Balaoo/Livre I/Chapitre 9

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Éditions Jules Tallandier (p. 91-110).

CHAPITRE IX

le mystère des bois noirs


Michel ne devait pas être causeur ; il ne se retournait même pas sur le jeune homme quand celui-ci lui adressait la parole. Il paraissait fort occupé de ses chevaux et aussi de la route qu’il scrutait de ses petits yeux aux paupières rouges, avec un soin de tous les instants. Patrice s’étonna encore d’être seul sur l’impériale, alors qu’il y avait tant de monde en bas, et il fit part de cette réflexion à Michel qui lui répondit assez sèchement : « C’est leur affaire ! »…

Dans les côtes, la diligence se vidait ou à peu près… Seuls, les deux voyageurs à la valise ne bougeaient pas de leur coin, tout au fond près du coupé. Ils avaient leur bagage sous la banquette. Michel restait sur son siège et Patrice, non plus, ne descendit pas. Il n’avait nulle envie de flâner le long des talus pour cueillir un bouquet sauvage. Monotone et sans incident, le voyage se poursuivit ainsi jusqu’au relais de Mongeron où l’on arriva à deux heures et où l’on mangea un déjeuner froid.

Patrice avait songé, un instant, à coucher à Mongeron d’où il serait reparti le lendemain matin avec une voiture de louage, ce qui lui eût évité la traversée de la forêt, la nuit ; mais il préféra finalement le risque de voyager, même la nuit, en nombreuse compagnie, à celui de rester, au cœur des bois, dans cette auberge isolée.

Aucun incident pendant le déjeuner. Au départ, les voyageurs reprirent leur place du matin. Maintenant ils étaient plus bavards et, dans les côtes, se parlaient déjà comme de vieux amis ; ils avaient même l’air de se faire des confidences, autour de la diligence qu’ils ne quittaient point, du reste, de vue.

Patrice, plus que jamais, regrettait cette imagination néfaste qu’il avait eue de prendre ce chemin pour fuir Saint-Martin. Cette route, depuis qu’il avait vu Zoé, lui apparaissait comme la plus dangereuse de toutes, surtout depuis qu’elle se faisait plus sombre. Ils avaient abordé depuis longtemps la haute et profonde futaie, et c’était maintenant que ces forêts méritaient vraiment leur nom lugubre des Bois Noirs. La lumière du jour n’arrivait plus que difficilement à percer les feuillages épais. Et, sous les grands arbres, quel silence ! Seule la mèche claquante de Michel éveillait de temps à autre les échos de ce désert.

Cependant, Michel n’était plus aussi taciturne que le matin. L’aubergiste de Mongeron l’avait fêté et lui avait rempli sa gourde de fine blanche. Par instants, Patrice l’entendait se parler à lui-même avec des airs de tête entendus. Il semblait avoir pris son parti de quelque chose qu’il était seul à connaître et répétait : « Va toujours !… Va toujours !… »

Il pouvait être six heures du soir quand on arriva à la côte du Loup, ainsi nommée de ce qu’elle est surplombée par un roc qui a, à peu près, avec quelque imagination, la forme d’un loup.

La diligence, une fois de plus, s’était vidée, et Michel, somnolent sur son siège, laissait traînasser les guides sur la croupe des chevaux, quand il fut secoué de son appesantissement par une voix qui lui criait de la route :

— Ne dors pas, La Gaule !…

Du coup, Patrice eut les yeux ouverts, lui aussi ! La Gaule ! qui donc avait crié La Gaule ?… et à qui en avait-on ? Il se pencha au-dessus de la route et aperçut, près des chevaux, un individu qui était resté jusqu’alors dans la voiture, à toutes les côtes, et qui était l’un de ceux qui, le matin, l’avaient bousculé sur le marchepied au moment de faire entrer la petite valise lourde dans la diligence. C’était un petit gas sec, qui avait une casquette sur la tête et dont l’aspect correspondait assez bien au signalement qu’avait donné de lui Hubert Vautrin à ses frères, quand il leur parlait de la conversation du « petit et de La Gaule !… »

Le petit gas sec avait le nez en l’air et regardait, à demi-farceur, le conducteur de la diligence qui lui allongea, en douceur, son fouet dans les jambes.

Les yeux de Patrice allaient de la route au siège de la diligence.

