Bakounine/Œuvres/TomeIII46

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Œuvres - Tome III.
APPENDICE: 5. Philosophie, Science. (Feuillets 182-256.)


5. Philosophie, Science.
(Feuillets 182-256.)


Nous devons examiner maintenant le procédé par lequel l’homme est arrivé à ce résultat, afin de reconnaître, par son origine historique, la vraie nature de la Divinité. Et d’abord, la première question qui se présente est celle-ci : le Grand Tout de la religion panthéiste, n’est-ce pas absolument le même Être unique que nous avons appelé la Nature universelle ?

Oui et non. Oui, parce que les deux systèmes, celui de la religion panthéiste et le système scientifique et positiviste, embrassent le même Univers. Non, parce qu’ils l’embrassent d’une manière tout à fait différente.

Quelle est la méthode scientifique ? C’est la méthode réaliste par excellence. Elle va des détails à l’ensemble, et de la constatation, de l’étude des faits, à leur compréhension, aux idées ; ses idées n’étant rien que le fidèle exposé des rapports de coordination, de succession et d’action ou de causalité mutuelle qui réellement existent entre les choses et les phénomènes réels ; sa logique, rien que la logique des choses. Comme, dans le développement historique de l’esprit humain, la science positive vient toujours après la théologie et après la métaphysique, l’homme arrive à la science déjà préparé et considérablement corrompu par une sorte d’éducation abstraite. Il y apporte donc |183 beaucoup d’idées abstraites, élaborées tant par la théologie que par la métaphysique, et qui pour la première ont été des objets de foi aveugle, pour la seconde des objets de spéculations transcendantes et de jeux de mots plus ou moins ingénieux, d’explications et de démonstrations qui n’expliquent et ne démontrent absolument rien, parce qu’elles s’y font en dehors de toute expérimentation réelle, et parce que la métaphysique n’a d’autre garantie pour l’existence même des objets sur lesquels elle raisonne que les assurances ou le mandat impératif de la théologie.

L’homme, ci-devant théologien et ci-devant métaphysicien, mais fatigué et de la théologie et de la métaphysique, à cause de la stérilité de leurs résultats en théorie et à cause aussi de leurs conséquences si funestes dans la pratique, apporte naturellement toutes ces idées dans la science ; mais il les apporte, non comme des principes certains et qui doivent, comme tels, lui servir de point de départ : il les apporte comme des questions que la science doit résoudre. Il n’est arrivé à la science que parce qu’il a commencé précisément à les mettre lui-même en question. Et il en doute, parce qu’une longue expérience de la théologie et de la métaphysique qui ont créé ces idées lui a démontré que ni l’une ni l’autre n’offrent aucune garantie sérieuse pour la réalité de leurs créations. Ce dont il doute et ce qu’il rejette avant tout, ce ne sont pas autant ces créations, ces idées, que les méthodes, les voies et moyens, par lesquels la théologie et la métaphysique les ont créées. Il repousse le système des révélations et la croyance en l’absurde parce que c’est l’absurde[1] des théologiens, et il ne veut plus rien se laisser imposer par le despotisme des prêtres et par les bûchers de l’Inquisition. Il repousse la métaphysique, |184 précisément et surtout parce qu’ayant accepté sans aucune critique ou avec une critique illusoire, par trop complaisante et facile, les créations, les idées fondamentales de la théologie : celles de l’Univers, de Dieu, et de l’âme ou d’un esprit séparé de la matière, elle a bâti sur ces données ses systèmes, et que, prenant l’absurde pour point de départ, elle a nécessairement et toujours abouti à l’absurde. Donc ce que l’homme, au sortir de la théologie et de la métaphysique, cherche avant tout, c’est une méthode vraiment scientifique, une méthode qui lui donne avant tout une complète certitude de la réalité des choses sur lesquelles il raisonne.

Mais, pour l’homme, il n’est point d’autre moyen de s’assurer de la réalité certaine d’une chose, d’un phénomène ou d’un fait, que de les avoir réellement rencontrés, constatés, reconnus dans leur intégrité propre, sans aucun mélange de fantaisies, de suppositions et d’adjonctions de l’esprit humain. L’expérience devient donc la base de la science. Il ne s’agit pas ici de l’expérience d’un seul homme. Aucun homme, quelque intelligent, quelque curieux, quelque heureusement doué qu’il soit, sous tous les rapports, ne peut avoir tout vu, tout rencontré, tout expérimenté de sa propre personne. Si la science de chacun devait se limiter à ses propres expériences personnelles, il y aurait autant de sciences qu’il y a d’hommes, et chaque science mourrait avec chaque homme. Il n’y aurait pas de science.

La science a donc pour base l’expérience collective non seulement de tous les hommes contemporains, mais encore de toutes les générations passées. Mais elle n’admet aucun témoignage sans critique. Avant d’accepter le témoignage soit d’un contemporain, soit d’un homme qui n’est plus, pour peu que je tienne à ne point être trompé, je dois m’enquérir d’abord du caractère et de la nature aussi bien que de l’état de l’esprit de cet homme, de sa méthode. Je dois m’assurer avant tout que cet homme est ou était un homme honnête, détestant le mensonge, cherchant la vérité avec bonne foi, avec zèle ; qu’il n’était ni fantaisiste, ni poète, ni métaphysicien, ni théologien, ni juriste, ni ce qu’on appelle homme |185 politique et comme tel intéressé dans les mensonges politiques, et qu’il était considéré comme tel[2] par la grande majorité de ses contemporains. Il est des hommes, par exemple, qui sont très intelligents, très éclairés, libres de tout préjugé et de toute préoccupation fantaisiste, qui ont en un mot l’esprit réaliste, mais qui, trop paresseux pour se donner la peine de constater l’existence et la nature réelle des faits, les supposent, les inventent. C’est ainsi qu’on fait la statistique en Russie. Le témoignage de ces hommes, naturellement, ne vaut rien. Il en est d’autres, très intelligents aussi et de plus trop honnêtes pour mentir et pour assurer des choses dont ils ne sont pas sûrs, mais dont l’esprit se trouve sous le joug soit de la métaphysique, soit de la religion, soit d’une préoccupation idéaliste quelconque. Le témoignage de ces hommes, au moins en tant qu’il concerne des objets qui touchent de près à leur monomanie, doit être également repoussé, parce qu’ils ont le malheur de prendre toujours des vessies pour des lanternes. Mais si un homme réunit à une grande intelligence réaliste, développée et duement préparée par la science, l’avantage d’être en même temps un chercheur scrupuleux et zélé de la réalité des choses, son témoignage devient précieux.

Et encore ne dois-je jamais l’accepter sans critique. En quoi consiste cette critique ? Dans la comparaison des choses qu’il m’affirme avec les résultats de ma propre expérience personnelle. Si son témoignage s’harmonise avec elle, je n’ai aucune raison de le rejeter et je l’accepte comme une nouvelle confirmation de ce que j’ai reconnu moi-même ; mais s’il lui est contraire, dois-je le repousser sans m’enquérir qui de nous deux a raison, lui ou moi ? Pas du tout. Je sais par expérience que mon expérience des choses peut être fautive. Je compare donc ses résultats avec les miens, et je les soumets à une observation et à des expériences nouvelles. Au besoin, j’en appelle à l’arbitrage et aux expériences d’un troisième et de beaucoup d’autres observateurs, dont le caractère scientifique sérieux m’inspire confiance, et je parviens, non sans grande peine quelquefois, par la modification soit de mes résultats, soit des siens, à une conviction commune. Mais en quoi consiste l’expérience de chacun ? Dans le témoignage de ses sens, dirigés par son intelligence. Je n’accepte, pour mon compte, rien que je n’aie matériellement rencontré, vu, |186 entendu, et au besoin palpé de mes doigts. C’est pour moi personnellement le seul moyen de m’assurer de la réalité d’une chose. Et je n’ai confiance que dans le témoignage de ceux qui procèdent absolument de la même manière.

De tout cela il résulte que la science, tout d’abord, est fondée sur la coordination d’une masse d’expériences personnelles contemporaines et passées, soumises constamment à une sévère critique mutuelle. On ne peut s’imaginer de base plus démocratique que celle-là. C’est la base constitutive et première, et toute connaissance humaine qui en dernière instance ne repose point sur elle doit être exclue comme dénuée de toute certitude et de toute valeur scientifique. La science ne peut pourtant pas s’arrêter à cette base, qui ne lui donne d’abord rien qu’une quantité innombrable de faits des natures les plus différentes et duement constatés par d’innombrables quantités d’observations ou d’expériences personnelles. La science propre ne commence qu’avec la compréhension des choses, des phénomènes et des faits. Comprendre une chose, dont la réalité tout d’abord a été duement constatée, ce que les théologiens et les métaphysiciens oublient toujours de faire, c’est découvrir, reconnaître et constater, de cette manière empirique dont on s’est servi pour s’assurer d’abord de son existence réelle, toutes ses propriétés, c’est-à-dire tous ses rapports tant immédiats qu’indirects avec toutes les autres choses existantes, ce qui revient à déterminer les différents modes de son action réelle sur tout ce qui reste en dehors d’elle. Comprendre un phénomène ou un fait, c’est découvrir et constater les phases successives de son développement réel, c’est reconnaître sa loi naturelle.

Ces constatations de propriétés et ces découvertes de lois naturelles ont également pour source unique, d’abord, les observations et les expériences faites réellement par telle ou telle autre personne, ou même par beaucoup de personnes à la fois. Mais quelque considérable que soit leur nombre, et fussent-ils tous des savants renommés, la science n’accepte leur témoignage qu’à cette condition |187 essentielle, qu’en même temps qu’ils annoncent les résultats de leurs investigations, ils rendent aussi un compte excessivement détaillé et exact de la méthode dont ils se sont servis, ainsi que des observations et des expériences qu’ils ont faites pour y arriver ; de manière à ce que tous les hommes qui s’intéressent à la science puissent renouveler pour leur propre compte, en suivant la même méthode, ces mêmes observations et ces mêmes expériences ; ce n’est que lorsque les nouveaux résultats ont été ainsi contrôlés et obtenus par beaucoup d’observateurs et expérimentateurs nouveaux, qu’ils sont considérés généralement comme acquis d’une manière définitive à la science. Et encore arrive-t-il souvent que des observations et des expériences nouvelles, faites d’après une méthode et à un point de vue différents, renversent ou modifient profondément ces premiers résultats. Rien n’est aussi antipathique à la science que la foi, et la critique n’y a jamais dit son dernier mot. Elle seule, représentante du grand principe de la révolte dans la science, est la gardienne sévère et incorruptible de la vérité.

C’est ainsi que successivement, par le travail des siècles, s’établit peu à peu dans la science un système de vérités ou de lois naturelles universellement reconnues. Ce système une fois établi et accompagné toujours de l’exposé le plus détaillé des méthodes, des observations et des expériences, ainsi que de l’histoire des investigations et des développements à l’aide desquels il a été établi, de manière à pouvoir toujours être soumis à un contrôle nouveau et à une nouvelle critique, devient désormais la seconde base de la science. Il sert de point de départ pour des investigations nouvelles, qui nécessairement le développent et l’enrichissent de méthodes nouvelles.

Le monde, malgré l’infinie diversité des êtres qui le composent, est un. L’esprit humain qui, l’ayant pris pour objet, s’efforce de le reconnaître et de le comprendre, |188 est un ou identique aussi, malgré l’innombrable quantité d’êtres humains divers, présents et passés, par lesquels il est représenté. Cette identité est prouvée parce fait incontestable, que pourvu qu’un homme pense, quels que soient d’ailleurs son milieu, sa nature, sa race, sa position sociale et le degré de son développement intellectuel et moral, et lors même qu’il divague et qu’il déraisonne, sa pensée se développe toujours selon les mêmes lois ; et c’est là précisément ce qui, dans l’immense diversité des âges, des climats, des races, des nations, des positions sociales et des natures individuelles, constitue la grande unité du genre humain. Par conséquent la science, qui n’est autre chose que la connaissance et la compréhension du monde par l’esprit humain, doit être une aussi.

Elle est incontestablement une. Mais, immense comme le monde, elle dépasse les facultés intellectuelles d’un seul homme, fût-il le plus intelligent de tous. Aucun n’est capable de l’embrasser à la fois dans son universalité et dans ses détails également, quoique différemment, infinis. Celui qui voudrait s’en tenir à la seule généralité, en négligeant les détails, retomberait par là même dans la métaphysique et dans la théologie, car la généralité scientifique se distingue précisément des généralités métaphysiques et théologiques par ceci, qu’elle s’établit, non, comme ces deux dernières, par l’abstraction qu’on fait de tous les détails, mais au contraire et uniquement par la coordination des détails. La grande Unité scientifique est concrète : c’est l’unité dans l’infinie diversité ; l’Unité théologique et métaphysique est abstraite : c’est l’unité dans le vide. Pour embrasser l’Unité scientifique dans toute sa réalité infinie, il faudrait pouvoir connaître en détail tous les êtres dont les rapports naturels directs et indirects constituent l’Univers, ce qui dépasse évidemment les facultés d’un homme, d’une génération, de l’humanité tout entière.

En voulant embrasser l’universalité de la science, l’homme s’arrête, écrasé par l’infiniment grand. Mais en se rejetant sur les détails de la science, il rencontre |189 une autre limite, c’est l’infiniment petit. D’ailleurs il ne peut reconnaître réellement que ce dont l’existence réelle lui est témoignée par ses sens, et ses sens ne peuvent atteindre qu’une infiniment petite partie de l’Univers infini : le globe terrestre, le système solaire, tout au plus cette partie du firmament qui se voit de la terre. Tout cela ne constitue dans l’infinité de l’espace qu’un point imperceptible.

Le théologien et le métaphysicien se prévaudraient aussitôt de cette ignorance forcée et nécessairement éternelle de l’homme pour recommander leurs divagations ou leurs rêves. Mais la science dédaigne cette triviale consolation, elle déteste ces illusions aussi ridicules que dangereuses. Lorsqu’elle se voit forcée d’arrêter ses investigations, faute de moyens pour les prolonger, elle préfère dire : « Je ne sais pas », à présenter comme des vérités des hypothèses dont la vérification est impossible. La science a fait plus que cela : elle est parvenue à démontrer, avec une certitude qui ne laisse rien à désirer, l’absurdité et la nullité de toutes les conceptions théologiques et métaphysiques ; mais elle ne les a pas détruites pour les remplacer par des absurdités nouvelles. Arrivée à son terme, elle dira honnêtement : « Je ne sais pas », mais elle ne déduira jamais rien de ce qu’elle ne saura pas.

La science universelle est donc un idéal que l’homme ne pourra jamais réaliser. Il sera toujours forcé de se contenter de la science de son monde, en étendant tout au plus ce dernier jusqu’aux étoiles qu’il peut voir, et encore n’en saura-t-il jamais que bien peu de choses. La science réelle n’embrasse que le système solaire, surtout notre globe et tout ce qui se produit et se passe sur le globe. Mais dans ces limites mêmes, la science est encore trop immense pour qu’elle puisse être embrassée par un seul homme, ou même par une seule génération, d’autant plus que, comme je l’ai déjà fait observer, les détails de ce monde se perdent dans l’infiniment petit et sa diversité n’a point de limites assignables.

Cette impossibilité d’embrasser d’un seul coup l’ensemble immense et les détails infinis du monde visible a donné lieu à la division |190 de la science une et indivisible, ou de la science générale, en beaucoup de sciences particulières ; séparation d’autant plus naturelle et nécessaire, qu’elle correspond aux ordres divers qui existent réellement dans ce monde, ainsi qu’aux points de vue différents sous lesquels l’esprit humain est pour ainsi dire forcé de les envisager : Mathématique, Mécanique, Astronomie, Physique, Chimie, Géologie, Biologie et Sociologie, y compris l’histoire du développement de l’espèce humaine, telles sont les principales divisions qui se sont établies, pour ainsi dire d’elles-mêmes, dans la science. Chacune de ces sciences particulières, par son développement historique, a formé et apporte avec elle une méthode d’investigation et de constatation de choses et de faits, de déductions et de conclusions qui lui sont, sinon toujours exclusivement, du moins particulièrement propres. Mais toutes ces méthodes différentes ont une seule et même base première, se réduisant en dernière instance à une constatation personnelle et réelle des choses et des faits par les sens, et toutes, dans les limites des facultés humaines, ont le même but : l’édification de la science universelle, la compréhension de l’unité, de l’universalité réelle des mondes, la réédification scientifique du grand Tout, de l’Univers.

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Ce but, que je viens d’énoncer, ne se trouve-t-il pas en contradiction flagrante avec l’impossibilité évidente pour l’homme de pouvoir le réaliser jamais ? Oui, sans doute, et pourtant l’homme ne peut y renoncer et il n’y renoncera jamais. Auguste Comte et ses disciples auront beau nous prêcher la modération et la résignation, l’homme ne se modérera ni ne se résignera jamais. Cette contradiction est dans la nature de l’homme, et surtout elle est dans la nature de notre esprit : armé de sa formidable puissance d’abstraction, il ne reconnaît et ne reconnaîtra jamais aucune limite pour sa curiosité impérieuse, passionnée, avide de tout savoir et de tout embrasser. Il suffit de lui dire : « Tu n’iras pas au-delà », pour que, |191 de toute la puissance de cette curiosité irritée par l’obstacle, il tende à s’élancer au-delà. Sous ce rapport, le Bon Dieu de la Bible s’est montré beaucoup plus clairvoyant que M. Auguste Comte et les positivistes ses disciples ; ayant voulu sans doute que l’homme mangeât du fruit défendu, il lui défendit d’en manger. Cette immodération, cette désobéissance, cette révolte de l’esprit humain contre toute limite imposée soit au nom du Bon Dieu, soit au nom de la science, constituent son honneur, le secret de sa puissance et de sa liberté. C’est en cherchant l’impossible que l’homme a toujours réalisé et reconnu le possible, et ceux qui se sont sagement limités à ce qui leur paraissait le possible n’ont jamais avancé d’un seul pas. D’ailleurs, en présence de l’immense carrière parcourue par l’esprit humain pendant les trois mille ans à peu près connus par l’histoire, qui osera dire ce qui dans trois, cinq, dix mille autres années sera possible et impossible ?

