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Bailly (Arago)/07

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Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences2 (p. 280-286).
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PREMIÈRE ENTREVUE DE BAILLY ET DE FRANKLIN. — SON ENTRÉE À L’ACADÉMIE FRANÇAISE EN 1783. — SON DISCOURS DE RÉCEPTION. — SA RUPTURE AVEC BUFFON.


Bailly devint l’ami particulier, l’ami intime de Franklin, à la fin de 1777. Les relations personnelles de ces deux hommes d’élite commencèrent de la plus étrange manière.

Un des membres les plus illustres de l’Institut, Volney, disait en revenant du Nouveau Monde : « Les Anglo-Américains taxent les Français de légèreté, d’indiscrétion, de babil. » (Volney, préface du Tableau du climat des États-Unis.) Telle est l’impression, à mon avis très-erronée, du moins par comparaison, sous laquelle l’ambassadeur Franklin arrivait en France. Tout le monde sait qu’il descendit à Chaillot. Habitant de la commune, Bailly croit devoir rendre visite, sans retard, à l’hôte illustre qu’elle vient de recevoir. Il se fait annoncer ; Franklin, qui le connaissait de réputation, l’accueille d’un air très-cordial et échange avec son visiteur ces huit ou dix paroles que tout le monde prononce en pareille circonstance. Bailly s’assied auprès du philosophe américain, et, par discrétion, attend quelque question. Une demi-heure se passe, et Franklin n’a pas ouvert la bouche. Bailly tire sa tabatière, la présente à son voisin sans mot dire ; celui-ci fait signe de la main qu’il ne prend pas de tabac. L’entrevue muette se prolonge ainsi pendant une heure entière. Bailly se lève, enfin. Alors, Franklin, comme transporté d’aise d’avoir trouvé un Français qui savait se taire, lui tend la main, la serre avec affection, en s’écriant : « Très-bien, monsieur Bailly, très-bien ! »

Après avoir rapporté l’anecdote telle que notre confrère se plaisait à la raconter, je crains vraiment qu’on ne me demande comment je l’envisage. Eh bien, Messieurs, le jour où la question sera posée ainsi, je répondrai que Bailly et Franklin, discutant ensemble, dès leur première entrevue, quelque question de science, m’eussent paru plus dignes l’un de l’autre que les deux acteurs de la scène de Chaillot. J’accorderai encore qu’on puisse en tirer cette conséquence, que les hommes de génie eux-mêmes ont quelquefois des travers ; mais j’ajouterai aussitôt que l’exemple sera sans danger, le mutisme n’étant pas un moyen efficace de faire valoir sa personne, ou de se singulariser d’une manière profitable.

Bailly fut nommé membre de l’Académie Française, à la place de M. de Tressan, en novembre 1783. Le même jour, M. de Choiseul-Gouffier succéda à d’Alembert. Grâce à la coïncidence des deux nominations, Bailly échappa aux sarcasmes que les académiciens en expectative ne manquent jamais de décocher, à tort ou à raison, contre tous ceux qui ont obtenu une double couronne. Cette fois, ils se ruèrent exclusivement sur le grand seigneur. L’astronome prit ainsi possession de sa nouvelle dignité sans soulever les orages habituels. Recueillons religieusement, Messieurs, dans les premières années de la vie de notre confrère, tout ce qui peut sembler une compensation anticipée aux épreuves cruelles que nous aurons à raconter plus tard.

L’entrée à l’Académie Française de l’éloquent auteur de l’Histoire de l’astronomie, fut plus difficile que ne peuvent le croire ceux qui remarquent à quelles minces productions certains écrivains anciens et modernes ont dû la même faveur. Bailly échoua trois fois. Fontenelle, avant lui, s’était inutilement présenté une fois de plus ; mais Fontenelle subit ces échecs successifs sans humeur et sans découragement. Bailly, au contraire, à tort ou à raison, voyant dans ces résultats défavorables du scrutin l’effet immédiat de l’inimitié de d’Alembert, s’en montrait affecté beaucoup plus peut-être que cela n’était séant pour un philosophe. Dans ces luttes, quelque peu envenimées, Buffon donna toujours à Bailly un appui cordial et habile.

Bailly prononça son discours de réception en février 1784. Les mérites de M. de Tressan y furent célébrés avec beaucoup de grâce et de finesse. Le panégyriste s’était identifié avec son sujet. Un public d’élite couvrit d’applaudissements divers passages où des idées justes, profondes, se montraient revêtues de toutes les pompes d’un style plein de force et d’harmonie.

Quelqu’un parla-t-il jamais avec plus d’éloquence de la puissance scientifique révélée par une découverte contemporaine ! Écoutez, Messieurs, et jugez :

« Ce que les sciences peuvent ajouter aux privilèges de l’espèce humaine n’a jamais été plus marqué qu’au moment où je parle. Elles ont acquis de nouveaux domaines à l’homme. Les airs semblent lui devenir accessibles comme les mers, et l’audace de ses courses égale presque l’audace de sa pensée. Le nom de Montgolfier, ceux des hardis navigateurs de ce nouvel élément, vivront dans les âges ; mais, qui de nous, au spectacle de ces superbes expériences, n’a pas senti son âme s’élever, ses idées s’étendre, son esprit s’agrandir ? »

Je ne sais, tout balancé, si les satisfactions d’amour propre qui peuvent être attachées à des titres académiques, à des succès dans ces réunions publiques et solennelles, dédommagèrent complètement Bailly des peines de cœur qu’il éprouva dans sa carrière d’homme de lettres.

