tout au plus à déduire de principes quelconques des conséquences légitimes ; non à former ou à vérifier ces principes ; elle les suppose et ne les examine point.
  4. Ce n’est pas sans quelque répugnance que nous traduisons cet oremus ; mais le public a demandé Bacon tel qu’il est, et nous avons obéi.