Cette tendance vers l’éternellement inconnu est tellement irrésistible dans l’homme, elle est si foncièrement inhérente à notre esprit, que, si vous lui fermez la voie scientifique, il s’ouvrira, pour la satisfaire, une nouvelle voie, la voie mystique. Et faut-il en donner d’autre preuve que l’exemple de l’illustre fondateur de la Philosophie positive, Auguste Comte lui-même, qui a fini sa grande carrière philosophique, comme on sait, par l’élaboration d’un système de politique « positive » très mystique. Je sais fort bien que quelques-uns de ses disciples attribuent cette dernière création de cet esprit éminent, qu’on peut considérer, après ou plutôt avec Hegel, comme le plus grand philosophe de notre siècle, à une aberration fâcheuse causée par de grands malheurs et surtout par la sourde et implacable persécution des savants patentés et académiciens, ennemis naturels de toute nouvelle initiative et de toute grande découverte scientifique[3]. Mais en laissant de côté ces causes accidentelles, auxquelles, hélas ! les plus grands génies ne sont pas soustraits, on peut prouver que le système de Philosophie positive d’Auguste Comte ouvre la porte au mysticisme.

|192 La Philosophie positive ne s’est jamais encore franchement posée comme athée. Je sais fort bien que l’athéisme est dans tout son système ; que ce système, celui de la science réelle, reposant essentiellement sur l’immanence des lois naturelles, exclut la possibilité de l’existence de Dieu, comme l’existence de Dieu exclurait la possibilité de cette science. Mais aucun des représentants reconnus de la Philosophie positive, à commencer par son fondateur Auguste Comte, n’a jamais voulu le dire ouvertement. Le savent-ils eux-mêmes, ou bien seraient-ils encore incertains sur ce point ? Il me paraît très difficile d’admettre leur ignorance sur un point d’une importance aussi décisive pour toute la position de la science dans le monde ; d’autant plus que dans chaque ligne qu’ils écrivent on sent transpirer la négation de Dieu, l’athéisme. Je pense donc qu’il serait plus juste d’accuser leur bonne foi, ou, pour parler plus poliment, d’attribuer leur silence à leur instinct à la fois politique et conservateur. D’un côté, ils ne veulent pas se brouiller avec les gouvernements ni avec l’idéalisme hypocrite des classes gouvernantes, qui, avec beaucoup de raison, considèrent l’athéisme et le matérialisme comme de puissants instruments de destruction révolutionnaire, très dangereux pour l’ordre de choses actuel. Ce n’est peut-être aussi que grâce à ce silence prudent et à cette position équivoque prise par la Philosophie positive qu’elle a pu s’introduire en Angleterre, pays où l’hypocrisie religieuse continue d’être encore une puissance sociale, et où l’athéisme est considéré encore aujourd’hui comme un crime de lèse-société[4]. On sait que dans ce pays de la liberté politique, le despotisme social est immense. Dans la première moitié de ce siècle, le grand poète Shelley, l’ami de Byron, n’a-t-il pas été forcé d’émigrer et n’a-t-il pas été privé de son enfant, seulement pour ce crime d’athéisme ? Faut-il donc s’étonner après cela que des hommes éminents comme Buckle, M. Stuart Mill et M. Herbert Spencer, aient profité avec joie de la possibilité que leur laissait la Philosophie positive de réconcilier la liberté de leurs |193 investigations scientifiques avec le cant religieux, despotiquement imposé par l’opinion anglaise à quiconque tient à faire partie de la « société » ?

Les positivistes français supportent, il est vrai, avec beaucoup moins de résignation et de patience ce joug qu’ils se sont imposé, et ils ne sont nullement flattés de se voir ainsi compromis par leurs confrères les positivistes anglais. Aussi ne manquent-ils pas de protester de temps à autre, et d’une manière assez énergique, contre l’alliance que ces derniers leur proposent de conclure, au nom de la science positive, avec d’innocentes aspirations religieuses, non dogmatiques, mais indéterminées et très vagues, comme le sont ordinairement aujourd’hui toutes les aspirations théoriques des classes privilégiées, fatiguées et usées par la trop longue jouissance de leurs privilèges. Les positivistes français protestent énergiquement contre toute transaction avec l’esprit théologique, transaction qu’ils repoussent comme un déshonneur. Mais s’ils considèrent comme une insulte le soupçon qu’ils puissent transiger avec lui, pourquoi continuent-ils de provoquer ce soupçon par leurs réticences ? Il leur serait très facile d’en finir avec toutes les équivoques en se proclamant ouvertement ce qu’ils sont en réalité, des matérialistes, des athées. Jusqu’à présent, ils ont dédaigné de le faire, et, comme s’ils craignaient de dessiner, d’une manière trop précise et trop nette, leur position |194 véritable, ils ont toujours préféré expliquer leur pensée par des circonlocutions beaucoup plus scientifiques peut-être, mais aussi beaucoup moins claires, que ces simples paroles. Eh bien, c’est cette clarté même qui les effraie et dont ils ne veulent à aucun prix. Et cela pour une double raison :

Certes personne ne suspectera ni le courage moral, ni la bonne foi individuelle des esprits éminents qui représentent aujourd’hui le positivisme en France. Mais le positivisme n’est pas seulement une théorie professée librement ; c’est en même temps une secte à la fois politique et sacerdotale. Pour peu qu’on lise avec attention le Cours de Philosophie positive d’Auguste Comte, et surtout la fin du troisième volume et les trois derniers, dont M. Littré, dans sa préface, recommande tout particulièrement la lecture aux ouvriers[5], on trouvera que la préoccupation politique principale de l’illustre fondateur du positivisme philosophique était la création d’un nouveau sacerdoce, non religieux, cette fois, mais scientifique, appelé désormais, selon lui, à gouverner le monde. L’immense majorité des hommes, prétend Auguste Comte, est incapable de se gouverner elle-même. Presque tous, dit-il, sont impropres au travail intellectuel, non parce qu’ils sont ignorants et que leurs soucis quotidiens les ont empêchés d’acquérir l’habitude de penser, mais parce que la nature les a créés ainsi : chez la plus grande partie des individus, la région postérieure du cerveau, qui correspond, selon le système de Gall, aux instincts les plus universels mais aussi les plus grossiers de la vie animale, étant beaucoup plus développée que la région frontale, qui contient les organes proprement intellectuels. D’où il résulte, primo, que la vile multitude n’est point appelée à jouir de la liberté, cette liberté devant nécessairement aboutir toujours à une déplorable anarchie spirituelle, et |195 que, secundo, elle éprouve toujours, fort heureusement pour la société, le besoin instinctif d’être commandée. Fort heureusement aussi, il se trouve toujours quelques hommes qui ont reçu de la nature la mission de commander à cette masse et de la soumettre à une discipline salutaire, tant spirituelle que temporelle. Jadis, avant la nécessaire mais déplorable révolution qui tourmente la société humaine depuis trois siècles, cet office de haut commandement avait appartenu au sacerdoce clérical, à l’Église des prêtres, pour laquelle Auguste Comte professe une vénération dont la franchise du moins me paraît excessivement honorable. Demain, après cette même révolution, il appartiendra au sacerdoce scientifique, à l’académie des savants, qui établiront une nouvelle discipline, un pouvoir très fort, pour le plus grand bien de l’humanité.

Tel est le credo politique et social qu’Auguste Comte a légué à ses disciples. Il en résulte pour eux la nécessité de se préparer pour remplir dignement une si haute mission. Comme des hommes qui se savent appelés à gouverner tôt ou tard, ils ont l’instinct de conservation, et le respect de tous les gouvernements établis, ce qui leur est d’autant plus facile que, fatalistes à leur manière, ils considèrent tous les gouvernements, même les plus mauvais, comme des transitions non seulement nécessaires, mais encore salutaires, dans le développement historique de l’humanité[6]. Les positivistes, comme on voit, sont des hommes comme il faut, et non des casseurs de vitres. Ils détestent les révolutions et les révolutionnaires. Ils ne veulent rien détruire, et, certains que leur heure sonnera, ils attendent patiemment que les choses et les hommes qui leur sont contraires se détruisent eux-mêmes. En attendant, ils font une persévérante propagande à mezza voce, attirant à eux les natures plus ou moins doctrinaires et anti-révolutionnaires qu’ils rencontrent dans la jeunesse studieuse « de l’École polytechnique et de l’École de médecine », ne dédaignant pas non plus de descendre parfois jusqu’aux |196 « ateliers de l’industrie » pour y semer la haine « des opinions vagues, métaphysiques et révolutionnaires », et la foi, naturellement plus ou moins aveugle, dans le système politique et social préconisé par la Philosophie positive. Mais ils se garderont bien de soulever contre eux les instincts conservateurs des classes gouvernantes et de réveiller en même temps les passions subversives des masses par une trop franche propagande de leur athéisme et de leur matérialisme. Ils le disent bien dans tous leurs écrits, mais de manière à ne pouvoir être entendus que par le petit nombre de leurs élus.

N’étant, moi, ni positiviste, ni candidat à un gouvernement quelconque, mais un franc révolutionnaire socialiste, je n’ai pas besoin de m’arrêter devant des considérations pareilles. Je briserai donc les vitres et je tâcherai de mettre les points sur leurs i.

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Les positivistes n’ont jamais nié directement la possibilité de l’existence de Dieu ; ils n’ont jamais dit avec les matérialistes, dont ils repoussent la dangereuse et révolutionnaire solidarité : Il n’est point de Dieu, et son existence est absolument impossible, parce qu’elle est incompatible, au point de vue moral, avec l’immanence, ou, pour parler plus clairement encore, avec l’existence même de la justice, et, au point de vue matériel, avec l’immanence ou l’existence de lois naturelles ou d’un ordre quelconque dans le monde, incompatible avec l’existence même du monde.

Cette vérité si évidente, si simple, et que je crois avoir suffisamment développée dans le cours de cet écrit, constitue le point de départ du matérialisme scientifique. Ce n’est d’abord qu’une vérité négative. Elle n’affirme rien encore, elle n’est que la négation nécessaire, définitive et puissante de ce funeste fantôme historique que l’imagination des premiers hommes a créé, et qui depuis |197 quatre ou cinq mille ans pèse sur la science, sur la liberté, sur l’humanité, sur la vie. Armés de cette négation irrésistible et irréfutable, les matérialistes sont assurés contre le retour de tous fantômes divins, anciens et nouveaux, et aucun philosophe anglais ne viendra leur proposer une alliance avec un incognoscible religieux[7] quelconque.

Les positivistes français sont-ils convaincus de cette vérité négative, oui ou non ? Sans doute qu’ils le sont, et tout aussi énergiquement que les matérialistes eux-mêmes. S’ils ne l’étaient pas, ils auraient dû renoncer à la possibilité même de la science, car ils savent mieux que personne qu’entre le naturel et le surnaturel il n’y a point de transaction possible, et que cette immanence des forces et des lois, sur laquelle ils fondent tout leur système, contient directement en elle-même la négation de Dieu. Pourquoi donc dans aucun de leurs écrits ne trouve-t-on la franche et simple expression de cette vérité, de manière à ce que chacun puisse savoir à quoi s’en tenir avec eux ? Ah ! c’est qu’ils sont des conservateurs politiques et prudents, des philosophes qui se préparent à prendre le gouvernement de la vile et ignorante multitude en leurs mains. Voici donc comment ils expriment cette même vérité :

Dieu ne se rencontre pas dans le domaine de la science ; Dieu étant, selon la définition des théologiens et des métaphysiciens, l’absolu, et la science n’ayant pour objet que ce qui est relatif, elle n’a rien à faire avec Dieu, qui ne peut être pour elle qu’une hypothèse invérifiable.

Laplace disait la même chose avec une plus grande franchise d’expression : « Pour construire mon système des mondes, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse ». Ils n’ajoutent pas que l’admission de cette hypothèse entraînerait nécessairement la négation, l’annulation de la science et du monde. Non, ils se contentent de dire que la science est impuissante à la vérifier, et que, par conséquent, ils ne peuvent l’accepter comme une vérité scientifique.

Remarquez que les théologiens — non les métaphysiciens, mais les vrais théologiens — disent absolument la même chose : « Dieu étant l’Être infini, tout-puissant, absolu, éternel, l’esprit humain, |198 la science de l’homme, est incapable de s’élever jusqu’à lui », De là résulte la nécessité d’une révélation spéciale déterminée par la grâce divine ; et cette vérité révélée, et qui, comme telle, est impénétrable à l’analyse de l’esprit profane, devient la base de la science théologique.

Une hypothèse n’est hypothèse précisément que parce qu’elle n’a pas encore été vérifiée. Mais la science distingue deux sortes d’hypothèses : celles dont la vérification paraît possible, probable, et celles dont la vérification est à tout jamais impossible. L’hypothèse divine, avec toutes ses modifications différentes : Dieu créateur, Dieu âme du monde ou ce qu’on appelle l’immanence divine, cause première et causes finales, essence intime des choses, âme immortelle, volonté spontanée, etc., etc., tout cela tombe nécessairement dans cette dernière catégorie. Tout cela, ayant un caractère absolu, est absolument invérifiable au point de vue de la science, qui ne peut reconnaître que la réalité des choses dont l’existence nous est manifestée par nos sens, par conséquent des choses déterminées et finies, et qui, sans prétendre en approfondir l’essence intime, doit se borner à en étudier les rapports extérieurs et les lois.

Mais tout ce qui est invérifiable au point de vue scientifique est-il par là même nécessairement nul au point de vue de la réalité ? Pas du tout, et voici une preuve : L’univers ne se limite pas à notre système solaire, qui n’est qu’un point imperceptible dans l’espace infini, et que nous savons, que nous voyons, entouré de millions d’autres systèmes solaires. Mais notre firmament même, avec tous ses millions de systèmes, n’est à son tour rien qu’un point imperceptible dans l’infinité de l’espace, et il est fort probable qu’il est entouré de milliards et de milliards de milliards d’autres systèmes solaires. En un mot, la nature de notre esprit nous force à imaginer l’espace infini et rempli d’une infinité de mondes inconnus. Voilà une hypothèse qui se présente impérieusement à l’esprit humain, aujourd’hui, et qui restera pourtant éternellement invérifiable pour nous. Maintenant, nous nous imaginons, nous sommes également forcés de penser, que toute cette immensité infinie de mondes éternellement inconnus est gouvernée par les mêmes lois naturelles, et que deux fois deux y font quatre comme ils le font chez nous, quand la théologie ne s’en mêle pas. |199 Voilà encore une hypothèse que la science ne pourra jamais vérifier. Enfin la plus simple loi de l’analogie nous oblige pour ainsi dire de penser que beaucoup de ces mondes, sinon tous, sont peuplés d’êtres organisés et intelligents, vivant et pensant conformément à la même logique réelle qui se manifeste dans notre vie et dans notre pensée. Voilà une troisième hypothèse, moins pressante sans doute que les deux premières, mais qui, à l’exception de ceux que la théologie a remplis d’égoïsme et de vanité terrestre, se présente nécessairement à l’esprit de chacun. Elle est aussi invérifiable que les deux autres. Les positivistes diront-ils que toutes ces hypothèses sont nulles, et que leurs objets sont privés de toute réalité ?

À cela, M. Littré, l’éminent chef actuel et universellement reconnu du positivisme en France[8], répond par des paroles si éloquentes et si belles que je ne puis résister au plaisir de les citer :

« Moi aussi j’ai essayé de tracer sous le nom d’immensité le caractère philosophique de ce que M. Spencer appelle l’incognoscible ; ce qui est au delà du savoir positif, soit matériellement, le fond de l’espace sans bornes, soit intellectuellement, l’enchaînement des causes sans terme, est inaccessible à l’esprit humain. Mais inaccessible ne veut pas dire nul ou non-existant. L’immensité tant matérielle qu’intellectuelle tient par un lien étroit à nos connaissances, et devient par cette alliance une idée positive et du même ordre ; je veux dire que, en les touchant et en les abordant, cette immensité apparaît sous son double caractère, la réalité et l’inaccessibilité. C’est un océan qui vient battre notre rive, et pour lequel nous n’avons ni barque, ni voile, mais dont la claire vision est aussi salutaire que formidable[9]. »

Nous devons sans doute être contents de cette belle explication, parce que nous l’entendrons dans notre sens, qui sera certainement aussi celui de l’illustre chef du positivisme. Mais ce qu’il y a de malheureux, c’est que les théologiens en seront également ravis, au point que, pour prouver leur reconnaissance à l’illustre académicien pour cette magnifique |200 déclaration en faveur de leur propre principe, ils seront capables de lui offrir gratis cette voile et cette barque qui lui manquent de son propre aveu, et dont ils sont certains d’avoir la possession exclusive, pour faire une exploration réelle, un voyage de découverte sur cet océan inconnu, en l’avertissant toutefois que, du moment qu’il aura abandonné les limites du monde visible, il lui faudra changer de méthode, la méthode scientifique, comme il le sait d’ailleurs fort bien lui-même, n’étant pas applicable aux choses éternelles et divines.

Et, en effet, comment les théologiens pourraient-ils être mécontents de la déclaration de M. Littré ? Il déclare que l’immensité est inaccessible à l’esprit humain ; ils n’ont jamais dit autre chose. Puis il ajoute que son inaccessibilité n’exclut aucunement sa réalité. Et c’est tout ce qu’ils demandent. L’immensité, Dieu, est un Être réel, et il est inaccessible pour la science : ce qui ne signifie pas du tout qu’il soit inaccessible pour la foi. Du moment qu’il est en même temps l’immensité et un Être réel, c’est-à-dire la Toute-puissance, il peut bien trouver un moyen, s’il le veut, de se faire connaître à l’homme, en dehors et à la barbe de la science ; et ce moyen est connu ; il s’est toujours appelé, dans l’histoire, la révélation immédiate. Vous direz que c’est un moyen peu scientifique. Sans doute, et c’est pour cela qu’il est bon. Vous direz qu’il est absurde ; rien de mieux, c’est pour cela même qu’il est divin :

Credo quia absurdum.

Vous m’avez complètement rassuré — dira le théologien — en m’affirmant, en m’avouant même à votre point de vue scientifique ce que ma foi m’a fait toujours entrevoir et pressentir : l’existence réelle de Dieu. Une fois certain de ce fait, je n’ai plus besoin de votre science. Dieu réel la réduit à néant. Elle a eu une raison d’être tant qu’elle l’a méconnu, qu’elle l’a nié. Du moment qu’elle en reconnaît l’existence, elle doit se prosterner avec nous et s’annuler elle-même devant lui.

|201 Il y a toutefois, dans la déclaration de M. Littré, quelques mots qui, dûment compris, pourraient troubler la fête des théologiens et des métaphysiciens : « L’immensité tant matérielle qu’intellectuelle, dit-il, tient par un lien étroit à nos connaissances, et devient par cette alliance une idée positive et du même ordre ». Ces derniers mots ou bien ne signifient rien, ou bien signifient ceci :

La région immense, infinie, qui commence au delà de notre monde visible, est pour nous inaccessible, non parce qu’elle serait d’une nature différente ou qu’elle serait soumise à des lois contraires à celles qui gouvernent notre monde naturel et social[10], mais uniquement parce que les phénomènes et les choses qui remplissent ces mondes inconnus, et qui en constituent la réalité, sont hors de la portée de nos sens. Nous ne pouvons pas comprendre des choses dont nous ne pouvons pas même déterminer, constater la réelle existence. Tel est l’unique caractère de cette inaccessibilité. Mais sans pouvoir nous former la moindre idée des formes et des conditions d’existence des choses et des êtres qui remplissent ces mondes, nous savons pertinemment qu’il ne peut y avoir de place pour un animal qui s’appelle l’Absolu ; ne fût-ce que par cette simple raison, qu’étant exclu de notre monde visible, tout imperceptible que soit le point formé par ce dernier dans l’immensité des espaces, il serait un absolu limité, c’est-à-dire un non-absolu, à moins qu’il n’y existe de la même manière que chez nous : qu’il n’y soit, de même que chez nous, un Être tout à fait invisible et insaisissable. Mais alors il nous en revient au moins un morceau, et par |202 ce morceau nous pouvons juger du reste. Après l’avoir bien cherché, après l’avoir attentivement considéré et étudié dans sa provenance historique, nous sommes arrivés à cette conviction que l’Absolu est un être absolument nul, un pur fantôme créé par l’imagination enfantine des hommes primitifs et enluminé par les théologiens et par les métaphysiciens ; rien qu’un mirage de l’esprit humain qui se cherchait lui-même à travers son développement historique. Nul est l’Absolu sur la terre, nul il doit être aussi dans l’immensité des espaces. En un mot l’Absolu, Dieu, n’existe pas, et ne peut exister.