— Quoi ? fit-il à Michel, avec une émotion qu’il ne cherchait même pas à dissimuler : c’est vous, La Gaule ?…

Michel ne répondait pas.

— Pardon, monsieur ?… C’est vous, monsieur La Gaule ?

Enfin l’autre se retourna :

— Qué qu’ ça peut vous faire ? Je m’appelle Michel Pottevin, mais ils m’appellent La Gaule, dans le pays. C’est un nom que la mère Vautrin m’a donné comme ça pour rigoler autrefois. On a dansé ensemble, quand elle avait des jambes, à plus d’une fête, à Saint-Martin. Maintenant elle n’peut plus. Paraît que dans son argot : La Gaule, ça veut dire : le conducteur. C’est peut-être à cause de mon fouet que ça veut dire ça… c’est vrai, j’ai toujours l’air d’avoir une gaule à la main, comme qui dirait pour pêcher à la ligne. Ça vous suffit-il ? Êtes-vous content ?…

Patrice ne put, sur-le-champ, lui répondre. Le petit gas sec à la casquette était grimpé lestement près de Michel et lui parlait à l’oreille. L’autre haussa les épaules. Le petit redescendait aussitôt, pendant que La Gaule lui disait : « Si ça fait ton affaire, moi je me serais bien passé de la commission !… »

Une étrange lueur éclairait soudain la situation dans le cerveau en déconfiture de Patrice.

Eh bien ! il en avait de la veine !… Il prenait la diligence pour fuir les aventures, et voilà qu’il était embarqué dans l’une des affaires les plus dangereuses qui se pussent imaginer depuis l’attaque du courrier de Lyon : le pillage d’une diligence. Comment n’avait-il rien vu, rien deviné depuis le matin ? Fallait-il qu’il eût le cerveau plein des événements passés pour qu’il ne se fût pas aperçu de ce qui se complotait autour de lui ! Ah ! il en était sûr, maintenant ! C’était pour tout à l’heure, pour tout de suite, peut-être, « le coup des deux cent mille » !… Oui, oui, tout était simple !… trop simple !… la petite valise lourde, c’était la caisse de la paye… et il n’y avait qu’à regarder plus attentivement tous ces voyageurs pour deviner sans effort à quel genre d’administration ils appartenaient !… Il comprenait tout !… les deux heures et demie de retard de la diligence… l’obstination de M. de Meyrentin à rester chez la receveuse des Postes et Télégraphes, Mme  Godefroy, qu’il était allé réveiller juste après ses confidences !… M. de Meyrentin avait pris tout le temps qu’il lui fallait (après avoir trouvé le truc de la roue), pour organiser la défense des « deux cent mille » !… C’est lui qui avait fait venir, par train spécial, tous ces faux paysans avec lesquels il espérait s’emparer de la bande Vautrin, de toute la bande… des Trois et du mystérieux complice…

Le seul espoir de Patrice était maintenant que ce plan fût justement trop simple. Il pensait que, déjà, les Trois devaient être prévenus… et que ce n’était point pour rien que Zoé surveillait la gare et la forêt… Ils n’oseraient pas s’y frotter !… Et, du coup, Patrice traversait les Bois Noirs gardé par tout un régiment d’agents de police…

C’est avec de tels raisonnements que le pauvre garçon essayait de se redonner du courage, car il était bien bas… Cette dernière découverte lui avait cassé les jambes…

Il faisait de plus en plus noir. Ça n’était pas encore la nuit ; mais l’obscurité humide, qui tombait de l’arceau de verdure sombre sous lequel la diligence venait de s’engager, était plus impressionnante que la nuit elle-même, car cette obscurité ne paraissait point naturelle, mais truquée pour de sinistres desseins, par les mauvais génies de la forêt.

— Fais pas la bête et rentre dans la boîte, conseilla Michel au petit homme sec qui trottait en débitant des plaisanteries sous le nez des chevaux. Je n’aime pas la côte du Loup !…

À ces mots, les voyageurs, sur la route, opérèrent un mouvement de ressemblement autour de la diligence, peu à peu, sans ordre apparent ; il était aisé à Patrice de se rendre compte que les abords de la voiture étaient bien gardés. Ces messieurs étaient prêts à tout, les mains dans les poches ou sous les blouses qui devaient cacher les armes.