Des liens d’une tendre et douce intimité s’étaient établis entre le grand naturaliste Buffon et le célèbre astronome. Une nomination académique les brisa. Vous le savez, Messieurs ; au milieu de nous, une nomination, c’est la pomme de discorde : malgré les vues les plus divergentes, chacun croit alors agir dans le véritable intérêt des sciences ou des lettres ; chacun s’imagine être placé sur les voies de la stricte justice ; chacun cherche activement à faire des prosélytes. Jusque-là, tout est légitime. Ce qui l’est beaucoup moins, c’est d’oublier qu’un vote est un jugement, et qu’en ce sens, l’académicien, comme le magistrat, peut dire au solliciteur, académicien ou autre : « Je rends des arrêts, et non pas des services. »

Malheureusement, des considérations de ce genre, malgré leur justesse, devaient faire peu d’impression sur l’esprit absolu et altier de Buffon. Ce grand naturaliste voulait faire nommer l’abbé Maury ; son confrère, Bailly, croyait devoir voter pour Sedaine. Plaçons-nous dans le cours ordinaire des choses, et il semblera difficile de voir dans ce désaccord une cause suffisante de rupture entre deux hommes supérieurs. La Gageure imprévue et le Philosophe sans le savoir balançaient largement le bagage, alors très-léger, de Maury. Le poëte comique atteignait déjà sa soixante-sixième année ; l’abbé était jeune. Le caractère élevé, la conduite irréprochable de Sedaine, pouvaient, sans désavantage, être mis en parallèle avec ce que le public connaissait du caractère, de la vie publique et de la vie privée du futur cardinal. Où donc l’illustre naturaliste avait-il pris des inclinations si vives pour Maury, des antipathies si ardentes pour Sedaine ? Peut-être croira-t-on que ce fut dans des préjugés nobiliaires ? Il ne serait pas, en effet, impossible que M. le comte de Buffon eût entrevu instinctivement, avec quelque répugnance, sa prochaine confraternité avec un ancien tailleur de pierres ; mais Maury n’était-il pas le fils d’un cordonnier ? Ce très-petit incident de notre histoire littéraire semblait donc devoir rester dans l’obscurité ; le hasard m’en a, je crois, donné la clef :

Vous vous rappelez, Messieurs, cet aphorisme cité sans cesse, et dont Buffon se montrait si fier :

« Le style, c’est l’homme. »

J’ai découvert que Sedaine en avait fait la contrepartie. L’auteur de Richard Cœur de Lion et du Déserteur disait, lui :

« Le style, ce n’est rien ou c’est peu de chose ! »

Placez, par la pensée, cette hérésie sous les yeux de l’immortel écrivain dont les jours et les nuits se passaient à polir son style, et si vous me demandez ensuite pourquoi il détestait Sedaine, j’aurai le droit de répondre : Vous ne connaissez pas le cœur humain.

Bailly résista fermement aux sollicitations impérieuses de son ancien protecteur, et même à la demande de s’absenter de l’Académie le jour de la nomination. Il n’hésita pas à sacrifier les douceurs et les avantages d’une amitié illustre à l’accomplissement d’un devoir ; il répondit à celui qui voulait être maître : « je veux être libre. » Honneur à lui !

L’exemple de Bailly avertit les timides de ne jamais écouter de simples prières, quelle qu’en soit la source ; de ne céder qu’à de bons arguments. Ceux qui ont assez peu songé à leur propre tranquillité pour s’immiscer dans les élections académiques un peu plus que par un vote silencieux et secret, verront, de leur côté, dans la noble et pénible résistance d’un homme honnête, combien ils se rendent coupables en essayant de substituer l’autorité à la persuasion ; en voulant soumettre la conscience à la reconnaissance.

À l’occasion d’un désaccord de même nature, l’astronome Lemonnier, de l’Académie des sciences, dit un jour à Lalande, son confrère et son ancien élève : « Je vous enjoins de ne plus mettre les pieds chez moi pendant une demi-révolution des nœuds de l’orbite lunaire. » Tout calcul fait, c’était neuf ans. Lalande se soumit à la punition avec une exactitude vraiment astronomique ; mais le public, malgré la forme scientifique de la sentence, la trouva d’une excessive sévérité. Que dira-t-on, alors, de celle qui fut prononcée par Buffon : « Nous ne nous verrons plus, Monsieur ? » Ces paroles sembleront à la fois bien dures et bien solennelles, car elles étaient amenées par un dissentiment sur le mérite comparatif de Sedaine et de l’abbé Maury. Notre confrère sut se résigner à cette séparation, et ne laissa jamais rien deviner de son juste mécontentement. Je puis même remarquer que depuis cette rupture brutale, il se montra plus attentif que jamais à saisir les occasions de rendre un légitime hommage aux lumières et à l’éloquence du Pline français.