Mais du moment que le fantôme divin disparaît et qu’il ne peut pas s’interposer entre nous et ces régions inconnues de l’immensité, tout inconnues qu’elles nous sont et qu’elles nous resteront à tout jamais, ces régions ne nous offrent plus rien d’étranger ; car, sans connaître la forme des choses, des êtres et des phénomènes qui se produisent dans l’immensité, nous savons qu’ils ne peuvent être rien que des produits matériels de causes matérielles, et que, s’il y a intelligence, cette intelligence, comme chez nous, sera toujours et partout un effet, jamais la cause première. Tel est l’unique sens qu’on peut attacher, selon moi, à cette affirmation de M. Littré que l’immensité, par son alliance avec notre monde connu, devient une idée positive et du même ordre.

Pourtant, dans cette même déclaration se trouve une expression qui me paraît malheureuse, et qui pourrait rendre la joie aux théologiens et aux métaphysiciens : « Ce qui est au delà du savoir, dit-il, soit matériellement, le fond de l’espace |203 sans bornes, soit intellectuellement, l’enchaînement des causes sans terme, est inaccessible ». Pourquoi cet enchaînement de causes sans terme paraît-il plus intellectuel à M. Littré que le fond de l’espace sans bornes ? Toutes les causes agissantes dans les mondes connus et inconnus, dans les régions infinies de l’espace aussi bien que sur notre globe terrestre, étant matérielles[11], pourquoi M. Littré semble-t-il dire et penser que leur enchaînement ne l’est pas ? Ou, prenant la question à rebours, l’intellectuel n’étant autre chose pour nous que la reproduction idéale, par notre cerveau, de l’ordre objectif et réel, ou bien de la succession matérielle de phénomènes matériels, pourquoi l’idée du fond de l’espace sans bornes ne serait-elle pas aussi intellectuelle que celle de l’enchaînement des causes sans terme ?

Cela nous amène à une autre fin de non-recevoir que les positivistes opposent habituellement au trop impatient besoin de savoir tant des métaphysiciens que des matérialistes. Je veux parler de ces questions de la cause première et des causes finales, aussi bien que de l’essence intime des choses, qui sont autant de manières différentes de poser cette même question de l’existence ou de la non-existence de Dieu.

|204 Les métaphysiciens, on le sait, sont toujours à la recherche de la Cause première, c’est-à-dire d’un Dieu créateur du monde. Les matérialistes disent que cette cause n’a jamais existé. Les positivistes, toujours fidèles à leur système de réticences et d’affirmations équivoques, se contentent de dire que la Cause première ne peut être un objet de la science, que c’est une hypothèse que la science ne peut vérifier. Qui a raison, les matérialistes ou les positivistes ? Sans doute les premiers.

Que fait la Philosophie positive en refusant de se prononcer sur cette question de la Cause première ? Est-ce qu’elle en nie l’existence ? Pas du tout. Elle l’exclut seulement du domaine scientifique, en la déclarant scientifiquement invérifiable : ce qui veut dire, en simple langage humain, que cette Cause première existe peut-être, mais que l’esprit humain est incapable de la concevoir. Les métaphysiciens seront sans doute mécontents de cette déclaration, parce que, différant en cela des théologiens, ils s’imaginent l’avoir reconnue à l’aide des spéculations transcendantes de la pensée pure. Mais les théologiens en seront très contents, car ils ont toujours proclamé que la pensée pure ne peut rien sans l’aide de Dieu, et que pour |205 reconnaître la Cause première, l’acte de la divine création, il faut avoir reçu la grâce divine.

C’est ainsi que les positivistes ouvrent la porte aux théologiens et peuvent rester leurs amis dans la vie publique, tout en continuant de faire de l’athéisme scientifique dans leurs livres. Ils agissent en conservateurs politiques et prudents.

Les matérialistes sont révolutionnaires. Ils nient Dieu, ils nient la Cause première. Ils ne se contentent pas de la nier, ils en prouvent l’absurdité et l’impossibilité.

Qu’est-ce que la Cause première ? C’est une cause d’une nature absolument différente de celle de cette quantité innombrable de causes réelles, relatives, matérielles, donc l’action mutuelle constitue la réalité même de l’Univers. Elle |206 rompt, au moins dans le passé, cet enchaînement éternel des causes, sans commencement comme sans terme, dont M. Littré lui-même parle comme d’une chose certaine, ce qui devrait le forcer, ce me semble, à dire aussi que la Cause première, qui en serait nécessairement une négation, est une absurdité. Mais il ne le dit pas. Il dit beaucoup de choses |207 excellentes, mais il ne veut pas dire ces simples paroles, qui auraient rendu désormais tout malentendu impossible : La cause première n’a jamais existé, n’a jamais pu exister. La cause première, c’est une cause qui elle-même n’a point de cause ou qui est cause d’elle-même. C’est l’Absolu créant l’Univers, le pur esprit créant la matière, un non-sens.

Je ne répéterai pas les arguments par lesquels je crois avoir suffisamment démontré que la supposition d’un Dieu créateur implique la négation de l’ordonnance et de l’existence même de l’Univers. Mais pour prouver que je ne calomnie pas les positivistes, je vais citer les propres paroles de M. Littré. Voici ce qu’il dit dans sa Préface d’un disciple (Cours de Philosophie positive d’Auguste Comte, 2e édition, tome 1er ) :

« Le monde est constitué par la matière et par les forces de la matière : la matière, dont l’origine et l’essence nous sont inaccessibles ; les forces, qui sont immanentes à la matière. Au-delà de ces deux termes, matière et force, la science positive ne connaît rien. » (Page IX.)

Voilà une déclaration bien franchement matérialiste, n’est-ce pas ? Eh bien, il s’y trouve quelques paroles qui semblent rouvrir la porte au plus fougueux spiritualisme, non scientifique, mais religieux.

Que signifient ces mots, par exemple : « l’origine et l’essence de la matière nous sont inaccessibles » ? Vous admettez donc la possibilité que ce que vous appelez la |208 matière ait pu avoir une origine, c’est-à-dire un commencement dans le temps, ou au moins dans l’idée, comme le disent mystiquement les panthéistes ; qu’elle ait pu avoir été produite par quelque chose ou quelqu’un qui n’était pas la matière ? Vous admettez la possibilité d’un Dieu ?

Pour les matérialistes, la matière, ou plutôt l’ensemble universel des choses passées, présentes et à venir[12], n’a point d’origine ni dans le temps, ni dans une idée panthéiste, ni dans un autre genre quelconque d’absolu. L’univers, c’est-à-dire l’ensemble de toutes ces choses, avec toutes leurs propriétés qui, leur étant inhérentes, et formant proprement leur essence, déterminent les lois de leur mouvement et de leur développement, et sont, tour à tour, les effets et les causes de cette quantité infinie d’actions et de réactions partielles, dont la totalité constitue l’action, la solidarité et la causalité universelles ; cet univers, cette éternelle et universelle transformation toujours reproduite par cette infinité de transformations partielles qui se produisent en son sein, cet être absolu et unique, ne peut avoir ni de commencement ni de fin. Toutes les choses actuellement existantes, y compris les mondes connus et inconnus, avec tout ce qui a pu se développer en leur sein, sont les produits |209 de l’action mutuelle et solidaire d’une quantité infinie d’autres choses dont une partie, infiniment nombreuse, sans doute, n’existent plus sous leurs formes primitives, leurs éléments s’étant combinés en des choses nouvelles, mais qui, pendant tout le temps de leur existence, ont été produites et maintenues de la même manière que le sont aujourd’hui les choses présentes, que le seront demain les choses à venir.

Pour ne point tomber de nouveau dans l’abstraction métaphysique, il faut se rendre bien compte de ce qu’on entend par ce mot de causes ou de forces agissantes et produisantes. Il faut bien |210 comprendre que les causes n’ont point d’existence idéale, séparée, qu’elles ne sont rien en dehors des choses réelles, qu’elles ne sont rien que ces choses. Les choses n’obéissent point à des lois générales, comme se plaisent à dire les positivistes, dont le gouvernementalisme doctrinaire cherche un appui naturel dans cette fausse expression. Les choses, considérées dans leur ensemble, n’obéissent pas à ces lois, parce qu’en dehors d’elles il n’y a personne, ni rien qui puisse les leur dicter et les leur imposer. En dehors d’elles, ces lois n’existent pas même comme abstraction, comme idée, car toutes les idées n’étant rien que la constatation et l’explication d’un fait existant, il faut, pour qu’il y ait l’idée d’une loi quelconque, que le fait[13] ait existé d’abord. D’ailleurs nous savons que toutes les idées, y compris celles des lois naturelles, ne se produisent et n’existent comme idées, sur cette terre, que dans le cerveau humain.

Donc, si les lois, comme les causes, comme les forces naturelles, n’ont aucune existence en dehors des choses, elles doivent, pour peu qu’elles existent, — et nous savons par expérience qu’elles existent, — elles doivent, dis-je, exister dans l’ensemble des choses, en constituer la propre nature ; non dans chaque chose isolément prise, mais dans leur ensemble universel, embrassant toutes les choses passées, présentes et à venir. Mais nous avons vu que cet ensemble, que nous appelons l’Univers ou la Causalité universelle, n’est autre chose que la Résultante éternellement reproduite d’une infinité d’actions et de réactions naturellement exercées par la quantité infinie de choses qui naissent, qui existent, et puis qui disparaissent en son sein. L’Univers, n’étant lui-même qu’une Résultante incessamment reproduite de nouveau, ne peut être considéré comme un dictateur, ni comme un législateur. Il n’est lui-même rien en dehors des choses qui vivent et qui meurent en son sein, il n’est que par elles, grâce à elles. Il ne peut pas leur imposer de lois. D’où il résulte que chaque chose porte sa loi, c’est-à-dire le mode de son développement, de son existence et de son action partielle, en elle même. La loi, l’action partielle, cette force agissante d’une chose qui en fait une cause de choses nouvelles, — trois expressions différentes pour exprimer la même idée, — tout cela est déterminé par ce que nous appelons les propriétés ou la propre essence de cette chose, tout cela en constitue proprement la nature. Rien de plus irrationnel, de plus antipositiviste, de plus métaphysique, que dis-je, de plus mystique et de plus idéologique, |211 que de dire, par exemple, des phrases comme celle-ci : L’origine et l’essence de la matière nous sont inaccessibles (p. IX, ou bien : Le physicien, sagement convaincu désormais que l’intimité des choses lui est fermée (p XXV). C’était bon, ou plutôt c’était excusable, de la part des physiciens spécialistes, qui, pour se défaire de tous les ennuis que pouvaient leur causer les obsessions par moments très pressantes des métaphysiciens et des théologiens, leur répondaient par cette fin de non-recevoir, et avaient en quelque sorte le droit de le faire, parce que toutes les questions de haute philosophie les intéressaient en réalité fort peu, et les empêchaient seulement de remplir leur mission si utile, qui consistait dans l’étude exclusive des phénomènes réels et des faits. Mais de la part d’un philosophe positiviste qui se donne la mission de fonder tout le système de la science humaine sur des bases inébranlables, et d’en déterminer, une fois pour toutes, les limites infranchissables, de la part d’un ennemi aussi déclaré de toutes les théories métaphysiques, une pareille réponse, une déclaration empreinte au plus haut degré de l’esprit métaphysique, est impardonnable.

Je ne veux point parler de cette substance inaccessible de la matière, parce que la matière elle-même, prise dans cette généralité abstraite, est un fantôme créé par l’esprit humain, comme tant d’autres fantômes, par exemple celui de l’esprit universel, qui n’est ni plus ni moins réel, ni plus ni moins rationnel que la matière universelle. Si, par matière en général, M. Littré entend la totalité des choses existantes, alors je lui dirai que la substance de cette matière est précisément composée de toutes ces choses, ou, s’il veut les décomposer en corps simples, connus et inconnus, je lui dirai que la substance de la matière est composée de l’ensemble total de ces éléments chimiques primitifs et de toutes leurs combinaisons possibles. Mais nous ne connaissons probablement que la moindre partie des corps simples qui constituent la matière ou l’ensemble matériel de notre planète ; il est probable aussi que beaucoup d’éléments que nous considérons comme des corps simples se décomposent en de nouveaux éléments qui nous sont encore inconnus. Enfin nous ignorerons toujours une infinité d’autres éléments simples qui, probablement, constituent l’ensemble matériel de cette infinité de mondes, pour nous éternellement inconnus |212 et qui remplissent l’immensité de l’espace. Voilà la limite naturelle devant laquelle s’arrêtent les investigations de la science humaine. Ce n’est pas une limite métaphysique, ni théologique, mais réelle et, comme je dis, tout à fait naturelle et qui n’a rien de révoltant ni d’absurde pour notre esprit. Nous ne pouvons connaître que ce qui tombe au moins sous l’un de nos sens, que ce dont nous pouvons expérimenter matériellement, constater l’existence réelle. Donnez-nous seulement la moindre petite chose tombée de ces mondes invisibles et, à force de patience et de science, nous vous reconstruirons ces mondes, au moins en partie, comme Cuvier, à l’aide de quelques ossements épars d’animaux antédiluviens, retrouvés sous la terre, a reconstruit leur organisme entier ; comme à l’aide des hiéroglyphes trouvés sur les monuments égyptiens et assyriens, on a reconstruit des langues qu’on avait crues à jamais perdues ; comme j’ai vu à Boston et à Stockholm deux individus, nés aveugles, sourds et muets, et ne possédant d’autre sens que le toucher, l’odorat et le goût, amenés, par un prodige de patience merveilleuse et rien qu’à l’aide du premier de ces sens, à comprendre ce qu’on leur dit par des signes tracés sur le creux de leur main, et à exprimer par écrit leurs pensées sur une quantité de choses qu’on ne saurait comprendre sans avoir une intelligence déjà passablement développée. Mais comprendre ce qu’aucun de nos sens ne peut seulement effleurer, et ce qui en effet n’existe pas pour nous comme être réel, voilà ce qui est réellement impossible, et ce contre quoi il serait aussi ridicule qu’inutile de se révolter.

Et encore, peut-on dire d’une manière aussi absolue que ces mondes n’existent en aucune manière pour nous ? Sans parler de l’obsession continuelle que cette immensité de mondes inconnus exerce sur notre esprit, action reconnue et si éloquemment exprimée par M. Littré lui-même, et qui certainement constitue un rapport réel puisque l’esprit de l’homme, en tant que produit, manifestation ou fonction du corps humain, est lui-même un être réel, pouvons-nous admettre que notre univers visible, ces milliers d’étoiles qui brillent à notre firmament, reste en dehors de toute solidarité et de tout rapport d’action mutuelle avec l’immense univers infini et pour nous invisible ? Dans ce cas, nous devrions considérer notre univers comme restreint, comme portant sa cause en lui-même, comme l’absolu ; mais absolu et limité en même temps est une contradiction, un non-sens par trop évident pour que nous puissions |213 nous y arrêter un instant. Il est évident que notre univers visible, si immense qu’il puisse nous paraître, n’est qu’un ensemble matériel de corps très restreint à côté d’une quantité infinie d’autres univers semblables ; qu’il est par conséquent un être déterminé, fini, relatif, et, comme tel, se trouvant en rapport nécessaire d’action et de réaction avec tous ces univers invisibles ; que, produit de cette solidarité ou de cette causalité infiniment universelle, il en porte en lui, sous la forme de ses propres lois naturelles et des propriétés qui lui sont particulièrement inhérentes, toute l’influence, le caractère, la nature, toute l’essence. De sorte qu’en reconnaissant la nature de notre univers visible, nous étudions implicitement, indirectement, celle de l’univers infini, et nous savons que dans cette immensité invisible, il y a sans doute une quantité infinie de mondes et de choses que nous ne connaîtrons jamais, mais qu’aucun de ces mondes, aucune de ces choses ne peut présenter rien qui soit contraire à ce que nous appelons les lois de notre univers. Sous ce rapport, il doit exister dans toute l’immensité une similitude et même une identité absolue de nature ; car, autrement, notre monde à nous ne pourrait exister. Il ne peut exister qu’en conformité incessante avec l’immensité comprenant tous les univers inconnus.

Mais, dira-t-on, nous ne connaissons pas non plus et nous ne pourrons jamais reconnaître notre univers visible ? — En effet, il est fort peu probable que la science humaine arrive jamais à une connaissance quelque peu satisfaisante des phénomènes qui se passent sur une de ces innombrables étoiles dont la plus proche est à peu près deux cent soixante-quinze mille fois plus éloignée de la terre que notre soleil. Tout ce que l’observation scientifique a pu constater jusqu’ici, c’est que toutes ces étoiles sont |214 autant de soleils de systèmes planétaires différents, et que ces soleils, y compris le nôtre, exercent entre eux une action mutuelle, dont la détermination quelque peu précise restera probablement encore très longtemps, sinon toujours, en dehors de la puissance scientifique de l’homme. Voici ce que dit Auguste Comte à ce sujet :

« Les esprits philosophiques auxquels l’étude approfondie de l’astronomie est étrangère, et les astronomes eux-mêmes, n’ont pas suffisamment distingué jusqu’ici, dans l’ensemble de nos recherches célestes, le point de vue que je puis appeler solaire, de celui qui mérite véritablement le nom d’universel. Cette distinction me paraît néanmoins indispensable, pour séparer nettement la partie de la science qui comporte une entière perfection, de celle qui par sa nature, sans être sans doute purement conjecturale, semble cependant devoir toujours rester presque dans l’enfance, du moins comparativement à la première. La considération du système solaire dont nous faisons partie nous offre évidemment un sujet d’étude bien circonscrit, susceptible d’une exploration complète, et qui devait nous conduire aux connaissances les plus satisfaisantes. Au contraire, la pensée de ce que nous appelons l’univers est par elle-même nécessairement indéfinie, en sorte que, si étendues qu’on veuille supposer dans l’avenir nos connaissances réelles dans ce genre, nous ne saurions jamais nous élever à la véritable |215 conception de l’ensemble des astres[14]. La différence est extrêmement frappante aujourd’hui, puisque, à côté de la haute perfection acquise dans les deux derniers siècles par l’astronomie solaire, nous ne possédons pas même encore, en astronomie sidérale, le premier et le plus simple élément de toute recherche positive, la détermination des intervalles stellaires. Sans doute, nous avons tout lieu de présumer que ces distances ne tarderont pas à être évaluées, du moins entre certaines limites, à l’égard de plusieurs étoiles, et que, par suite, nous connaîtrons, pour ces mêmes astres, divers autres éléments importants, que la théorie est toute prête à déduire de cette première donnée fondamentale, tels que leurs masses, etc. Mais l’importante distinction établie ci-dessus n’en sera nullement affectée. Quand même nous parviendrions un jour à étudier complètement les mouvements relatifs de quelques étoiles multiples, cette notion, qui serait d’ailleurs très précieuse, surtout si elle pouvait concerner le groupe dont notre soleil fait probablement partie, ne nous laisserait évidemment guère moins éloignés d’une véritable connaissance de l’univers, qui doit inévitablement nous échapper toujours.