— Monsieur la Gaule, dit Patrice en se rapprochant du conducteur… c’est moi qui ai parlé ce matin à M. de Meyrentin !… le juge d’instruction.

L’autre se retourna cette fois :

— Ah ! c’est vous qui avez surpris le coup préparé par les Trois Frères… eh bien ! vous avez fait une belle affaire, là ! mon garçon ! déclara la Gaule en allumant sa pipe… je ne vous en fais pas mes compliments.

— Pourquoi ? demanda Patrice, ahuri.

— Mais parce qu’il faut aimer les horions pour se mêler de choses pareilles… et vous v’là là !… Eh ben ! vous en avez du courage !… Moi, j’m’en fiche après tout… j’suis bien avec eux… et ils ne me feront pas de mal… et j je ne ferai rien pour qu’ils m’en fassent, vous pouvez le croire… mais vous, mon p’tit, puisque vous avez jaboté… feriez mieux d’être chez vous, à c’t’ heure !…

— Alors, je n’aurais dû rien dire ? demanda le jeune homme qui ne savait plus à quel saint se vouer et qui s’essuyait, d’un geste machinal, son front en sueur.

— Aurait mieux valu ! répondit l’autre.

— Pas pour vous, en tout cas ; si je n’avais rien dit, vous auriez été attaqué bien plus sûrement et il n’y aurait eu personne pour vous défendre ?

— C’est pas moi, répliqua Michel, logique, c’est pas moi qu’aurait été attaqué… c’est la caisse de ces messieurs entrepreneurs et, je m’en fiche, moi, de la caisse de ces messieurs entrepreneurs !

— Mais, enfin, monsieur, soupira Patrice, vous ne croyez point que les Trois Frères oseront attaquer ce convoi !…

— C’est pas moi qui l’ai dit, repartit, têtu, le conducteur… mais, s’ils l’ont dans la tête, je ne vois point pourquoi qu’ils ne le feraient pas !

— Pensez-vous qu’ils ne s’apercevront pas à temps que toute cette troupe de faux paysans ne voyage que pour garder la caisse ?

— Ah ! si c’est eux qui veulent faire le coup, bien sûr qu’ils savent déjà à quoi s’en tenir… Ils ont dû déjà nous reluquer à plus d’un coin de route !…

— Ils peuvent donc nous suivre aussi facilement que ça ?

— Ah ! pour être mobiles, ils sont mobiles !… Il n’y a point de bêtes plus mobiles dans la forêt, pour sûr… Ils nous auront vus devant, derrière et sur les côtés… et ils ont des chemins de traverse qui les mènent partout, autour de nous, sans que nous nous en doutions seulement une minute !… Oui, mon petit monsieur… c’est comme si, tenez, c’est comme s’ils avaient fait la forêt au lieu que ce soye le bon Dieu…

— On a raconté beaucoup de choses sur ce qu’ils font dans la forêt…

— Et puis sur ce qu’ils ne font pas, bien sûr… On n’est pas né d’hier et c’est pas d’hier qu’on parle du Mystère des Bois Noirs, j’vous l’accorde à vous qu’êtes bien jeune !

— Qu’est-ce que le Mystère des Bois Noirs ?

— Vous le demanderez à ceux qui voyagent quelquefois du pays du Chevalet au pays de Cerdogne ; ils vous répondront p’t’être… mais y en aura pas un pour se plaindre, bien sûr…

— Est-ce vrai ce qu’on a raconté des voyageurs arrêtés par une bande de masques noirs ?

— Ah ! c’est bien vieux !… bien vieux !… c’est un truc usé, le truc des masques noirs… Maintenant, dans les voyages en diligences, on est à peu près tranquille… « pourvu qu’on se conduise bien avec la pierre du Loup »…

— Comment, qu’on se conduise bien avec la pierre du Loup ?

— Avez-vous une pièce cent sous ?

— Pourquoi faire ?

— Donnez ! fit l’autre en prenant la pièce que Patrice avait sorti de sa poche.