« Il existe dans toutes les classes de nos recherches, et sous tous les grands rapports, une harmonie constante et nécessaire entre l’étendue de nos vrais besoins intellectuels et la portée effective, actuelle ou future, de nos connaissances réelles[15]. Cette harmonie, que j’aurai soin de signaler dans tous les phénomènes, n’est point, |216 comme les philosophes vulgaires sont tentés de le croire, le résultat et l’indice d’une cause finale[16]. Elle dérive simplement de cette nécessité évidente : nous avons seulement besoin de connaître ce qui peut agir sur nous d’une manière plus ou moins directe[17] ; et, d’un autre côté, par cela même qu’une telle influence existe, elle devient pour nous tôt ou tard un moyen certain de connaissance[18]. Cette relation se vérifie d’une manière remarquable dans le cas présent. L’étude la plus parfaite possible des lois du système solaire dont nous faisons partie est pour nous d’un intérêt capital, et aussi sommes-nous parvenus a lui donner une précision admirable. Au contraire, si la notion exacte de l’univers nous est nécessairement interdite, il est évident qu’elle ne nous offre point, excepté pour notre insatiable curiosité, de véritable importance[19]. L’application journalière de l’astronomie montre que les phénomènes intérieurs de chaque système solaire, les seuls qui puissent affecter ses habitants, sont essentiellement indépendants des phénomènes plus généraux relatifs à l’action mutuelle des soleils, à peu près comme nos phénomènes météorologiques vis-à-vis des phénomènes planétaires[20]. Nos tables des événements célestes, dressées longtemps d’avance, en ne considérant dans l’univers aucun autre monde que le nôtre, s’accordent jusqu’ici rigoureusement avec les observations directes, quelques minutieuses précisions que nous y apportions aujourd’hui. Cette indépendance si manifeste se trouve d’ailleurs pleinement expliquée par l’immense |217 disproportion que nous savons certainement exister entre les distances mutuelles des soleils et les petits intervalles de nos planètes[21]. Si, suivant une grande vraisemblance, les planètes pourvues d’atmosphère, comme Mercure, Vénus, Jupiter, etc., sont effectivement habitées, nous pouvons en regarder les habitants comme étant en quelque sorte nos concitoyens, puisque de cette sorte de patrie commune il doit résulter nécessairement une certaine communauté de pensées et même d’intérêts[22], tandis que les habitants des autres systèmes solaires nous doivent être entièrement étrangers[23]. Il faut donc séparer plus profondément qu’on n’a coutume de le faire le point de vue solaire et le point de vue universel, l’idée du monde (comprenant exclusivement le premier) et celle d’univers : le premier est le plus élevé auquel nous puissions réellement atteindre, et c’est aussi le seul qui nous intéresse véritablement. Ainsi, sans renoncer entièrement à l’espoir d’obtenir quelques connaissances sidérales, il faut considérer l’astronomie positive comme consistant essentiellement dans l’étude géométrique et mécanique du petit nombre de corps célestes qui composent le monde dont nous faisons partie[24]. »

Mais si la science positive, c’est-à-dire la science sérieuse et seule digne de ce nom, fondée sur l’observation des faits réels et non sur l’imagination de faits illusoires, doit renoncer à la connaissance réelle ou quelque peu satisfaisante de l’univers, au point de vue astronomique, à plus forte raison doit-elle y renoncer sous les rapports physiques, chimiques et organiques : « Notre art d’observer, dit plus loin Auguste Comte, se compose, en général, de trois procédés différents : 1° l’observation proprement dite, c’est-à dire l’examen direct du phénomène tel qu’il se présente naturellement ; 2° l’expérience, c’est-à-dire la contemplation du phénomène plus ou moins modifié par des circonstances artificielles, que nous instituons expressément en vue d’une plus parfaite exploration ; 3° la comparaison, |218 c’est-à-dire la considération graduelle d’une suite de cas analogues, dans lesquels les phénomènes se simplifient de plus en plus. La science des corps organisés, qui étudie les phénomènes du plus difficile accès, est aussi la seule qui permette véritablement la réunion de ces trois moyens. L’astronomie, au contraire, est nécessairement bornée au premier. L’expérience y est évidemment impossible ; et, quant à la comparaison, elle n’y existerait que si nous pouvions observer directement plusieurs systèmes solaires, ce qui ne saurait avoir lieu. Reste donc la simple observation, et réduite même à la moindre extension possible, puisqu’elle ne peut concerner qu’un seul de nos sens (la vue). Mesurer des angles et compter des temps écoulés, tels sont les seuls moyens d’après lesquels notre intelligence puisse procéder à la découverte des lois qui régissent les phénomènes célestes. » (Tome II, pages 13-14.)

Il est évident qu’il nous sera à tout jamais impossible, non seulement de faire des expériences sur les phénomènes physiques, chimiques, géologiques et organiques qui se produisent sur les différentes planètes de notre système solaire, sans parler déjà de celles des autres systèmes, et d’établir des comparaisons sur leurs développements respectifs, mais encore de les observer et d’en constater la réelle existence, ce qui revient à dire que nous devons renoncer à en acquérir une connaissance qui approche seulement quelque peu de celle à laquelle nous pouvons et nous devons arriver par rapport aux phénomènes de notre globe terrestre. L’inaccessibilité de l’Univers pour nous n’est point absolue, mais son accessibilité en comparaison de celle de notre système solaire, et encore plus de celle de notre globe terrestre, est si petite, si petite, qu’elle ressemble presque à l’inaccessibilité absolue.

Pratiquement nous semblons gagner fort peu de chose à ce qu’elle ne soit point absolue. Mais au point de vue de la théorie, le gain est immense. Et s’il est immense pour la théorie, il l’est par contrecoup aussi pour la pratique sociale de l’humanité, |219 car toute théorie se traduit tôt ou tard en institutions et en faits humains. Quel est donc cet intérêt et cet avantage théorique de la non-inaccessibilité absolue de l’Univers ?

C’est que le Bon Dieu, l’Absolu, est aussi bien chassé de l’Univers, qu’il l’est de notre globe terrestre.

Du moment que l’Univers nous est tant soit peu accessible, fût-ce même dans une mesure infiniment petite, il doit avoir une nature semblable à celle de notre monde connu. Son inaccessibilité n’est point causée par une différence de nature, mais par l’extrême éloignement matériel de ces mondes, qui rend l’observation de leurs phénomènes impossible. Matériellement éloignés de notre globe terrestre, ils sont aussi bien, aussi exclusivement matériels que ce dernier. Matériels et matériellement limités par notre système solaire, cette infinité de mondes inconnus se trouvent nécessairement entre eux et avec lui dans des rapports incessants d’action et de réaction mutuelle. Ils naissent, ils existent et ils périssent et se transforment tour à tour au sein de la Causalité infiniment universelle, comme est né, comme existe et comme périra certainement, tôt ou tard, notre monde solaire, et les lois fondamentales de cette genèse ou de cette transformation matérielle doivent être les mêmes, modifiées sans doute selon les infinies circonstances qui différencient probablement le développement de chaque monde pris à part. Mais la nature de ces lois et de leur développement doit être la même, à cause de cette action et réaction incessante qui s’exerce pendant l’éternité entre eux. De sorte que sans avoir besoin de franchir des espaces infranchissables, nous pouvons étudier les lois universelles des mondes dans notre système solaire qui, en étant le produit, doit les porter toutes en lui-même, et encore de plus près sur notre propre planète, le globe terrestre, qui est le produit immédiat de notre système solaire. Donc en étudiant et reconnaissant les lois de la terre, nous pouvons avoir la certitude d’étudier en même temps et de reconnaître |220 les lois de l’Univers.

Ici nous pouvons aller droit aux détails : les observer, les expérimenter et les comparer. Si restreint qu’il soit en comparaison de l’Univers, notre globe est encore un monde infini. Sous ce rapport, on peut dire que notre monde, dans le sens le plus restreint de ce mot, notre terre, est également inaccessible, c’est-à-dire inépuisable. Jamais la science n’arrivera au dernier terme, ni ne dira son dernier mot. Est-ce que cela doit nous désespérer ? Au contraire, si la tâche était limitée, elle refroidirait bientôt l’esprit de l’homme, qui, une fois pour toutes, quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse, ne se sent jamais aussi heureux que lorsqu’il peut briser et franchir une limite. Et fort heureusement pour lui, la science de la nature est telle, que plus l’esprit y franchit de limites, plus il s’en élève de nouvelles qui provoquent sa curiosité insatiable.

Il y en a une que l’esprit scientifique ne pourra jamais franchir d’une manière absolue : c’est précisément ce que M. Littré appelle la nature intime ou l’être intime des choses, ce que les métaphysiciens de l’école de Kant appellent la chose en soi (das Ding an sich). Cette expression, ai-je dit, est aussi fausse que dangereuse, car, tout en ayant l’air d’exclure l’absolu du domaine de la science, elle le reconstitue, le confirme comme un être réel. Car quand je dis qu’il est dans toutes les choses existantes, les plus communes, les plus connues, y compris moi-même, un fond intime, inaccessible, éternellement inconnu, et qui, comme tel, reste nécessairement en dehors et absolument indépendant de leur existence phénoménale et de ces multiples rapports de causes relatives à effets relatifs qui déterminent et enchaînent toutes les choses existantes, en établissant entre elles une sorte d’unité incessamment reproduite, j’affirme par là même que tout ce monde phénoménal, le monde apparent, sensible, connu, n’est qu’une sorte d’enveloppe extérieure, une écorce au fond de laquelle se cache comme un noyau l’être non déterminé par des rapports extérieurs, l’être non relatif, non dépendant, |221 l’Absolu. On voit que M. Littré, probablement à cause même de son mépris profond pour la métaphysique, en est resté lui-même à la métaphysique de Kant, qui se perd, comme on sait, dans ces antinomies ou contradictions qu’elle prétend être inconciliables et insolubles : du fini et de l’infini, de l’extérieur et de l’intérieur, du relatif et de l’absolu, etc. Il est clair qu’en étudiant le monde avec l’idée fixe de l’insolubilité de ces catégories qui semblent, d’un côté, absolument opposées, et, de l’autre, si étroitement, si absolument enchaînées qu’on ne peut penser à l’une sans penser immédiatement en même temps à l’autre, il est clair, dis-je, qu’en approchant du monde existant avec ce préjugé métaphysique dans la tête, on sera toujours incapable de comprendre quelque chose à la nature des choses. Si les positivistes français avaient voulu prendre connaissance de la critique précieuse que Hegel, dans sa Logique, qui est certainement l’un des livres les plus profonds qui aient été écrits dans notre siècle, a faite de toutes ces antinomies kantiennes, ils se seraient rassurés sur cette prétendue impossibilité de reconnaître la nature intime des choses. Ils auraient compris qu’aucune chose ne peut avoir réellement dans son intérieur une nature qui ne soit manifestée en son extérieur ; ou, comme l’a dit Goethe, en réponse à je ne sais plus quel poète allemand qui a prétendu « qu’aucun esprit créé ne pouvait pénétrer jusque dans l’intérieur de la Nature » (In’s Innere der Natur dringt kein erschaffner Geist) :


Voilà vingt ans que j’entends répéter cette chose,
Et que je peste contre elle, mais en secret.
La nature n’a ni noyau, ni écorce ;
Elle est tout cela à la fois.


Schon zwanzig Jahre hör ’ ich’ s wiederholen,
Und fluche drauf, aber verstohlen,
Natur hat weder Kern noch Schale ;
Alles ist sie auf einem Male.


|222 Je demande pardon au lecteur de cette longue dissertation sur la nature des choses. Mais il s’agit d’un intérêt suprême, celui de l’exclusion réelle et complète, de la destruction finale de l’absolu, qui, cette fois, ne se contente plus seulement de se promener comme un fantôme lamentable sur les confins de notre monde visible, dans l’immensité infinie de l’espace, mais qui, encouragé par la métaphysique toute kantienne des positivistes, veut s’introduire sournoisement au fond de toutes les choses connues, de nous-mêmes, et planter son drapeau au sein même de notre monde terrestre.

L’intimité des choses, disent les positivistes, nous est inaccessible. Qu’entendent-ils par ces mots : l’intimité des choses ? Pour nous éclairer sur ce point, je vais citer la phrase de M. Littré tout entière :

« Le physicien, sagement convaincu désormais que l’intimité des choses lui est fermée, ne se laisse pas distraire par qui lui demande pourquoi les corps sont chauds et pesants ; il le chercherait en vain, et il ne le cherche plus. De même, dans le domaine biologique, il n’y a pas lieu de demander pourquoi la substance vivante se constitue en des formes où les appareils sont, avec plus ou moins d’exactitude, ajustés au but, à la fonction. S’ajuster ainsi est une des propriétés immanentes de cette substance, comme se nourrir, se contracter, sentir, penser. Cette vue, étendue aux perturbations, les embrasse sans difficulté ; et l’esprit qui cesse d’être tenu à chercher l’impossible conciliation des fatalités avec les finalités, ne trouve plus rien qui soit inintelligible, c’est-à-dire contradictoire, de ce qui lui est départi du monde. » (Pages XXV-XXVI.)

Voilà sans doute une manière bien commode de philosopher et un moyen sûr d’éviter toutes les contradictions possibles. On vous demande, par rapport à un phénomène : Pourquoi cela est ainsi ? Et vous répondez : Parce que cela est ainsi. Après quoi, il ne reste plus à faire qu’une seule chose : constater la réalité du phénomène et son ordre de coexistence ou de succession avec d’autres phénomènes plus ou moins liés avec lui ; s’assurer par l’observation et par l’expérience que cette coexistence et cette succession se reproduisent dans les mêmes circonstances partout et toujours, et, une fois cette conviction |223 acquise, les convenir en une loi générale. Je conçois que des spécialistes scientifiques puissent, doivent faire ainsi ; car s’ils agissaient autrement, s’ils intercalaient leurs propres idées dans l’ordre des faits, la philosophie positive courrait fort le risque de n’avoir pour base de ses raisonnements que des fantaisies plus ou moins ingénieuses, non des faits. Mais je ne conçois pas qu’un philosophe qui veut comprendre l’ordre des faits puisse se contenter de si peu. Comprendre est très difficile, je le sais, mais cela est indispensable si l’on veut faire de la philosophie sérieuse.

À un homme qui me demanderait : Quelles sont l’origine et la substance de la matière en général ou plutôt de l’ensemble des choses matérielles, de l’Univers, je ne me contenterais pas de répondre doctoralement, et d’une manière tellement équivoque qu’il pourrait me suspecter de théologisme : L’origine et l’essence de la matière nous sont inaccessibles. Je lui demanderais d’abord de quelle matière il veut parler ? Est-ce seulement de l’ensemble des corps matériels, composés ou simples, qui constituent notre globe, et, dans sa plus grande extension, notre système solaire, ou bien de tous les corps connus et inconnus dont l’ensemble infini et indéfini forme l’Univers ?

Si c’est du premier, je lui dirais que la matière de notre globe terrestre a certainement une origine, puisqu’il fut une époque, tellement éloignée que ni lui ni moi nous ne pouvons nous en former une idée, mais une époque déterminée, où notre planète n’existait pas, qu’elle est née dans le temps, et qu’il faut chercher l’origine de notre matière planétaire dans la matière de notre système solaire. Mais que notre système solaire lui-même, n’étant pas un monde absolu, |224 ni infini, mais très restreint, circonscrit, et n’existant par conséquent que par ses rapports incessants et réels d’action et de réaction mutuelle avec une infinité de mondes semblables, ne peut être un monde éternel. Qu’il est certain que, partageant le sort de tout ce qui jouit d’une existence déterminée et réelle, il devra disparaître un jour, dans je ne sais combien de millions de millions de siècles, et que, comme notre planète, sans doute bien avant elle, il a dû avoir un commencement dans le temps ; d’où il résulte qu’il faut chercher l’origine de la matière solaire dans la matière universelle.

Maintenant, s’il me demande quelle a été l’origine de la matière universelle, de cet ensemble infini de mondes que nous appelons l’Univers infini, je lui répondrai que sa question contient un non-sens ; qu’elle me suggère pour ainsi dire la réponse absurde qu’il voudrait entendre de moi. Cette question se traduit par celle-ci : Y eut-il un temps où la matière universelle, l’Univers infini, l’Être absolu et unique, n’était pas ? Où il n’y avait que l’idée, et nécessairement l’idée divine, Dieu, qui, par un caprice singulier, après avoir été pendant une éternité, infinie dans le passé, un Dieu fainéant ou un Dieu impuissant, un Dieu inachevé, imagina tout d’un coup, et se sentit à un moment donné, à une époque déterminée dans le temps, la puissance et la volonté, de créer l’Univers ? qui, après avoir été pendant une éternité un Dieu non créateur, devint, par je ne sais quel miracle de développement intérieur, un Dieu créateur ?

Tout cela est nécessairement contenu dans cette question sur l’origine de la matière universelle. En admettant même, pour un instant, cette absurdité d’un Dieu créateur, nous arriverons forcément à reconnaître l’éternité de l’Univers. Car Dieu n’est Dieu que parce qu’il est supposé être l’absolue perfection ; mais l’absolue perfection exclut toute idée, toute possibilité de développement. Dieu n’est Dieu que parce que |225 sa nature est immuable. Ce qu’il est aujourd’hui, il l’a été hier et le sera toujours. Il est un Dieu créateur et tout-puissant aujourd’hui, donc il l’a été de toutes les éternités ; donc ce n’est pas à une époque déterminée, mais de toutes les éternités, qu’il a créé les mondes, l’Univers. Donc l’Univers est éternel. Mais, étant éternel, il n’a pas été créé, et il n’y eut jamais de Dieu créateur.

Dans cette idée d’un Dieu créateur, il y a cette contradiction, que toute création, idée et fait empruntés à l’expérience humaine, suppose une époque déterminée dans le temps, tandis que l’idée de Dieu implique l’éternité : d’où résulte une absurdité évidente. Le même raisonnement s’applique aussi bien à l’absurdité d’un Dieu ordonnateur et législateur des mondes. En un mot, l’idée de Dieu ne supporte pas la moindre critique. Mais Dieu tombant, que reste-il ? L’éternité de l’Univers infini.

Voilà donc une vérité concernant l’absolu et qui porte tout de même le caractère d’une certitude absolue : L’Univers est éternel et n’a jamais été créé par personne. Cette vérité est très importante pour nous, parce qu’elle réduit, une fois pour toutes, à néant la question sur l’origine de la matière universelle, que M. Littré trouve si difficile à résoudre, et détruit, en même temps, dans sa racine l’idée d’un être spirituel absolu, préexistant ou coexistant, l’idée de Dieu.

Dans la connaissance de l’absolu, nous pouvons faire un pas en avant, tout en conservant la garantie d’une absolue certitude.

Rappelons-nous qu’il y a une véritable éternité que le monde existe. Il nous est très difficile de l’imaginer, tant l’idée même la plus abstraite de l’éternité trouve de difficulté à se loger dans nos pauvres têtes, hélas ! si rapidement passagères. Pourtant, il est certain que c’est une vérité irréfutable et qui s’impose avec tout le caractère d’une absolue nécessité à notre esprit. Il ne nous est point permis de ne la pas accepter. Voici donc, |226 le Bon Dieu mis une fois de côté, la seconde question qui se présente à nous : Dans cette éternité qui s’ouvre infinie et béante derrière le moment actuel, y a-t-il une époque déterminée dans le temps où commença pour la première fois l’organisation de la matière universelle ou de l’Être en mondes séparés et organisés ? Y eut-il un temps où toute la matière universelle put rester à l’état de matière capable d’organisation mais non encore organisée ?

Supposons qu’avant de pouvoir s’organiser spontanément en mondes séparés, la matière universelle ait dû parcourir je ne sais quelle quantité innombrable de développements préalables, et dont nous ne pourrions jamais nous former même une ombre de l’ombre d’une idée quelconque. Ces développements ont pu prendre un temps qui par son immensité relative dépasse tout ce que nous pouvons imaginer. Mais comme il s’agit cette fois de développements matériels, non d’un absolu immuable, ce temps, quelque immense qu’il fût, fut nécessairement un temps déterminé, et comme tel infiniment moindre que l’éternité. Appelons x tout le temps qui s’est écoulé depuis la première formation supposée des mondes dans l’Univers jusqu’au moment présent ; appelons r tout le temps qu’ont duré ces développements préalables de la matière universelle avant qu’elle pût s’organiser en mondes séparés ; x + y représente une période de temps qui, si relativement immense qu’elle soit, n’en est pas moins une quantité déterminée et par conséquent infiniment inférieure à l’éternité. Appelons z leur somme (x + y = z) ; eh bien, derrière z, il reste encore l’éternite. Étendez x et y autant qu’il vous plaira, multipliez-les tous les deux par les chiffres les plus immenses que vous puissiez imaginer ou écrire de votre écriture la plus serrée |227 sur une ligne longue comme la distance de la terre à l’étoile visible la plus éloignée ; vous agrandirez z dans la même proportion, mais quoi que vous fassiez pour l’agrandir, quelque immense qu’il devienne, il sera toujours moindre que l’éternité, il aura toujours derrière lui l’éternité.

Quelle est la conclusion à laquelle vous serez poussé ? Que, pendant une éternité, la matière universelle — cette matière dont l’action spontanée seule a pu créer, organiser les mondes, puisque nous avons vu disparaître le fantôme, le créateur et l’ordonnateur divin — est restée inerte, sans mouvement, sans développement préalable, sans action ; puis que, dans un moment donné et déterminé sans aucune raison, ni par personne en dehors d’elle, ni par elle-même, dans l’éternité, elle s’est mise tout à coup à se mouvoir, à se développer, à agir, sans qu’aucune cause, soit extérieure, soit intérieure, l’y ait poussée ? C’est une absurdité aussi évidente que celle d’un Dieu créateur. Mais vous êtes forcé d’accepter cette absurdité, lorsque vous supposez que l’organisation des mondes dans l’Univers eut un commencement déterminé quelconque, quelque immensément éloigné que ce commencement soit représenté par vous du moment actuel. D’où il résulte avec une absolue évidence que l’organisation de l’Univers ou de la matière universelle en mondes séparés est aussi éternelle que son être.

Voilà donc une seconde vérité absolue présentant toutes les garanties d’une certitude parfaite. L’Univers est éternel et son organisation l’est aussi. Et, dans cet Univers infini, pas la moindre petite place pour le Bon Dieu ! C’est déjà beaucoup, n’est-ce pas ? Mais voyons si nous ne pouvons pas faire encore un troisième pas en avant.

|228 L’Univers est éternellement organisé en une infinité de mondes séparés et restant les uns en dehors des autres, mais, par là même aussi, conservant des rapports nécessaires et incessants les uns avec les autres. C’est ce qu’Auguste Comte appelle l’action mutuelle des soleils, action qu’aucun homme n’a pu expérimenter, ni seulement observer, mais dont l’illustre fondateur de la Philosophie positive lui-même, lui qui est si sévère pour tout ce qui porte le caractère d’une hypothèse invérifiable, parle néanmoins comme d’un fait positif et qui ne peut être l’objet d’aucun doute. Et il en parle ainsi parce que ce fait s’impose impérieusement, de lui-même et avec une absolue nécessité, à l’esprit humain, du moment que cet esprit s’est délivré du joug abêtissant du fantôme divin.

L’action mutuelle des soleils résulte nécessairement de leur existence séparée. Quelque immenses qu’ils puissent être, en supposant même que l’immensité réelle des plus grands surpasse tout ce que nous pouvons imaginer en fait d’étendue et de grandeur, tous sont néanmoins des êtres déterminés, relatifs, finis, et, comme tels, aucuns ne peuvent porter exclusivement en eux-mêmes la cause et la base de leur existence propre, chacun n’existe et ne peut exister que par ses rapports incessants ou par son action et sa réaction mutuelles, soit immédiates ou directes, soit indirectes, avec tous les autres. Cet enchaînement infini d’actions et de réactions perpétuelles constitue la réelle unité de l’Univers infini. Mais |229 cette unité universelle n’existe dans sa plénitude infinie, comme unité concrète et réelle, comprenant effectivement toute cette quantité illimitée de mondes avec l’inépuisable richesse de leurs développements, elle n’existe, dis-je, et n’est manifeste comme telle, pour personne. Elle ne peut exister pour l’Univers, qui, n’étant rien lui-même qu’une unité collective, éternellement résultante de l’action mutuelle des mondes épars dans l’immensité sans bornes de l’espace, ne possède aucun organe pour la concevoir ; et elle ne peut exister pour personne en dehors de l’Univers, parce qu’en dehors de l’Univers il n’y a rien. Elle n’existe, comme idée à la fois nécessaire et abstraite, que dans la conscience de l’homme.

Cette idée est le dernier degré du savoir positif, le point où la positivité et l’abstraction absolue se rencontrent. Encore un pas dans cette direction et vous tombez dans les fantasmagories métaphysiques et religieuses. Par conséquent, il est défendu, sous peine d’absurdité, de fonder quoi que ce soit sur cette idée. Comme dernier terme du savoir humain, elle ne peut lui servir de base.

Une détermination importante et dernière qui résulte non de cette idée, mais du fait de l’existence d’une quantité infinie de mondes séparés, exerçant incessamment les uns sur les autres une action mutuelle qui constitue proprement l’existence de chacun, c’est qu’aucun de ces mondes n’est éternel ; que tous ont eu un commencement et tous auront une fin, si éloignés qu’ait été l’un et que doive être l’autre. Au sein de cette causalité universelle qui constitue l’être éternel et unique, l’Univers, les mondes naissent, se forment, existent, exercent une action conforme à leur être, puis se désorganisent, meurent ou se transforment, |230 comme le font les moindres des choses sur cette terre. C’est donc partout la même loi, le même ordre, la même nature. Nous ne pourrons jamais savoir rien au-delà. Une infinité de transformations qui se sont effectuées dans l’éternité du passé, une infinité d’autres transformations qui se font à cette heure même, dans l’immensité de l’espace, nous resteront éternellement inconnues. Mais nous savons que c’est partout la même nature, le même être. Que cela nous suffise !

Nous ne demanderons donc plus quelle est l’origine de la matière universelle, ou plutôt de l’Univers considéré comme la totalité d’un nombre infini de mondes séparés et plus ou moins organisés ; parce que cette question suppose un non-sens, la création, et parce que nous savons que l’Univers est éternel. Mais nous pourrions bien demander : Quelle est l’origine de notre monde solaire ? parce que nous savons avec certitude qu’il est né, qu’il s’est formé à une époque déterminée, dans le temps. Seulement, à peine aurons-nous posé cette question, que nous devrons aussitôt reconnaître qu’elle est pour nous sans solution possible.

Reconnaître l’origine d’une chose, c’est reconnaître toutes les causes, ou bien toutes les choses dont l’action simultanée et successive, directe et indirecte, l’a produite. Il est évident que pour déterminer l’origine de notre système solaire, nous devrions connaître jusqu’au dernier, non seulement toute cette infinité de mondes qui ont existé à l’époque de sa naissance et dont l’action collective directe ou indirecte l’a produit, mais encore tous les mondes passés et toutes les actions mondiales dont ces mondes eux-mêmes ont été les produits. C’est dire assez que l’origine de notre système solaire se perd dans un enchaînement de causes ou d’actions, infini dans l’espace, éternel dans le passé, et que, par conséquent, toute réelle ou matérielle qu’elle soit, nous ne pourrons jamais la déterminer.

|231 Mais s’il nous est impossible de reconnaître, dans un passé éternel et dans l’immensité infinie de l’espace, l’origine de notre système solaire ou bien la somme indéfinie des causes dont l’action combinée l’a produit et continuera de le reproduire toujours, tant qu’il n’aura pas disparu à son tour, nous pouvons rechercher cette origine ou ces causes dans leur effet, c’est-à-dire dans la présente réalité de notre système solaire, qui occupe dans l’infinité de l’espace une étendue circonscrite et par conséquent déterminable, sinon encore déterminée. Car, remarquez-le bien, une cause n’est une cause qu’en tant qu’elle s’est réalisée dans son effet. Une cause qui ne se serait point traduite dans un produit réel ne serait qu’une cause imaginaire, un non-être ; d’où il résulte que toute chose, étant nécessairement produite par une somme indéfinie de causes, porte la combinaison réelle de toutes ces causes en elle-même, et n’est rien en réalité que cette réelle combinaison de toutes les causes qui l’ont produite. Cette combinaison, c’est tout son être réel, son intimité, sa substance.

La question concernant la substance de la matière universelle ou de l’Univers contient donc une supposition absurde : celle de l’origine, de la cause première des mondes, ou bien de la Création. Toute substance n’étant rien que la réalisation effective d’un nombre indéfini de causes combinées en une action commune, pour expliquer la substance de l’Univers il faudrait en rechercher l’origine ou les causes, et il n’en a pas, puisqu’il est éternel. Le monde universel est : c’est l’Être absolu, unique et suprême, en dehors duquel rien ne saurait exister ; comment le déduire alors de quelque chose ? La pensée de s’élever au-dessus ou de se mettre en dehors de l’Être unique implique le Néant, et il faudrait pouvoir le faire pour déduire sa substance d’une origine qui ne serait pas en lui, qui ne serait pas lui-même. Tout ce que nous pouvons faire, c’est de constater d’abord cet Être unique et suprême qui s’impose à nous avec une absolue nécessité, puis d’en étudier les effets dans le monde qui nous est réellement accessible : dans notre système solaire, d’abord, mais ensuite et surtout sur notre globe terrestre.

Puisque la substance d’une chose n’est rien que la réelle combinaison ou la réalisation de toutes les causes qui l’ont produite, il est |232 évident que si nous pouvions reconnaître la substance de notre monde solaire, nous reconnaîtrions du même coup toutes ses causes, c’est-à-dire toute cette infinité de mondes, dont l’action combinée, directe ou indirecte, s’est réalisée dans sa création, — nous reconnaîtrions l’Univers.

Nous voilà donc arrivés à un cercle vicieux : Pour reconnaître les causes universelles du monde solaire, nous devons en reconnaître la substance ; mais pour reconnaître cette dernière, nous devrions connaître toutes ces causes. À cette difficulté, qui, au premier abord, paraît insoluble, il est pourtant une issue, et la voici : La nature intime ou la substance d’une chose ne se reconnaît pas seulement par la somme ou la combinaison de toutes les causes qui l’ont produite, elle se reconnaît également par la somme de ses manifestations différentes ou de toutes les actions quelle exerce à l’extérieur.

Toute chose n’est que ce qu’elle fait ; son faire, sa manifestation extérieure, son action incessante et multiple sur toutes les choses qui sont en dehors d’elle, est l’exposition complète de sa nature, de sa substance, ou de ce que les métaphysiciens, et M. Littré avec eux, appellent son être intime. Elle ne peut avoir rien dans ce qu’on nomme son intérieur qui ne soit manifesté dans son extérieur : en un mot, son action et son être sont un.

On pourra s’étonner de ce que je parle de l’action de toutes les choses, même en apparence les plus inertes, tant on est habitue à n’attacher le sens de ce mot qu’à des actes qui sont accompagnés d’une certaine agitation visible, de mouvements apparents, et surtout de la conscience, animale ou humaine, de celui qui agit. Mais, à proprement parler, il n’y a dans la nature pas un seul point qui soit jamais en repos, chacun se trouvant à chaque moment, dans l’infinitésimale partie de chaque seconde, agité par une action et une réaction incessantes. Ce que nous appelons l’immobilité, le repos, ne sont que des apparences grossières, des notions tout à fait relatives. Dans la nature, tout est mouvement et action : être ne signifie pas autre chose que faire. Tout ce que nous appelons propriétés des choses : propriétés mécaniques, physiques, chimiques, organiques, animales, humaines, ne sont rien que des différents modes d’action. Toute chose n’est |233 une chose déterminée ou réelle que par les propriétés qu’elle possède ; et elle ne les possède qu’en tant qu’elle les manifeste, ses propriétés déterminant ses rapports avec le monde extérieur, c’est-à-dire ses différents modes d’action sur le monde extérieur ; d’où il résulte que chaque chose n’est réelle qu’en tant qu’elle se manifeste, qu’elle agit. La somme de ses actions différentes, voilà tout son être[25].

Que signifient donc ces mots : « Le physicien, sagement convaincu, désormais, que l’intimité des choses lui est fermée, etc. » ? Les choses ne font pas autre chose que se montrer naïvement, pleinement, dans toute l’intégrité de leur être, à qui veut seulement les regarder simplement, sans préjugé et sans idée fixe métaphysique, théologique ; et le physicien de l’école positiviste, cherchant midi à quatorze heures, comme on dit, et ne comprenant rien à cette naïve simplicité des choses réelles, des choses naturelles, déclarera gravement qu’il y a dans leur sein un être intime qu’elles gardent sournoisement pour elles-mêmes, et les métaphysiciens, les théologiens, ravis de cette découverte, qu’ils lui ont d’ailleurs suggérée, s’empareront de cette intimité, de cet en soi des choses, pour y loger leur Bon Dieu.

|234 Toute chose, tout être existant dans le monde, de quelque nature qu’il soit, a donc ce caractère général : d’être le résultat immédiat de la combinaison de toutes les causes qui ont contribué à le produire, soit directement, soit indirectement ; ce qui implique, par une voie de transmissions successives, l’action, toute lointaine ou reculée qu’elle soit, de toutes les causes passées et présentes agissantes dans l’infini Univers ; et comme toutes les causes ou actions qui se produisent dans le monde sont des manifestations de choses réellement existantes ; et comme toute chose n’existe |235 réellement que dans la manifestation de son être, chacun transmet pour ainsi dire son propre être à la chose que son action spéciale contribue à produire ; d’où il résulte que chaque chose, considérée comme un être déterminé, né dans l’espace et le temps, ou comme pro- |236 duit, porte en elle-même l’empreinte, la trace, la nature de toutes les choses qui ont existé et qui existent présentement dans l’Univers, ce qui implique nécessairement l’identité de la matière ou de l’Être universel.

|237 Chaque chose dans toute l’intégrité de son être n’étant rien qu’un produit, ses propriétés et ses modes différents d’action sur le monde extérieur, qui, comme nous l’avons vu, constituent tout son être, sont nécessairement aussi des produits. Comme tels, elles ne sont point des propriétés autonomes, |238 ne dérivant que de la propre nature de la chose, indépendamment de toute causalité extérieure. Dans la nature ou dans le monde réel, il n’existe point d’être indépendant, ni de propriété indépendante. Tout |239 y est au contraire dépendance mutuelle. Dérivant de cette causalité extérieure, les propriétés d’une chose lui sont par conséquent imposées ; elles constituent, considérées toutes ensemble, son mode d’action obligé, sa loi. D’un autre côté on ne peut pas dire proprement que cette loi soit imposée à la chose, |240 parce que cette expression supposerait une existence de la chose, préalable ou séparée de sa loi, tandis qu’ici la loi, l’action, la propriété constituent l’être même de la chose. La chose elle-même n’est rien que cette loi. En la suivant, elle manifeste sa propre nature intime, elle est. D’où il résulte que toutes les choses réelles dans leur développement et dans toutes leurs manifestations sont fatalement dirigées par leurs lois, mais que ces lois leur sont si peu imposées, qu’elles constituent au contraire tout leur être[26].

Découvrir, coordonner et comprendre les propriétés, ou les modes d’action ou les lois de toutes les choses existantes dans le monde réel, tel est donc le vrai et l’unique objet de la science.

Jusqu’à quel point ce programme est-il réalisable pour l’homme ?