Et il la jeta au petit gas sec qui se trouvait au milieu d’un groupe, la casquette tendue à la main. Le voyageur ramassa les cent sous sans demander d’explications et gravit le talus, à quelques pas de là. Ce talus était surmonté justement de cette énorme pierre du Loup que l’on apercevait si bien quand on arrivait au bas de la côte. Le quêteur s’accrocha à la pierre et versa dans un creux de cette pierre tout le contenu de la casquette qui rendit un son argentin, et puis il y jeta la pièce cinq francs et il redescendit.

Patrice avait assisté à l’opération sans y rien comprendre. Son regard allait de la pierre du Loup aux voyageurs et au conducteur. Michel, le voyant si intrigué, ricana de satisfaction :

— Ce que vous venez de voir là, mon jeune monsieur, c’est le denier du loup (clac ! clic ! clac ! avec le fouet) parfaitement « le denier du loup »… Clic ! clic ! clac ! pour le denier du loup !… comprenez pas ? Non ? eh bien ! quand le voyageur a donné le denier du loup, il peut être à peu près tranquille entre la Cerdogne et le Chevalet, mon jeune monsieur !… Maintenant que vous avez donné cent sous, je pourrais vous dire ( si c’était un jour ordinaire ) : « dormez sur vos deux oreilles » ! Mais aujourd’hui, c’est une autre paire de manches… on a l’histoire de la caisse, en bas, mon jeune monsieur !

Patrice demanda :

— Alors c’est ça le Mystère des Bois Noirs ?

— C’est ça et puis bien d’autres choses…

— Alors, tout à l’heure, ils vont venir chercher le « denier du loup »… Les autres, en bas, l’ont payé pour ne pas éveiller l’attention des Vautrin, bien sûr, ajouta Patrice, perspicace.

— D’abord, pas de noms propres, c’est déplaisant ! Ils viennent chercher le denier du loup quand ça leur chante… Le denier reste, dans son creux de pierre, des fois pendant quinze jours… sans que personne ose y toucher… ; au passage, les voyageurs vont le voir et le revoir, quelquefois par curiosité, avant d’y ajouter leur obole… Ah ! on a vu des choses bien drôles, allez, à ce sujet-là !… des choses… inexplicables et qui prouvent bien que la Forêt fait tout ce qu’ils veulent, les mâtins !…

— Quoi donc ? demanda Patrice qui entrevoyait avec plus de confiance le terme du voyage, car, à bien les regarder, tous les voyageurs qui étaient là n’avaient point l’air d’avoir froid aux yeux… Depuis quelques temps, il les regardait tourner autour des buissons, en bordure de la route, avec une audace nonchalante qui le rassurait, lui là-haut, sur son impériale.

C’est alors que le père La Gaule se souleva sur son siège et cligna des yeux, fixant au loin derrière lui quelque chose qu’on ne savait pas… et puis il se rassit, disant :

— Allons, j’croyons bien que tout ira pour le mieux, aujourd’hui !… j’aime autant ça ! voyez-vous… Eh bien ! qu’est-ce que vous avez à me reluquer comme ça ?… Vous voudriez p’t’être bien que j’vous dise l’histoire de la malle à Barrois ?

— Je vous la demande et je ne regretterai plus mes cent sous ! avoua Patrice qui, sans être avare (loin de là) était économe. « La malle à Barrois ! Mais Zoé, dans la masure a justement parlé de cette malle-là » pensait-il.

— Au pays du Chevalet, on la connaît bien, allez ! l’histoire, et en Cerdogne aussi, commença l’autre en hochant la tête… mais avec les étrangers on se méfie toujours… et la malle à Barrois, c’est une histoire qu’on ne raconte qu’entre soi comme toutes les histoires du « Mystère des Bois Noirs », qui pourraient parfois donner des idées à la police ! compris, hein ?… Et la police, on n’en a pas besoin ! Qui donc qui la ferait mieux dans la forêt que « ceux du Denier du Loup » ?… Mais il faut qu’on les paye, comme de juste… Eh bien ! c’est à cause de quelqu’un qui, non seulement n’a pas voulu payer, mais a osé voler le Denier du Loup, que l’affaire de la malle à Barrois est arrivée ! Oui, mon jeune monsieur…

— Mais c’est une véritable histoire qui est vraiment arrivée ?

— Elle s’est passée là, à mes côtés, où vous êtes, jeune homme… à l’endroit, juste ! Eh bien, voilà !… vous avez entendu parler de Blondel, celui-là qui a été assassiné l’autre jour chez Roubion ?

Si Patrice avait entendu parler de Blondel ! Il se nomma, et l’autre sut de quelle sorte il avait été mêlé à la tragique aventure du malheureux commis-voyageur.

— Eh bien ! Blondel qu’a été assassiné (je ne sais par qui, c’est pas mon affaire !) avait un ami dans la « représentation », un ami qui faisait le malin et qui se moquait de lui, parce que Blondel lui avait raconté que, chaque fois que ceux du Chevalet passaient par la pierre du Loup, ils donnaient leur denier au Loup pour que ça leur porte bonheur. Blondel, lui, donnait dix sous comme les autres, quand il prenait la diligence du Chevalet, et il ne s’en cachait pas (faut vous dire qu’à ce moment, il n’avait pas encore eu d’affaires politiques avec les Trois Frères… Entre nous, la politique, c’est fait pour brouiller les meilleurs amis, s’pas ?)… Alors, l’ami à Blondel, un nommé Barrois… Désiré Barrois… se mit à parier qu’il passerait devant la pierre du Loup et qu’il ne donnerait jamais dix sous et qu’il ne lui arriverait jamais rien…

« Or, ce Barrois venait de prendre la représentation d’une maison de Cluse pour toute la contrée… c’était bien imprudent, parce qu’il allait avoir souvent besoin de la diligence… et voilà ce qui est arrivé, aussi vrai que vous êtes là, mon cher monsieur !… (Ah bien ! quoi… Nestor !… tu vas pas te tenir tranquille un peu ! qui qui m’a fichu une bique pareille ? Regardez-le !… regardez-le piquer des oreilles !… Tu sais bien que je n’aime pas ces manières-là, hein ? Clic ! Clac !)… La première fois donc que Barrois passe devant la pierre du Loup… (c’était en revenant de Saint-Barthélemy… on descendait la côte et la diligence venait de s’arrêter pour permettre aux voyageurs d’aller déposer leur denier)… Barrois, qui voit ça, gueule comme un âne… que c’est une honte !… qu’il est pressé… que les diligences ne doivent pas s’arrêter en descendant les côtes… et patati ! et patata !… mais c’est comme s’il chantait… les autres avaient fait la quête dans un chapeau et versé la collecte là-haut dans le creux du Loup…

« Barrois grimpe alors à la pierre et voit le trésor. Il y avait bien là vingt-cinq à trente francs, ce qui prouvait que le Loup n’était point passé depuis au moins trois jours. Barrois ramasse tout et glisse toute la monnaie dans sa poche. « Ça vous guérira, qui dit… chaque fois que je passerai, ça sera comme ça… quand vous saurez que c’est moi qui ramasse tout, vous ne mettrez plus rien ! Remerciez-moi ! » Les autres bougonnèrent bien, mais, comme ils avaient fait leur devoir, eux, ils s’en lavaient les mains, s’pas !…

« Le lendemain, Barrois, qui était descendu au Soleil Noir, recevait un p’tit mot qu’était signé le Loup des Bois Noirs, où qu’on lui disait « que s’il ne remettait pas dans le creux du Loup autant de pièces d’or qu’il avait pris de pièces en tout, il lui en cuirait » !…

« Barrois s’est entêté, et n’a rien remis du tout ; mais, à quelque temps de là, v’là ce qui lui est arrivé, parole d’honneur ! En passant à Mongeron où qu’il avait affaire, il a ouvert sa malle d’échantillons pour montrer sa marchandises à l’aubergiste… une grosse malle qu’avait fait le voyage là-dessus, m’sieur, là où qu’vous êtes… Eh bien ! la malle qu’il avait embarquée pleine, devant nous tous, à Saint-Barthélemy, était vide !… Oui, m’sieur ! vide, mais là ce qu’il y a de plus vide… on n’avait pas oublié une chaîne de montre !… (il était représentant en bijouterie et horlogerie)… Dans la malle, il y en avait p’t’être pour trente mille francs !… Vous jugez du coup !…

« Barrois en était comme idiot !… car c’était un mystère, ça, un vrai mystère des Bois Noirs !… et un tour des Loups qu’était pas ordinaire ! Blondel, en apprenant ça au « Soleil Noir », se met à rigoler et dit à Barrois.