L’Univers nous est en effet inaccessible. Mais nous sommes sûrs maintenant de trouver sa nature partout identique et ses lois fondamentales dans notre système solaire qui en est le produit. Nous ne pouvons également pas remonter jusqu’à l’origine, c’est-à-dire jusqu’aux causes productrices de notre système solaire, parce que ces causes se perdent dans l’infinité de l’espace et d’un passe éternel. Mais nous |241 pouvons étudier la nature de ce système dans ses propres manifestations. Et encore ici nous rencontrons une limite que nous ne pourrons jamais franchir. Nous ne pourrons jamais observer, ni par conséquent reconnaître, l’action de notre monde solaire sur l’infinie quantité de mondes qui remplissent l’Univers. Tout au plus si nous pourrons reconnaître jamais, d’une manière excessivement imparfaite, quelques rapports existant entre notre soleil et quelques-uns des innombrables soleils qui brillent à notre firmament. Mais ces connaissances imparfaites, mêlées nécessairement d’hypothèses à peine véritables, ne pourront jamais constituer une science sérieuse. Force nous sera donc toujours de nous contenter plus ou moins de la connaissance de plus en plus perfectionnée et détaillée dès rapports intérieurs de notre système solaire. Et même ici notre science, qui ne mérite ce nom qu’autant qu’elle se fonde sur l’observation des faits, et tout d’abord sur la constatation réelle de leur existence, et ensuite des modes réels de leur manifestation et de leur développement, rencontre une nouvelle limite qui paraît devoir rester toujours infranchissable : c’est l’impossibilité de constater, et par conséquent aussi d’observer, les faits physiques, chimiques, organiques, intelligents et sociaux qui se passent sur aucune des planètes faisant partie de notre système solaire, excepté notre terre qui est tout ouverte à nos investigations.

|242 L’astronomie est parvenue à déterminer les lignes parcourues par chaque planète de notre système autour du soleil, la rapidité de leur mouvement double, leur volume, leur forme et leur poids. C’est immense. |243 D’autre part, par les raisons ci-dessus mentionnées, il est indubitable pour nous que les substances qui les constituent doivent avoir toutes les propriétés physiques de nos substances terrestres. Mais nous ne savons presque rien de leur |244 formation géologique, encore moins de leur organisation végétale et animale, qui probablement restera à jamais inaccessible à la curiosité de l’homme. En nous fondant sur cette vérité, désormais incontestable pour nous, que la matière universelle est |245 foncièrement identique partout et toujours, nous devons nécessairement en conclure que toujours et partout, dans les mondes les plus infiniment reculés et les plus rapprochés de l’Univers, tous les êtres sont des corps matériels pesants, chauds, lumineux, électriques, et que partout ils |246 se décomposent en corps ou en éléments chimiques simples, et que par conséquent, là où se rencontrent des conditions d’existence et de développement sinon identiques, du moins semblables, des phénomènes semblables doivent avoir lieu. Cette certitude est suffisante pour nous convaincre que nulle part ne peuvent se produire |247 des phénomènes et des faits contraires à ce que nous savons des lois de la nature ; mais elle est incapable de nous donner la moindre idée sur les êtres, nécessairement matériels, qui peuvent exister dans d’autres mondes et même sur les planètes de notre |248 propre système solaire. Dans ces conditions, la connaissance scientifique de ces mondes est impossible, et nous devons y renoncer une fois pour toutes.

S’il est vrai, comme le suppose Laplace, dont l’hypothèse n’est pas encore suffisamment ni universellement acceptée, s’il est |249 vrai que toutes les planètes de notre système se soient formées de la matière solaire, il est évident qu’une identité bien plus considérable encore doit exister entre les phénomènes de toutes les planètes de ce système et entre ceux de notre globe terrestre. |250 Mais cette évidence ne pourrait pas encore constituer la vraie science, car la science est comme saint Thomas : elle doit palper et voir pour accepter un phénomène ou un fait, et les constructions a priori, les hypothèses les plus rationnelles, n’ont de valeur pour elle |251 qu’alors qu’elles se vérifient plus tard par des démonstrations a posteriori. Toutes ces raisons nous renvoient, pour la connaissance pleine et concrète, sur la terre.

En étudiant la nature de notre globe terrestre, nous étudions |252 en même temps la nature universelle, non dans la multiplicité infinie de ses phénomènes, qui nous resteront à jamais inconnus, mais dans sa substance et dans ses lois fondamentales, |253 toujours et partout identiques. Voilà ce qui doit et ce qui peut nous consoler de notre ignorance forcée sur les développements innombrables des mondes innombrables dont nous n’aurons jamais une idée, et nous rassurer en même temps contre tout danger d’un fantôme divin qui, s’il en était autrement, pourrait nous revenir d’un autre monde.

|254 Sur la terre seule, la science peut poser un pied sûr. Ici elle est chez elle et marche en pleine réalité, ayant tous les phénomènes pour ainsi dire sous sa main, sous ses yeux, pouvant les constater, les palper. Même les développements passés, tant matériels qu’intellectuels, de notre globe terrestre, malgré que les phénomènes dont ils furent |255 accompagnés ont disparu, sont ouverts à nos investigations scientifiques. Les phénomènes qui se sont succédé n’y sont plus, mais leurs traces visibles et distinctes sont restées ; tant celles des développements passés des sociétés humaines, que celles des développements organiques et géologiques de notre globe terrestre. En étudiant ces traces, nous pouvons en quelque sorte reconstituer son passé.

Quant à la formation première de notre planète, j’aime mieux laisser parler le génie si profond et scientifiquement développé d’Auguste Comte[27] que ma propre insuffisance, hélas ! trop vivement reconnue par moi-même dans tout ce qui a rapport aux sciences naturelles :

« Je dois maintenant procéder à l’examen général de ce qui comporte un certain caractère de positivité dans les hypothèses cosmogoniques. Il serait sans doute superflu d’établir spécialement à cet égard ce préliminaire indispensable, que toute idée de création proprement dite doit être ici radicalement écartée, comme étant par sa nature entièrement insaisissable[28], et que la seule recherche raisonnable, si elle est réellement accessible, doit concerner uniquement les transformations successives du ciel, en se bornant même, au moins d’abord, à celle qui a pu produire immédiatement son état actuel… La question réelle consiste donc à décider si l’état présent du ciel offre quelques indices appréciables d’un état antérieur plus simple, dont le caractère général soit susceptible d’être déterminé. À cet égard, la séparation fondamentale que je me suis tant occupé de constituer solidement entre l’étude nécessairement inaccessible de l’univers et l’étude nécessairement très positive de notre monde (solaire) introduit naturellement une distinction profonde, qui restreint beaucoup le champ |256 des recherches effectives. On conçoit, en effet, que nous puissions conjecturer, avec quelque espoir de succès, sur la formation du système solaire dont nous faisons partie…[29] »


(Le manuscrit s’interrompt ici.)