« — Qu’est-ce que je t’avais dit ? Maintenant tu n’as plus qu’à déposer tes pièces d’or, comme a dit le Loup, sur la pierre, et à remettre ta malle vide sur la diligence… p’t’être bien qu’elle se remplira… à tout péché miséricorde !… »

« Aussitôt dit, aussitôt fait… Barrois reprend la diligence le lendemain pour revenir à Saint-Barthélemy et remet sa malle, là où vous êtes, et puis s’assied à côté de moi… et puis, en passant près de la pierre du Loup, il a vite dégringolé pour aller porter ses pièces d’or… trois cent soixante francs en pièces de dix francs… Le Loup n’avait point dit dans son petit mot si les pièces d’or devaient être de vingt francs… ; après quoi il remonte sur la voiture, toujours à côté de moi, et, arrivé à Saint-Barthélemy, on descend la malle !… Ah ! y en a eu une émotion… elle était lourde à ne pas pouvoir la remuer, c’était même trop lourd pour de la bijouterie. On l’ouvre !… Savez-vous ce qu’il y avait dedans ?… des cailloux !… des cailloux qu’on casse sur les routes !… On s’est montré depuis le tas de cailloux où le Loup avait puisé pour emplir la malle… C’est-il pas un mystère, ça ?… Comment que le Loup avait fait son compte ? On n’a jamais su et on a appelé ça l’affaire de la malle à Barrois… et je vous prie de croire que chacun, depuis, a toujours payé son denier au Loup et n’a plus touché aux pièces du creux de la pierre du Loup !… Les pièces d’or de Barrois sont même restées dans le creux plus de trois mois… oui, m’sieur… comme un exemple pour tout le monde… et puis, le Loup les a prises comme les autres… et puis Barrois, qui s’était couché de maladie, en est mort !… V’là l’histoire de la malle à Barrois, comme je l’ai de mes yeux vue, foi de la Gaule ! M’est avis que le Loup a maintenant des montres de quoi savoir l’heure !…

Patrice pensa :

— Ça ne l’a pas empêché de voler encore celle d’un juge d’instruction…

Le conducteur aurait voulu jouir en paix de l’effet de son histoire ; mais il dut s’occuper beaucoup de ses chevaux, qui, depuis quelque temps, se montraient inquiets et indociles… et cependant on allait au pas et il ne les taquinait pas… et ils connaissaient bien la côte… Nestor était particulièrement insupportable, et Michel ne le lui envoya pas dire, mais il lui allongea un bon coup de fouet dans les oreilles…

— Monsieur, demanda Patrice, toujours songeur, dans les côtes, vous descendez, ordinairement ?

— Dame, oui !

— Vous, et les voyageurs de l’impériale ?

— Presque toujours.

— Et ces deux fois-là, « les fois de la malle », est-ce que vous êtes tous descendus de l’impériale, dans les côtes ?

— Ma foi, je peux vous l’assurer, car, en remontant, la seconde fois, on plaisantait Barrois en voyant que sa malle était toujours à sa place… Mais, si on descendait, on ne quittait guère d’un pas la voiture… et les femmes restaient à l’intérieur… Eh bien ! personne n’a rien vu…

— Oui ! Eh bien ! fit Patrice, après avoir bien réfléchi à la « malle à Barrois », cette malle a été prise sur l’impériale en cours de route, et remise à sa place sans que vous vous en soyiez aperçus, pendant que vous montiez les côtes. Comment une pareille chose a-t-elle pu se faire ?… Il n’y a qu’une hypothèse, c’est qu’en passant dans certains endroits de la forêt où les arbres font comme une voûte au-dessus de la diligence, quelqu’un s’est penché du haut de cette voûte et a pris la malle pour la rapporter un peu plus loin… voilà tout le miracle… Mais il a fallu quelqu’un de bien adroit, de bien fort, de bien leste, et qui ait bien l’habitude de la forêt…

— Eh ! eh ! monsieur, le Loup dont je vous parle a justement toutes ces qualités-là…

— Monsieur La Gaule, avez-vous entendu parler quelquefois dans la forêt d’un nommé Bilbao ?… risqua Patrice qui, depuis quelques instants, ne pensait plus qu’au nom bizarre prononcé par Zoé dans la masure des Vautrin, et dont il avait peine à se rappeler exactement la consonance.

— Bilbao !… attendez un peu !… Jamais !… non, jamais !… Bilbao !… Attendez !… mais, quelquefois on entend parfois crier dans la forêt… quand tombe le soir, du côté de la clairière de Pierrefeu !… Oui, j’ai entendu crier des fois comme ça, le soir… Baoo !… Baoo !… p’t’être bien Bilbaoo !…

— Et vous ne l’avez jamais vu ? interrogea Patrice.

— Je ne sais point seulement si c’est de la chair ou du poisson ! répliqua La Gaule.

— Eh bien ! c’est lui p’t’être bien qui a fait le coup de la malle à Barrois, fit Patrice… et c’est encore sur lui que les Trois Frères comptent pour enlever la caisse des entrepreneurs !… Heureusement pour eux qu’ils l’ont mise à l’intérieur… et qu’elle est gardée par quinze agents. Le nommé Bilbao en sera pour ses frais de dérangement.

Michel regardait Patrice comme si celui-ci lui avait parlé hébreu.

— Mais qu’est-ce que ce serait donc que ce Bilbao ? demanda-t-il.

— Ce serait le complice des Trois Frères !

Le conducteur ricana :

Ils sont encore bien assez malins pour avoir inventé ce complice-là !

Patrice fut frappé de cette parole et du ton de conviction avec lequel elle fut dite ; ce n’était point la première fois qu’il l’entendait. De toute évidence, les paysans (de Saint-Martin au Chevalet) pensaient que les Trois Frères n’avaient besoin de la complicité de personne.

Tout à coup le conducteur se rejeta en arrière, retenant ses chevaux à pleines mains. Ceux-ci paraissaient prêts à s’affoler et hennissaient :

— Oh ! Oh !… fit Michel à voix basse… attention ! « ils ne sont pas loin !… »

— Comment savez-vous ça ? interrogea Patrice qui se prit à trembler.

— Regardez mes chevaux, fit La Gaule… je ne peux plus les tenir… c’est toujours comme ça quand les autres passent aux environs… mes chevaux sentent comme ils sentiraient une bête fauve !…

Patrice, extrêmement inquiet de ce que lui disait La Gaule, se pencha au-dessus de la diligence pour voir ce qui se passait sur la route. Les groupes d’agents, étonnés des mouvements désordonnés de l’attelage, s’étaient rapprochés vivement de la voiture. Ils paraissaient impressionnés, eux aussi, comme s’ils devinaient que le moment décisif était proche et que l’attaque allait venir de la forêt… et peut-être avaient-ils vu ou entendu quelque chose…

Ils parlaient entre eux, rapidement, à voix basse. Des ordres brefs étaient échangés.

D’autres ombres dans le crépuscule surgirent en avant d’un buisson et firent entendre un léger sifflement auxquels ceux de la diligence répondirent. Patrice pensa que c’était du renfort venu du pays du Chevalet et qui avait dû surveiller les routes toute la journée.

Cette nouvelle petite troupe arriva, sans se presser, comme des paysans qui rentrent chez eux, bien qu’il n’y eût point une cabane à deux lieues à la ronde.

L’hypothèse de Patrice devait être juste car, arrivés à hauteur de la diligence, tout ce monde, dans l’ombre, se mêla. Et les chevaux, encore une fois, s’ébrouèrent, et La Gaule eut tant de peine à les maintenir qu’une voix, sur la route, lui demanda ce que ses bêtes pouvaient bien avoir pour se montrer aussi singulièrement indociles.

Michel ne répondit pas.

À un moment, Nestor se cabra en hennissant et les deux autres chevaux hennirent après lui et donnèrent tous les signes de la plus intense frayeur. Ils firent un écart et la diligence se mit presque en travers de la route. Patrice, les mains au garde-fou de fer, examinait toutes choses, autant que la nuit commençante le lui permettait.

Une terrible anxiété le gagnait en constatant le désarroi d’en bas.

Un groupe d’agents, sur l’ordre de l’un d’eux, se disposait à remonter dans la voiture, et le petit homme sec à la casquette allongeait déjà la main pour saisir la bride de Nestor, de plus en plus intraitable et hennissant, quand, brutalement, avec une furie sauvage, incroyable, tout l’équipage se précipita, bondit, vola sur la route au milieu des cris et des appels désespérés.