  1. Credo quia absurdum, Tertullien. (Note de Bakounine.)
  2. C’est-à-dire comme n’étant ni homme politique, ni théologien, etc., et comme étant honnête et cherchant la vérité. — J. G.
  3. On dirait que les savants ont voulu lui démontrer a posteriori combien peu les représentants de la science sont capables de gouverner le monde, et que la science seule, non les savants, ses prêtres, est appelée à le diriger. (Note de Bakounine.)
  4. On n’y est un gentleman qu’à la condition d’aller à l’église. Le dimanche, en Angleterre, est un vrai jour d’hypocrisie publique. Étant à Londres, j’ai éprouvé un vrai dégoût en voyant tant de gens qui ne se souciaient aucunement du Bon Dieu, aller gravement à l’église avec leurs prayer-books à la main et s’efforçant |193 de cacher un ennui profond sous un air d’humilité et de contrition. Pour leur excuse, il faut dire que, s’ils n’allaient pas à l’église et s’ils osaient avouer leur indifférence pour la religion, ils seraient non seulement fort mal reçus dans la société aristocratique et bourgeoise, mais ils courraient encore le risque d’être quittés par leurs domestiques. Une fille de chambre avait donné son congé à une famille russe de ma connaissance, à Londres, pour cette double raison : « Que monsieur el madame n’allaient jamais à l’église, et que la cuisinière ne portait pas de crinoline ». Seuls, les ouvriers de l’Angleterre, au grand désespoir des classes gouvernantes et de leurs prédicateurs, osent repousser franchement, publiquement, le culte divin. Ils considèrent ce culte comme une institution aristocratique et bourgeoise, contraire a l’émancipation du prolétariat. Je ne doute pas qu’au fond du zèle excessif que commencent à montrer aujourd’hui les classes gouvernantes pour l’instruction populaire, il n’y ait l’espoir secret de faire passer, par contrebande, dans la masse du prolétariat, quelques-uns de ces mensonges religieux qui endorment les peuples et qui assurent la tranquillité de leurs exploiteurs. Vain calcul ! Le peuple prendra l’instruction, |194 mais il laissera la religion à ceux qui en auront besoin pour se consoler de leur défaite infaillible. Le peuple a sa religion à lui : c’est celle du triomphe prochain de la justice, de la liberté, de l’égalité et de la solidarité universelles sur cette terre, par la révolution universelle et sociale. (Note de Bakounine.)
  5. Préface d’un disciple, p. XLIX : Cours de Philosophie positive d’Auguste Comte, 2e édition. (Note de Bakounine.)
  6. Je considère aussi tout cc qui s’est fait et tout ce qui se fait dans le monde réel, tant naturel que social, comme un produit nécessaire de causes naturelles. Mais je suis loin de penser que tout ce qui est nécessaire ou fatal soit bon. Un coup de vent vient de déraciner un arbre. C’était nécessaire, mais nullement bon. La politique de Bismarck paraît devoir triompher pendant quelque temps en Allemagne et en Europe. Ce triomphe est nécessaire, parce qu’il est le produit fatal de beaucoup de causes réelles, mais il n’est aucunement salutaire ni pour l’Europe, ni pour l’Allemagne. (Note de Bakounine.)
  7. Expression de M. Herbert Spencer. (Note de Bakounine.)
  8. Littré n’était nullement le « chef universellement reconnu du positivisme » : c’était un disciple hétérodoxe, qui s’était séparé du maître. On sait qu’après la mort d’Auguste Comte, ses sectateurs désignèrent pour lui succéder, comme « directeur du positivisme », Pierre Laffitte, qui occupait cette magistrature spirituelle au moment où écrivait Bakounine. — J. G.
  9. Cours de Philosophie positive d’Auguste Comte, tome Ier : Préface d’un disciple, pages XLIV-XLV
  10. J’avoue que j’éprouve toujours de la répugnance à employer ces mots : « Lois naturelles qui gouvernent le monde ». La science naturelle a emprunté ce mot de loi à la science et à la pratique juridiques, qui l’ont naturellement devancée dans l’histoire de la société humaine. On sait que toutes les législations primitives ont porté d’abord un caractère religieux et divin ; la jurisprudence est aussi bien que la politique fille de la théologie. Les lois ne furent donc rien que des commandements divins imposés à l’humaine société, qu’elles eurent la mission de gouverner. Transporté |201 plus tard dans les sciences naturelles, ce mot de lois y conserva longtemps son sens primitif, et cela avec beaucoup de raison, parce que, pendant toute la longue période de leur enfance et de leur adolescence, les sciences naturelles, encore soumises aux inspirations de la théologie, considérèrent elles-mêmes la nature comme soumise à une législation et à un gouvernement divins. Mais du moment que nous sommes arrivés à nier l’existence du divin législateur, nous ne pouvons plus parler d’une nature gouvernée ni de lois qui la gouvernent. Il n’existe aucun gouvernement dans la nature, et ce que nous appelons lois naturelles ne constitue pas autre chose que différents modes réguliers du développement des phénomènes et des choses, qui se produisent, d’une manière à nous inconnue, au sein de la causalité universelle. (Note de Bakounine.)
  11. L’intelligence animale se manifestant dans sa plus haute expression comme intelligence humaine, comme esprit, est le seul être intellectuel dont l’existence ait été réellement constatée, la seule intelligence que nous connaissions ; il n’en existe point d’autre sur la terre. Nous devons la considérer sans doute comme une des causes directement agissantes dans notre monde à nous ; mais, comme je l’ai déjà démontré, son action n’est nullement spontanée ; car loin d’être une cause absolue, elle est au contraire une cause essentiellement relative, dans ce sens qu’avant de devenir à son tour une cause d’effets relatifs, elle a été elle-même l’effet des causes matérielles qui ont produit l’organisme humain dont elle est une des fonctions ; et alors même qu’elle agit comme cause d’effets nouveaux dans le monde extérieur, elle continue encore d’être produite par l’action matérielle d’un organe matériel, le cerveau. Elle est donc, aussi bien que la vie organique d’une plante, — vie qui, produite par des causes matérielles, exerce une action naturelle et nécessaire sur son milieu, — une cause tout à fait matérielle. Nous ne l’appelons intellectuelle que pour distinguer son action spéciale, — qui consiste dans l’élaboration de ces abstractions que nous appelons les pensées et dans la détermination consciente de la volonté, — de l’action spéciale de la vie animale, qui consiste dans les phénomènes de la sensibilité, de l’irritabilité et du mouvement volontaire, et de l’action spéciale de la vie végétale, qui consiste dans les phénomènes de la nutrition. Mais |204 toutes ces trois actions, aussi bien que l’action mécanique, physique et chimique des corps inorganiques, sont également matérielles ; chacune est en même temps un effet matériel et une cause matérielle. Il n’y a point d’autres effets et d’autres causes ni dans notre monde à nous, ni dans l’immensité. Le matériel seul existe, et le spirituel est son produit. Malheureusement, ces mots matière, matériel, se sont formés à une époque où le spiritualisme dominait non seulement dans la théologie et dans la métaphysique, mais dans la science elle-même, ce qui fit que sous ce nom de matière on se forma une idée abstraite et complètement fausse de quelque chose qui serait non seulement étranger, mais absolument opposée l’esprit ; et c’est précisément cette manière absurde d’entendre la matière qui prévaut, encore aujourd’hui, non seulement chez les spiritualistes, mais même chez beaucoup de matérialistes. C’est pourquoi beaucoup d’esprits contemporains repoussent avec horreur cette vérité, incontestable pourtant, que l’esprit n’est autre chose qu’un des produits, qu’une des manifestations |205 de ce que nous appelons la matière. Et en effet, la matière prise dans cette abstraction, comme être mort et passif, ne pourrait produire rien du tout, pas même le monde végétal, sans parler du monde animal et intellectuel. Pour nous, la matière n’est pas du tout ce substratum inerte produit par l’humaine abstraction : c’est l’ensemble réel de tout ce qui est, de toutes les choses réellement existantes, y compris les sensations, l’esprit et la volonté des animaux et des hommes. Le mot générique pour la matière ainsi conçue serait l’Être, l’Être réel qui est le devenir en même temps : c’est-à-dire le mouvement toujours et éternellement résultant de la somme infinie de tous les mouvements partiels jusqu’aux infiniment petits, l’ensemble total des actions et des réactions mutuelles et des transformations incessantes de toutes les choses qui se produisent et qui disparaissent tour à tour, la production et la reproduction éternelle du Tout par chaque point et de chaque point par le Tout, la causalité mutuelle et universelle.
    Au delà de cette idée qui est en même temps positive et abstraite, nous ne pouvons rien comprendre, parce qu’en dehors d’elle il ne reste rien à comprendre. Comme elle embrasse tout, elle n’a point d’extérieur, elle n’a qu’un intérieur immense, infini, que dans la mesure de nos forces nous devons nous efforcer de comprendre. Et dès le début de la science réelle nous trouvons une vérité précieuse, découverte par l’expérience universelle et constatée parla réflexion, c’est-à-dire par la généralisation de cette expérience ; cette vérité : que toutes les choses et tous les êtres réellement existants, quelles que soient leurs différences mutuelles, ont des propriétés communes, des propriétés mathématiques, mécaniques, physiques et chimiques, qui constituent proprement toute leur essence. Toutes les choses, tous les corps occupent d’abord un espace ; tous sont pesants, chauds, lumineux, électriques, et tous subissent des transformations chimiques. Aucun être réel n’existe en dehors de ces conditions-là, aucun ne peut exister sans ces propriétés essentielles qui constituent son mouvement, son action, ses transformations incessantes. Mais |206 les choses intellectuelles, dira-t-on, les institutions religieuses, politiques, sociales, les productions de l’art, les actes de la volonté, enfin les idées, existent bien en dehors de ces conditions ? Pas du tout. Tout cela n’a de réalité que dans le monde extérieur et que dans les rapports des hommes entre eux, et tout cela n’existe qu’à des conditions géographiques, climatologiques, ethnographiques, économiques évidemment matérielles. Tout cela est un produit combiné de circonstances matérielles et du développement des sentiments, des besoins humains, des aspirations et de la pensée humaines. Mais tout ce développement, comme je l’ai déjà maintes fois répété et démontré, est le produit de notre cerveau, qui est un organe tout à fait matériel du corps humain. Les idées les plus abstraites n’ont d’existence réelle que pour les hommes, en eux et par eux. Écrites ou imprimées dans un livre, elles ne sont rien que des signes matériels, un assemblage de lettres matérielles et visibles dessinées ou imprimées sur quelques feuilles de papier. Elles ne deviennent des idées que lorsqu’un homme quelconque, un être corporel s’il en fut, les lit, les comprend et les reproduit dans son propre esprit ; donc l’intellectualité exclusive des idées est une grande illusion ; elles sont autrement matérielles, mais tout aussi matérielles, que les êtres matériels les plus grossiers. En un mot, tout ce qu’on appelle le monde spirituel, divin et humain, se réduit à l’action combinée du monde extérieur et du corps humain, qui, de toutes les choses existantes sur cette terre, présente l’organisation matérielle la plus compliquée et la plus complète. Mais le corps humain présente les mêmes propriétés mathématiques, mécaniques et physiques, et se trouve aussi bien soumis à l’action chimique, que tous les autres corps existants. Plus que cela, chaque corps composé : animal, végétal, ou inorganique, peut être décomposé par l’analyse chimique en un certain nombre de corps élémentaires ou simples, qui sont acceptés comme tels parce qu’on n’est pas encore arrivé à les décomposer en corps plus simples. Voici donc les vrais éléments constitutifs du monde réel, y compris le monde humain, individuel et social, intellectuel et divin. Ce n’est pas cette matière uniforme, informe et abstraite dont nous parlent la Philosophie positive et la métaphysique matérialiste ; c’est l’assemblage indéfini d’éléments ou de corps simples, dont chacun possède toutes les propriétés mathématiques, mécaniques et physiques, et dont chacun se distingue par des actions chimiques qui lui sont particulières. Reconnaître tous les éléments réels ou corps |207 simples dont les combinaisons diverses constituent tous les corps composés organiques et inorganiques qui remplissent l’univers ; reconstituer, par la pensée et dans la pensée, à l’aide de toutes les propriétés ou actions inhérentes à chacun, et en n’admettant jamais aucune théorie qui ne soit sévèrement vérifiée et confirmée par l’observation et par l’expérimentation les plus rigoureuses, reconstituer, dis-je, ou reconstruire mentalement tout l’univers avec l’infime diversité de ses développements astronomiques, géologiques, biologiques et sociaux : tel est le but idéal et suprême de la science, un but que ni aucun homme, ni aucune génération ne réaliseront sans doute jamais, mais qui, restant néanmoins l’objet d’une tendance irrésistible de l’esprit humain, imprime à la science, considérée dans sa plus haute expression, une sorte de caractère religieux, nullement mystique ni surnaturel, un caractère tout à fait réaliste et rationnel, mais exerçant en même temps sur ceux qui sont capables de la ressentir toute l’action exaltante des aspirations infinies. (Note de Bakounine.)
  12. Les positivistes s’élèvent fortement et avec beaucoup de raison contre les abstractions métaphysiques ou contre les entités qui ne représentent que des noms, pas des choses. Et pourtant ils se servent eux-mêmes de quelques entités métaphysiques, au grand détriment de la positivité de leur science. Par exemple, que signifie ce mot matière, représentant quelque chose d’absolu, d’uniforme et d’unique, une sorte de substratum universel de toutes les choses déterminées, relatives et réellement existantes ? Mais qui a jamais vu cette matière absolue, uniforme et unique ? Personne, que je sache. Ce que tout le monde a vu et voit à chaque instant de la vie, c’est une quantité de corps matériels, composés ou simples, et différemment déterminés. Qu’entend-on par ces |209 mots : corps matériels ? Des corps réellement existants dans l’espace, et qui, malgré toute leur diversité, possèdent en commun toutes les propriétés physiques. Ces propriétés communes constituent leur commune nature matérielle, et c’est à cette nature commune que, en faisant abstraction de toutes les choses dans lesquelles elle se manifeste, on donne ce nom absolu ou métaphysique de matière. Mais une nature commune, un caractère commun n’existe pas en lui-même, par lui-même, en dehors des choses ou des corps distincts et réels auxquels il se trouve attaché. Donc la matière absolue, uniforme et unique dont parle M. Littré n’est rien qu’une abstraction, une entité métaphysique et qui n’a d’existence que dans notre esprit. Ce qui existe réellement, ce sont les corps différents, composés ou simples ; et en supposant tous les corps existants, organiques et inorganiques, décomposés en leurs éléments simples, ce qui existera alors ce seront ces corps simples, ayant également tous toutes les propriétés physiques à des degrés différents, et chimiquement différenciés dans ce sens que, par une loi d’affinité qui leur est propre, chacun, en se combinant avec certains autres, dans des proportions déterminées, peut composer avec eux des corps nouveaux, plus compliqués, en donnant lieu à des phénomènes divers qui sont propres à chaque combinaison particulière. Par conséquent, si nous pouvions connaître tous les éléments chimiques ou corps simples et tous les modes de leurs combinaisons mutuelles, nous pourrions dire que nous connaissons la substance de la matière, ou plutôt de toutes les choses matérielles qui constituent l’Univers. (Note de Bakounine.)
  13. Dans le manuscrit il y a, par un lapsus, « la loi » au lieu de « le fait ». — J. G.
  14. Voilà une limitation contre laquelle il est impossible de protester, car elle n’est point arbitraire, absolue, et n’implique pas, pour l’esprit, la défense de pénétrer dans ces régions immenses et inconnues. Elle dérive de la nature illimitée de l’objet lui-même, et contient ce simple avertissement que, si loin que l’esprit puisse pénétrer, il ne pourra jamais épuiser cet objet, ni arriver au terme ou à la fiin de l’immensité, par cette simple raison que ce terme ou cette fin n’existent pas. (Note de Bakounine.)
  15. Mais comme l’étendue des besoins intellectuels de l’homme, considéré non comme individu isolé, ni même comme génération présente, mais comme humanité passée, présente et future, est sans limites, la portée effective des connaissances humaines, dans un avenir indéfini, l’est aussi. (Note de Bakounine.)
  16. Voilà un de ces soufflets au Bon Dieu dont le livre d’Auguste Comte est plein. (Note de Bakounine.)
  17. Ce qui revient à dire que nous avons besoin de savoir tout. Le nombre des choses qui agissent sur moi immédiatement est toujours fort petit. Mais ces choses, qui sont par rapport à moi des causes immédiatement agissantes, n’existent et par conséquent aussi n’agissent sur moi que parce qu’elles se trouvent elles-mêmes soumises à l’action immédiate d’autres choses qui agissent directement sur elles, et, indirectement, par elles sur moi. J’ai besoin de connaître les choses qui exercent sur moi une action immédiate ; mais pour les comprendre, j’ai besoin de connaître celles qui agissent sur elles, et ainsi de suite à l’infini. D’où il résulte que je dois savoir tout. (Note de Bakounine.)
  18. D’où je conclus logiquement qu’aucun monde, si éloigné et si invisible qu’il soit, n’est fermé d’une manière absolue à la connaissance de l’homme. (Note de Bakounine.)
  19. Probablement Auguste Comte veut dire par là qu’elle ne nous offre pas d’importance immédiatement pratique et qu’elle ne peut influer que très indirectement et très faiblement sur l’arrangement de notre existence matérielle sur cette terre ; car cette curiosité insatiable de l’intelligence humaine est une force morale par laquelle l’homme se distingue peut-être plus que par toute autre chose du reste du monde animal, et dont la satisfaction est par conséquent très importante pour le triomphe de son humanité. (Note de Bakounine.)
  20. Alors cette indépendance est loin d’être absolue ; car il suffit que notre planète change quelque peu de position par rapport à notre soleil, pour que tous les phénomènes météorologiques de la terre soient considérablement modifiés ; ce qui arriverait certainement aussi pour notre système planétaire, si notre soleil prenait une position nouvelle vis-à-vis des autres soleils. (Note de Bakounine.)
  21. Mais cette disproportion n’étant pas absolue, mais seulement relative, il en résulte aussi que l’indépendance de notre système solaire par rapport aux autres soleils n’est que relative aussi. C’est-à-dire que, si nous prenons pour mesure de temps la vie d’une génération, ou même quelques siècles, l’effet sensible de la dépendance certaine dans laquelle notre système solaire se trouve par rapport à l’univers paraît absolument nul. (Note de Bakounine.)
  22. La communauté des pensées implique toujours celle des intérêts. (Note de Bakounine.)
  23. Toujours dans un sens relatif : plus étrangers, mais non totalement. Avouons que les uns comme les autres, s’ils existent seulement, nous sont à peu près également étrangers, puisque nous ne savons pas, et ne pourrons probablement jamais nous assurer avec quelque certitude, s’ils existent. (Note de Bakounine.)
  24. Cours de Philosophie positive, par Auguste Comte ; 2e éd., tome II, pages 10-12. (Note de Bakounine.)
  25. C’est une vérité universelle qui n’admet aucune exception et qui s’applique également aux choses inorganiques en apparence les plus inertes, aux corps les plus simples, aussi bien qu’aux organisations les plus compliquées : à la pierre, au corps chimique simple, aussi bien qu’à l’homme de génie et à toutes les choses intellectuelles et sociales. L’homme n’a réellement dans son intérieur que ce qu’il manifeste d’une manière quelconque dans son extérieur. Ces soi-disant génies méconnus, ces esprits vains et amoureux d’eux-mêmes, qui se lamentent éternellement de ce qu’ils ne parviennent jamais à mettre au jour les trésors qu’ils disent porter en eux-mêmes, sont toujours en effet les individus les plus misérables par rapport |234 à leur être intime : ils ne portent en eux-mêmes rien du tout. Prenons pour exemple un homme de génie, qui serait mort à l’âge de son entrée dans la pleine virilité, au moment où il allait découvrir, créer, manifester de grandes choses, et qui a emporté dans la tombe, comme on dit généralement, les plus sublimes conceptions, à jamais perdues pour l’humanité. Voilà un exemple qui semble prouver tout le contraire de cette vérité ; voilà un être intime très réel, très sérieux, et qui ne se serait point manifesté. Mais examinons de plus près cet exemple, et nous verrons qu’il ne contient que des exagérations, ou des appréciations complètement fausses.
    D’abord, qu’est-ce qu’un homme de génie ? C’est une nature individuelle qui, sous un ou plusieurs rapports, lesquels, au point de vue humain, intellectuel et moral, sont sans doute des plus importants, est beaucoup mieux organisée que le commun des hommes ; c’est une organisation supérieure, un instrument comparativement beaucoup plus parfait. Nous avons fait justice des idées innées. Aucun homme n’apporte avec lui aucune idée en naissant. Ce que chaque homme apporte, c’est une faculté naturelle et formelle (1), plus ou moins grande, de concevoir les idées qu’il trouve établies soit dans son propre milieu social, soit dans un milieu étranger, mais qui d’une manière ou d’une autre se met en communication avec lui ; de les concevoir d’abord, puis de les reproduire par le travail tout formel de son propre cerveau et de leur donner, par ce travail intérieur, quelquefois, un nouveau développement, une forme et une extension nouvelles. En cela consiste uniquement l’œuvre des plus grands génies. Aucun donc n’apporte |235 de trésors intimes avec lui. L’esprit et le cœur des plus grands hommes de génie naissent nuls, comme leur corps naît nu. Ce qui naît avec eux, c’est un magnifique instrument, dont la perte intempestive est sans doute un grand malheur ; car les très bons instruments, dans l’organisation sociale et avec l’hygiène actuelles, surtout, sont assez rares. Mais ce que l’humanité perd avec eux, ce n’est pas un contenu réel quelconque, c’est la possibilité d’en créer un.
    Pour juger de ce que peuvent être ces trésors innés prétendus et l’être intime d’une nature de génie, imaginez-la transportée, dès sa plus tendre enfance, dans une île déserte. En supposant qu’elle ne périsse pas, que deviendra-t-elle ? Une bête sauvage, marchant tour à tour et sur ses jambes de derrière et à quatre pattes comme les singes, vivant de la vie et de la pensée des singes, s’exprimant comme eux non par des paroles, rais par des sons, incapable par conséquent de penser, et même plus bête que le dernier des singes : parce que ces derniers, vivant en société, se développent jusqu’à un certain degré, tandis que notre nature géniale, n’ayant aucun rapport avec des êtres semblables à elle, nécessairement resterait idiote.
    Prenez cette même nature de génie à l’âge de vingt ans, alors qu’elle s’est déjà considérablement développée, grâce aux trésors sociaux qu’elle a empruntés à son milieu et qu’elle a élaborés et reproduits en elle-même avec cette facilité ou cette puissance du génie toute formelle dont la nature l’a douée. Transportez-la encore dans le désert et forcez-la d’y vivre pendant vingt ou trente ans en dehors de tous rapports humains. Que deviendra-t-elle ? Un fou, un sauvage mystique, peut-être le fondateur de quelque nouvelle religion ; mais non d’une de ces grandes religions qui dans le passé ont eu la puissance d’agiter profondément les peuples et de les |236 faire progresser selon la méthode qui est propre à l’esprit religieux. Non, il inventera quelque religion solitaire, monomane, impuissante et ridicule en même temps.
    Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie qu’aucun homme, pas même le plus puissant génie, n’a proprement aucun trésor à lui ; mais que tous ceux qu’il distribue avec une large profusion ont été d’abord empruntés par lui à cette même société à laquelle il a l’air de les donner plus tard. On peut même dire que, sous ce rapport, les hommes de génie sont précisément ceux qui prennent davantage à la société, et qui, par conséquent, lui doivent davantage.
    L’enfant le plus heureusement doué par la nature reste assez longtemps sans avoir formé en lui-même l’ombre de ce qu’on pourrait appeler son être intime. On sait que tout l’être intellectuel des enfants est d’abord exclusivement porté au dehors ; ils sont d’abord tout impression et observation ; ce n’est que lorsqu’un commencement de réflexion et d’empire sur eux-mêmes, c’est-à-dire de volonté, naît en eux, qu’ils commencent à avoir un monde intérieur, un être intime. De cette époque date, pour la plupart des hommes, le souvenir d’eux-mêmes. Mais cet être intime, dès sa naissance, ne reste jamais exclusivement intérieur ; à mesure qu’il se développe, il se manifeste complètement au dehors, et s’exprime par le changement progressif de tous les rapports de l’enfant avec les hommes et les choses qui l’entourent. Ces rapports multiples, souvent insaisissables et qui passent pour la plupart du temps inobservés, sont autant d’actions exercées par l’autonomie relative naissante et croissante de l’enfant à l’égard du monde extérieur ; des actions très réelles, quoique inaperçues, dont la totalité, à chaque instant de la vie de l’enfant, exprime tout son être intime, et qui viennent se perdre, non sans y imprimer leur trace ou leur influence, quelque faible qu’elle soit, dans la masse des rapports humains qui constituent tous ensemble la réalité de la vie sociale.