Les chevaux, ventre à terre, emportaient, comme si elle avait pesé une plume, la grande boîte cahotante de la diligence, loin, bien loin des agents qui couraient et s’essoufflaient en vain derrière elle et qui la perdirent bientôt de vue…

Croyant sa dernière heure venue, Patrice, qui avait toutes les peines du monde à se maintenir sur son impériale, les mains crispées à la barre de fer, se retourna vers Michel.

Il aperçut le dos du conducteur, si droit et si correct et si tranquille sur le siège qu’il ne comprit pas… qu’il ne comprit pas… Michel tenait les guides, haut la main, non point avec l’effort burlesque d’un automédon qui veut dompter ses bêtes et qui n’y arrive point, mais avec le noble orgueil d’un concurrent victorieux dans une course de chars antiques… que signifiait ?… que signifiait ?… est-ce que Michel avait perdu la tête ? Et Patrice appela : « Michel !… Michel !… »

Le conducteur se retourna. Ce n’était pas Michel !

Et, au fait, on n’eût pu dire qui c’était, car il avait un masque noir sur la figure.

Ce fut là le suprême épouvantement. Incapable même de hurler sa terreur, Patrice, cahoté par le char démoniaque, glissa à genoux :

Bouge pas, Patrice ! fit le Masque Noir, avec la voix de l’assassin de Blondel.

Patrice ne pouvait plus avoir d’autres mouvements que ceux que lui imposaient les bonds effrayants de la diligence. Un cahot plus fort que les autres l’envoya rouler aux pieds de ce cocher de l’enfer qui, maintenant, se tenait debout, tout droit, au-dessus de l’équipage déchaîné… Ce conducteur devait avoir une poigne terrible pour pouvoir maintenir, dans la route, à une allure pareille, des bêtes folles d’épouvante…

Quelle poigne !… La poigne qui avait étranglé Blondel sans qu’il eût seulement dit : ouf !… Et Patrice put voir qu’il lui suffisait, à ce conducteur du diable, d’une seule poigne, d’une seule pour les trois chevaux… ; quant à l’autre… l’autre poigne, elle descendit… descendit lentement… (Ah ! c’était bien le même bras long, au bout duquel glissait la manchette éclatante de blancheur, la manchette allongeant si singulièrement le bras, dans le petit trou du passe-plats de la salle de billards)… lentement, mais sûrement, elle descendit jusqu’à la gorge de Patrice comme elle était allée à la gorge de Blondel (dans le petit trou du passe-plats).

Et Patrice sentit un étau de fer à sa gorge…

Et il râla… et les yeux lui sortirent presque de la tête, de sa tête qui était tirée au niveau de la tête masquée noir…

Affreuse ! affreuse agonie pendant laquelle (oh ! bien rapidement) il put s’épouvanter encore de l’éclat fulgurant de haine que lui jetaient les deux trous d’yeux du Masque Noir…

Et il entendit (il put encore entendre cela, tout juste) il entendit, sous le masque noir, une voix qui lui demandait… (ah ! c’était bien la même voix qui avait assassiné Blondel) :

Reviendras-tu à la maison d’homme ?

Or, comme (ô joie bouillonnante de la respiration naturelle ) comme l’étau, autour de la gorge, s’était un peu desserré, Patrice put jeter tout juste un mot, un seul :

— Jamais !!…

Mais ce mot, qu’il jeta au Masque Noir, était empreint d’un tel accent de sincérité qu’il suffit à lui sauver la vie. Le terrible conducteur cessa d’étrangler Patrice (il était encore temps et les yeux voilèrent leur éclat terrible). Même il sembla à Patrice (autant que l’on peut se rendre compte d’une pareille chose dans un pareil moment), que le terrible conducteur, sous son masque, ricanait.

En tout cas, ce que vit parfaitement Patrice, c’est que le cocher démon lâcha les guides pour le saluer, lui, Patrice, bien poliment, en ôtant sa casquette (et en la remettant tout de suite).

Puis, comme la diligence longeait (en allant moins vite, maintenant, car les chevaux étaient à bout de souffle) longeait une haute futaie, l’homme au masque saisit une branche, s’y trouva accroché comme par enchantement, se balança, exécuta un surprenant rétablissement sur les reins et disparut dans le sombre feuillage.