    Ce que j’ai dit de l’enfant est aussi, vrai pour l’adolescent. Ses rapports se multiplient à mesure que son être intime, c’est-à-dire les instincts et les mouvements de la vie animale, aussi bien que ses pensées et ses sentiments humains, se développent, et toujours, soit d’une manière positive, comme attraction et comme coopération, soit d’une manière négative, comme révolte et comme répulsion, tout son être intime se manifeste dans la totalité de ses rapports avec le monde extérieur. Rien de réellement existant ne peut rester sans une complète manifestation de soi-même au dehors, tant dans les hommes que dans les choses les plus inertes et les moins démonstratives. C’est l’histoire du barbier du roi Midas : n’osant dire son terrible secret à personne, il l’a confié à la terre, et la terre l’a divulgué, et ce fut ainsi qu’on apprit que le roi Midas avait des oreilles d’âne. Exister réellement, pour les hommes comme pour tout ce qui existe, ne signifie pas autre chose que se manifester.
    Nous arrivons maintenant à l’exemple proposé : un jeune homme de génie meurt à l’âge de vingt ans, au moment où il allait accomplir quelque grand acte, ou annoncer au monde quelque sublime conception. A-t-il emporté quelque chose avec lui dans la tombe ? Oui, une grande possibilité, non une réalité. En tant que cette possibilité s’est réalisée en lui-même, au point de devenir son être intime, soyez-en certain, d’une manière ou d’une autre elle s’est déjà manifestée dans ses rapports avec le monde extérieur. Les conceptions géniales, aussi bien que ces grands actes héroïques qui par moment ouvrent une nouvelle direction à la vie des peuples, ne naissent point spontanément ni dans l’homme de génie, ni dans le milieu social qui l’entoure, qui le nourrit, qui l’inspire, soit positivement, soit même d’une manière négative. Ce que l’homme de génie invente ou fait, se trouve déjà depuis longtemps à l’état d’éléments qui se développent et qui tendent à se concentrer et à se former toujours davantage, dans cette société même à laquelle il apporte soit son invention, soit son acte. Et dans l’homme de génie lui-même, l’invention, la conception sublime ou l’acte héroïque ne se produisent pas spontanément ; ils sont toujours le produit d’une longue préparation intérieure qui, à mesure qu’elle se développe, ne manque jamais de se manifester soit d’une manière, soit d’une autre.
    Supposons donc que l’homme de génie meure au moment même où il allait achever ce long travail intérieur et le manifester au monde étonné. En tant qu’inachevé, ce travail n’est point réel ; mais en tant que préparation, il est au contraire très réel, et comme tel, soyez-en bien sûr, il s’est complètement manifesté soit dans les actes, soit dans les écrits, soit dans les conversations de cet homme. Car si un homme tout à la fois ne fait rien, n’écrit rien, |237 et ne dit rien, soyez-en certain, il n’invente rien non plus, et il ne se fait en lui aucune préparation intérieure ; donc il peut mourir tranquillement sans laisser après lui le regret de quelque grande conception perdue.
    J’ai eu dans ma jeunesse un ami bien cher, Nicolas Stankévitch (1813-1840.) C’était vraiment une nature géniale : une grande intelligence accompagnée d’un grand cœur. Et pourtant cet homme n’a rien fait ni rien écrit qui puisse conserver son nom dans l’histoire. Voilà donc un être intime qui se serait perdu sans manifestation et sans trace ? Pas du tout. Stankévitch, malgré que — ou peut-être précisément parce que — il a été l’être le moins prétentieux et le moins ambitieux du monde fut le centre vivant d’un groupe de jeunes gens à Moscou, qui vécurent, pour ainsi dire, pendant plusieurs années, de son intelligence, de ses pensées, de son âme. Je fus de ce nombre, et je le considère en quelque sorte comme mon créateur. Il créa de la même manière un autre homme, dont le nom restera impérissable dans la littérature et dans l’histoire du développement intellectuel et moral de la Russie : feu mon ami Vissarion Bélinsky (février 1810), le plus énergique lutteur pour la cause de l’émancipation populaire, sous l’empereur Nicolas. Il est mort à la peine, en 1848 (26 mai v. s.), au moment même où la police secrète avait donné ordre de l’arrêter ; il est mort en bénissant la république qui venait d’être proclamée en France.
    Je reviens à Stankévitch. Son être intime s’était complètement manifesté dans ses rapports avec ses amis tout d’abord, et ensuite avec tous ceux qui ont eu le bonheur de l’approcher ; un vrai bonheur, car il était impossible de vivre près de lui sans se sentir en quelque sorte amélioré et ennobli. En sa présence, aucune pensée lâche ou triviale, aucun instinct mauvais ne semblaient possibles ; les hommes les plus ordinaires cessaient de l’être sous son influence. Stankévitch appartenait à cette catégorie de natures à la fois riches et exquises, que M. David Strauss (II) a si heureusement caractérisées, il y a bien plus de trente ans, dans sa brochure intitulée, je pense, Le Génie religieux (Ueber das religiose Genie). Il y a des hommes doués d’un grand génie, dit-il, qui ne le manifestent par aucun grand acte historique, ni par aucune création soit scientifique, soit artistique, soit industrielle ; qui n’ont jamais rien entrepris, rien fait, rien écrit, et dont toute l’action s’est concentrée et s’est résumée dans leur vie personnelle, et qui néanmoins ont laissé après eux une trace profonde dans l’histoire |239 par l’action, exclusivement personnelle, il est vrai, mais tout de même très puissante, qu’ils ont exercée sur leur entourage immédiat, sur leurs disciples. Cette action s’étend et se perpétue, d’abord, par la tradition orale, et plus tard soit par les écrits, soit par les actes historiques de leurs disciples ou des disciples de leurs disciples. Le Dr Strauss affirme, il me paraît avec beaucoup de raison, que Jésus, en tant que personnage historique et réel, fut un des plus grands représentants, un des plus magnifiques exemplaires de cette catégorie toute particulière d’hommes de génie intimes. Stankévitch l’était aussi, quoique sans doute dans une mesure beaucoup moindre que Jésus.
    Je crois en avoir dit assez pour démontrer que dans l’homme il n’est point d’être intime qui ne soit complètement manifesté dans la somme totale de ses rapports extérieurs ou de ses actions sur le monde extérieur. Mais du moment que cela est évident pour l’homme doué du plus grand génie, cela doit l’être encore plus pour tout le reste des êtres réels : animaux, plantes, choses inorganiques, et corps simples. Toutes les fonctions animales dont la combinaison harmonieuse constitue l’unité animale, la vie, l’âme, le moi animal, ne sont rien qu’un rapport perpétuel d’action et de réaction avec le monde extérieur, par conséquent une manifestation incessante, indépendamment de laquelle aucun être intime animal ne saurait exister, l’animal ne vivant qu’en tant que son organisme fonctionne. Il en est de même des plantes. Voulez-vous analyser, disséquer l’animal ? vous trouverez différents systèmes d’organes : des nerfs, des muscles, des os, puis différents composés, tous matériels, visibles et chimiquement réductibles. Vous y trouverez, aussi bien que dans les plantes, des cellules organiques, et, en poussant plus loin l’analyse, des corps chimiques simples. Voilà tout leur être intime : il est parfaitement extérieur, et en dehors de lui il n’y a rien. Et toutes ces parties matérielles dont l’ensemble, ordonné d’une certaine manière qui leur est propre, constitue l’animal, chacune se manifeste complètement par sa propre action mécanique, physique, chimique, et organique aussi pendant la vie de l’animal, et seulement mécanique, physique et chimique, après sa mort : toutes se trouvent dans un perpétuel mouvement d’actions et de réactions incessantes, et ce mouvement c’est tout leur être.
    |240 Il en est de même pour tous les corps organiques, y compris les corps simples. Prenez un métal ou une pierre : y a-t-il en apparence quelque chose de plus inerte et de moins expansif ? Eh bien, cela se meut, cela agit, cela s’épanche, cela se manifeste sans cesse, et cela n’existe qu’en le faisant. La pierre et le métal ont toutes les propriétés physiques, et, en tant que corps chimiques, simples ou composés, ils se trouvent compris dans un procès, très lent quelquefois, mais incessant, de composition et de décomposition moléculaire. Ces propriétés, ai-je dit, sont autant de modes d’action et de manifestation à l’extérieur. Mais ôtez toutes leurs propriétés à la pierre, au métal, qu’en restera-t-il ? L’abstraction d’une chose, rien.
    De tout cela il résulte, avec une évidence irrécusable, que l’Être intime des choses, inventé par les métaphysiciens à la grande satisfaction des théologiens, déclaré réel par la philosophie positive elle-même, est un Non-Être, aussi bien que l’Être intime de l’Univers, Dieu, est un Non-Être aussi ; et que tout ce qui a une réelle existence se manifeste intégralement et toujours dans ses propriétés, ses rapports ou ses actes. (Note de Bakounine.)
    (I) Sur le mot « formel » employé dans ce sens, voir p. 242 la fin de la note.
    (II) C’est le célèbre auteur du livre Das Leben Jesu (1833). — J. G.
  26. Il existe réellement dans toutes les choses un côté ou, si vous voulez, une |241 sorte d’être intime qui n’est point inaccessible, mais qui est insaisissable pour la science. Ce n’est pas du tout l’être intime dont parle M. Littré avec tous les métaphysiciens et qui constituerait selon eux l’en-soi des choses, et le pourquoi des phénomènes ; c’est au contraire le côté le moins essentiel, le moins intérieur, le plus extérieur, |242 et à la fois le plus réel et le plus passager, le plus fugitif des choses et des êtres : c’est leur matérialité immédiate, leur réelle individualité, telle qu’elle se présente uniquement à nos sens, et qu’aucune réflexion de l’esprit ne saurait retenir, ni aucune parole ne saurait exprimer. En répétant une observation très curieuse que Hegel a faite, je pense, pour la première fois, j’ai déjà parlé de cette particularité de la parole humaine de ne pouvoir exprimer que des généralités, mais non l’existence immédiate des choses, dans cette crudité réaliste dont l’impression immédiate nous est apportée par nos sens. Tout ce que vous pourrez dire d’une chose pour la déterminer, toutes les propriétés que vous lui attribuerez ou que vous trouverez en elle, seront des déterminations générales, applicables, à des degrés différents et dans une quantité innombrable de combinaisons diverses, à beaucoup d’autres choses. Les déterminations ou descriptions les plus détaillées, les plus intimes, les plus matérielles que vous pourrez en faire seront encore des déterminations générales, nullement individuelles. L’individualité d’une chose ne s’exprime pas. Pour l’indiquer, vous devez ou bien amener votre interlocuteur en sa présence, la lui faire voir, entendre ou palper ; ou bien vous devez déterminer son lieu et son temps, aussi bien que ses rapports avec d’autres choses déjà déterminées et connues. Elle fuit. elle échappe à toutes les autres déterminations. Mais elle fuit, elle échappe également à elle-même, car elle n’est elle-même autre chose qu’une transformation incessante : elle est, elle était, elle n’est plus, ou bien elle est autre chose. Sa réalité constante, c’est de disparaître ou de se transformer. Mais cette réalité constante, c’est son côté général, sa loi, l’objet de la science. Cette loi, prise et considérée à part, n’est qu’une abstraction, dénuée de tout caractère réel, de toute existence réelle. Elle n’existe réellement, elle n’est une loi effective, que dans ce procès réel et vivant de transformations immédiates, fugitives, insaisissables et indicibles. Telle est la double nature, la nature contradictoire, des choses : d’être réellement dans ce qui incessamment cesse d’étre, et de ne point réellement exister dans ce qui reste général et constant au milieu de leurs transformations perpétuelles.
    Les lois restent, mais les choses périssent, ce qui revient à dire qu’elles cessent d’être ces choses et deviennent des choses nouvelles. Et pourtant ce |243 sont des choses existantes et réelles ; tandis que leurs lois n’ont d’existence effective qu’autant qu’elles sont perdues en elles, n’étant en effet rien qu’autant qu’elles sont le mode réel de la réelle existence des choses, de sorte que considérées à part, en dehors de cette existence, elles deviennent des abstractions fixes et inertes, des non-êtres.
    (1) La science, qui n’a affaire qu’avec ce qui est exprimable et constant, c’est-à dire avec des généralités plus ou moins développées et déterminées, perd ici son latin et baisse pavillon devant la vie, qui seule est en rapport avec le côté vivant et sensible, mais insaisissable et indicible, des choses. Telle est la réelle et on peut dire l’unique limite de la science, une limite vraiment infranchissable. Un naturaliste, par exemple, qui lui-même est un être réel et vivant, dissèque un lapin ; ce lapin est également un être réel, et il a été, au moins il y a à peine quelques heures, une individualité vivante. Après l’avoir disséqué, le naturaliste le décrit : eh bien, le lapin qui sort de sa description est un lapin en général, ressemblant à tous les lapins, privé de toute individualité, et qui par conséquent n’aura jamais la force d’exister, restera éternellement un être inerte et non-vivant, pas même corporel, mais une abstraction, l’ombre fixée d’un être vivant. La science n’a affaire qu’avec des ombres pareilles. La réalité vivante lui échappe, et ne se donne qu’à la vie, qui, étant elle-même fugitive et passagère, peut saisir et saisit en effet toujours tout ce qui vit, c’est-à- dire tout ce qui passe ou ce qui fuit.
    L’exemple du lapin, sacrifié à la science, nous touche peu, parce que, ordinairement, nous nous intéressons fort peu à la vie individuelle des lapins. Il n’en est pas ainsi de la vie individuelle des hommes, que la science et les hommes de science, habitués à vivre parmi les abstractions, c’est à-dire à sacrifier toujours les réalités fugitives |244 et vivantes à leurs ombres constantes, seraient également capables, si on les laissait seulement faire, d’immoler ou au moins de subordonner au profit de leurs généralités abstraites.
    L’individualité humaine, aussi bien que celle des choses les plus inertes, est également insaisissable et pour ainsi dire non-existante pour la science. Aussi les individus vivants doivent-ils bien se prémunir et se sauvegarder contre elle, pour ne point être par elle immolés, comme le lapin, au profit d’une abstraction quelconque ; comme ils doivent se prémunir en même temps contre la théologie, contre la politique et contre la jurisprudence, qui toutes, participant également à ce caractère abstractif de la science, ont la tendance fatale de sacrifier les individus à l’avantage de la même abstraction, appelée seulement par chacune de noms différents, la première l’appelant vérité divine, la seconde bien public, et la troisième justice.
    Bien loin de moi de vouloir comparer les abstractions bienfaisantes de la science avec les abstractions pernicieuses de la théologie, de la politique et de la jurisprudence. Ces dernières doivent cesser de régner, doivent être radicalement extirpées de la société humaine — son salut, son émancipation, son humanisation définitive ne sont qu’à ce prix, — tandis que les abstractions scientifiques, au contraire, doivent prendre leur place, non pour régner sur l’humaine société, selon le rêve liberticide des philosophes positivistes, mais pour éclairer son développement spontané et vivant. La science peut bien s’appliquer à la vie, mais jamais s’incarner dans la vie. Parce que la vie, c’est l’agissement immédiat et vivant, le mouvement à la fois spontané et fatal des individualités vivantes. La science n’est que l’abstraction, toujours incomplète et imparfaite, de ce mouvement. Si elle voulait s’imposer à lui comme une doctrine absolue, comme une autorité gouvernementale, elle l’appauvrirait, le fausserait et le paralyserait. La science ne peut sortir des abstractions, c’est son règne. Mais les abstractions, et leurs représentants immédiats, de quelque nature qu’ils soient : prêtres, politiciens, |249 juristes, économistes et savants, doivent cesser de gouverner les masses populaires. Tout le progrès de l’avenir est là. C’est la vie et le mouvement de la vie, l’agissement individuel et social des hommes, rendus à leur complète liberté. C’est l’extinction absolue du principe même de l’autorité. Et comment ? Par la propagande la plus largement populaire de la science libre. De cette manière, la masse sociale n’aura plus en dehors d’elle une vérité soi-disant absolue qui la dirige et qui la gouverne, représentée par des individus très intéressés à la garder exclusivement en leurs mains, parce qu’elle leur donne la puissance, et avec la puissance la richesse, le pouvoir de vivre par le travail de la masse populaire. Mais cette masse aura en elle-même une vérité, toujours relative, mais réelle, une lumière intérieure qui éclairera ses mouvements spontanés et qui rendra inutile toute autorité et toute direction extérieure.
    (II) [La science, ai-je dit, ne peut pas sortir de la sphère des abstractions. Sous ce rapport, elle est infiniment inférieure à l’art….
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    …La seconde (la science), reconnaissant son incapacité absolue de concevoir les individus réels et de s’intéresser à eux, doit définitivement et absolument renoncer au gouvernement de la société ; car si elle s’en mêlait, elle ne pourrait faire autrement que de sacrifier toujours les hommes vivants, qu’elle ignore, à |250 ses abstractions, qui forment l’unique objet de son intérêt légitime.]
    Prenez telle science sociale que vous voudrez : l’histoire, par exemple, qui, considérée dans son extension la plus large, comprend toutes les autres. On peut dire, il est vrai, que, jusqu’à ce jour, l’histoire comme science n’existe encore pas. Les historiens les plus illustres qui ont essayé de tracer le tableau général des évolutions historiques de la société humaine, se sont toujours inspirés jusqu’ici d’un point de vue exclusivement idéal, considérant l’histoire soit sous le rapport des développements religieux, esthétiques ou philosophiques ; soit sous celui de la politique, ou de la naissance et de la décadence des États ; soit enfin sous le rapport juridique, inséparable d’ailleurs de ce dernier et qui constitue proprement la politique intérieure des États. Tous ont presque également négligé ou même ignoré le point de vue anthropologique et le point de vue économique, qui forment pourtant la base réelle de tout développement humain. Buckle, dans son admirable Introduction à l’Histoire de la civilisation en Angleterre, qui porte le cachet d’un véritable génie, a exposé les vrais principes de la science historique ; malheureusement il n’a pu achever que cette Introduction, et sa mort prématurée l’a empêché d’écrire l’ouvrage annoncé. D’un autre côté, M. Charles Marx, bien avant Buckle, a énoncé cette grande, cette juste et féconde idée : Que tous les développements intellectuels et politiques de la société ne sont autre chose que l’idéale expression de ses développements matériels ou économiques. Mais il n’a point encore écrit, que je sache, d’ouvrage historique dans lequel cette idée |251 admirable ait reçu ne fût-ce que le commencement d’une réalisation quelconque. En un mot, l’histoire comme science n’existe encore pas.
    [Mais supposons qu’elle soit enfin créée, quelle sera la nature des choses et des faits qu’elle pourra embrasser ? Elle reproduira le tableau raisonné et fidèle du développement naturel des conditions générales…
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    ……….afin que les masses, cessant d’être les masses, et comme telles la matière passive et souffrante des évolutions historiques, et devenues une société vraiment humaine, intelligente, et composée d’individus réellement libres, puissent prendre désormais leurs propres destinées historiques en leurs mains.]
    [Cela n’empêchera pas sans doute que des hommes de génie, mieux organisés pour les spéculations scientifiques que l’immense majorité de leurs contemporains, ne s’adonnent plus exclusivement que les autres à la culture des sciences, et ne rendent de grands services à l’humanité, sans ambitionner toutefois d’autre influence sociale que l’influence naturelle qu’un esprit supérieur ne manque jamais d’exercer sur son milieu, ni d’autre récompense que la satisfaction de leur noble passion, et quelquefois aussi la reconnaissance et l’estime de leurs contemporains.
    La science, en devenant le patrimoine de tout le monde, se mariera en quelque sorte avec la vie immédiate et réelle de chacun. Elle gagnera en utilité et en grâce ce qu’elle perdra en ambition et en pédantisme doctrinaires.] Elle prendra dans la vie la place que le contrepoint doit occuper, selon Beethoven, dans les compositions musicales. À quelqu’un qui lui avait demandé s’il était nécessaire de savoir le contrepoint pour composer de la bonne musique : « Sans doute, répondit-il, il est absolument nécessaire de connaître le contrepoint ; mais il est tout aussi nécessaire de l’oublier après l’avoir appris, si l’on veut composer quelque chose de bon ». Le contrepoint forme en quelque sorte la carcasse régulière, mais |254 parfaitement disgracieuse et inanimée, de la composition musicale, et comme tel il doit absolument disparaître sous la grâce spontanée et vivante de la création artistique. De même que le contrepoint, la science n’est point le but, elle n’est qu’un des moyens les plus nécessaires et les plus magnifiques de cette autre création, mille fois plus sublime encore que toutes les compositions artistiques, de la vie et de l’action immédiates et spontanées des individus humains dans la société.
    Telle est donc la nature de cet être intime qui réellement reste toujours fermé à la science. C’est l’être immédiat et réel des individus comme des choses : c’est l’éternellement passager, ce sont les réalités fugitives de la transformation éternelle et universelle, réalités qui ne sont qu’autant qu’elles cessent d’être et qui ne peuvent cesser d’être que parce qu’elles sont ; ce sont enfin les individualités palpables mais non exprimables des choses. Pour pouvoir les déterminer, il faudrait connaître toutes les causes dont elles sont les effets, et tous les effets dont elles sont les causes, saisir tous leurs rapports d’action et de réaction naturelles avec toutes les choses qui existent et qui ont existé dans le monde. Comme êtres vivants nous saisissons, nous sentons cette réalité, elle nous enveloppe, et nous la subissons et l’exerçons nous-mêmes, le plus souvent à notre insu, à toute heure. Comme êtres pensants nous en faisons forcément abstraction, car notre pensée elle-même ne commence qu’avec cette abstraction et par elle. Cette contradiction fondamentale entre notre être réel et notre être pensant est la source de tous nos développements historiques depuis le gorille, notre ancêtre, jusqu’à M. de Bismarck, notre contemporain ; la cause de toutes les tragédies qui ont ensanglanté l’histoire humaine, mais aussi de toutes les comédies qui l’ont réjouie ; elle a créé les religions, l’art, l’industrie, les États, remplissant le monde de contradictions horribles et condamnant les hommes à d’horribles souffrances ; souffrances qui ne pourront finir que par le retour de toutes les abstractions qu’elle a créées dans son développement historique, et qui se résument définitivement aujourd’hui dans la science, par le retour de cette science dans la vie. (Note de Bakounine.)
    (I) Dans cet alinéa et dans les trois suivants, Bakounine traite une question qu’il a également traitée aux feuillets 210 et 214 du troisième manuscrit (voir ci-dessus, pages 90-94) ; et on peut supposer que le contenu des feuillets perdus, 211, 212 et 213, a dû correspondre, pour l’essentiel, au contenu de ces quatre alinéas. Ce qui confirme cette supposition, c’est que le contenu de presque toute la fin de la note, comme, on le verra (pages 396- 399), a été replacé par Bakounine dans son troisième manuscrit, dont il forme les feuillets 221-222. — J. G.
    (II) Cette note contient trois passages, placés entre crochets, qui ont été biffés sur le manuscrit, et en marge desquels Bakounine a écrit le mot Employé. Le premier, dont je n’ai donné que le commencement et la fin (pages 396 et 397), occupe, dans la partie du feuillet réservée aux notes, les dix-huit dernières lignes du feuillet 245, les feuillets 246, 247, 248, 249, et la première ligne du feuillet 230 du manuscrit ; il se retrouve, avec quelques légers changements de forme, aux feuillets 214-219 de la troisième rédaction (pages 92-98 du présent volume). Le second, dont je n’ai donné également que le commencement et la fin, occupe les vingt-cinq dernières lignes du feuillet 251, le feuillet 252, et les onze premières lignes du feuillet 253 (partie réservée aux notes) ; il se retrouve, avec des changements, aux feuillets 219-222 de la troisième rédaction (pages 98-102 du présent volume). Enfin le troisième, reproduit en entier, qui occupe, à la suite du second, onze lignes du feuillet 253, a été replacé en note au bas du feuillet 222 de la troisième rédaction (page 102 de la présente édition), avec une interversion, les deux dernières phrases ayant été transportées en tête. — J. G.
  27. Cours de Philosophie positive, tome II, page 219. (Note de Bakounine.)
  28. Voilà une de ces expressions équivoques, pour ne point dire hypocrites, que je déteste chez les philosophes positivistes. Auguste Comte ignorait-il que l’idée de la création et d’un créateur n’est pas seulement insaisissable, qu’elle est absurde, ridicule, impossible ? On pourrait presque croire qu’il n’en a pas été bien sûr lui-même, preuve la rechute dans le mysticisme qui a signalé la fin de sa carrière et à laquelle j’ai déjà fait allusion plus haut. Mais ses disciples au moins, avertis par cette chute de leur maître, devraient comprendre enfin tout le danger qu’il y a à rester ou au moins à laisser le public dans cette incertitude sur une question dont la solution soit affirmative, soit négative, doit exercer une si grande influence sur tout l’avenir de l’humanité. (Note de Bakounine.)
  29. Au verso du feuillet 254 du manuscrit, Bakounine a écrit ces lignes :
    « Développer cette idée que ce n’est pas la science seulement, que c’est la vie aussi qui agit abstractivement vis-à-vis des individualités réelles et passagères. Je n’envoie pas acheter, le cuisinier n’achète et ne tue pas ce lapin, mais du lapin en général — les animaux de même.
    « La vie est une transition incessante de l’individuel à l’abstrait et de l’abstrait à l’individu. C’est ce second moment qui manque à la science : une fois dans l’abstrait, elle ne peut plus en sortir. »